Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Le samedi 1er février 1913] 1
Mon cher petit Bunibuls
Je t'envoie encore un nouveau bonsjour et je te salue bien. Hambourg a l'air très joli 2. J'avais voulu t'envoyer un article de Bidou mais il était trop entvieux. Mais ce qui eût peut'être balancé un peu l'ennui de l'article eût été sa méchanceté pour l'auteur quand tu sauras que ce dernier " n'est autre " que Lucien Besnard 3. Au reste le public ne m'a pas paru d'un autre avis. La Folle enchère ne me semble pas avoir été un succès fou 4. Quant à Fervaal 5 je ne sais ce qui s'est passé mais les jours où on devait le donner on a joué à la place Salomé 6 ou - Aida 7, une autre fois Faust 8, puis le Sortilège 9 et enfin on annonce le départ en congé de Muratore (" superbe Fervaal 10 "). A moins d'être Bréval 11, on peut accepter de chanter un opéra de d'Indy sans crainte d'être surmené!
Quant à la Folle Enchère dont le Figaro a publié une scène " capitale 12 " (comme une exécution) (mais faible comme exécution), il est étonnant qu'on médite sans cesse Novalis 13, Shakespeare 14, Kuno Fisher 15 et Jean Paul Richter 16 pour rendre des points, quand on écrit, à Lauzanne 17 (non pas même Stéphane mais Duvert 18 etc.). Ainsi Saussine 19 compare anxieusement Wagner, Bach et Chausson 20 dans sa tête, mais au piano semble n'avoir jamais lu que Poise 21.
Tels sont ô Reynaldo les étonnements de ton pauvre Ali. J'ai lu dans le Figaro 22 une lettre de Loti sur les constructions d'hôtels qui dépasse en violence celle sur les égorgements de Turcs 23. Mais il les appelle des cuistres. Je ne croyais pas que ce fût le sens de ce mot. Je te bonjoure 24
Brülez ma lettre vite 25.
P.S. Quel est le comble du snobisme pour Me Blumenthal " : chercher dans le Gotha Viollet le Duc 26 et le Roy d'Étiolles 27.
- Ou bien celui-ci Ne supporter que trois artistes dramatiques ou lyriques : Baron 28, Duc 29, et Prince 30 et à Offenbach 31 préférer... Comte-Offenbach 32.
Excuse ces jeux innocents.
Étes-vous curieux de savoir comment mon porte-cigarettes (350 francs) a été accueilli par Calmette 33. Je le lui ai porté, dans sa boîte, je lui ai dit : " je voulais venir la veille du jour de l'an, avec le petit portecigarettes aussi simple que possible" et je l'ai posé (dans la boîte à côté de lui). Il a haussé les épaules d'un air affectueux sans rien dire, j'ai regardé la boîte comme pour dire: " ouvrez ", il a regardé la boîte d'un air vague, n'a pas ouvert. Il m'a dit: " J'espère bien que Poincaré sera élu " m'a reconduit jusqu'à la porte en me disant d'une voix chaude et modulée " Ce sera peut'être Deschanel " [.] J'ai jeté à mon porte-cigarettes caché dans sa boîte un regard
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois 34.
Je suis parti, Poincaré a été nommé, mais Calmette ne m'a jamais écrit.
1. Hahn 237-239 (n° CLVI). Cette lettre doit suivre de près la lettre précédente du même au même; la mention du " départ en congé de Muratore " (note 10 ci-après) semble situer cette lettre au samedi 1' février 1913. Cf. allusions au Sortilège (note 9), à une lettre de Loti dans Le Figaro (note 23).
2. Proust récrit au destinataire en recevant une carte postale de Hambourg, où Reynaldo Hahn fait un séjour. Voir à ce sujet la note 3 de la lettre précédente du même au même ci-dessus.
3. Allusion à l'article de Henry Bidou paru dans le Journal des Débats, 20 janvier 1913, pages 1 et 2 du bas sous la rubrique La Semaine dramatique. On y lit: " M. L. Besnard [...] a composé un petit conte qui ne cherche pas à être vraisemblable, ni profond, et qui se conforme aimablement à l'anémie et à la légèreté de notre art dramatique [...] Personnages éternels, peu compliqués, connus et d'un maniement facile. [...] Vous avez déjà tous les éléments d'une comédie simple et déjà surannée [...] La pièce est d'une extrême fragilité, et même en l'analysant, il n'y faut toucher qu'avec précaution. Mais elle n'est pas ennuyeuse [...] Cette comédie plaira sans doute. Elle s'ajoute à la liste des pièces agréables, un peu fades et tout à fait inutiles qui envahissent notre théâtre. [...]. " La pièce en question est La Folle Enchère (voir la note 5 ci-après). L'auteur en était Lucien Besnard (1872-19 ), auteur dramatique.
4. Ms : avoir été, mots ajoutés en interligne. Proust fait un jeu de mots.
5. La Folle enchère, comédie en trois actes, dont on donna la première représentation au théâtre de la Renaissance le 14 janvier 1913. Il y en eut seize représentations. Ann. Théâtre 39, p. 268.
6. Après avoir donné la répétition générale de Fervaal à l'Opéra le 31 décembre 1912, on dut en retarder la première représentation jusqu'au 8 janvier suivant à cause de l'indisposition de Lucienne Bréval. On le donna ensuite le 17, le 20 et le 31 janvier. On y donna Salomé le 22 et le 25 du même mois. Ann. Théâtre 38, p.34, 39, p. 2.
7. On donna Aida le 15 et le 24 janvier.
8. On donna Faust à l'Opéra le 6 et le 18 janvier.
9. On donna la répétition générale de Le Sortilège à l'Opéra le 28 janvier. La première représentation eut lieu le lendemain. Voir à ce sujet la note 4 de la lettre précédente du même au même.
10. Allusion, semble-t-il, à l'annonce parue dans Le Figaro du 30 janvier 1913, page 6 : " Avant de partir en congé (ce congé partira des premiers jours de février), M. Muratore a signé un nouvel engagement avec les directeurs de l'Opéra. " - Lucien Muratore (1878-1954), ténor de l'Opéra-Comique, puis de l'Opéra.
11. Lucienne Bréval, lors de la reprise de Fervaal à l'Opéra, tenait le rôle de Guilhen. Voir ci-dessus, la note 6.
12. Le Figaro du 16 janvier 1913 publie, en page 6, la scène IX de La Folle Enchère, de Lucien Besnard. On l'annonce non comme " la scène capitale), mais " la scène finale ".
13. Novalis, pseudonyme de Georges-Frédéric-Philippe baron von Hardenberg (1772-1801), poète allemand de l'école romantique.
14. William Shakespeare (1563-1616), poète et auteur dramatique anglais.
15. Sic. Kuno Fischer (1824-1907), philosophe allemand de l'école hégélienne.
16. Jean-Paul Richter (1763-1825), écrivain allemand.
17. Augustin-Théodore de Lauzanne de Vaux-Roussel (1805-1877), auteur dramatique français qui a fait une parodie d'Hernani sous le titre Hernali. Il était le gendre et le collaborateur de Duvert. Voir la note suivante.
18. Félix-Auguste Duvert (1795-1876), vaudevilliste français. - Proust veut dire que si la Folle Enchère semble dériver de la pensée de philosophes ou de poètes éminents de l'Allemagne ou de l'Angleterre, son style s'apparente plutôt à celui des vaudevillistes français.
19. Le comte de Saussine. Voir Cor, VIII, 78, note 3.
20. Ernest Chausson (1855-1899), compositeur de musique français.
21. Jean-Alexandre-Ferdinand Poise (1828-1892), compositeur de musique français.
22. Ms : dans le Figaro, mots ajoutés en interligne.
23. Le Figaro du 27 janvier 1913 publie en première page : Une lettre de Pierre Loti: contre les Vandales. L'auteur dénonce un projet qui envisageait de céder à une société financière toutes les chutes d'eaux de la vallée de Gavarnie, avec droit d'établir des tuyaux d'amenée sur les terrains communaux, d'édifier des usines, etc. Il écrit : " Et maintenant voici le cirque de Gavarnie, une des merveilles légendaires de la France, le cirque de Gavarnie qui demain va être détruit pour remplir les poches de quelques drôles! [...] Il n'y aura donc pas de loi, sous notre République, contre ces éhontés qui s'enrichissent par la mort de tous les sites de notre pays! Un jour, il n'y aura donc pas une levée en masse de bâtons et de fourches pour lyncher ces cuistres-là! "
24. Ms : mots griffonnés en travers de la quatrième page.
25. Il s'agit sans doute de Mme Ferdinand Blumenthal, née Cecilia Ulman (1863-1927), qui deviendra en 1917 la duchesse de Montmorency. Peut-être y a-t-il lieu d'établir un rapprochement entre elle et Mme Verdurin, laquelle deviendra princesse de Guermantes.
26. Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879), architecte et écrivain. Cf. Cor, 111, 427, note 3.
27. Mme Paul Le Roy d'Etiolles, née Helen Devy, qui avait un hôtel particulier au 136, avenue de Wagram. Proust connaît sans doute le nom de famille, qui est celui d'un médecin célèbre du xix' siècle.
29. Valentin Duc, ténor de l'Opéra, né à Béziers en 1858.
30. Charles Prince, pseudonyme de Charles Petitdemange, acteur, né à Maisons-Laffitte en 1872. Plus tard, il joua au cinéma sous le nom de Rigadin.
31. Jacques Offenbach (1819-1880), compositeur de musique, auteur d'opérettes célèbres, parmi lesquelles les Contes d'Hoffmann (1881) et Geneviève de Brabant (1868), dont on donna la reprise au théâtre des Variétés le 21 février 1908.
32. René Comte-Offenbach, rue Saint-Lazare, 87 (IXe). Tout-Paris, 1911, p. 154.
33. Voir à ce sujet la lettre 3 à Mme Straus et sa note 10.
34. A. de Vigny, La Maison du berger (Poèmes philosophiques: Les Destinées), vers 308.