Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Cabourg, le samedi matin 26? juillet 1913] 1
Mon cher Bunibuls
C'est moi qui cette fois suis parsti sans " crier gare ". Une heure avant je ne le savais pas, et je téléphonais à Me Bizet (pour tâcher de placer comme chauffeur le pauvre Ulrich qui meurt de faim) 2 en lui disant que je ne quitterais sans doute 3 pas Paris cette année. Puis quand je me suis décidé j'aurais pu vous téléphoner et peut'être aurions-nous pu nous joindre (quoique ç'eût été comme temps, impossible) mais j'ai craint ma faiblesse et dû préférer [partir] à vous dire au revoir.
Je vous écris après un voyage terriblement mouvementé, un automobile qui s'est égaré etc., à cinq heures du matin, en arrivant dans cet hôtel où je reviens pour la sixième année et où je suis très bien.
Mille tendresses mon Guncht. Je vous écrirai rarement car Grasset me réclame mes épreuves pas commencées 4!
Mon Genstil, ceci " tombeau ", vous serait-il facile ravoir (non pour le faire publier mais pour que je puisse rentrer en possession, je vous expliquerai pourquoi) le petit article que j'avais envoyé à Hébrard sur la Colline Inspirée 5. Si c'est difficile vous me le direz franchement.
Remerciez bien M. de La Romiguicre de sa lettre 6. Je vais m'occuper sur place de la chose si Ruhl est ici 7 ce que je ne sais encore car je suis arrivé à cinq heures matin et il est cinq heures et demie et j'écris à mon Buninuls avant me coucher[.]
1. Hahn 240-241 (n° CLVIII). Lettre écrite le matin du jour où Proust arrive à Cabourg; les allusions aux épreuves que Grasset lui réclame (note 4 ci-après), à l'article sur la Colline Inspirée (note 5) situent cette lettre à l'été de 1913. Or, Proust dira, dans sa lettre 165 à Mme Finaly ci-après, qu'il n'a passé que " dix jours " à Cabourg cette année-là; comme il est reparti le lundi 4 août (cf. lettres 109 et 113), il a dû arriver à Cabourg vers le samedi 26 juillet 1913.
2. Robert Ulrich, neveu de Félicie Fitau. Proust tâche encore une fois de lui trouver un emploi. Cf. Cor, VII, note 18.
3. Ms : sans doute, mots ajoutés en interligne.
4. Il s'agit, semble-t-il, des deuxièmes épreuves de Du côté de chez Swann. Cf. à ce sujet la lettre 92 à Max Daireaux ci-dessus. L'imprimeur Ch. Colin les avait commencées le 30 mai; il ne se mettra aux troisièmes épreuves que le 31 juillet.
5. Il s'agit du livre de Barrès qui parut au mois de février 1913 (cf. la note 7 de la lettre 27 à Louis de Robert ci-dessus). Voir à ce sujet la lettre 116 à Lucien Daudet, et la lettre 127 à Barrès. Cf. Cor, VI, 121, note 8.
6. Il s'agit d'un jeune chanteur qui cherche apparemment un engagement au Casino du Grand-Hôtel de Cabourg. Il avait eu, en 1909, un deuxième accessit au concours de chant du Conservatoire, et en 1910, un deuxième prix au concours de l'Opéra. A propos du concours du Conservatoire, Reynaldo Hahn avait écrit: " M. de Laromiguière deviendra un artiste remarquable, s'il travaille - et s'il travaille seul. " Le Journal, 8 juillet 1909.
7. Henri Ruhl, nommé directeur du Grand-Hôtel de Cabourg en 1910 (Le Figaro, 9 juillet 1910, page 1).