Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XIII-180

[Peu après le 24 octobre 1914] 1

 

  

Cher Genstil

  

(car votre lettre m'a tellement fait rire que je ne peux résister à vous appeler autrement)
Vous prenez bien inutilement contre moi la défense de quelqu'un que je vous ai toujours vanté 2. Quant à vous émerveiller qu'il connaisse

Elle mourut un soir de Décembre 3

je vois que vous ignorez que cette chanson fait essentiellement partie de mon petit répertoire, que je l'ai chantée des années, non pas certes à vous ni aux moqueurs, mais pour des oreilles complaisantes et des âmes naïves.

Les autres traits d'érudition que vous me citez me semblent aller à l'encontre de ce que vous voulez démontrer, car les vers cités n'ont aucun rapport avec ce que vous disiez. Or seule la pertinence de la citation peut faire présumer l'étendue du savoir. Si quand vous me parlez d'Albi je vous réponds :

Quand vous irez dans un de vos voyages
Voir Bordeaux, Pau, Bayonne et ses charmants rivages,
Toulouse la romaine où dans des jours meilleurs
J'ai cueilli tout enfant la poésie en fleurs 4

je prouverai que je ne connais pas de vers se rapportant exactement à Albi et que je suis médiocrement lettré. Mais si comme votre interlocuteur je vous réponds simplement :

Donc Eylau

C'est un pays en Prusse, un bois, des champs, de l'eau
De la glace, et partout l'hiver et la bruine 5

Il vous montrera qu'il ne connaît rien précisément se rapportant à ce que vous dites. Sans doute les événements actuels facilitent les choses, car il n'est pas hors de propos de dire au roi d'Italie qu'il peut être à son gré

Magnanime ou couard

Cruel comme Guillaume ou bon comme Édouard 6.

Pour ce dernier on pourra dire :

Tous chantent, légers, fiers, laissant flotter leurs brides
C'est Mar, Argyle, Athol, [Rothsay] 7, roi des Hébrides
Graham 8 roi de Stirling, John comte de Glasgow
Ils ont des colliers d'or ou de roses au cou 9.
Lord Kaine est assisté de deux crieurs d'épée 10.

 

Mais pour le premier :

 J'ai le Rhin aux sept monts, l'Autriche aux sept provinces
Mon sceptre est salué par cent vassaux, tous princes.
Gand est fille de Troie et mère de Grenoble
Isidore la nomme une ville très noble
Les Français ne l'auront jamais 11.

Il s'appuyait

Sur le Turc, il régnait sur l'Europe, inquiet
Seulement du côté de la sombre Angleterre 12 

(je suis dérangé, je continuerai cette lettre demain) 13

Mille tendresses de votre

Marcel.

 

Ce n'était pas de cette dame que je parlais 14 mais de notre bon docteur 15. Hélas sa femme m'a l'air bien malade 16.

Votre

Marcel.

 


 

1. Hahn 252-253 (n° CLXX). Lettre adressée au destinataire au moment où il se trouve avec le 31° régiment d'infanterie à Albi; elle daterait donc d'octobre ou de novembre 1914. L'allusion du post­scriptum à " notre bon docteur " (note 15 ci-après) semble la situer peu après le 24 octobre 1914. Voir la note 2.

2. Il s'agit peut-être du docteur Maurice Bize, auquel Proust fait allusion dans le post-scriptum. On sait qu'il était médecin-major au 35° territoriale; il se trouvait à Albi en même temps que Reynaldo Hahn. Il est probable que c'est par l'intermédiaire de Hahn que Proust put obtenir les deux certificats médicaux que Bize a faits pour lui, l'un datant du 23 octobre 1914, l'autre d'Albi, 4 novembre 1914. Voir ci-dessus la note 2 de la lettre 178 du même au même.

3. Chanson que nous n'avons pas réussi à identifier.

4. Victor Hugo, A M. Louis B. (Les Feuilles d'Automne, II), quatre premiers vers de la pièce qui commence ainsi

Louis, quand vous irez, dans un de vos voyages

Proust cite exactement sauf pour la ponctuation.

5. Victor Hugo, Le Cimetière d'Eylau (La Légende des Siècles, XLIX, Le Temps présent, VI), deuxième strophe, vers 8 à 10, cités exactement sauf pour la ponctuation.

6. Citation arrangée de L'Aigle du casque (La Légende des Siècles, XVII, Avertissements et châtiments, IV)

C'est pour ou contre un saint que tout combat se livre;
Avec la liberté de fuir et de poursuivre,
D'être ferme ou tremblant, magnanime ou couard.
Cruel comme Beauclerc, ou bon comme Édouard.

(Nous soulignons.) Beauclerc est le surnom d'Henri Ier d'Angleterre. Edouard désigne Edouard III le confesseur. Proust substitue au nom de Beauclerc celui de Guillaume, visant Guillaume II, roi de Prusse (1859-1940), empereur d'Allemagne depuis le 18 juin 1888. Le nom du roi d'Angleterre n'est plus Édouard, George V ayant succédé à son père Édouard VII, décédé le 6 mai 1910. Quant au roi d'Italie, il s'agit de Victor-Emmanuel III (1869-1947), qui va choisir d'être " magnanime " en déclarant la guerre à l'Autriche, mais seulement le 22 mai 1915, presque dix mois après le déclenchement des hostilités.

7. Ms : Rhotsay; nous corrigeons.

8. Sic. Dans l'Aigle du casque, on lit :

David, roi de Stirling, Jean, comte de Glasgow (Nous soulignons.)

9. Ces quatre vers sont tirés de L'Aigle du casque (voir la note 6 ci-dessus). Cf. Victor Hugo, La Légende des Siècles... Texte établi et annoté par Jacques Truchet, édition de la Pléiade, Paris, 1950, p. 296.

10. Ibid. Loc. cit., p. 295.

11. Welf Castellan d'Osbor (La Légende des Siècles, XIX), deuxième scène :

Arle est fille de Troie et mère de Grenoble,
Isidore la nomme une ville très-noble,
Et Théodoric, comte et roi des Goths, l'aima.
Les Français ne l'auront jamais. Gênes, Palma,
Mayorque, Rhode et Tyr sont mes ports tributaires,
J'ai le Rhône, et l Autriche est une de mes terres.

[...]

Mon sceptre est salué par cent vassaux, tous princes.
J'ai le Rhin aux sept monts, la Gaule aux sept provinces. 

Loc. cit., p. 343. - Proust substitue " Gand " à " Arle ", " l'Autriche " à " la Gaule ", et il change l'ordre des vers,

12. Ici Proust cite La Rose de l'Infante (La Légende des Siècles, XXVI), septième strophe (il s'agit de Philippe II d'Espagne) :

Il tenait l'Amérique et l'Inde, il s'appuyait
Sur l'Afrique, il régnait sur l'Europe, inquiet
Seulement du côté de la sombre Angleterre

(Renseignement offert par M. Jean Joseph.) Loc. cit., p. 440. - Proust substitue " le Turc " à " l'Afrique ".

13. Si Proust a écrit " demain " une autre lettre faisant suite à celle-ci, elle ne nous est pas parvenue.

14. Nous ignorons de qui il est question ici.

15. Il s'agit sans aucun doute du docteur Maurice Bize (voir la note 2 ci-dessus). Voir la note suivante.

16. Mme Maurice Bize, née Ernestine-Thérèse-Louise Rieffet (1876-1914). Elle devait en effet mourir à Paris le 17 décembre. L'annonce de son mariage avec Bize figure dans Le Figaro du 20 avril 1900, à la rubrique Avis de mariage.