Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
[Vers le 12 ou le 13 novembre 1915] 1
Sans pouvoir vous dire comme elles que je suis " du côté de l'Aurore " 2 car je suis plutôt du côté du couschant et même du cousché, je vous dis comme les pauvres Cigognes
Reynaldo je ne peux vous écrire en détail étant un peu maladch, et malgré ma grande compétence comment l'union de la pureté de Rimsky 4 et de la profondeur du vieux Sourd 5 est un des moindres miracles de vos valses 6. D'ailleurs le nom de Rimsky est un blasphème car s'il dit les choses purement il a peu de choses à dire, et chez le vieux sourd l'expression est souvent alourdie. Dans vos valses est atteint[e] l'absolue coïncidence (au sens géométrique du mot) où l'expression est tellement débarrassée de tout ce qui n'est pas ce qu'elle veut exprimer qu'il n'y a plus qu'une seule chose, art ou vie je ne sais pas, et non pas deux.
Marcel
1. Coll. M.H. Bradley Martin. Hahn 256-257 (n° CLXXII), texte tronqué. Lettre écrite après l'audition des valses du destinataire (notes 6 et 13 ci-après) ; doit dater du 12 ou du 13 novembre 1915.
2. Citation de la pièce liminaire de La légende des Siècles, de Victor Hugo ; édition de la Pléiade, 1950, texte établi par Jacques Truchet, p. 12.
3. Allusion, semble-t-il, à un dessin de Hansi figurant des cigognes, symbole de l'Alsace, suppliant la France de ne pas l'oublier. (Renseignement aimablement fourni par M. Jacques Suffel.) - Hansi, pseudonyme de Jean-Jacques Waltz (1873-1951), publiciste et dessinateur en Alsace.
4. II s'agit de Nicolas-Andrejevitch Rimsky-Korsakow (1844-1908), compositeur russe.
5. Allusion à Beethoven. Ludwig Van Beethoven (1770-1827). Sur sa surdité, voir Cor, XII, 110 et note 5.
6. II s'agit du Ruban dénoué, suite de valses pour deux pianos. La partition porte l'inscription : Aux armées, 1915. Reynaldo Hahn avait composé ces valses à Vauquois. Voir ci-après, note 12.
7. Vichnou, dieu hindou, qui a eu neuf incarnations, ou avatars. Voir ci-après, note 10.
9. Deux victoires d'Epaminondas, général thébain, sur les Spartiates. Blessé mortellement à Mantinée (362 av. J.-C.), à ceux qui regrettaient qu'il n'eût point d'enfant, il dit : " Je laisse deux filles immortelles, Leuctres et Mantinée.
10. Proust se trompe ici ; le VII, quatuor de Beethoven (op. 59) n'a pas d'andante. On peut se demander si le commentaire que Proust voulait citer n'est pas celui qu'on lit dans l'ouvrage de W. de Lenz, Beethoven et ses Trois Styles (Paris, 1909), p. 65, où il est fait allusion au VII, quatuor en ces termes : "" L'adagio sera désormais quelque immense complainte (quatuor en fa, op. 59), une suppliante adresse de l'humanité (quatrième symphonie), une scène du paradis où ceux qui s'aimaient ici-bas se rencontrent heureux (quatuor en mi mineur). [...] ~, Il est à remarquer qu'on trouve, un peu plus loin dans le même livre, un autre rapprochement avec notre lettre ; Lenz, parlant de la 32, sonate (p. 300), écrit : " Dans chaque morceau que le pianiste joue en public, il résout d'ordinaire le problème des nombreuses incarnations de Vischnou ; il se voit idole. "
12. On sait que Proust assista en effet à une audition des valses que Reynaldo Hahn avait composées à Vauquois, qu'il donna pendant sa première permission à Paris. Cette audition eut lieu chez Mme - Duglé, 169, boulevard Malesherbes ; Reynaldo Hahn y interpréta ses valses à quatre mains avec Edouard Hermann. Proust y arriva un peu tard, dégoulinant de pluie, et garda sa pelisse pendant le concert. (Renseignements aimablement fournis par Mme Jean Helleu.) D'après Le Figaro de l'époque, la pluie et le mauvais temps sévissaient en effet à Paris les 9, 10, 11, 12 et 13 novembre 1915. - Au sujet de la venue en permission de Reynaldo Hahn, voir ci-après, lettre à Lionel Hauser que nous datons du Jeudi [18 novembre 1915].