Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
GRAND HOTEL
CABOURG [Peu après le 19 août 1912] 1
Comme vous m'avez hescrit enfin 2 et que je suis un peu moins fasché, alors quoique je vous ai écrit hier 3, je vous bonjoure encore aujourd'hui. Et je vous dis seulement que je voudrais que vous occupiez le boulevard Haussmann jusqu'à ce que vous trouviez appartement et que si ne trouvez pas je me ferai frotterai 4 les mains. Et comme j'ai exilé Céline dans ses terres de Marizy 5, je vous engagerai un cordon bleu qui vous fera oublier Paillard 6.
Autre part je veux bien lire votre véritable article sur Massenet si vous en avez mis en circulation d'autre que le petit bout sur enterrement 7. Et vous avez bien raison de ne pas vous contraindre pour le louanger (comme moi je ne me contrains pas d'aimer ce que vous n'aimez pas Pelléas, Salomé 8, mais moi c'est sans raison, n'y connaissant pas). Et pourquoi que vous vous contraindriez d'aimer ce qui vous plaît? A-t-on pas (Brunetière) 9 vu toujours les plus grands génies n'avoir aucun scrupule d'aimer ce qui leur plaît et de pester contre les choses qu'ils jugent mauvaises, et qui plaisent, même dans leur vieillesse. A-t-on vu se faire scrupule de suivre en cela leurs goûts et leurs dégoûts, Lafontaine, Boileau, Rossini, Aulu-Gelle 10, Corneille, Ménandre? David faisait-il autrement? et Boucher, Falconnet 11, Hoksaï 12 et Mérimée? Que disait de ses contemporains Chateaubriand et qu'en disait Aristophane. Seuls les vieux tons comme Verdi 13 ou les auteurs de second ordre (je n'ose dire le nom qui me vient par peur que cela traîne) ont peur de mécontenter ce qu'ils n'aiment pas, s'éloignent etc.
Adieu très moschant 14
1. cp Hahn 228-229 (n° CXLIX), quelques mots sautés. Le papier de l'original est celui de l'hôtel, imprimé en bleu au nom et à l'adresse, avec écusson à deux lions rampants. Cette lettre doit suivre à un jour d'intervalle, la précédente du même au même, lettre que nous situons peu après le 18 août 1912: voir la note 3 ci-après.
2. Ms : et, mot ajouté en interligne.
3. Allusion à la lettre précédente du même au même; Proust revient sur les mêmes questions de logement du destinataire, de l'article de ce dernier sur Massenet (note 7 ci-après), et se dit " moins fasché " (cf. la note 5 de la lettre 101.
4. Ms : Proust oublie, par lapsus, de barrer le mot " ferai ".
5. Marizy, dans la Saône-et-Loire, lieu de naissance de Nicolas Cottin, mari de Céline. - L'édition donne " Marigny ", mauvaise leçon.
6. Paillard, restaurant réputé installé au 2 de la rue de la Chausséed'Antin, et 38 du boulevard des Italiens depuis 1880. - Hillairet, I, 335.
7. Le " petit bout sur enterrement " fait allusion à l'article cité dans la lettre précédente du même au même. Voir la note 2 de la lettre 101 ci-dessus. - Reynaldo Hahn avait écrit quelques pages sur Massenet où il fait la louange de son ancien professeur, pages qui portent la date du " 9 décembre 1911 ". On les a jointes à l'appendice du volume paru sous le titre Mes souvenirs (1848-1912) A mes Petits-Enfants, par Jules Massenet. Pierre Lafitte & C" / 90, avenue des Champs-Elysées / Paris. - La Bibliographie de la France, III° partie, 23 août 1912, page 2693, annonce ce livre avec la mention: Vient de paraître.
8. Ms : Pelléas, Salomé, mots ajoutés en interligne. Voir, au sujet de Pelléas et Mélisande : Cor, X, lettres 120 et 122; au sujet de Salomé, de Richard Strauss : Cor, X, lettre 69 et sa note 18.
9. Ms : la parenthèse est ajoutée en interligne.
10. Aulu-Gelle, grammairien et critique latin du II° siècle, auteur des Nuits attiques, sur la littérature et les mœurs antiques. - L'édition omet ce nom.
11. Ms : Aristophane, nom ajouté en interligne, puis barré.
12. Sic. Katsushika Hokusai (1760-1849), peintre japonais. Edmond de Goncourt avait fait publier en 1896 un ouvrage sur Hokusai sous le titre L'Art japonais du XVIII° siècle.
13. Giuseppe Verdi (1813-1901).
14. La lettre n'est pas signée.