Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

numéro lettre

243

A REYNALDO Hahn

[Mai ? 18951

Cher enfant,

Si en cinq minutes vous pouvez lire le Dîner en ville lisez-le et dans ce cas écrivez à propos de n'importe quoi une dépêche à Madame Lemaire où vous direz purement et simplement comment vous le trouvez (je viens de lire le Dîner en ville qui etc). Si vous n'avez pas le temps laissez partir le Dîner en ville. Et écrivez la même chose de confiance, ou plutôt n'écrivez rien du tout. Enfin que votre mot ne parte pas avec mon concierge. Le fil serait trop gros. A tantôt 5 heures chez moi n'est-ce pas? Si vous pouviez au lieu de cela 4 heures où vous voudrez dites-le-moi. Et nous pourrons peut-être aller ensemble voir Madame Lemaire ce qui serait bien (et à 6 heures je vais chez Madame Ernesta) 2.

Votre petit

MARCEL.

1. W Coll. H. Bradley Martin. Hahn 40 (no XXIII). Ce billet doit être à peu près de la même époque que la lettre 242 à Suzette Lemaire que je date du 20 mai ? 1895.

2. Mme Louis Stern.

245

A xEYNALDO Hahn

[29 mai 1895]'

Mon petit Reynaldo,

Vous savez que je ne peux passer chez vos tantôt à cause de mon examen mais je ne veux pas attendre 8 heures moins 1/4 pour vous supplier de tout inon cœur de ne pas vous inquiéter d'une visite que je n'ai pu empêcher n'étant pas prévenu. Vous savez tout ce que je fais, je vous en ai donné ce matin même une preuve qui peut vous rassurer et si j'avais su voir tantôt cette personne vous l'auriez su aussi. Je vais me faire gronder en quittant la Mazarine pour vous télégraphier 2, mais je ne vis pas, je me désole, je meurs en pensant que peut­être vous êtes ennuyé. A 8 heures moins 1/4. Je puis aller composer tranquillisé parce que je vous entends me répondre que vous êtes tranquille.

Votre pauvre petit ami.

MARCEL.

Je vous attends chez moi. 8 heures moins 1/4.

1. oqp Hahn 47-48 (n° XXX). Télégramme daté par 1e cachet postal du 29 mai 1895. Voir la note 2.

2. Proust est en train de passer un examen pour le concours portant sur trois postes vacants d'attachés à la bibliothèque Mazarine. Les archives de la bibliothèque Mazarine possèdent une pièce signée de R. Poincaré : Arrêté du 24 juin 1895. e Vu le procès-verbal de la commission d'examen réunie à la bibliothèque Mazarine le 29 mai 1895, MM. Delacour (Albert), Lebel (Gustave) et Proust (Marcel) sont nommés attachés non rétribués à la bibliothèque Mazarine. Ces dispositions auront leur effet à partir du 11, aoflt 1895. " La date de ce concours est confirmée par une autre pièce, également signée de R. Poincaré, alors ministre de l'Instruction publique, annonçant, à la date du 18 mai 1895, l'ouverture du concours en question. Notre télégramme date donc du 29 mai 1895, et non du 28, comme je l'avais indiqué par erreur dans les Lettres à Reynaldo Hahn.

247

A REYNALDO Hahn

[1895 ?j'

Mon bon petit Maitre,

Je n'ai pas pris votre médicament parce que le pharmacien était fermé et que mon père ennuyé de me voir si mal, au lieu de se coucher à 10 heures avait attendu jusqu'à minuit 1/2 que je fusse rentré pour m'examiner au lit. J'ai dormi,8 heures! Si j'ai toujours mal à l'estomac ce matin c'est que j'ai dîné sans une goutte de boisson. A minuit 1/2 Maman qui m'avait aussi attendu m'a fait une demi-tasse de feuille d'oranger. Voilà tout ce que votre poney peut dire pour vous rassurer et vous montrer que vous ne serez sans doute pas obligé de l'envoyer au vétérinaire. Il vous coûte déjà assez de peine sans cela. Je viendrai à 1 heure 1/2 probablement, même peut-être une heure. Je suis bien anxieux aussi car j'ai

rêvé plusieurs choses contradictoires sur l'lle des rêves' et en particulier que je m'étais évanoui sur la route de Versailles parce que j'avais appris qu'elle était déjà en répétition. Risler m'a dit hier soir qu'il n'y avait que vous pour avoir écrit une chose aussi exquise et que c'était autre chose que Phrgné 3. Il m'en est plus sympatique encore. Je serre votre petite main (en passant le pouce) " assurément je tiens - la plus pure, la plus vaillante chose du vaste monde - et ni le lys, ni la rose, dont s'enorgueillit Cypris... " Nous finirons une autre fois. Je mets votre main sous mon nez, mon maître, c'est la seule fleur qui fasse frémir vraiment les narines passionnées de votre Poney.

MARCEL.

Note du Traducteur. Une tradition veut que la rose soit née du sang de Cypris. C'est par ces envolées poétiques que Shakespeare laisse loin derrière lui etc.

1. oqp Hahn 29-31 (n° IX). Je date cette lettre d'après le papier à filigrane " Loyauté fait la Force ", que je retrouve à la lettre 218 au même que j'ai pu dater du 18 ou 19 janvier 1895, ainsi qu'à la lettre 241 à Suzette Lemaire que je date de mai 1895.

2. Cf. ci-dessus, la lettre 187 et la note 6.

3. Phryné, opéra en deux actes de Saint-Saëns, livret d'Augé de Lassus, dont la première eut lieu à l'Opéra-Comique le 24 mai 1893.

248

A REYNALDO Hahn

[Mai-juin 1895 ?] '

Votre poney vient de jouer dix fois (afin de s'exercer pour le Cirque) 2 le Cimetière de campagnes. Et au charme rural s'ajoutent maintenant bien des choses - des choses difficiles à nommer dans la langue des poneys et des hommes... - L'heureux artifice qui allège encore " pour la vie entière " et la a voix légère des cloches " 4,

l'infini symétrique de l'horizon de prairie et de la voix des cloches, subissant pourtant l'intériorisation, la marche des choses à l'âme qui [est] si souvent celle de votre pensée musicale, sont les moindres des découvertes que j'ai faites ce soir.... Voilà bien des choses inutiles, d'une petite bête qui ne vous doit que sa tête rude à caresser, un regard sincère, et la publicité éclatante d'une confiante fraternité dont la réciprocité n'est pas exigible - comme pour les obligations dans les sociétés financières.

J'ai eu de bonnes idées un peu coûteuses chez Madame Lemaître qui est en train de faire imprimer sur un bout de ruban Réveillon $.

MARCEL.

Je serai chez vous à onze heures demain matin; ne sortez donc pas.

1. ocp Hahn 44 (n° XXVI). Pour la date, voir la note 3.

2. Reynaldo Hahn habitait chez ses parents rue du Cirque, 6, jusqu'en décembre 1898.

3. Le Cimetière de campagne, mélodie de Reynaldo Hahn composée en 1893 sur des paroles de Gabriel Vicaire. Elle fut entendue chez Mme Lemaire le 28 mai 1895 (Le Gaulois du 29 et Le Figaro du 30 mai 1895). Elle parut chez Heugel en 1895.

4. Cimetière de campagne est une des dernières pièces du recueil de Gabriel Vicaire intitulé Emaux bressans (1884). Elle commence

J'ai revu le cimetière

Du bon pays d'Ambérieux Qui m'a fait le ceeur joyeux Pour la vie entière. Proust cite encore, aux 6e et 7e strophes Avec un bout de prairie

A mon horizon

Ah ! dans ce décor champêtre Comme je dormirai bien 1 Et la 11" strophe

Entouré de tous mes proches, Sur le bourg, comme autrefois, J'entendrai la voix

Légère des cloches.

5. A. Lemaitre, fleuriste, 128, boulevard Haussmann (Paris-Hachette, 1900, p. 361). Cf. la lettre 270.

249

A MADEMOISELLE MARIA Hahn

[1895 ?]'

Enchanteresse et toujours éloquente Mademoiselle, je voulais vous parler. - Pour ce qui me concerne j e suis obligé d'aller chez la princesse de Polignac mais je pourrai repasser par ici en rentrant. Seulement Reynaldo (à qui je n'ai pas dit que j'étais invité) m'a dit : "Si on vous invite ne venez pas ce soir. " Je crois donc que vous feriez mieux de m'en parler devant lui et nous nous arrangerions. Quant aux dames Lemaire (moi je ne lui ai pas laissé soupçonner leur venue bien entendu) mais je crois qu'il le prendra très mal, car je crois qu'il a horreur des surprises et il est déjà de si mauvaise humeur. Peut-être j'aurais dû lui dire que j'étais invité. Je ne savais pas si votre défense de lui parler était seulement pour ce qui concernait les Dames Lemaire. Dans le doute j'ai mieux aimé m'abstenir. Je rêve de la baignoire où vous surnagez 2. Merci pour votre lettre pain d'épices et liqueurs variées de la langue française.

Votre respectueux.

Marcel Proust.

1. s La destinataire de cette lettre était la sueur de Reynaldo Hahn.

2. Déjà l'image marine de la baignoire que Proust développera autour des a déesses des eaux " dans le C6té de Guermantes : II, 40 et suiv.

259

A REYNALDO Hahn

8 heures et demie [Printemps-été 1895]'

Hélas mon pauvre petit Reynaldo,

Rien, je commence par te le dire. Après avoir été chez Madame Fould, puis fait pas à pas l'avenue Montaigne puis l'avenue Marigny (car je m'étais trompé d'abord et avais pris l'avenue d'Antin en te quittant!) puis chez Madame Ernesta où on m'a dit que tu avais déjà envoyé mais qu'on n'avait rien trouvé, j'ai voulu refaire attentivement le faubourg Saint-Honoré, et alors, mon pauvre petit, j'ai trouvé une feuille puis une autre dans le crottin, au coin de l'égout 2. Et ç'a été tout! Je suis retourné chez Madame Ernesta pour dire qu'on parle au balayeur, et à moi pauvre Isis, cherchant les membres épars d'Osiris, la concierge a répondu u Ah mais ces papiers là il y en avait bien sept ou huit quand Madame est sortie. Je les ai repoussés dans le faubourg pour obéir à Madame qui recommande toujours qu'il n'y ait pas de papiers devant la porte! " Moi comme Isis quand le cruel Anubis aurait dû exciter sa rage, je lui ai répondu avec bonté, mais j'ai recommencé et en vain le faubourg, ramassant à tous les coins de la chaussée, à tous les flots du ruisseau les bouts de journaux pliés et a qui n'étaient pas cela, celle que nous cherchons! " Je suis repassé chez toi puis à 8 heures 1/4 je me suis décidé à rentrer. Et alors je t'envoie ces pauvres petits bouts sans trop savoir pourquoi, s'ils pourront te servir à établir la vérité, ou à inventer un petit mensonge, d'accident de voiture, enfin je ne sais pas 3. Ne te moque pas de moi si pour ces feuilles si sales, disjecta membra pœt--4, j'ai pris une si belle enveloppe 5. C'est que dans une enveloppe mince les feuilles auraient fait gros et que tu aurais pu croire d'abord que j'avais retrouvé les épreuves, que je te les

envoyais, et ravoir une deuxième fois le désespoir de tantât. C'est pour cela aussi que je t'écris sur du papier si mince, pour que avant que tu n'aies ouvert l'enveloppe, tu ne croies pas qu'elle est grosse... Je dis au porteur qu'avant d'aller chez M. Dettelbach il passe chez Otto. Il t'aurait remis les épreuves si elles y avaient été 6. A ce soir.

Ton poney. MARCEL.

1. ocp Hahn 38-40 (n° XXII). Cette lettre a dù être écrite vers le printemps ou l'été de 1895, car le livre dont Hahn corrigeait les épreuves parut vers octobre 1895 (voir la note 3 ci-après).

2. En quittant Hahn, Proust avait pris l'avenue d'Antin (aujourd'hui Franklin Roosevelt) jusqu'au Cours la Reine, n° 38, chez Mme Léon Fould, née Ephrussi; de là, avenue Montaigne jusqu'au rond-point des Champs-Elysées; puis avenue des Champs­Elysées jusqu'à l'avenue Marigny, par où il s'est rendu rue du Faubourg Saint-Honoré, au 68, où demeurait Mme Louis Stern, qu'il appelle " Ernesta ".

3. Quelques feuilles d'épreuves salies de boue étaient jointes à cette lettre. J'ai pu identifier le livre pour lequel on les avait tirées : La Musique et les Musiciens, d'Albert Lavignac, ouvrage qui parut chez Ch. Delagrave vers octobre 1895 (voir la Bibliographie de la France du 9 novembre 1895). Hahn corrigeait les épreuves du chapitre III, intitulé Grammaire de la musique, dont Proust lui envoyait les pages 217 à 218, 223 à 226 et 231 à 234. 4. disjecti membra pœtae : Horace, Satires, I, 5, 62.

5. Une grande enveloppe portant au dos les initiales a MP " gravées en rouge, et l'adresse : Monsieur Reynaldo Hahn / Chez Madame Dettelbach / 13, rue Christophe Colomb.

6. Il s'agit évidemment d'épreuves de photographies que Proust avait fait faire vers cette époque-là chez Otto, rue Royale, 15.

266

A MARIA Hahn [Saint-Germain-en-Laye] Ce vendredi soir [2 août ? 1895] ' Mademoiselle,

Auriez-vous la bonté de regarder s'il y a dans le courrier de Reynaldo une lettre de Madame ou Mademoiselle Lemaire, et s'il y en a une de la donner au porteur. C'est Reynaldo qui m'a chargé de vous le demander. Vous pensez bien que je n'agirais pas ainsi de mon autorité propre! -. Reynaldo a été reçu aux cris de joie de ses neveux et nièces qui sont bien beaux. Malheureusement Madame Seminario avait la migraine et je n'ai pas pu la voir. Savez-vous que Saint-Germain est menacé de voir se former deux sectes qui ne se détesteront pas moins que les catholiques et les aryens? La différence de fond n'est pas légère. Les schismatiques prétendent que Madame Huet mère sort son pied de son lit jusqu'à la cheville, tandis que les orthodoxes assurent qu'elle se contente d'écarter ses cinq doigts de pied, en y faisant glisser légèrement la pointe de l'index. M. Huet aîné préconise la première opinion, M. Raymond Huet soutient la seconde 2. M. R. Huet a déclaré la guerre à son frère en refusant de lui prêter son appareil de photographies. La question s'élargit; gagnerait-elle la Grande-Bretagne ? On affirme que le nom de Lady de Grey a été prononcé.

Daignez agréer Mademoiselle avec tous les hommages affectueux de votre reporter la respectueuse expression de son admiration et de son attachement.

Marcel Proust.

1. * Lettre évidemment écrite peu après l'arrivée à Saint­Germain-en-Laye l'été de 1895; comme elle porte la date de Ce vendredi soir, elle ne doit pas être du premier séjour, car Proust est rentré à Paris le jeudi matin 18 juillet. Elle daterait donc vraisemblablement du vendredi soir 2 août 1895.

2. Il s'agit apparemment de Georges-Henri Huet, ancien consul général né en 1830, et de son fils Raymond-Xavier-Georges Huet, né en 1869, alors attaché aux Affaires étrangères (Annuaire diplomatique pour 1880, p. 170, et 1921, p. 235). Les Huet demeuraient avenue Hoche, 58.

268

A MARIA Hahn

[Dieppe, vers le 10 ou 11 aoßt 1895]'

Chère scour,

Je vous prie instamment de m'envoyer, au plus vite, Baldassare par la poste et recommandé : je crois que c'est à Paris qu'il serait utile, mais quitte à l'y renvoyer, je ne peux pas attendre une heure (et il va falloir que j'attende deux jours !) pour lire vos remarques 2. Cruelle sueur, ne pas les avoir transcrites dans votre lettre, pour que je les puisse voir tout de suite. Comment, mon propre enfant a eu quelque chose à la distribution des prix, et vous me le laissez ignorer dans les détails. Que ne venez­vous ici où vous êtes désirée, attendue, -et vous seriez couchée et nourrie assez confortablement. Je ne sais si je pourrai y rester, n'y respirant [pas] bien, mais mon hésitation est encore ignorée pour m'épargner les a conseils " qui pour être bien intentionnés n'en sont pas moins toujours irritants. Je vous imagine sans cesse à Saint-Germain, bien belle dans la forêt dont vous êtes la vraie Diane (malgré que Madame la marquise de Saint­Paul en ait usurpé le prénom, non la grâce) 3 vous avez sa chevelure divine et impétueuse, et dans les yeux, et sur les joues la joyeuse animation de la chasse. Mais votre esprit qui serait terrible s'il n'était pas si obéissant à votre bonté, ne tue jamais parce qu'il ne vise personne

et les pauvres bêtes des bois n'ont pas plus à trembler à. votre approche que nous tous à qui vous n'inspirez que l'effroi, qui pour une imagination bien née, est inséparable de la vision de la beauté!

Madame Lemaire s'occupe à nous rendre la vie confortable et facile. Les repas excellents, et pour la musique, Reynaldo n'ayant pas de piano, c'est la mer et le vent qui ont repris le rôle. Le premier titulaire pousse la bonne camaraderie jusqu'à venir les écouter avec plaisir. Et papa étant en voyage, c'est la mer qui est si bonne à tout faire et guérir, qui s'occupe de ma santé, du moins en grand et je me trouve très bien de ce médecin qui soigne à la fresque. Reynaldo est divin d'esprit, de bonté, de grâce.

Je vous aime bien respectueusement, ma sueur. MARCEL.

1. * BMP 3 (1953), 23-25 (n° I) ; Hahn 48-49 (n° XXXI). Cette lettre suit de peu l'arrivée à Dieppe, où Proust et Hahn sont les hôtes de Mme Lemaire. Or, le 10 août 1895, Hahn écrit de Dieppe pour annoncer à sa sœur Maria : a Marcel, je pense, t'écrira pour te remercier de ta lettre sur cet adorable Baldassare. x La hâte que Proust semble avoir de recevoir une réponse de la destinataire sur Baldassare indique qu'il a dû écrire cette lettre le jour même, ou le lendemain du jour où Hahn lui écrivait au même sujet.

2. La Mort de Baldassare Silvande, vicomte de Sylvanie, nouvelle à laquelle Proust travaillait quand il écrivit la lettre 190 à Hahn que je date du samedi soir [22 septembre 1894].

3. Allusion, semble-t-il, au mot de Montesquiou, que Proust citera plus tard dans son pastiche de Saint-Simon : a... il ne se contraignait en rien et de sa voix qu'il avait fort haute lançait devant qui ne lui revenait pas les propos les plus griefs, les plus spirituels, les plus injustes, comme quand il cria fort distinctement devant Diane de [Feydeau] de Brou, veuve estimée du marquis de Saint-Paul, qu'il était aussi fâcheux pour le paganisme que pour le catholicisme qu'elle s'appelât à la fois Diane et Saint-Paul m (PM, 78) (je corrige le nom Feydeau, qu'on estropie en " Peydan s dans le texte imprimé). Proust a donné exprès à la marquise de son roman le prénom de Diane, afin de pouvoir amener ce même mot dans la bouche de Charlus. Le passage existe dans un fragment manuscrit inachevé de Sodome et Gomorrhe qui est donné seulement en note dans l'édition de la Pléiade (II, 1183).

269

A MARIA Hahn

[Dieppe, août 1896]'

Mademoiselle,

Je ne sais plus comment faire avec Baldassare, car il faut maintenant que je l'envoie à une revue et alors je ne verrais pas vos annotations. Pourtant votre opinion est à peu près la seule qui m'importe et si quand ce sera paru dans le volume on en parle ou on en écrit cela m'intéressera bien moins que l'opinion de la plus intelligente des femmes. Donc je ne sais plus comment faire. S'il n'y a que quelques lignes d'observations, vous pourrez peut-être me les transcrire... En tous cas je voudrais bien que vous envoyiez Baldassare à

Madame Proust 9, boulevard Malesherbes qui l'enverra au directeur de la revue en question. Je suis très énervé par des insomnies, mais je jouis pourtant de ce séjour grâce à Reynaldo et vous êtes associée à toutes nos impressions, ô ma Sueur Maria, confidente des pensées, phare des tristesses errantes, protectrice des faibles, gardienne des malades, source de bonté, piment d'esprit, rose éclatante, bonté courageuse, brise sur la mer, chanson des bonnes rames, frisson des petites mousses, gloire du matin, parfum d'amitié, âme des soirs que vous éblouissez de vos feux (astre amical), que vous animez de vos jeux (Puck et Titania) 2, que vous faites vibrer de votre rire, tour à tour écho de l'esprit et sa voix, que vous surprenez discrètement par vos toilettes, ô charme sans limites mais non sans mesure, vous qui donnez à vos robes un charme moral, modestie ou noblesse, des qualités littéraires, concision, voile jeté sur

trop d'éclat, et qui donnez en revanche à vos conseils, à vos discours une élégance suprême qui les fait ressembler à vos toilettes, qui les égaye bienveillamment du sourire même de vos yeux, ô vous qui êtes la sœur de tous les hommes, dans le sens où Maria, dont vous avez la douceur, est leur mère, mais que toute réflexion faite je préfère garder pour moi tout seul avec Reynaldo, voile d'espérance dans les ténèbres de ma vie, rayon éclaireur sur les chemins de la mer, patrie retrouvée des âmes nobles bannies dans ce monde vil, intelligente conseillère de Levadé, fille soumise de Dieu, fleur enivrante de la bonne route, flûtes déliceuses du vent [qui] ramène les nefs perdues.

Votre respectueux.

MARCEL.

1. * BMP 3 (1953), pp. 25-26 (n" II); Hahn 49-50 (n° XXXII). Cf. la lettre précédente.

2. Puck, lutin, et Titania, la reine des fées, dans Le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare.

284

A REYNALDO Hahn

[1895 Rl Y

Mon petit Reynaldo,

Je suis en train, dans un petit morceau pour le livre, de mouiller " le sourire du souvenir de toutes les larmes de l'espoir " et ma seule consolation pendant cette promenade que je me force sans pitié pour moi à faire sur

les routes effeuillées de ma mémoire et sur les routes aussi dépouillées d'avance par une clairvoyance cruelle de mon avenir - c'était vous. Pourquoi en me disant ce mot si triste faites-vous évanouir le compagnon consolant dont je serrais la main pour ne pas mourir de chagrin pendant cette promenade d'octobre et qui était "l'avenir de notre amitié>. A Colonne je vous demanderai pardon de ce pathos.

M. P.

P.S. J'ai reçu de Madame Lemaire une lettre de sottises - mêlée d'affection pour nous deux. Mais je vous en prie, à Colonne, pas un mot, pas un geste... parfaitement. 1. o(p Hahn 51-52 (n° XXXIV).

288

A REYNALDO Hahn

[novembre 1895]'

Mon petit Reynaldo,

Merci de tout mon cœur de       .,ce jolie lettre. Elle me prouve qu'il y a eu malentendu entre nous et que vous

n'avez pas compris la mienne. Mais à quoi bon éclaircir tout cela à distance où je ne peux songer à vous que pour mieux sentir par votre absence tout ce que votre présence est pour moi et pour me réjouir, comme je le vois par une lettre exquise de Mademoiselle Suzette, que vous réjouissez en prolongeant votre séjour des amies que nous aimons tant. Aujourd'hui trop pressé pour leur écrire c'est vous que je charge de leur dire mes plus respectueuses tendresses. Je suis bien content que Madame Lemaire aille mieux. La Maison Calmann regrette bien de ne pas avoir ce qui est déjà fait pour commencer toujours 2. Elle le lui demandera dès son retour et Madame Lemaire n'aura ainsi besoin de donner les hors­texte qui manquent qu'au dernier moment. Et moi je lui demanderai 2 jours pour tout relire. France voulait bien aussi avoir Madame Lemaire à déjeuner avec sa fille et nous deux. Hervieu vient de me donner une nouvelle preuve de sa gentillesse pour moi qui m'a bien touché. Tous les vôtres sont très bien. J'ai passé une heure hier avec votre sœur Elisa et avant j'avais été toucher 150 francs à la Revue hebdomadaire 3. e J'estimerais beau 4 p. J'embrasse tendrement Madame Lemaire et Mademoiselle Suzette. Vous mon petit Reynaldo, en vous remerciant encore de tout mon cœur de me donner par ces lettres un peu du charme de votre conversation je vous serre la main et je vous envoie toutes mes amitiés (Je ne sais si je vous ai parlé des projets de Gregh s. Si non dites-le­moi, car il faudra que je vous demande conseil).

MARCEL.

1. ocp Hahn 50-51 (n° XXXIII). Cette lettre, évidemment écrite à l'automne de 1895 (voir les notes 2 et '3 ci-après), doit suivre de peu le retour à Paris après le séjour à Réveillon, et dater de la première quinzaine de novembre 1895.

2. Mme Lemaire a dû quitter Dieppe vers la mi-octobre pour s'installer au château de Réveillon, d'où elle écrivit à la maison Calmann-Lévy (probablement à M. Hubert) : a... Me voici installée à la campagne et toute disposée à terminer l'illustration du livre de Marcel Proust. Veuillez, dès que vous le pourrez, me le faire adresser au complet et imprimé à la machine... Je suis revenue très bien portante de la mer, et en bonne disposition de travail... a (catalogue de la librairie Jean-Pierre Cézanne, liste hors­série n° 10, n° 48). Le 19 du même mois, Suzette Lemaire écrivait

à Maria Hahn pour la prier de " presser et bousculer " Proust et Hahn afin qu'ils viennent à Réveillon le plus tôt possible.

3. C'était la rémunération pour l'article La Mort de Baldassare Silvande, paru le 29 octobre 1895.

4. Citation de Verlaine, Romances sans paroles. Ouvres, édition de la Pléiade, p. 129.

5. Gregh venait d'accomplir, en septembre 1895, son année de service militaire, et de reprendre ses fonctions à la Revue de Paris. Il venait lui-même d'écrire pour la Revue hebdomadaire un article sur les Tenailles, pièce de Paul Hervieu dont la première eut lieu à la Comédie-Française le 28 septembre 1895 (L'Age d'or, 224).

289

A REYNALDO Hahn

[1895] '

Mon cher petit,

J'accepte tout puisque c'est pour vous le rendre, et cette partie de ma vie intérieure que je vous donne - et qu'avant de vous la donner je vous devais - si je puis croire qu'elle vaut quelque chose, je me réjouis deux fois. Je voudrais être maître de tout ce que vous pouvez désirer sur la terre pour pouvoir vous l'apporter - auteur de tout ce que vous admirez dans l'art pour pouvoir vous le dédier. Je commence petitement! mais enfin si vous m'encouragez... Je crois pouvoir par ce que vous me dites télégraphier à Madame Lemaire pour dimanche déjeuner. Mais elle ne pourra sans doute pas. Je viendrai peu probablement ce matin mais sans doute à 1 heure et demie.

Votre. MARCEL.

1. ocp Hahn 33-34 (n" %III). II semble être question dans ce billet d'une dédicace, vraisemblablement celle de La Mort de Baldassare Silvande, laquelle devait paraître dans la Revue hebdomadaire du 29 octobre 1895, avec la dédicace : A Reynaldo Hahhn, poète, chanteur et musicien.

290

A REYNALDO Hahn

[Vendredi 15 novembre 1895]'

Diner hier chez les Daudet avec mon petit genstil, M. de Goncourt, Coppée, M. Philipe, M. Vacquès. Constaté avec tristesse 1o l'affreux matérialisme, si extraordinaire chez des gens " d'esprit ". On rend compte du caractère, du génie par les habitudes physiques ou la race. Différences entre Musset, Baudelaire, Verlaine expliquées par la qualité des alcools qu'ils buvaient, caractère de telle personne par sa race (antisémitisme). Plus étonnant encore chez Daudet, pur esprit brillant encore à travers les ténèbres et les houles de ses nerfs, petite étoile sur la mer. Tout cela est bien peu intelligent. C'est la concep­tion la plus bornée de l'esprit (car tout est conception de l'esprit) que celle où il n'a pas encore assez conscience de lui et se croit dérivé du corps. 2° Aucun d'eux (je mets tout le temps en dehors Reynaldo dans l'esprit duquel je ne cesse d'admirer toutes les nuances de la vérité, aussi exactement et aussi sublimement que toutes les nuances du ciel dans la mer) n'entend rien aux vers. Une comparaison de Daudet entre Musset et Baudelaire est vraie à peu près comme si on disait à quelqu'un qui ne connaîtrait ni Madame Straus ni ma concierge : " Ma­dame Straus a des cheveux noirs, des yeux noirs, le nez un peu gros, les lèvres rouges, la taille assez belle " - et de ma concierge la même chose, et qui dirait " mais elles sont pareilles ". En effet un certain essoufflement de la rhétorique peut faire rapprocher Musset, au point de vue de la composition de Musset, de celle de Baudelaire quoi­qu'ils aient à peu près autant de rapport que Bossuet et Murger. Quelqu'un qui n'aurait jamais vu la mer et à qui on raconterait ses impressions pourrait supposer que c'est la même chose que des montagnes russes. Quelqu'un

qui ne sent pas la poésie, et qui n'est pas touché par la Vérité, n'a jamais lu Baudelaire. D'où ces assertions que Coppée et Goncourt ont soutenues. 3° Phrases de Daudet (dans le jardin du directeur) extrêmement Daudet, esprit d'observation et qui pourtant sent le renfermé, un peu vulgaire et trop prétentieux malgré une extrême finesse. C'est la Céline Chaumont du roman 2. 4° Madame Daudet charmante, mais combien bourgeoise. Un malheureux jeune homme arrive, ne connaissant que son fils qui n'était pas là. Elle a tout fait, malgré elle sans doute pour le glacer, au bout de cinq minutes il était l' " intrus " et de temps en temps elle disait " Je ne connais pas Monsieur, je le vois pour la première fois ". A moi déjà la première fois qu'allant la voir je la remerciais de m'y avoir autorisé elle me répondait : " M. Hahn me l'avait demandé " mot énorme ! L'aristocratie qui a bien ses défauts aussi reprend ici sa vraie supériorité, où la science de la politesse et l'aisance dans l'amabilité peu­vent jouer cinq minutes le charme le plus exquis, feindre une heure la sympathie, la fraternité. Et les Juifs aussi (détestés là au nom de quel principe, puisque Celui qu'ils ont crucifié y est également banni, et du mariage du fils 3 etc) ont aussi cela, par un autre bout, une sorte de cha­rité de l'amour-propre, de cordialité sans fierté qui a son grand prix. Que Madame de Brantes ou Madame Lyon que j'unis ici bien sincèrement font paraître pitoyable l'attitude de Madame Daudet vis à vis du pauvre M. Philipe. Au point de vue de l'art être si peu maître de soi, savoir si peu jouer est -affreux, accru par la vue de cette taille courte. Grâces détestables de Don Juan avec M. Dimanche, grâces niaises de M. de Florian, ou grâces antipathiques du duc de Gramont, on vous regrette pres­que. Mais toute l'intelligence et la sensibilité (un peu trop agaçante et à faux parfois) est ici en plus et bien inté­ressante. En somme personne charmante.

Daudet est délicieux, le fils d'un roi Maure qui aurait épousé une princesse d'Avignon, mais trop simpliste d'intelligence. Il croit que Mallarmé mystifie. Il faut toujours supposer que les pactes sont faits entre l'intel­ligence du poète et sa sensibilité et qu'il les ignore lui-même, qu'il en est le jouet. C'est plus intéressant et

c'est plus profond. Paresse ou étroitesse d'esprit à expli­quer par un pacte matériel (avec intention charlata­nesque) avec ses disciples. Si c'était cela, cela ne nous intéresserait plus. Et cela ne peut pas être cela.

[Sans signature.]

1. orp Coll. H.B. Martin. Hahn 41-43 (n° XXV) ; Choix 55-57 (n° 19). Pages arrachées d'un cahier; je ales date d'après une note de la main du destinataire, inscrite au dos d'une de ces pages, en ces termes

c 18 - au soir.

" Il y a une mélodie que je voudrais réussir, et je n'ose m'y mettre n'étant pas content de mon premier projet [...] " Or, ce texte est reproduit dans les Notes (Journal d'un musicien) de Reynaldo Hahn (Paris, Plon, 1933) aux pages 17 à 18; il est suivi, à la page 19, d'un texte daté du 26 novembre; à la page 21, du récit d'un dîner chez les Daudet où il est question de Léon Daudet " qui revient d'Espagne ", le même dîner qu'Edmond de Goncourt raconte à la date du jeudi 28 novembre [18951 (XXI, pp. 135-136) ; à la page 28, du récit de l'enterrement de Verlaine [10 janvier 1896]. La note au dos du manuscrit de notre texte doit donc dater du 18 novembre 1895. Le dîner que Proust décrit chez les Daudet doit donc être celui que Goncourt raconte à la date du jeudi 14 novembre [1895] (XXI, p. 131) ; le texte de Proust date par conséquent du lendemain.

2. La Céline Chaumont du roman : Proust compare Daudet romancier à Céline Chaumont actrice. Marie-Céline Chaumont (1848-1926), au charme mignard, au talent fait de malice, de verve et d'esprit, eut une grande célébrité comme comédienne, chan­teuse, diseuse, surtout aux Variétés et au Palais-Royal. Elle fut l'interprète de Dumas, Meilhac, Sardou.

3. Allusion au mariage de Léon Daudet, le 12 février 1891, avec sa première femme, Jeanne Victor-Hugo, à la mairie de Passy. Il n'y eut pas de mariage religieux (Goncourt, Journal).

 

 


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