Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
(Le mardi soir 3 décembre 1912]1
Mon bon Genstil
Je t'envoie un petit bonsjour 2. Tu es tellement mélangé maintenant avec ma pensée, mon sommeil, mes lectures que t'écrire me paraît presque aussi faschant que de m'écrire à moi-même.
Je suis aussi fasché ce soir mais t'en avouerai difficilement la raison; aussi la voici tout de suite. C'est que depuis huit jours je me soignchais pour aller entendre trois quatuors de Beethoven que le quatuor Capet jouait ce soir salle Gaveau 3. Et j'ai eu une crise tellement moschante qu'il m'a été impossible de me lever. Et je ne peux te dire comme je suis fasché.
Mon Genstil j'espère que ta petite cicatrice (Doyen) 4 est bien fermée 5. Si tu as des petits lavages à faire n'y manque pas. Et porte-toi gentiment. Ton petit évanouissement si gentil me fait penser à celui de Pascal quand il ne put convaincre les gens de Port Royal de ne pas signer le Formulaire 6. Tu sais comme c'est beau toutes ses raisons et la nièce de Pascal ajoute : " M. Pascal qui aimait la vérité par dessus toute chose et qui avait mal de tête et malgré cela s'était efforcé pour leur faire sentir ce qu'il sentait lui-même et qui s'était exprimé très vivement malgré sa faiblesse, fut si pénétré de douleur qu'il se trouva mal, perdit la parole et la connaissance. (Il n'en est pas moins convenu que les gens du xvli` siècle n'avaient aucune sensibilité.) Tout le monde fut surpris; on s'empresa pour le faire revenir; ensuite tous ces messieurs se retirèrent (preuve de tact.) Il ne resta plus que M. de Rouannez, M° Perier, M. Perier le fils et M. Domat. Lorsqu'il fut tout à fait remis M° Perier lui demanda ce qui lui avait causé cet accident, il répondit: " Quand j'ai vu toutes ces personnes que je regardais comme étant ceux à qui Dieu avait fait connaître la vérité, s'ébranler et succomber, je vous avoue que j'ai été si saisi de douleur que je n'ai pas pu la soutenir et il a fallu (langsage) y succomber. " Il n'y a aucune sensibilité là-dedans n'est-ce pas. Aucunyadès 7!
Je suis trop malade pour te Kospier ainsi et kospier [.] Sans cela, j'ai là une bien gentille chose de Boileau et qui montre sa belle âme, Le Verrier ayant mis à ses œuvres de Boileau des notes louangeuses mais inexactes 8 (dont plus d'un poète de notre connaissance n'eût pas été mécontent). Boileau à chacune dit: " Cela n'est point vrai. (Très Saint-Saëns d'accent mais non d'Ame). Je ne connaissais point M. Racine dans le temps où je la fis 9 et tout ce que vous dites de Molière (du bien que Molière disait de Boileau) est trop petit pour estre raconté 10. " Nous ne connaissons pas de poètes qui n'eussent agi ainsi n'est-ce pas.
Mille gentillesses 11
1. ocp Hahn 234-236 (n° CLIV), texte tronqué. Lettre écrite le mardi soir 3 décembre 1912: allusion au concert Capet " ce soir salle Gaveau " et la note 3 ci-après. Voir aussi les notes 2 et 5.
2. Le destinataire est à Bucarest. Voir la note 13 de la lettre précédente du même au même ci-dessus.
3. Concert que le quatuor Capet donna le mardi 3 décembre 1912, salle Gaveau, 45, rue de la Boétie, quatuors numéros 8, 11 et 14 de Beethoven. Le Figaro, 12 octobre et 29 novembre 1912, page 7, Courrier musical.
4. Hahn se faisait sans doute soigner par le docteur Doyen. Doyen est le principal modèle du docteur Cottard, comme nous l'avons vu. Voir Cor, VII, 246, note 8.
5. Allusion à la laryngite du destinataire dont il est question dans la lettre précédente du même au même ci-dessus.
6. Lettres, opuscules et mémoires de Madame Perier et de Jacqueline, sœurs de Pascal, et de Marguerite Perier, sa nièce, publiés sur les manuscrits originaux par M.P. Faugère. Paris, Auguste Vaton, 1845. Proust cite, en émondant quelque peu le texte publié aux pp. 465 à 466, sous le titre Extrait d'un mémoire de Marguerite Perier relatif aux discussions qui eurent lieu entre Pascal et MM. de Port-Royal, à l'occasion du formulaire.
7. Voir ci-dessus, note 3 de la lettre 57 à René Peter.
8. Les Satires de Boileau commentées par lui-même et publiées avec des notes par Frédéric Lachèvre. Reproduction du commentaire inédit de Pierre Le Verrier avec les corrections autographes de Despréaux. Le Vésinet, Courménil, 1906.
9. Boileau fait allusion à la VI° satire.
11. Ms : le mot est presque illisible. La signature manque, sans doute faute de place pour l'ajouter.