Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Cabourg, peu après le 20 août 1912] 1
Mon cher Genstil,
J'ai été bien étonné et bien content quand j'ai vu une lettre de toi encore aujourd'hui. Et j'ai eu peur que tu n'aies cru que ma seconde d'hier était une réponse. Mais quand je l'ai lue j'ai été tristch. Car en lisant ta dernière lettre et en voyant que tu avais tant à faire et étais si fatigué j'étais bien fasché de t'avoir parlé d'Hopilliart 2. Et en voyant que tu ne m'en parlais pas dans ta lettre j'ai été bien constent. Mais je vois que mon genstil n'avait rien oublié et que j'ai été comme toujours pour lui une cause de fatigue et d'ennui. Pardon mon Genstil, cela me fait bien plaisir et me fait bien utile de savoir ce que tu me dis [.] Mais en lisant ces détails sublimement triviaux sous ta plume, j'ai pensé à Apollon gardant les troupeaux d'Admète 3. Tel est mon Genstil, plus intelligent et génial que personne, mais encore surpassant son génie par sa bonté. Merci buntchtnibuls.
J'ai eu une seconde entrevue avec M° Scheikevitch 4. Et comme ici je suis très dépourvu, la moindre femme agréable me trouble un peu et je lui manifeste malgré moi une sorte de sympathie que je ne soutiens pas ensuite. Et je crains que cela ne soit encore arrivé ainsi. En tous cas elle a été parfaite pour moi. Et je l'ai beaucoup touchée en lui disant ce que tu m'avais dit d'elle. Mais elle m'a déchiré le cœur en me disant que la vieille Arman était venue lui demander des renseignements sur la manière dont elle s'était tirée son coup de revolver 5. Ma seule consolation est que cela peut être interprété dans ce sens qu'elle avait envie de se... manquer.
M° Gross que je n'ai pas revue 6 a dit au petit Nahmias qu'il était tout à fait le même que Maurice
Bernhardt 7. Et Nahmias qui n'est certain de rien tant que je ne le lui ai pas confirmé est venu me demander avec sérieux et timidité : " Dois-je considérer que c'est un honneur pour moi, M. Proust, ou le contraire? " Ne pas répéter car les Gross sont maintenant intimes avec lui. Qu'est-ce que ces gens? Les connais-tu?
Je t'embrasseee
Bi ni guls.
Trop moschant que Nicolas a renversé du café sur lettre, je n'ai pas le courage de recommencer, pardon et genstillesses [.]
1. cp Hahn 231-232 (n° CLI), nom supprimé. Cette lettre doit suivre à peu de jours d'intervalle celle du même su même que nous situons peu après le 18 août 1912: remerciement pour la commission faite chez Hopilliart (note 2 ci-après), allusions à " une seconde entrevue avec M° Scheikévitch " (note 4), à Mme Gross que Proust dit n'avoir " pas revue" (note 7). Cette lettre doit donc se situer peu après le 20 août 1912.
2. Allusion à la lettre du même au même que nous datons du 17 ou 18 août 1912, où Proust écrit: " ne pourrais-tu aller si tu es Paris chez Hopillard voir les tables du milieu du salon. "
3. Apollon, exilé du ciel par Jupiter, son père, pour avoir tué les Cyclopes, visita la Thessalie, et fit paître les troupeaux d'Admète, roi de Phères. Cf. Les Plaisirs et les jours, p. 17 de l'édition de 1924; IV, p. 9.
4. Proust raconte sa première entrevue avec Mme Scheikévitch dans la lettre du même au même que nous datons du 17 ou 18 août 1912 ci-dessus. - Le Figaro du 29 août 1912, p. 5, indique le nom de Mme Scheikévitch : " Arrivées à Paris ".
5. Mme Arman de Caillavet avait appris, paraît-il, pendant le voyage qu'Anatole France fit en Argentine, en 1909, qu'il se distrayait avec l'actrice Jeanne Brindeau. C'est après le retour de France â Paris que Mme Arman voulut se suicider. Elle savait évidemment que Mme Scheikévitch, quand cette dernière était mariée avec Pierre Carolus-Duran et n'avait que vingt-deux ans s'était tiré une balle de revolver. - Gil Blas, 12 janvier 1905, page 1, Echos : Un drame parisien. - Voir Cor, X, lettre 3 et sa note 2. - D'après le récit que Mme Scheikévitch donne de ces événements, ce fut en septembre 1909 que Mme Arman vint la consulter sur sa tentative de suicide. Marie Scheikévitch, Souvenirs d'un temps disparu. Paris, 1935. Page 71.
6. Proust avait déjà mentionné Mme Gross, dans sa lettre 101 au même, disant qu'elle était " à Houlgate peut'être mais tout le temps ici ".
7. Maurice Bernhardt, né en 1864, auteur dramatique, marié avec la princesse Jablonewska. Il était, parait-il, fils naturel de Sarah Bernhardt et du prince de Ligne. - Q. E-V 1909-1910, p. 458.