Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XIII-197

[Le samedi 21 novembre 1914] 1

 

  

 

Cher Reynaldo

 

 

Quand vous n'êtes pas la Guerre d'aujourd'hui (et à la 100° puissance) vous en êtes le Saint-Simon. Ne vous " épanchez " pas trop avec la personne que vous me dites, excellent en effet mais extrêmement réactionnaire, et qui peut'être vous approuve par timidité 2.

D'autre part ce que vous me dites sur la folie menaçante de l'un de vous m'afflige et m'intéresse 3. A quoi le discernez-vous, donnez-moi des exemples.

Avez-vous dit à Hermann que je m'étais souvent informé de lui. Je ne voudrais pas que sa conduite indécente de l'été dernier lui fît croire que je garde des rancunes jusque dans l'Enfer qu'est l'époque actuelle et dont il n'y avait pas besoin des horreurs comme eût dit Saint-Simon (l'autre qui n'écrivait pas si bien que vous) pour que j'oubliasse ses incartades et me souvienne seulement de ses obligeances 4.

Quant au pauvre Henri Bardac à qui vous n'avez certainement pas transmis mes sympathies je désire les 5 lui écrire 6. Savez-vous son adresse. (Les lui écrire est Frey 7 etc. mais c'était pour éviter une fausse interprétation).

J'ai écrit une lettre que je croyais charmante à M. Gustave Lyon 8. Il n'y a jamais répondu (non plus que Widal 9 etc.). Je croyais qu'absorbé par la tristesse, il ne pouvait penser à rien d'autre. Mais j'ai vu dans les journaux qu'il adressait des appels: " Sus aux maisons austro-allemandes ! etc. "

Si vous pouviez écrire un mot à La (croyez-vous que je ne peux pas trouver le nom de votre ancien secrétaire si gentil, d'une famille de robe) 10 pour son cousin de Monaco, les Agostinelli père et fils sont dans une extrême misère, le Casino de Monte Carlo doit paraît-il rouvrir prochainement et comme beaucoup d'employés sont à la guerre (?) il serait plus facile de les caser. J'ai aussi recommandé le fils qui est un excellent mécanicien et chauffeur au père Gautier Vignal par l'intermédiaire de son fils 11. Le père est un cocher de premier ordre (références Léonino etc.) 12. Parsdon.

A propos de noms commençant par La et qui ne sont ni Labruyère, ni La Morinière, ni La Bédoyère, j'ai lu avec tristesse la mort héroïque du jeune La Morinière. Mais est-ce lui ou son frère. Il s'appelait Guy 13.

Cher Reynaldo je serai plus content si vous êtes interprète que dans les tranchées qui ne manqueraient pas par ce froid 14 de vous en donner d'intestinales 15; mais ce n'est pas sans risques, et malgré tout ce que vous dites d'Albi, quelque exaspération que vous éprouviez etc., c'est Albi. Le mot de Sieyès convient aussi bien en temps de guerre qu'en temps de révolution 16, quand on ne peut rendre aucun service à la guerre, et qu'on pourra en rendre d'immenses en temps de paix. " Quieta non movere 17 " est un autre proverbe que je vous invite à méditer.

Si vous voulez lire des comptes rendus de la guerre, ce n'est pas dans l'Homme Libre qu'il faut les lire 18 (des plus médiocres) mais dans l'admirable article (j'ignore l'auteur) que publie chaque jour en première page sous ce titre La Situation militaire, le Journal des Débats 19. On " voit " les opérations. Le petit compte rendu d'Hutin dans l'Écho de Paris 20, très inférieur était cependant assez net. Mais depuis qu'il a changé de place dans le journal il ne vaut plus rien 21.

Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé 22.

Vous ai-je raconté l'histoire de mon prêt à ma Tante 23. Si non ce sera pour une prochaine lettre car je suis trop fatigué.

Mon petit Reynaldo restez le plus que vous pourrez à Albi où du moins je n'ai pas (au même degré) à me dire

Mon frère a-t-il ce qu'il lui faut?

Bon souper, bon gîte? (Je ne me soucie pas " du reste dont la privation ne peut être qu'excellente) 24.

Adieu mon petit Albigeois et tâchez de le rester[.]

Marcel.

 

P.S. Avez-vous vu la mort de Casadessus le violoncelliste 25 (ce n'était pas le visiteur de Tolstoï n'est-ce pas) 26 et du jeune Gunzbourg 27, fils je suppose de la Baronne Guigui 28.

Croyez-vous qu'il soit utile de me faire vacciner même si je ne suis pas pris?

Croiriez-vous que ce matin j'ai lu un article de Franc-Nohain croyant que c'était de Barrès et ne m'en suis pas aperçu 29. La puissance de la suggestion en art est énorme. Ne croyez pas ce que Bourget dit de Kant 30. C'est bensonges [.] 

 


1. Hahn 254-256 (n° CLXXI). Cette lettre doit se situer peu avant le 24 novembre 1914, date où Proust apprend le prénom du jeune La Morinière tué à la guerre (note 13 ci-après). Il mentionne un article de Franc-Nohain lu " ce matin " (note 29); ce journaliste n'ayant publié aucun article les 22, 23, 24 novembre, Proust écrit au plus tard le 21. Comme il écrit cette lettre après la lettre à Gautier-Vignal dont le cachet postal est du 23 novembre, il a dû l'écrire le samedi 21 novembre 1914. Voir également l'allusion au froid, qui devient sévère à partir du 19 novembre (note 14). Voir aussi les allusions à la mort de Casadesus (note 25), à la mort " du jeune Gunzbourg " (note 27), à l'article de Bourget sur Kant (note 30).

2. Nous n'avons pu identifier la personne en question ici.

3. Fernand Gregh raconte qu'au moment où il se trouvait à Albi en même temps que Reynaldo Hahn, un soldat est venu un jour lui dire " Monsieur, vous devriez venir à notre caserne. Il y a un homme qui est en train de déménager. - Comment s'appelle-t-il? - Harry Baur. " Gregh, arrivé à la caserne, fait appeler Baur : " Je vis venir un malheureux pas lavé, à la barbe pas faite, à la capote sale, la bouche ouverte, les yeux éteints, un homme fini. La mobilisation l'avait surpris au chevet de sa femme atteinte de la fièvre typhoïde, et presque sans ressources. Il n'avait pu résister au changement de vie, à l'angoisse de la guerre, à la nourriture de la caserne. f...] " - Il s'agit de Harry Baur (1880-1943), acteur qui avait joué au Palais-Royal, au théâtre Antoine, à l'Odéon, au théâtre de l'Athénée, au théâtre de la Renaissance. F. Gregh, L Age d'airain, p. 177; Delini, p. 21.

4. Allusion, semble-t-il, à l'attitude d'Edouard Hermann au moment où il a fait acheter pour Proust des actions de Spassky Copper. Voir à ce sujet la lettre du 23 juin 1914 ci-dessus.

5. Ms: les, mot ajouté en interligne.

6. Henri Bardac, blessé dès septembre 1914 à la bataille de la Marne, fut envoyé à Angers chez les Franciscaines de Sainte­Marie-des-Anges qui avaient transformé en hôpital une aile de leur couvent. Il affirme qu'il y reçut de Proust un long télégramme, dont il reproduit de mémoire le commencement: " Bien que l'étendue de mon admiration pour votre héroïsme n'ait d'égale que celle de votre antipathie pour moi, je veux que vous sachiez, etc. " Henri Bardac, Proust et Montesquiou (souvenirs), La Revue de Paris, 55° année (septembre 1948), p. 142.

7. Frey : signifie ici: me fait mal aux dents. Le docteur Léon Frey était médecin-dentiste. Voir Cor. X, 171, note 5.

8. Gustave Lyon était le directeur-gérant de la Société Pleyel, Lyon & Cie, facteurs de pianos, rue Rochechouart, 22-24, et rue Meyerbeer, 7. - Gustave-Frankz Lyon, né en 1857, ingénieur civil des mines, collaborait au Dictionnaire de la Musique et du Conservatoire. Q. E-V 1909-1910, p. 327; P.-Hach. 1914, p. 528.

9. Proust demandait, sans doute en vue du conseil de contre-réforme qu'il craignait d'avoir à passer, un certificat médical à l'un des collègues éminents de son frère. - Dans le Côté de Guermantes, quand le docteur Cottard essaya du régime lacté sur la grand'mère du narrateur, les soupes au lait " ne firent pas d'effet parce que ma grand'mère y mettait beaucoup de sel, dont on ignorait l'inconvénient en ce temps-là (Widal n'ayant pas encore fait ses découvertes). " II, 298. - Il s'agit de Georges-Fernand-Isidore Widal (1862-1929), professeur agrégé, membre de la Faculté de médecine de Paris, médecin des hôpitaux, membre de l'Académie de médecine, section d'hygiène publique (1906). Q. E-V 1909-1910, p. 305; Ac. méd. 124; F. C. VII.

10. Nous n'avons aucun renseignement sur le secrétaire en question.

11. Il s'agit d'Émile Agostinelli, que Proust recommande en effet au père de Louis Gautier-Vignal. Voir ci-dessus la lettre 196 à ce dernier.

12. Il s'agit du baron Emmanuel Leonino, veuf de Juliette de Rothschild, décédée en 1896.

13. Une note précisant le prénom du décédé paraît seulement à la date du 24 novembre 1914, date où Le Figaro, Le Gaulois, et l'Écho de Paris publient une notice à ce sujet. On lit dans Le Figaro du jour indiqué, page 3, à la rubrique Le Monde et la Ville/ Deuil: " On annonce la mort de M. Guy de La Morinière, fils de la comtesse de La Rochecantin, qui a succombé aux blessures qu'il a reçues au champ d'honneur. Maréchal des Logis au 2° cuirassiers, il venait d'être promu sous-lieutenant pour sa brillante conduite pendant les combats du Nord. " Il avait en effet un frère, le comte Hervé de La Morinière de la Rochecantin, demeurant chez ses parents à Paris, et à Buenos­Aires. - L'édition imprime " La Morandière ", mauvaise leçon. - Reynaldo Hahn connaissait la mère du défunt.

14. D'après la rubrique " la Température " dans Le Figaro, c'est le 18 novembre " que pour la première fois le thermomètre  est descendu au-dessous de zéro ", avec -1° le matin (Figaro du 19). La température continue de descendre les jours suivants: -1°6 (le 19), -2°5 (le 20, jour de vent "très froid "), -2°5 (le 21), -2°8 (le 22). A partir du 20, les températures de journée n'excèdent pas 2°.

15. Jeu de mots sur tranchées, qui, au pluriel, signifie aussi: colique aiguë, très douloureuse. (Robert, 6, p. 808).

16. Comme on demandait à l'abbé Sieyès ce qu'il avait fait sous la Terreur, il répondit: " J'ai vécu. " DEHB, p. 1790. - Emmanuel-Joseph Sieyès (1748-1836), abbé, publiciste, homme politique français, théoricien politique pendant la Révolution. Il fut nommé comte sous l'Empire.

17. Proverbe qui signifie : ne pas agiter ce qui est tranquille, ne pas réveiller les querelles assoupies. - Petit Larousse, 1911, p. 1090.

18. L'Homme libre, quotidien fondé le 5 mai 1913 par Georges Clemenceau. Quand, le 29 septembre 1914, l'autorité militaire suspendit son journal pour huit jours, Clemenceau publia "un nouveau journal intitulé L'Homme enchaîné " (voir Le Figaro, 1er octobre 1914, p. 2; le Journal, ibid.) Le 8 octobre, l'Homme libre put recommencer sa publication, mais Clemenceau conserva le titre significatif de l'Homme enchaîné (Le Figaro, 8 octobre 1914, p. 2), qu'il abandonna seulement le 17 octobre 1917, quand il fut nommé président du Conseil. - Dans la scène de l'hôtel louche, où le baron de Charlus se fait fustiger par un soldat, on le surnomme, par allusion à un journal qui paraissait à cette époque, " l'Homme enchaîné. " Le Temps retrouvé, III, 821.

19. Proust apprendra plus tard que l'auteur était Henri Bidou. Voir Cor. IX, 135, note 4.

20. Il s'agit de Marcel Hirsch, dit Marcel Hutin (1869-1945), journaliste français né à Wissembourg, en Alsace, rédacteur à l'Écho de Paris, depuis 1898; il avait fait du " grand reportage" au Figaro et au Gaulois.

21. Le " Bulletin " de Marcel Hutin paraît quotidiennement à la première colonne de la dernière page de l'Écho de Paris, jusqu'au 8 novembre 1914. A partir du 14, il reprend, mais en 6e colonne.

22. Corneille, Cinna, acte V, scène 1, vers 1492 (Auguste à Cinna).

23. Rappelons que Proust était locataire, au 102, boulevard Haussmann, de la veuve de son oncle, Mme Georges-Denis Weil, née Amélie Oulman. Il lui avait cédé sa part d'héritage de l'immeuble en 1907. Voir Cor. 11, 355, note 11.

24. Cf. La Fontaine, Les deux pigeons, Fables, livre IX, fable 2, vers 15-17

Hélas, dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste?

L'édition supprime le vers 17 et la parenthèse.

25. Sic. Le Figaro du 15 novembre 1914 annonce, p. 4, sous le titre Morts au champ d'honneur: " - M. Marcel  Casadesus,   violoncelliste du quatuor Capet, frère du compositeur, tué par un obus, le 10 octobre, dans le Pas-de-Calais. "

26. Nous ne savons pas de quelle source Proust tient qu'un membre de la famille Casadesus a rendu visite à Tolstoï.

27. Sic. L'Écho de Paris du 15 novembre 1914 annonce, page 2, sous le titre: Morts au champ d'honneur : " Le baron Alexis de Gunsburg, tué près de Lille. D'origine russe, il s'était engagé pour la durée de la guerre dans l'armée anglaise. Il servait comme sous-lieutenant au 11, lanciers. Il était le fils du baron S. de Gunsburg et de la baronne, fort répandus dans la haute société parisienne [...] ".

28. Voir Cor. X, 364, note 18.

29. Allusion,   semble-t-il, à l'article assez " suggestif " paru en première page de l'Écho de Paris du 21 novembre 1914, sous le titre " La Pauvre Vieille ", par " F.N. ". Il y est question d'une femme privée de son petit-fils, son seul soutien, obligée de vivre avec une rente de 8 francs par mois en tout et pour tout. Franc-Nohain réclame que des allocations secourent les gens qui vivent dans de telles situations de dénuement. - L'auteur était Maurice-Étienne Legrand (1873-1934), dit Franc-Nohain, avocat, ancien sous-préfet, puis poète, auteur dramatique, romancier, journaliste, critique, ayant collaboré à Gil Blas, au Figaro, à la Revue Blanche, à l'Écho de Paris.

30. Allusion à l'article de Paul Bourget paru en première page de l'Écho de Paris du 15 novembre 1914, sous le titre: Les leçons de la guerre IX Le Droit et la Force. L'auteur dénonce le sophisme de la doctrine pangermanique, qui fonde sur la Force la prétendue supériorité culturelle allemande, supériorité qui légitimerait sa domination. Si la Force, valeur d'ordre, est une vertu quand elle défend le droit, elle perd sa légitimité quand elle abuse d'elle-même. Bourget accuse l'impératif catégorique kantien d'avoir institué la Force en règle de conduite - supposant que le dérèglement atavique de la conscience allemande la rend incapable de jugement éthique. - L'édition imprime, au lieu de Kant : " Krauss [ ?] ", mauvaise leçon; nous corrigeons d'après la photocopie de l'original.