Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
Je vous remercie de tout cœur de votre lettre, impérissable monument de bonté et d'amitié 2. Mais Bize se trompe entièrement s'il croit qu'un certificat me dispense de quoi que ce soit 3. Peut'être un certificat de Pozzi, lieutenant colonel au Val de Grâce, l'eût pu (et je ne crois pas) 4. Mais avec des manières charmantes et des procédés parfaits il l'a éludé et refusé 5. Je vous tiendrai au courant de mes mesaventures militaires quand elles se produiront.
Mon cher petit vous êtes bien gentil d'avoir pensé que Cabourg avait dû m'être pénible à cause d'Agostinelli. Je dois avouer à ma honte qu'il ne l'a pas été autant que j'aurais cru et que ce voyage a plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin, étape après laquelle heureusement j'ai rétrogradé une fois revenu 6 vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg sans cesser d'être aussi triste ni d'autant le regretter, il y a eu des moments, peut'être des heures, où il avait disparu de ma pensée.
Mon cher petit ne me jugez pas trop mal par là (si mal que je me juge moi-même!). Et n'en augurez pas un manque de fidélité dans mes affections, comme moi j'ai eu le tort de l'augurer pour vous quand je vous voyais regretter peu des gens du monde que je croyais que vous aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins de tendresse que je n'avais cru. Et j'ai compris ensuite que c'était parce qu'il s'agissait de gens que vous n'aimiez 7 pas vraiment. J'aimais vraiment Alfred. Ce n'est pas assez de dire que je l'aimais, je l'adorais. Et je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car je l'aime toujours.
Mais malgré tout, dans les regrets, il y a une part d'involontaire et une part de devoir qui fixe l'involontaire et en assure la durée. Or ce devoir n'existe pas envers Alfred qui avait très mal agi avec moi, je lui donne les regrets que je ne peux faire autrement que de lui donner, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui qui me lie à vous, qui me lierait à vous, même si je vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc j'ai eu à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas inconstant et n'en accusez que celui qui ne pouvait mériter de fidélité.
D'ailleurs j'ai eu une grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues; mais par moments elles sont assez vives pour que je regrette un peu l'apaisement d'il y a un [...] 8
P. S. Que ma lettre je vous en prie n'aille pas vous donner l'idée que j'ai oublié Alfred. Malgré la distance que je sens hélas par moments, je n'hésiterais pas même dans ces moments-là à courir me faire couper un bras ou une jambe si cela pouvait le ressusciter.
3e P. S. Surtout cher petit ne faites quoi que ce soit pour une question de contre réforme. Ce que vous avez fait était divinement gentil et a été parfait 9. Mais faire autre chose ne pourrait que m'attirer des ennuis. Je crois que tout se passera très bien. Et d'ailleurs ce ne sera pas avant quelque temps.
Que pense le Commandant C. de la guerre 10 ? comme durée, comme issue, comme présent, comme passé, comme avenir.
1. Coll. U. Ill. LR 106-108 (n'38), Cette lettre se situe peu après le 24 octobre 1914: remerciements d'une lettre au sujet du certificat médical (notes 2 et 3 ci-après), allusion au retour de Cabourg (note 6).
2. En remerciant Hahn d'avoir obtenu un certificat médical du Docteur Bize, Proust lui avait télégraphié, le 24 octobre 1914, lui demandant d'écrire, " les dépêches en ce moment me faisant toujours craindre de mauvaises nouvelles ".
3. Voir ci-dessus la note 2 de la lettre 178 du même au même.
4. Ms: la parenthèse est ajoutée en interligne.
5. Ms: et refusé, mots ajoutés en interligne.
6. Allusion au retour de Cabourg.
7. Ms: n, mot ajouté en interligne.
8. Ms: le mot qui manque semble pouvoir être: mois. Une page du manuscrit semble avoir été égarée, comme l'indique l'absence de la fin de la lettre et de la signature, ainsi que la mention " 3` P. S. ", alors que nous ne trouvons que deux post-scriptum.
9. Voir à ce sujet la note 2 ci-dessus.
10. Il s'agit apparemment de Louis Cuny, lieutenant-colonel au 35` de territoriale, commandant à Albi. Fernand Gregh affirme, à son égard : " Son commandant était le propre frère d'une cantatrice de l'Opéra-Comique. Il prit Reynaldo sous sa protection et le plaça auprès de lui dans l'état-major du régiment, ce qui, tout en lui permettant de faire simplement et courageusement son devoir, le conserva à la musique et à ses amis. " L'Age d'airain, Paris, 1951, p. 166. - Notons que la sœur du commandant Cuny était Mme Marguerite Herleroy, de l'Opéra-Comique. On la voit dans la photographie en couleur en tête du numéro 349 de la revue Le Théâtre (juillet I 1913), lorsqu'elle jouait le rôle de Rosine dans le Barbier de Séville, à la Gaîté-Lyrique; et sur la couverture en couleur du numéro 353 (septembre I 1913), quand elle prit le rôle de Phryné, dans la reprise de l'opéra-comique du même nom, par Saint-Saëns, à l'Opéra-Comique.