Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Cabourg, vers la fin d'août 1912] 1
Mon petit Bininuls
Une seule ligne parce que je suis très fastiné pour vous dire que je n'ai nullement renoncé aux tables mais voici la réponse que je reçois à ma prière qu'il les compare " chez moi 2 ".
La dame est la vieille Caillavet 3 et ce qui m'a désespéré est de voir qu'elle a été si malheureuse et a voulu se tuer.
Mon Genstil pourquoi dites-vous qu'Evian et Gosset 4 évoquent chez vous et moi des idées si différentes? Mon Genstil quoique votre pauvre et chère Maman ait pu souffrir, rien ne peut dépasser en horreur les jours d'Evian, Maman frappée d'aphasie cherchant à me la dissimuler. Quant à Gosset il est la première personne qui est venue nous voir après sa mort, avec une des Sueurs de la rue Bizet. Il a été allègre et gentil 5. Et je n'ai pas trouvé cela mal parce qu'il ne connaissait pas Maman ou peu, et qu'il ne cherche évidemment pas à " se mettre à la place ", c'est plus gentil que les figures de circonstance de certains médecins au chevet d'incon
nus. Et puis les sueurs d'une part, et la chirurgie de l'autre, excitent à une certaine allégresse. Vous voyez donc mon Genstil que même dans les particularités matérielles nos pauvres souvenirs ne sont pas si différents.
Je pense beaucoup à votre sueur Isabelle pour laquelle en effet " sublime " n'est pas trop fort 6. Il est certain que la bonté angélique se " rencontre " dans votre famille comme le fer dans certains terrains, et chez celle-là travaille en vertu.
J'embrasse mon bininuls [.] 7.
1. ocp Coll. M. H. Bradley Martin. Hahn 232-233 (n" CLII), nom supprimé. Le papier de l'original, blanc vergé 270 x 182 au filigrane " IMPERIAL DIADEM ", est identique à celui de la lettre à Mme Straus que nous situons peu après le 23 août 1912 ci-dessus. Cette lettre se situe vers la fin d'août ou le commencement de septembre 1912, car Proust a eu le temps de recevoir la réponse à la lettre que nous situons peu après le 20 août 1912, d'écrire à Hopilliart et de recevoir une réponse de ce dernier: nouvelles allusions aux " tables" (note 2 ci-après), à Mme Arman de Caillavet (note 3).
2. Il s'agit des tables du salon pour lesquelles Hahn avait été chez Hopilliart. Proust avait remercié son ami de s'en être occupé dans sa lettre 104 ci-dessus. Il vient de recevoir la réponse à une lettre qu'il avait adressée à Hopillart.
3. Hahn a dû répondre à la lettre que nous situons peu après le 20 août 1912 ci-dessus, disant qu'il ne pouvait lire le nom de " la vieille Arman ". Proust lui répond ici en l'appelant " la vieille Caillavet ", mais il écrit d'abord: " Caillllet ", qu'il barre; puis il écrit bien lisiblement, en interligne: Caillavet.
4. Le docteur Gosset, chirurgien. Voir Cor, IX, 115, note 3.
5. Proust semble s'être souvenu de la scène tragi-comique lorsqu'il décrit l'apparition du docteur Dieulafoy, au moment de l'agonie de la grand'mère du narrateur (Le Côté de Guermantes, II, 337 et 342-343). Mais, comme d'habitude, il y a amalgame de plusieurs modèles pour le même personnage. Proust prend le nom du vrai Dieulafoy, comme nous l'avons vu (Cor, VII, 73). Robert Le Masle l'indique comme seul modèle du personnage (Le Professeur Adrien Proust. Paris, 1935, page 51, note 2). Georges Cattaui donne la photographie de Dieulafoy dans son iconographie (Cattaui, n° 97). Mais Proust lui-même indique au moins un autre modèle du personnage: Tillaux : Le Carnet de 1908, Pp. 68-69 et 154, note 144. - Le docteur Paul Tillaux (1834-1904), membre de l'Académie de médecine, chirurgien. Robert Proust assista à ses obsèques. (Journal des Débats, 25 octobre 1904, p. 4.) L'Almanach Hachette, 1906, p. 258, le montre portant des favoris.
6. Il s'agit de la sœur aînée de août Hahn, Mme Emil Seligmann, qui avait perdu deux de ses enfants. Voir Cor, VII, 328, note 3.
7. La lettre n'est pas signée.