Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XIV-139

 [Vers le 12 ou le 13 novembre 1915] 1

 

 

Cher Reynaldo  

 

Sans pouvoir vous dire comme elles que je suis " du côté de l'Aurore " 2 car je suis plutôt du côté du couschant et même du cousché, je vous dis comme les pauvres Cigognes

Ne nous oubliez pas ! aimez-nous ! 3

Reynaldo je ne peux vous écrire en détail étant un peu maladch, et malgré ma grande compétence comment l'union de la pureté de Rimsky 4 et de la profondeur du vieux Sourd 5 est un des moindres miracles de vos valses 6. D'ailleurs le nom de Rimsky est un blasphème car s'il dit les choses purement il a peu de choses à dire, et chez le vieux sourd l'expression est souvent alourdie. Dans vos valses est atteint[e] l'absolue coïncidence (au sens géométrique du mot) où l'expression est tellement débarrassée de tout ce qui n'est pas ce qu'elle veut exprimer qu'il n'y a plus qu'une seule chose, art ou vie je ne sais pas, et non pas deux.

Cher gentil que vous devez être heureux dans votre malheur de vous être incarné pour toujours dans ces formes immortelles et comme vous devez vous f. de tous ennuis après cela ! Que je vous envie ! Vous avez plus d'incarnations (car c'est dans ce sentiment religieux que je les adore) que Vichnou 7. Je dis plus 8 sans préciser parce que je ne me rappelle pas combien il y a de valses (très moschant. Que dirait Suzette !) et que vous avez fait aussi d'autres petites choses dans votre vie, mais aucune aussi genstille, aussi sublime. Vous avez là vos filles immortelles que je préfère beaucoup à Leuctres et à Mantinée 9.Je voudrais vous copier le commentaire qu'on donne de l'andante du VIIe quatuor 10. Cela pourrait être un commentaire de votre dernière valse. Mais même écrit par vous, tout commentaire étant en mots c'est-à-dire en idées générales, laisserait passer cette particularité intime, inexprimable, qui fait que les choses sont pour nous ce qu'elles ne sont pour personne au monde par exemple quand nous sommes ivres (ivres de vin, ou de chagrin, ou de promenade etc.) et que votre musique va chercher au fond insondable de l'être de Reynaldo et nous rapporte, alors que Reynaldo lui-même en parlant ne pourrait nous le rendre = Génie.Mille petites boschancetés 11 à vous raconter, mais fatigué, et bonjour [.] 12

Marcel

 


 

1. Coll. M.H. Bradley Martin. Hahn 256-257 (n° CLXXII), texte tronqué. Lettre écrite après l'audition des valses du destinataire (notes 6 et 13 ci-après) ; doit dater du 12 ou du 13 novembre 1915.

2. Citation de la pièce liminaire de La légende des Siècles, de Victor Hugo ; édition de la Pléiade, 1950, texte établi par Jacques Truchet, p. 12.

3. Allusion, semble-t-il, à un dessin de Hansi figurant des cigognes, symbole de l'Alsace, suppliant la France de ne pas l'oublier. (Renseignement aimablement fourni par M. Jacques Suffel.) - Hansi, pseudonyme de Jean-Jacques Waltz (1873-1951), publiciste et dessinateur en Alsace.

4. II s'agit de Nicolas-Andrejevitch Rimsky-Korsakow (1844-1908), compositeur russe.

5. Allusion à Beethoven. Ludwig Van Beethoven (1770-1827). Sur sa surdité, voir Cor, XII, 110 et note 5.

6. II s'agit du Ruban dénoué, suite de valses pour deux pianos. La partition porte l'inscription : Aux armées, 1915. Reynaldo Hahn avait composé ces valses à Vauquois. Voir ci-après, note 12.

7. Vichnou, dieu hindou, qui a eu neuf incarnations, ou avatars. Voir ci-après, note 10.

8. Ms : parce que, mot barré.

9. Deux victoires d'Epaminondas, général thébain, sur les Spartiates. Blessé mortellement à Mantinée (362 av. J.-C.), à ceux qui regrettaient qu'il n'eût point d'enfant, il dit : " Je laisse deux filles immortelles, Leuctres et Mantinée.

10. Proust se trompe ici ; le VII, quatuor de Beethoven (op. 59) n'a pas d'andante. On peut se demander si le commentaire que Proust voulait citer n'est pas celui qu'on lit dans l'ouvrage de W. de Lenz, Beethoven et ses Trois Styles (Paris, 1909), p. 65, où il est fait allusion au VII, quatuor en ces termes : "" L'adagio sera désormais quelque immense complainte (quatuor en fa, op. 59), une suppliante adresse de l'humanité (quatrième symphonie), une scène du paradis où ceux qui s'aimaient ici-bas se rencontrent heureux (quatuor en mi mineur). [...] ~, Il est à remarquer qu'on trouve, un peu plus loin dans le même livre, un autre rapprochement avec notre lettre ; Lenz, parlant de la 32, sonate (p. 300), écrit : " Dans chaque morceau que le pianiste joue en public, il résout d'ordinaire le problème des nombreuses incarnations de Vischnou ; il se voit idole. "

11. Entendre : méchancetés.

12. On sait que Proust assista en effet à une audition des valses que Reynaldo Hahn avait composées à Vauquois, qu'il donna pendant sa première permission à Paris. Cette audition eut lieu chez Mme - Duglé, 169, boulevard Malesherbes ; Reynaldo Hahn y interpréta ses valses à quatre mains avec Edouard Hermann. Proust y arriva un peu tard, dégoulinant de pluie, et garda sa pelisse pendant le concert. (Renseignements aimablement fournis par Mme Jean Helleu.) D'après Le Figaro de l'époque, la pluie et le mauvais temps sévissaient en effet à Paris les 9, 10, 11, 12 et 13 novembre 1915. - Au sujet de la venue en permission de Reynaldo Hahn, voir ci-après, lettre à Lionel Hauser que nous datons du Jeudi [18 novembre 1915].