Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XII-160

Reynaldo Hahn à Madame Duglé

 

 

 

9, rue du Commandant Marchand
[Le vendredi 21 novembre 1913]1

 

 

 

Chère Madame,

 

Afin que vous ne perdiez pas de temps, je me hâte, à peine arrivé 2, de vous dire ceci : le livre de Proust 3 n'est pas un chef-d'œuvre si l'on appelle chef-d'œuvre une chose parfaite et de plan irréprochable. Mais c'est, sans aucun doute (et ici mon amitié n'est pour rien), le plu: beau livre qui ait paru depuis l'Éducation sentimentale 4 Dès la première ligne un grand génie 5 s'y manifeste et comme cette opinion sera générale un jour, il faut s'y habituer tout de suite. Il est toujours difficile de se mettre dans la tête que quelqu'un qu'on a rencontré " dans le monde " est un homme de génie. Mais pourtant Stendhal, Chateaubriand et Vigny y allaient beaucoup. Et leurs contemporains ont bien été obligés de se faire une raison.

Heureux et tremblant de vous savoir là demain 6!

Votre affectionné

REYNALDO.

 

Merci pour le cahier que je vous rendrai la semaine prochaine [. ] 7 

 


1. Coll. Mme Jean Helleu. L'enveloppe porte l'adresse: Madarr Duglé / 7 rue Daubigny /Paris, et le cachet postal: PARIS 14* 21. XI 1913. Cette date est confirmée par les allusions au " livre de Proust (note 3 ci-après), à la conférence-audition de " demain " (note 6).

2. Retour de voyage, peut-être chez ses parents à Hambourg?

3. Du côté de chez Swann, paru, nous l'avons vu, le 14 novembre 1913.

4. Le roman de Flaubert, publié en 1869.

5. Ms : ces deux mots sont soulignés deux fois dans l'original.

6. Allusion à la conférence à laquelle Reynaldo Hahn devait chanter lui-même de vieilles chansons. Voir à ce sujet la note 3 de la lettre 161 à Reynaldo Hahn ci-après.

7. Mme Duglé a dû prêter à Reynaldo Hahn un cahier contenant des chansons anciennes qu'il devait chanter au cours de sa conférence du lendemain. - Reynaldo Hahn n'avait que quatorze ans lorsque Massenet le présenta à la destinataire. - Il s'agit de Mme Joseph Duglé, née Angèle Aubé (1848-1929), fille d'un maître de forges, nièce de Charles Gounod, petite-fille du compositeur de musique Pierre­Joseph-Guillaume Zimmermann (1785-1853), professeur de piano au Conservatoire. Mme Duglé avait fondé à Paris un cours de chant où Saint-Saëns, Fauré, Florent Schmitt et d'autres compositeurs célèbres dirigèrent leurs œuvres au cours d'auditions d'élèves. Suzanne Duglé, une des filles de la destinataire, épousa en 1902 James Baignères. (Renseignements aimablement fournis par Mme Jean Helleu.)