Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XIV-176

 [Peu après le 24 octobre 1914] 1

 

 

Cher Reynaldo

  

Je vous remercie de tout cœur de votre lettre, impérissable monument de bonté et d'amitié 2. Mais Bize se trompe entièrement s'il croit qu'un certificat me dispense de quoi qu'il soit 3. Peut'être un certificat de Pozzi, lieutenant colonel au Val-de-Grâce, l'eût pu (et je ne crois pas) 4. Mais avec des manières charmantes et des procédés parfaits il l'a éludé et refusé 5. Je vous tiendrai au courant de mes mésaventures militaires quand elles se produiront.

Mon cher petit vous êtes bien gentil d'avoir pensé que Cabourg avait dû m'être pénible à cause d'Agostinelli. Je dois avouer à ma honte qu'il ne l'a pas été autant que j'aurais cru et que ce voyage a plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin, étape après laquelle heureusement j'ai rétrogradé une fois revenu 6 vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg sans cesser d'être aussi triste ni d'autant le regretter, il y a eu des moments, peut'être des heures, où il avait disparu de ma pensée.

Mon cher petit ne me jugez pas trop mal par là (si mal que je me juge moi-même !). Et n'en augurez pas un manque de fidélité dans mes affections, comme moi j'ai eu le tort de l'augurer pour vous quand je vous voyais regretter peu des gens du monde que je croyais que vous aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins de tendresse que je n'avais cru. Et j'ai compris ensuite que c'était parce qu'il s'agissait de gens que vous n'aimiez 7 pas vraiment. J'aimais vraiment Alfred. Ce n'est pas assez de dire que je l'aimais, je l'adorais. Et je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car je l'aime toujours. Mais malgré tout, dans les regrets, il y a une part d'involontaire et une part de devoir qui fixe l'involontaire et en assure la durée. Or ce devoir n'existe pas envers Alfred qui avait très mal agi avec moi, je lui donne les regrets que je ne peux faire autrement que de lui donner, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui qui me lie à vous, qui me lierait à vous, même si je vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc j'ai eu à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas inconstant et n'en accusez que celui qui ne pouvait mériter de fidélité. D'ailleurs j'ai eu une grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues ; mais par moments elles sont assez vives pour que je regrette un peu l'apaisement d'il y a un 8 mois. Mais j'ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut'être moins obsédantes qu'il y a un mois et demi ou deux mois. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce qu'on meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le " moi " d'il y a quelques semaines. Son ami ne l'a pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il l'a rejoint dans la mort et son héritier, le " moi " d'aujourd'hui aime Alfred mais ne l'a connu que par les récits de l'autre. C'est une tendresse de seconde main. (Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation d'en lire quelques extraits à Gregh ou à d'autres, vous me feriez beaucoup de peine 9. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. D'ailleurs je n'ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne m'offre plus que des événements que j'ai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume celui qui s'appelle en partie A l'ombre des jeunes filles en fleurs, vous reconnaîtrez l'anticipation et la sûre prophétie de ce que j'ai éprouvé depuis.

J'espère que ce que je vous ai 10 écrit vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. D'ailleurs j'espère que votre cher Commandant 11, si vos velléités absurdes persistaient, saurait " commander " et vous [,] " obéir ". Je ne veux pas avoir l'air d'éluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me " nourris " pas en ce moment. Mais la fréquence des crises l'empêche. Vous savez que dès qu'elles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez l'année dernière et ma victoire de la Marne 12. Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi 13. Je crois qu'il n'est pas très bien avec Février le directeur du S[ervi]ce de Santé 14 et le côté Galliéni 15. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peut'être pas appelé. En tous cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense c'est une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme l'asthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on m'a interviewé 16 dans mon lit 17 ; mais pensez-vous que le G[ouvernemen]t M[ilitai]re de Paris en sache quelque chose ! Bize a fait erreur s'il croit que c'est une dispense légale.

Mille tendresse de votre

Marcel

Je reçois à l'instant le certificat de Bize 18, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu m'être utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tous cas je vais lui écrire 19.

P. S. Que ma lettre je vous en prie n'aille pas vous donner l'idée que j'ai oublié Alfred. Malgré la distance que je sens hélas par moments, je n'hésiterais pas même dans ces moments-là à courir me faire couper un bras ou une jambe si cela pouvait le ressusciter.

3e P. S. Surtout cher petit ne faites quoi que ce soit pour une question de contreréforme. Ce que vous avez fait était divinement gentil et a été parfait. Mais faire autre chose ne pourrait que m'attirer des ennuis. Je crois que tout se passera très bien. Et d'ailleurs ce ne sera pas avant quelque temps. Que pense le Commandant C. de la guerre ? comme durée, comme issue, comme présent, comme passé, comme avenir 20. 


1. Coll. U. III. et (partie inédite) cat. Charavay, vente du 22 novembre 1985, n° 122. Nous donnons le texte intégral de la lettre, dont nous avons déjà publié la partie correspondant aux quatre premières pages du manuscrit, et une feuille contenant un " P. S. " et un " 3e P. S. " (voir ci-après, note 19). Cette lettre se situe peu de jours après le 24 octobre 1914 : voir ci-après, notes 2 et 3.

2. Dans un télégramme daté du 24 octobre 1914, Proust remercie Hahn d'avoir obtenu un certificat médical du docteur Bize, lui demandant de répondre par lettre, " les dépêches en ce moment me faisant toujours craindre de mauvaises nouvelles ". Cor. XIII, note 2 de la lettre 178.

3. Dans le certificat médical que le docteur Bize a rédigé, le 23 octobre 1914, il affirme que l'état de santé de Proust le met dans l'impossibilité absolue de rendre aucun service dans l'armée ". Nous reproduisons le texte du certificat en question dans Cor. XIII, note 2 de la lettre 178.

4. Ms : parenthèse ajoutée en interligne.

5. Ms : et refusé, mots ajoutés en interligne. 6. Une fois revenu à Paris.

7. Ms : n', mot ajouté en interligne.

8. A cet endroit s'achève le premier feuillet du manuscrit. Le deuxième feuillet, retrouvé lors de la vente Charavay du 22 novembre 1985, est publié ici pour la première fois. Le papier gris de l'original, 302 x 191 mm sans filigrane ni vergeures, est identique à celui du premier feuillet.

9. Ms : parenthèse non fermée.

10. Ms : déjà, mot barré.

11. Il s'agit de Louis Cuny, lieutenant-colonel au 35e de territoriale, commandant à Albi. Voir Cor. XIII, note 10 de la lettre 179. - L'Écho de Paris du 7 novembre 1914, p. 2, "" Échos ", affirme que le colonel Cuny, blessé cinq fois en 1914, repart au front.

12. Allusion, semble-t-il, au rétablissement de la santé de Proust, aux derniers mois de 1913, après qu'il eut perdu trente kilos pendant la correction dés épreuves de Du côté de chez Swann.

13. Voir ci-dessus, le commencement de la lettre, au sujet du docteur Samuel Pozzi.

14. Il s'agit de Charles Février (1854-1925), chirurgien militaire français, directeur du Service de Santé depuis le 23 mars 1912. Lar. mens. VI, 894.

15. Le général Galliéni (Cor. VI, 162, note 5) fut nommé gouverneur militaire de Paris le 26 août 1914. Au moment décisif de la bataille de la Marne, c'est lui qui eut l'idée de faire réquisitionner les taxi­autos de la capitale afin d'envoyer les troupes dont il disposait pour renforcer Maunoury (6e armée) dans le but de forcer la déroute de von Kluck. Lar. mens. V, 348.

16. Ms : interveve ; nous corrigeons.

17. Allusion aux deux interviews que Proust accorda, lors de la parution de Swann, à Élie-Joseph Bois et à André Arnyvelde : Textes retrouvés, édition de 1971, p. 388, n°' 120 et 124.

18. Voir le texte du certificat de Bize, daté du 23 octobre 1914 Cor. XIII, note 2 de la lettre 178.

19. Le premier post-scriptum figure en bas de la huitième page du manuscrit. Proust en ajoute deux autres sur une feuille à part. Voir Cor. XIII, note 8 de la lettre 179.

20. Voir ci-dessus, note 11.