Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
Cher Reynaldo
Au sujet de ce qui me consterne et dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre 2, ne pourrais-je aller voir de votre part M. Trouillot 3 -ou vous fâcherais-je en allant voir de ma part à moi Me Thomson 4 ? Cela ne peut pas vous fâcher et vous auriez tort de me le refuser.
Cher Reynaldo je me suis permis en répondant à Bize 5, parce que malgré moi cela a débordé, de lui dire que connaissant vos syncopes, votre fragilité de la poitrine, j'étais bien tourmenté de votre départ et que je vous voyais mal supportant dans des tranchées un froid qui vous donne la fièvre quand vous sortez de l'Opéra.
Cher Reynaldo je voudrais bien mon ami que votre cher Commandant sût tout cela 6. J'ai eu peur de vous fâcher et de le fâcher en lui écrivant. Mais enfin la crainte de fâcher est une chose et le bien de ce qu'on aime quand il s'agit d'une épreuve aussi grave pour un tempérament aussi fragile est peut'être une chose plus importante. Je sais qu'il faut avant tout ne pas diminuer ceux qu'on aime par des démarches ridicules et je ne ferai rien sans votre assentiment. Mais il serait criminel de votre part que le Commandant ignorât 1°les syncopes 2° la fragilité bronchiale prenant les terribles proportions qu'elles ont prises,-. On lui ferait plus tard un reproche, si vous tombiez malade, qu'il ne mériterait pas, ayant tout ignoré. Écrivez-moi vite.
Marcel.
Quand vous aurez reçu cette lettre, à cause de son importance vous pouvez me télégraphier que vous l'avez reçue, mais me répondre plutôt par lettre sauf urgence.
1. Hahn 250-251 (n° CLXIX). Cette lettre se situe peu de jours après le 28 octobre 1914: allusions à " ce qui me consterne et dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre " (note 2 ci-après), à une lettre " répondant à Bize " (note 5).
2. Il s'agit de la lettre qu'il adressa à Hahn au moment où il apprit que ce dernier avait demandé à être envoyé aux tranchées. Proust avait appris cette nouvelle le mercredi matin 28 octobre 1914, ainsi que nous l'apprend sa lettre de ce jour-là adressée à Mme de Madrazo (lettre 181).
3. Georges-Marie-Denis-Gabriel Trouillot (1851-1916), ancien avocat, journaliste et homme d'État; député de 1889 à 1906, sénateur du Jura depuis 1906, ancien ministre des Colonies dans les cabinets Brisson et Briand, ancien ministre du Commerce, de l'Industrie, des Postes et Télégraphes dans les cabinets Combes et Rouvier.
4. Mme Gaston Thomson, née Henriette Peigné-Crémieux, cousine de Marcel Proust. Son mari était, depuis le 13 juin 1914, ministre du Commerce, des Postes et Télégraphes dans le cabinet Viviani. Cf. Cor. V, 179, notes 2 et 3.
5. Proust a dû écrire au docteur Bize pour le remercier du certificat médical daté du 23 octobre 1914 affirmant qu'il était " dans l'impossibilité absolue de rendre aucun service dans l'armée ". Comme ce premier certificat ne disait pas qu'il était incapable de se présenter devant le conseil de réforme, Bize en fit un second, daté d'Albi, le 4 novembre 1914, où il affirme: " Depuis de longues années, Monsieur Proust est alité et dans un état de déchéance physique tellement prononcé qu'il lui sera impossible de se présenter devant le conseil de Réforme. " Voir à ce sujet le télégramme à Reynaldo Hahn que nous datons du samedi matin 24 octobre 1914.
6. Allusion au commandant Cuny. Voir ci-dessus la note 10 de la lettre 179 du même au même.