Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Cabourg, peu après le 22 août 1912] 1
Petit Bunchtnibuls
Ma lettre pour toi vient encore de partir, et je viens après de te recevoir. Merci mon bon genstil. Je n'ai pu jouer ton petit rossignol 2 parce que je suis cousché mais j'ai lu titres, épigraphes, indications (je ne sais si les pianistes à l'endroit où il leur est prescrit de jouer " occidentalement " ne te demanderont pas quelques explications 3. Il est vrai que les explications doivent être du genre de celles que tu crois bon pour plus de clarté d'ajouter entre parenthèses, telles que " Rêverie de Calvin adolescent " cela ne les avancera peut'être pas à grand chose mais en tous cas cela leur clora le bec. Et puis " occidentalement " a l'avantage qu'à côté de lui qui songerait à s'étonner d' " argentin ", de " flâneur " de " avec une mélancolie moqueuse " etc.
La lettre du Comte G. 4 m'a charmé. Cet homme est vraiment très gentil.
" Mon ami " Papillon 5 que tu n'admets pas était venu me faire hier soir une visite et était allé la veille dîner à Dieppe chez ce comte sans particule 6. Mais je n'avais pas encore reçu ta lettre.
Mon genstil c'est à ne plus oser monter en auto. L'autre jour le petit Nahmias a écrasé une petite fille qui est morte le surlendemain 7, deux jours après Bardac en a écrasé une autre qui est morte sur le coup 8 (inutile de parler de cela qui a été dissimulé.) Et il n'y avait pas de leur faute! Mais si cela m'arrivait je ne sais ce que je deviendrais.
Je crois que c'est dans la Fin de la jalousie que je dis " Mon pays " 9. Comme c'est vrai. Comme j'apaise ma nostalgie quand je suis à penser à toi. Tes petites lignes sur ta petite Maman sont bien gentilles.
Adieu mon enfant Reynaldo. J'ai beaucoup à te dire mais bien fastiné [.]
Ton ami
Marcel.
Connais-tu Fanny Robert 10 pour le nom seul de laquelle mon Standischisme 11 se réveille [.]
Hélas que j'en ai vu de ces petites vieilles
Débris d'humanité pour l'Éternité mûrs 12!
1. cp Hahn 29-230 (n° CL). Le papier de l'original est au filigrane " IMPERIAL DIADEM ". Lettre écrite peu de jours après le 22 août 1912. allusion aux accidents de Nahmias (note 7 ci-après), de Bardac (note 8).Cf. la note 2.
2. Proust vient de recevoir la partition du recueil de août Hahn intitulé Le Rossignol éperdu. Paris, Heugel & Cie, 1912. Recueil de cinquante-trois morceaux pour piano. Cette partition est indiquée dans la Bibliographie de la France du 24 janvier 1913.
3. Ms : la parenthèse n'est pas fermée.
4. Il s'agit apparemment du comte Greffulhe. Voir plus loin, et les notes 5 et 6 ci-après.
5. Il s'agit du baron Alexandre de Neufville, venu à Cabourg, où il mena avec Mlle d'Alton le cotillon au bal du Golf de Cabourg le mardi 20. - Le Figaro, 23 août, page 3.
6. Le comte Greffulhe est mentionné parmi ceux qui assistèrent à la première réunion de courses à Dieppe. Le Figaro, 24 août 1912, page 3.
7. Il semble qu'on ait réussi, ainsi que Proust le dit ici, à supprimer toute mention dans la presse de l'accident de Nahmias. Mais cet accident a dû avoir lieu deux jours avant celui de Bardac, sur lequel nous sommes mieux renseignés. Voir la note suivante.
8. L'accident de Bardac eut lieu le jeudi 22 août 1912. Voir à ce sujet la note 5 de la lettre 107 à Mme Straus ci-après.
9. Françoise et Honoré se disent ainsi, dans Fin de la jalousie: " Se confiant sans y penser au génie inventif et fécond de leur amour, ils s'étaient vu peu à peu doter par lui d'une langue à eux, comme pour un peuple, d'armes, de jeux et de lois. " Les Plaisirs et les jours, édition de 1924, pp. 241 sq.; IV, pp. 146 sq.
10. Il s'agit d'une chanteuse dont le nom s'est modifié au cours des années: Le Paris-Hachette de 1900 l'indique simplement ainsi: " Robert (Mme Fanny), Artiste lyrique, propriétaire. 8, rue de Saïgon Et Villa Montenegro, Cannes. " En 1904, le même annuaire l'indique aux mêmes adresses, mais en la désignant ainsi: " Robert de Tessancourt (Mlle /sic/ Fanny) " etc. En 1911, on la trouve sous le nom " Tessancourt (C°° Fanny Robert de), officier d'Académie ". Ses propriétés à Vichy et à Cannes sont devenues des châteaux, et elle est propriétaire de chevaux.
11. Sic. Allusion à Mme Standish. Voir ci-dessus, note 11 de la lettre 70 à Robert de Billy.
12. Cf. Baudelaire, Les Petites Vieilles (Tableaux parisiens, XCI vers 49 et 72)
Ah.! que j'en ai suivi de ces petites vieilles! Débris d'humanité pour l'éternité mûrs!