I 

Pourquoi chante-t-on ?

 

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,

En voyant annoncées ces causeries sur l'art du chant, bien des gens ont pu se demander de quoi je me mêlais. Car je ne suis ni chanteur, ni professeur de chant, ni physiologue ; je suis compositeur de musique et n'ai qu'une autorité relative pour parler d'un art si complexe, si ardu, que les spécialistes mêmes, dont la vie s'est passée à approfondir ses secrets, sont souvent bien contradictoires dans leurs affirmations. Je me rends compte de l'insuffisance de mes lumières. Je suis doublement effrayé en voyant cette salle si remplie. Un instant, je m'étais flatté de l'espoir que ces causeries s'effectueraient pour ainsi dire dans l'intimité de quelques personnes familières devant lesquelles, sans trac, sans inquiétude aucune, j'aurais pu me livrer, comme je le fais quand je suis avec des amis, à des divagations hasardeuses, à des flâneries mentales, sans plan, sans but déterminé, me mettant au piano pour prouver par un exemple ce que j'avance. C'est à la suite d'une de ces conversations à bâtons rompus où nous avions traité pêle-mêle beaucoup de questions relatives au chant, que Mme Brisson me demanda de venir redire ici, devant vous, quelques-unes de ces choses. Elle insista de façon si charmante, si amicalement péremptoire que je finis par céder.

Me voici donc prêt à partir en guerre contre les mauvais chanteurs, contre les professeurs incapables dont je m'exagère peut-être les crimes. Mais, je ne vous le cache pas, malgré l'appareil guerrier dont je me suis muni, je tremble un peu. Car je vois devant moi une affluence considérable, des visages inconnus, les uns sérieux, les autres plus intimidants encore, qui sourient... Et j'ai peur que ces visages-là me disent: " Mais qui donc êtes-vous pour venir critiquer ceux qui chantent, ceux qui enseignent le chant ? Pensez-vous qu'il suffise de murmurer quelques mélodies, du bout des lèvres, dans un espace de huit mètres carrés, pour avoir le droit de déblatérer contre des gens consciencieux, expérimentés, et qui en savent beaucoup plus que vous ? "

Aussi, croyez-le, au cours de ces quelques heures que nous devons passer ensemble, j'éviterai d'énoncer sur un ton de supériorité doctorale les choses mêmes dont je suis tout à fait certain. J'ai trop souvent constaté la vanité des convictions les plus profondes en matière de chant et la fragilité des raisonnements les plus rigoureux, pour me réclamer des unes et pour espérer vous persuader par les autres : ce que je dirai, je le dirai en pensant très sincèrement que je puis me tromper et que je changerai peut-être d'avis moi-même un jour.

D'ailleurs, je me fierai beaucoup plus à mon instinct qu'à ma médiocre science ; mes paroles exprimeront toujours des idées subjectives et, par conséquent, passibles d'être sévèrement discutées. Il faut encore que je vous prévienne de ceci : il m'arrivera fréquemment de chanter, pour mieux me faire comprendre ; je voudrais qu'on fût bien convaincu que je n'ai pas la présomption de me citer en exemple ; quand je critiquerai ce que je crois mauvais et que je chanterai ensuite, n'allez pas croire que je m'imaginerai bien faire, ne voyez dans ma démonstration chantée que des indications, des ébauches, exécutées par quelqu'un qui n'est point un chanteur professionnel, qui n'a jamais exercé sa voix, qui, bien au contraire, compromet le peu de voix qu'il possède en fumant sans cesse, en veillant, en parlant beaucoup, en n'observant aucune règle d'hygiène vocale.

Donc, encore une fois, je ne prétendrai jamais montrer comment il faut procéder, mais vous insinuer approximativement le résultat à obtenir. D'ailleurs, s'il fallait que je vous indiquasse avec précision tel ou tel procédé, je serais fort embarrassé, car j'ai toujours chanté d'instinct et mes rares notions techniques je ne les ai acquises qu'en analysant après coup ce que j'ai fait, en le comparant à ce que font les autres, en observant de mon mieux tout ce qui peut se rapporter au chant, depuis les sanglots d'un enfant jusqu'au cri d'une marchande des quatre saisons ; depuis l'ouverture des voyelles chez le sergent de ville qui m'enjoint de " circuler " jusqu'aux inflexions d'un ministre cherchant ses mots à la tribune de la Chambre.

En effet, mesdemoiselles, à celui qui se préoccupe du chant, il n'est rien d'inutile dans le domaine de l'émission vocale et des vibrations en général : le moindre mot, le moindre son, le moindre bruit renferme un enseignement et l'un des plus grands reproches que je fais aux chanteurs, c'est de n'être point curieux de ce qui concerne leur art, de ne point chercher à glaner partout des éléments d'instruction. Il m'a été donné souvent de passer de longs moments avec le jeune et déjà illustre compositeur Stravinsky, dont le génie orchestral est prodigieux. De même que Théophile Gautier disait: " Je suis un homme pour qui le monde extérieur existe ", M. Stravinsky pourrait dire : " Je suis un homme pour qui le monde sonore existe. " Il n'est pas une résonance, pas une vibration perceptible qui n'éveille son attention ; une fourchette qui heurte un verre, une canne qui frôle une chaise, le frou-frou d'une étoffe, le grincement d'une porte, le bruit d'un pas, son oreille infaillible les perçoit, les décompose avec une sûreté merveilleuse et il y puise une nouvelle idée instrumentale. Or, je voudrais que le chanteur fût de même - et je ne suis pas près d'être exaucé, car la plupart d'entre eux, loin d'être intéressés par ces humbles incidents de la vie, le sont à peine par la voix et le chant proprement dits. Leurs camarades ne les intéressent qu'en tant que concurrents ; les artistes éprouvés qu'ils pourraient aller entendre avec profit, un peu partout, à l'église, au théâtre, au café-concert (où l'on rencontre parfois des chanteurs remarquables), ils ne s'en soucient pas le moins du monde ; leur art n'est généralement pour eux qu'un prétexte à succès, qu'un moyen de se procurer d'éphémères satisfactions de vanité ou un bénéfice matériel. Je reviendrai souvent sur cette mentalité des chanteurs et sur les causes auxquelles il est permis de l'attribuer.

Quant à moi, je ne la comprends pas. J'ai toujours aimé le chant d'un profond amour et, dans cet amour, je trouve le seul droit que j'aie de venir parler du chant ; car l'amour véritable donne une grande clairvoyance et, en matière de chant, bien des choses que je n'ai pas apprises, je crois les avoir, jusqu'à un certain point, devinées à force d'amour.

Mais, vous le comprendrez sans peine, des connaissances acquises de cette façon manquent trop de bases solides et de méthode pour que je m'avise de vous les présenter ici dans un ordre logique, dans une progression sagement graduée. Aussi, me permettrez-vous de les énoncer au fur et à mesure que j'y serai incité par la causerie, au hasard de ce que me suggérera le caprice de la pensée et du souvenir, mêlant tantôt à des explications de mécanisme vocal des citations ou des anecdotes, tantôt à l'analyse de tel ou tel accent expressif, des indications techniques. Non seulement ce désordre donnera à nos petites séances un air plus abandonné, moins didactique, mais encore je le crois conforme au principe même du chant. Et nous voilà au coeur de notre sujet.

En effet (et ceci, je vous le répéterai sans me lasser afin de vous en imprégner), ce qui constitue la véritable beauté, le véritable prix, la véritable raison d'être du chant, c'est la combinaison, le mélange, l'union indissoluble du son et de la pensée. Le son, si beau qu'il soit, n'est rien s'il n'exprime rien. Avouer qu'on est sensible à la beauté purement matérielle d'une voix, c'est faire l'aveu d'une faiblesse physique, d'un état morbide, d'une infériorité. De même, trouver du plaisir à écouter un chanteur dont le débit est intelligent, mais dont le chant proprement dit est nul ou maladroit, c'est prouver qu'on ne tient pas à la musique et qu'on aimerait mieux entendre déclamer, tout simplement.

Le secret.du chant est difficile à définir ; il associe étroitement l'élément parlé et l'élément chanté. Certes, un beau son, c'est très beau ; il y a déjà une beauté dans la plénitude, la douceur, la richesse, la souplesse et l'étendue d'une belle voix. Les anciens Italiens attachaient à cette beauté une si grande importance qu'ils finissaient souvent par négliger tous les autres éléments de beauté que doit réunir le chant (nous approfondirons cela quand nous parlerons du bel canto). Oui, une belle voix, soumise au contrôle de la volonté, ayant acquis ou possédant naturellement les conditions que je vous décrirai plus tard, est déjà une fort belle chose, même en admettant que l'élément intellectuel qui doit se greffer soit insuffisant ou nul. Seulement, cela ne suffit pas ; cela peut procurer une impression agréable, mais cela n'a rien de commun avec la véritable beauté du chant.

Je vous le répète, cette beauté consiste en une union parfaite, en un amalgame, en un alliage mystérieux de la voix chantée et de la voix parlée, ou, pour mieux dire, de la mélodie et de la parole.

La mélodie représente dans le chant l'élément surnaturel qui donne à la parole, aux mots, un surcroît d'intensité, de force, de délicatesse, de poésie, de charme ou d'étrangeté, par des moyens qui échappent en partie à l'analyse et dont nous subissons l'enchantement sans pouvoir bien nous l'expliquer.

La parole, au contraire, chargée de sentiment et de pensée, communique à la mélodie une signification, lui confère une action directe et précise sur l'esprit et sur le cœur. Si, de la parole ou de la mélodie, l'un devait dominer, il n'est pas discutable que ce serait la parole ; le bon sens l'ordonne en même temps que le sens artistique. Si Victor Cousin a pu dire : " La grande loi des arts, c'est l'expression ", comment l'expression ne serait elle pas plus spécialement la loi souveraine d'un art qui a pour moyens d'action le verbe et la voix ? Wagner apostrophe la musique en ces termes " Nous ne t'avons faite si belle que pour te soumettre ! Tu ne seras jamais, tu ne dois jamais être que l'épouse ; et le verbe, ton seigneur éternel, éternellement régnera sur toi 1. "

Vous le voyez, il n'est plus ici question d'une collaboration égale, mais bien d'une soumission de la musique à la parole. Diderot en formulait déjà l'idée en écrivant :

" Il faut considérer la déclamation lyrique comme une ligne et le chant comme une autre ligne qui serpenterait sur la première. Plus cette déclamation, type du chant, est vraie, plus le chant qui s'y conforme la coupe en un grand nombre de points : plus le chant sera vrai et plus il sera beau 2. "

J'étais plein de ces idées quand, à peine adolescent et élève de piano et d'harmonie au Conservatoire, il m'arrivait d'assister par hasard à un cours de chant. Il me semblait alors que les professeurs insistaient trop exclusivement sur la technique, sur le côté purement vocal du chant, qu'ils négligeaient, délaissaient systématiquement ce qui constitue l'intérêt psychologique, pittoresque de cet art. Il arriva que par réaction, par révolte, avec l'exagération extrême de la jeunesse, - je devrais dire de l'enfance, - je reportai toute mon attention sur l'autre partie du chant, sur celle qui ne comporte que l'expression, la signification ; et je me mis à chanter d'une façon qui, peut-être, n'était pas absolument sans intérêt, mais qui, incontestablement, était antivocale.

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Cela dura plusieurs années. J'étais persuadé que bien chanter c'était chanter ainsi, par saccades, avec réalisme, en donnant un relief excessif à la parole, en ne s'occupant jamais de l'économie sonore et que ceux qui procédaient autrement, ceux chez qui la voix était sans cesse l'objet d'un contrôle et d'un souci n'étaient " que des chanteurs " ! J'employais ce terme avec dédain. Eh bien, j'ai changé. Évidemment, je suis toujours l'ennemi du chant qui ne se préoccupe que de la virtuosité vocale ; je ne puis admettre qu'une voix, même belle et bien conduite, puisse se passer longtemps de l'élément intellectuel ou sentimental ; et j'ai fini par considérer le chant, je ne dirai pas comme une matière palpable, mais plastique, où les sons et les mots ont une importance égale, se complétant l'un l'autre par un travail transcendant, à la fois esthétique et mécanique, se prêtant une aide perpétuelle et collaborant à une action commune.

Je vais plus loin. Je ne crois pas, à l'encontre de bien des gens, qu'on puisse " bien dire ", vraiment bien dire, et tout à fait mal chanter ; et quelqu'un qui chante bien et qui dit mal ne m'intéresse pas. Si son chant est beau simplement par lui-même, il vaut infiniment mieux que cet artiste se borne à chanter sur des voyelles consécutives, sans prononcer des mots ; son chant ne constitue pas une oeuvre d'art. Le mot bien dit, après avoir été bien pensé, place naturellement la voix où il faut qu'elle soit, lui donne la couleur qu'il faut qu'elle ait à ce moment précis et ainsi la moitié de la tâche est déjà accomplie. Dès que le son, inspiré, suggéré par le mot, vient se placer autour de lui, il l'aide à son tour, il exalte, affine ou amplifie ce mot qui l'a fait naître. L'idée est servie par le son, le son est expliqué, justifié par l'idée, travail physique et psychique, harmonieux, infailliblement équilibré.

C'est cette concordance, cette connexion discontinue qui fait l'intérêt du chant et forme un amalgame précieux d'innombrables molécules abstraites et concrètes emboîtées les unes dans les autres.

Voilà mon idée du chant. Mais vous voyez déjà tout ce qu'elle implique de rare et de difficultueux. Nous allons tâcher de nous y retrouver, et, si nous ne parvenons pas à creuser à fond le problème, peut-être arriverons-nous à pouvoir y plonger, de-ci de-là, un regard lucide.

J'avais formé vaguement un plan pour cette série de conférences. Je crains qu'il me soit bien difficile de le suivre, de m'y tenir. Essayons toujours. Et puisque j'ai posé, pour aujourd'hui, la question : Pourquoi chante-t-on ? tâchons d'en trouver la réponse dans la chanson populaire. Ne remontons pas trop haut. Cela ne servirait de rien. Nous savons que le chant jouait un grand rôle dans les civilisations antiques, et surtout en Grèce ; vous le savez mieux que personne, puisque vous avez entendu, ici même, les éloquentes leçons de M. Jean Richepin sur l'Hellade, ses légendes divines et son théâtre. Nous savons même en quelles occasions le chant apparaissait, occasions artistiques, civiques, patriotiques. Nous devinons qu'il devait être fréquent, incessant, dans la vie campagnarde, qu'il devait accompagner et charmer, selon l'expression d'Hésiode, " les travaux et les jours ".

Mais comment les anciens chantaient-ils ? Cela, nous n'en savons rien. Quand nous parlerons de l'histoire de l'enseignement du chant, nous y reviendrons. Aujourd'hui, ne parlons que du chant spontané, populaire, et demandons-nous : " Pourquoi chante-t-on ? "

On chante pour bien des raisons. On chante parce que le chant est le compagnon fidèle et docile du solitaire, l'ami qui, dans l'isolement, berce le coeur malade, endort le chagrin, entretient l'attente, rythme le labeur. Il vient ou s'évanouit au gré de celui qui souffre, qui travaille, qui peine. Et quand au contraire, on a le coeur gai, il est encore l'ami qui s'associe à la joie, qui clame l'allégresse sans arrière-pensée amère ; or, Nietzsche l'a dit, la véritable amitié consiste moins à partager les douleurs de ceux qu'on aime qu'à partager leurs joies.

Il y a, dans La Philosophie de l'Art, de Taine, un beau chapitre sur la chanson populaire. On y voit décrite la manière dont se forme une chanson populaire, dont elle prend naissance dans l'âme et sur les lèvres du paysan. Relisez-le. Que fait, par exemple, le " pauvre laboureur ", celui que Voltaire, dans un des rares beaux vers qu'il ait trouvés, appelle :

Le laboureur ardent qui court avant l'aurore ?

Que fait-il quand, seul dans son sillon avec sa charrue et ses bêtes, il éprouve le besoin d'animer un peu son travail uniforme, machinal, d'alléger son effort, de se tenir compagnie à lui-même ? Parlera-t-il ? Avec qui ? Avec ses boeufs ? Il a déjà épuisé tout ce qu'il pouvait leur dire. Parlera-t-il tout seul ? Pauvre homme ! Il faudrait, pour cela, qu'il pensât ! Penser à quoi, mon Dieu ? Tout ce que peuvent lui fournir de pensée son cerveau simple et fruste, sa vie bornée, égale et " quotidienne ", il l'a déjà ressassé mentalement d'innombrables fois ! Alors, il chante. Il chante une chanson de laboureur. Composée par qui ? Par quelque autre laboureur d'autrefois, qui avait beaucoup de mal à nourrir ses petits par son travail, et qui était poète. Poète, il a, un jour, exprimé tout simplement son chagrin, et aussi ses rares moments de plaisir au milieu de ses champs, devant ses beaux horizons dorés, en quelques vers mal rimés, mais d'une saveur forte et persistante. Ces vers, il se les murmurait peut-être tout d'abord sans chanter. Mais, bientôt, cela ne lui suffit plus ; il éprouva le besoin de leur donner, dans l'air vif du matin, plus de force, plus d'essor, de les faire " porter " plus loin, de les envoyer aux nuages, aux oiseaux, à toute la nature. Et, alors, se serait-il mis à les crier ? Surcroît de fatigue, d'abord ; ensuite, pour crier fort, il eût fallu qu'il s'arrêtât de marcher, de travailler ; tout cela, il le sentait sans le savoir et, tout naturellement, il se mit à chanter. Et il s'aperçut bientôt qu'en chantant il rythmait sa lourde marche, il redonnait du ressort, de la persévérance à son effort régulier et périodique. Et en chantant son air, en l'adaptant a ses mouvements, il le modifia, le transforma, le perfectionna, s'en enivra, - et sa chanson était créée.

Eh bien ! cette chanson redite par d'autres, et encore par d'autres laboureurs, accompagnera encore, égayera le travail des laboureurs à venir. Et c'est celle-là même que notre pauvre homme chante, ce matin.

Mais voilà. Comment la chante-t-il ? Il n'a pas pris de leçons de chant, il ignore qu'on place ou ne place pas bien sa voix, qu'on respire bien ou mal, qu'on a des registres et des timbres divers. Il chante largement, rudement, en prenant par grandes bouffées des respirations fréquentes. Et comme, dans cette chanson, il y a des ornements, des " groupes " et qu'il ne sait pas les faire, il les brusque, avec une brisure de la voix, faisant, de-ci de-là, ce que nous appelons un canard, un couac. Mais ces défectuosités mêmes de son chant lui donnent plus de caractère encore ; et si je veux, à mon tour, chanter cette chanson, je devrai m'efforcer de les imiter.

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Cette chanson de laboureur date vraisemblablement du XVIle siècle. Mais celles que chantaient les laboureurs grecs s'étaient, sans doute, formées de même, et qui sait si, à travers des siècles et des siècles, ce n'est pas toujours la même chanson modifiée, transformée à l'infini, que nous entendons chanter aujourd'hui en Normandie ou en Bretagne, en Auvergne ou dans le Limousin, et qu'entendaient les antiques Pélasges après que Triptolème eut enseigné l'agriculture aux habitants d'Éleusis ?

D'autres fois, c'est près d'un enfant que le chant prend naissance. L'enfant pleure, il est nerveux, il ne veut pas dormir, il faut le distraire, lui raconter une histoire, - et, insensiblement, pour qu'il l'écoute mieux, la mère, déjà poétique parce qu'elle est mère et qu'elle caresse son enfant, devient poète ; elle rime, par-ci par-là, ses phrases, comme elle peut ; elle les rythme et, bientôt, pour les mieux rythmer encore, fait intervenir périodiquement quelque chose comme un refrain ; elle dit tout cela sur une sorte de mélopée qui, peu à peu, se précise et devient un chant. Et, la chanson qui éclôt peu à peu sur ses lèvres, c'est, par exemple, celle des Trois jeunes princesses couchées sous un pommier... Je vais vous la chanter, mais je ne vous la chanterai pas comme la chanterait la douce paysanne qui berce son petit. Je la chanterai beaucoup moins simplement, et vous dirai tout à l'heure pourquoi.

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Je viens de vous chanter cette berceuse (car tout révèle que c'est une berceuse : le rythme, l'inflexion mélodique du refrain, le ton général), eh bien ! Je vais vous en chanter une autre. Et vous allez voir qu'il suffit de quelques notes et d'une différence de timbre pour nous transporter instantanément par delà la terre et les mers, dans un pays lointain, dans un climat étranger. Si, parmi vous, il en est qui assistiez à ma conférence d'il y a deux ans sur la musique évocatrice, vous vous rappelez peut-être certaines choses que je vous ai dites alors. Mais, si je vous chante maintenant cette deuxième berceuse, ce n'est pas pour vous montrer de nouveau la force d'incantation de la musique. C'est pour vous faire une petite démonstration vocale ; car n'oublions pas que tout ceci n'est qu'un préambule et que nous sommes ici pour parler du chant.

Un peintre ne fait pas sa palette de la même manière quand il va peindre un tableau sombre et quand il va peindre un tableau clair. Entendons-nous ; je ne suis pas assez ignorant des choses de la peinture pour croire qu'il n'entre dans un tableau sombre que des couleurs sombres ; et croyez bien que, dans un son clair, il entre parfois beaucoup de résonances sombres, et que le contraire est aussi fréquent. Il y a là toute une question de mélanges que nous aurons peut-être le temps d'étudier plus tard. Mais il est certain qu'un peintre qui va peindre l'intérieur d'une cave éclairée douteusement par un lampion fumeux aura moins l'occasion d'employer des tons transparents, légers et brillants, que s'il se proposait de peindre un lever de soleil sur la mer. Non seulement il fera sa palette différemment, mais - si j'ose m'exprimer de cette façon - il accordera sa vision autrement ; il éliminera de son imagination visuelle tout ce qui peut contrecarrer l'ensemble de couleurs qu'il se dispose à fixer. Sans y songer seulement, par une opération instinctive d'artiste, il prédisposera tout son être physique et mental à des visions claires ou foncées ; en outre, sa facture se ressentira de cet état où il s'est mis inconsciemment. De même, un compositeur - toujours inconsciemment, bien entendu, car, dès que la volonté se manifeste, s'en mêle, on risque de tomber dans le pédantisme - choisit la tonalité qu'il faut pour donner à un morceau la couleur nécessaire. Chaque ton, vous le savez, a son caractère spécial, pas nettement, mais indéfinissablement spécial. Combinées, condensées, autour d'une tonalité primordiale, les tonalités diverses engendrées par elle finissent par dégager une impression particulière, et le musicien vraiment artiste sait toujours, sans s'en douter, pourquoi il emploie tel ton ou tel autre ; de même qu'en orchestrant, il n'aura pas recours à un trombone pour accompagner le chant d'un berger sicilien ni à un tambour basque pour évoquer une cérémonie funèbre, de même, le chanteur doit non seulement adapter la qualité de sa voix à ce qu'il chante, à ce qu'il exprime, mais encore y adapter sa diction. Tout autant que sa voix, les mots qu'il prononce doivent être imprégnés, saturés de l'idée qu'il veut donner : l'ouverture des voyelles, le plus ou moins de force des consonnes, l'insistance plus ou moins grande sur les nasales et les dentales, tout cela a son importance, mais il ne faut pas avoir l'air d'y songer ; il ne faut pas même y songer, il faut que ce soit pratiqué tout naturellement, comme quand on obéit à une impulsion intérieure et irrésistible.

Tout à l'heure, pendant que je vous chantais la chanson du Laboureur, vous avez remarqué que je tâchais de contrefaire la voix du paysan chantant en plein air, en plein vent. Dans la chanson suivante, j'ai chanté, mon Dieu, comme tout le monde. Nous étions chez nous, en France, dans un paysage familier. Mais, ici, il faut que je change ma voix: cette chanson-ci est une chanson grecque. En voici les paroles :

"Dors, ma fille, dors ; je te donnerai la ville d'Alexandrie en sucre, le Caire en riz et Constantinople, pour que tu règnes pendant trois années. "

De quand date cette chanson ? Je l'ignore. Bourgault-Ducoudray l'a recueillie à Smyrne. Elle est puissamment évocatrice ; il est impossible de l'entendre sans entrevoir, à travers un poudroiement d'or, des minarets, des coupoles scintillantes, tout un mirage d'Orient. Mais l'impression serait infiniment moins vive si je vous la chantais d'une voix occidentale. Si je veux, dès la première mesure, vous emporter là-bas, il faut que je la chante comme la chantait le prince ou le mendiant poète qui l'a conçue. Bien entendu, j'aurai soin de donner une valeur prépondérante à ces mots magnifiques : Alexandrie, Constantinople, qui, par eux-mêmes, sont déjà des talismans. Non seulement il faudra que je voie, que j'aie dans les yeux tout ce que je veux vous montrer en quelques secondes ; non seulement il faudra que je devienne Oriental, indolent, rêveur, immobile, - tout cela, c'est le travail mental, psychique du chant, - mais il. faudra que j'aie recours au moyen matériel que me fournit le mécanisme vocal et que je prenne une voix d'Oriental. Je vais abaisser le voile du palais, afin que l'air qui sortira de mes poumons conduise le son non pas à travers ma bouche seulement, mais aussi à travers mon nez, et que la résonance se fasse dans mes fosses nasales. En outre, je tirerai parfois ma langue vers le fond de ma gorge, pour donner à ma voix quelque chose de guttural ; voilà pour le timbre. Maintenant, pour le son lui-même. D'abord, je le prendrai souvent par en dessous, selon la coutume orientale. Et puis, les Orientaux trillent toujours un peu en chantant ; le son, chez eux, est rarement égal et rond, il a quelque chose de tremblé ; je m'appliquerai donc, par des contractions légères et rapides du larynx, à lui imprimer ce caractère spécial ; les petits groupes, je les exécuterai avec la brusquerie particulière qu'y mettent les Orientaux et qui les fait presque " couaquer " sur ces ornements ; de plus, je m'en tiendrai à un même registre ; car les Orientaux, à moins d'être des chanteurs experts, ne prennent pas, à cet égard, les précautions que nous observons avec raison ; ils " poussent " dans le haut jusqu'aux limites extrêmes du registre sur lequel ils chantent. Enfin, j'aurai soin, dans l'expiration finale de chaque son, de ne pas filer la note ni le souffle ; j'arrêterai l'expiration par une saccade de la glotte.

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Une autre raison de chanter, c'est le désir d'assurer de la durée, de la persistance à des mots. Par exemple, un thème des plus fréquents dans la chanson populaire, c'est celui des adieux qu'adresse un jeune homme à sa bien-aimée. Pourquoi ce jeune homme ne se borne-t-il pas, en laissant s'épancher son cœur, à dire en simples paroles son chagrin ? Il le chante. C'est que la mélodie se maintient plus obstinément dans le souvenir, que les paroles trouvent en elle comme une armure contre la rouille de l'oubli à mesure qu'il est, pour ainsi dire, sécrété lentement, mais sûrement, par chaque jour, par chaque heure, par chaque minute qui passe. Simplement prononcés, ces mots d'adieu, si tendres se seraient peut-être, à la longue, effacés du souvenir de celle à qui ils s'adressaient ; mais la musique leur donne une chance puissante de durer longtemps, une vertu pénétrante, indélébile. Voilà donc encore pourquoi l'on chante parfois pour assurer un semblant d'éternité à des mots, à des pensées ; de même qu'on grave des inscriptions sur la pierre et sur le marbre, on en grave aussi dans la musique et n'est-il pas prodigieux qu'une matière aussi impalpable que la musique puisse servir de soutien à des idées, les faire persister, vivre, agir à travers des siècles ?

Comment nous sont parvenues les belles légendes, les grandes épopées antiques si ce n'est par la voix des aèdes, des rapsodes, puis du peuple qui retenait leurs chants ? Dans les complaintes du moyen âge, ne trouve-t-on pas des récits innombrables de faits d'armes, véritables chroniques de guerre, dues vraisemblablement à l'improvisation des soldats en marche, ou réunis, le soir, autour des brasiers ? Telle par exemple, l'horrible histoire du roi Renaud :

Le roi Renaud de guerre vint,
Tient ses entrailles dans sa main ;
Sa mère était sur les créneaux
Pour voir venir son fils Renaud.

Les soldats en marche... j'ai prononcé ces mots, et ils me rappellent encore une raison de chanter. Rien ne redonne du nerf et de la cadence aux soldats fatigués comme de chanter. Pendant les deux ou trois premières heures de marche, le matin, après le repos de la nuit, les soldats ne chantent guère. Mais, dès qu'ils commencent à avoir un certain nombre de " kilomètres dans les jambes ", le chant commence. Trois ou quatre d'entre eux, au premier sentiment de fatigue qui fait peser plus lourdement le sac et le fusil, se mettent à chantonner. D'autres, aussitôt, joignent leurs voix à la leur, d'autres encore, et bientôt une compagnie entière chante à pleine voix, à tue-tête. Le pas s'en ressent aussitôt, il se régularise, se précise, se cadence et, en même temps, la fatigue s'atténue par ce fait que l'attention donnée aux paroles vient distraire l'esprit. En effet, les chansons de soldats ont une quantité innombrable de couplets, relatant une suite d'épisodes qui forment une histoire. Il s'agit de ne pas les intervertir, de là, un petit effort d'attention qui fait oublier la fatigue. A vrai dire, on voudrait que les paroles de ces chansons fussent moins grossières qu'elles ne le sont d'habitude - il y a des exceptions et, parfois, ces paroles sont charmantes, - mais les airs sont généralement très jolis.

Dernièrement, pendant une période militaire que je faisais, j'ai remarqué que plusieurs des airs que j'entendais chanter étaient des airs anciens qui se perpétuent ainsi, à travers beaucoup de générations de soldats. Au XVIIe siècle, au XVIIIe siècle, il s'en est trouvé de vraiment charmants, du rythme le plus leste et parfois le plus ingénieux. J'observais les soldats, tandis qu'ils chantaient (car, quand on aime le chant autant que je l'aime, on ne néglige aucune occasion de s'instruire), et je remarquais que presque tous avaient, à ce moment-là, une bonne émission. Pourtant, ils n'étaient certainement pas tous doués pour le chant. Mais, d'abord, ils chantaient fort, et vous n'ignorez pas qu'il est beaucoup plus facile de chanter fort et sans nuances, que de chanter doucement en colorant sa voix. Ensuite, la marche impose au corps un mouvement continu qui empêche les muscles de se figer dans la raideur, et celles d'entre vous, mesdemoiselles, qui travaillent le chant, savent qu'un des plus grands ennemis de la bonne émission, c'est le raidissement. Enfin, le poids du sac appuie sur les épaules, les tire vers le bas et s'oppose à la contraction des clavicules, qui est aussi un défaut funeste. Vous voyez que je n'ai pas perdu mon temps, au régiment...

Et puis, il y a encore une autre raison de chanter que le besoin de s'aider à marcher : c'est celui de s'aider à danser. Comment, dans les campagnes, - et qu'il s'agisse des paysans de l'époque la plus reculée du monde ou de nos paysans d'aujourd'hui, c'est exactement la même chose ! - comment danser en mesure et gaiement sans musique. Et quand on est loin du village, en plein champ, durant les moments de loisir, entre les durs moments de travail, on n'a pas toujours un flûtiau, un violon, une cornemuse. Alors, on chante ; et, par une opération contraire à celle que je vous décrivais tout à l'heure, ce sont les paroles qui, trouvées après coup par les uns et les autres, viennent ici corser le chant et l'animer. Que de jolies rondes sont nées ainsi, libres, joyeuses, insouciantes, conformes aux mouvements naturels du corps, semblables à celles des jeunes faunes et des nymphes légères ; danses bondissantes ou ailées qui n'ont rien de commun avec cette titubation anxieuse et morne, cette danse de palmipèdes intoxiqués, risible et lugubre à la fois, que l'on pratique aujourd'hui.

Les chanteurs devraient, parvenus à un certain degré d'habileté vocale, s'astreindre à chanter, chaque jour durant un certain temps, en marchant, puis en dansant, quelque chose de rythmé, - sans donner beaucoup de voix, mais en prononçant des paroles, et de préférence des paroles nombreuses, agglomérées. Ils s'accoutumeraient ainsi à chanter rythmé (ce qu'ils ne font presque jamais, car le manque de rythme est un véritable fléau parmi les chanteurs) et aussi à traduire les divers sentiments exprimés par les paroles en variant les inflexions de la voix, en accentuant diversement les syllabes, au besoin en faisant certains jeux de physionomie et en distribuant la respiration selon les nécessités du texte, sans altérer le mouvement de la musique.

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Mais, au fond, c'est encore dans l'amour qu'on trouve le plus de raisons de chanter ; c'est encore lui qui a provoqué la plus grande quantité de chants populaires. Le désir, l'attente, la joie, la déception, la jalousie, le regret, l'espoir, le dépit, tous les sentiments issus de l'amour sont autant d'inspirateurs pour l'âme, qui, alors, éprouve la nécessité absolue de s'épancher ; et comme les mots sont très secs, et surtout trop peu nombreux chez les hommes et les femmes de culture simple, d'éducation bornée, qui, en général, sont les auteurs des chansons populaires (et qui, par cela même qu'ils ont une âme simple, sont plus aptes à ressentir fortement et plus portés à manifester leurs sensations), comme les mots ne leur suffisent pas, ils chantent ces mots pour leur donner plus de force et plus de sentiment.

Mona 3, l'une des plus poétiques parmi les chansons de la Basse-Bretagne, évoque une jeune fille plongée dans la douleur par l'abandon de celui qu'elle aime et qui l'oublie. Il s'agit d'une jeune paysanne. Nous sommes, ici, tout près de la nature. Ne nous avisons pas, si nous savons chanter, de laisser voir que nous savons chanter. Ayons l'air de chanter parce que nous ne pouvons pas faire autrement, comme si nous épandions le trop-plein de notre coeur. Vous me direz que ce n'est pas Mona elle-même qui chante, mais une personne qui la dépeint pleurant " près des saules de la rivière ". C'est vrai. Mais cette personne qui raconte est pour ainsi dire ce qu'était le choeur dans le théâtre grec. Elle s'identifie profondément avec l'héroïne, éprouve, souffre avec elle. Et comme, je le répète, nous sommes ici en pleine Bretagne, il faut que ce récitant, cet humble rapsode qui est censé chanter, soit imprégné de Bretagne, de cette tristesse de la lande, de tous ces effluves du large aux relents doux et amers. Et, surtout, il faut une voix un peu plate, point du tout ronde ni vibrante, une voix naïve et plaintive, dépourvue de roublardise, une émanation dolente, saturée de mélancolie, aux prolongements un peu traînards, où se reflète l'égalité paisible et morne de l'existence que mène ce peuple de pêcheurs et de femmes de pêcheurs, résignées à la passivité des longues attentes.

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Cette sorte de platitude de la voix donne aux mots et à ce qu'ils évoquent une simplicité fruste, équivalente à celle que M. Cottet répand sur les personnages de ses tableaux bretons. Dans la petite chanson que je vais vous dire maintenant : Ma douce Annette 4, il y a un dialogue ; il est charmant, naïf, tendre et doux. Mais, vous le savez, les paysans sont timides, surtout en amour, et les paysans bretons plus encore que les autres. Dans ce petit dialogue, où l'on entend d'abord le jeune homme, puis la jeune fille, il ne faut pas faire de nuances ni accentuer avec intention tel ou tel mot. Ils se parlent tout bas, les yeux baissés. Leur groupe ressemble à un tableau de primitif. Il lui a pris la main et il est tout confus lui-même de cette grande audace. Rappelez-vous les marins des livres de Loti, comme ils sont tremblants, maladroits, dès qu'ils ont à parler à leur fiancée, à celle " que leur coeur aime tant ", comme dit une vieille chanson. Il faut s'inspirer de tout, quand on chante ; il faut, pour employer un mot de pédant, que le chant soit plein de références, qu'il ne sorte du larynx qu'après avoir fait un stage dans le coeur, et surtout dans le cerveau, où il s'approvisionne d'idées, de pensées, d'intentions dont l'auditeur ne perçoit qu'un résidu, -- mais dont il remarque fort bien l'absence dès qu'il n'est ni ému ni charmé.

Je vous disais, tout à l'heure, que je ne chanterais pas la chanson des Trois jeunes Princesses comme la chanterait la bonne femme qui l'a composée. En effet, comment doit-on chanter les chansons populaires ? Les gens de la campagne qui les chantent, - et qui les chantent souvent avec une jolie voix et une grande simplicité, - les chantent toujours machinalement, en accomplissant un devoir, une besogne, en berçant un enfant, en filant, en tricotant, en se livrant à un travail rustique, en fauchant, en glanant, en épluchant des légumes, en faisant la cueillette, en tressant des paniers, etc. Le chant emprunte alors au rythme manuel ou corporel une cadence régulière, les mots sont prononcés d'une façon uniforme, monotone ; s'il s'agit, dans la chanson, d'une histoire qui se déroule, - une histoire amoureuse héroïque ou simplette, - le chanteur ne se préoccupe pas de souligner, en chantant, tel ou tel détail de cette histoire ; il chante tout naturellement, comme cela vient, toujours sur le même mode rythmique et toujours sur le même ton. Mais les objets environnants donnent une grande poésie â cette sorte de mélopée. Il y a, autour du chanteur, le ciel, les bois, la vallée ou bien les objets modestes qui garnissent la maison, un décor naturel, sombre ou joyeux, gris ou multicolore fourni par la campagne, par la vie ; son chant semble une émanation de la terre et peut se comparer aux cris des cigales, à l'appel des oiseaux, aux bruits de la chaumière. Sur ce fond varié qui compose une atmosphère souvent noble et touchante, les paroles se détachent, sans nuances, mais claires, et la chanson prend toute sa valeur dans le repos qui l'environne. Elle produit alors son effet légendaire, plaintif, sentimental ou pittoresque, parce qu'elle se déroule dans l'ambiance qui. l'a vue naître, et qui l'a fait naître.

Il n'en est pas de même quand nous chantons une chanson populaire en nous accompagnant au piano, entourés de meubles de salon, ou dans une salle de concert ; il faut alors remplacer par l'artifice, ou, si vous voulez, par l'art, tout l'appoint poétique que fournit au chanteur paysan l'ensemble des choses dont il est entouré. Quelquefois on peut en donner l'illusion en imitant la voix du paysan, en adoptant pour son interprétation cette voix inéduquée, monocorde, qu'elle soit dolente ou joyeuse, et qui ne se soucie point de se modeler, de prendre des formes diverses d'après les paroles qu'elle énonce.

D'autres fois, au contraire, il faut, par des moyens de diction, par des arrêts, des " temps " ou des accélérations indiqués par le goût, inspirés par le sentiment, donner à cette chanson toute la poésie, toute l'allure, tout le mouvement qui est en elle ; et, si l'on veut relater un drame ou une idylle, ne pas reculer devant certains moyens un peu dramatiques, - employés avec mesure, avec discrétion. Je ne dis pas qu'on puisse donner ainsi, d'une façon absolue, l'impression de la chanson chantée dans son milieu, à son heure et par la voix qu'elle exigerait en réalité ; mais on peut, du moins, lui faire rendre un effet poétique, ou en tirer un élément d'émotion.


1. Cité dans le traité de chant de M. Isnardon.
2. Ibidem.
3- Bourgault-Ducoudray : Chansons de la Basse-Bretagne.
4.Bourgault-Ducoudray : Chansons de la Basse-Bretagne.

 

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