I
Pourquoi chante-t-on ?
MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,
En voyant annoncées ces causeries sur l'art du chant, bien des gens ont pu se demander de quoi je me mêlais. Car je ne suis ni chanteur, ni professeur de chant, ni physiologue ; je suis compositeur de musique et n'ai qu'une autorité relative pour parler d'un art si complexe, si ardu, que les spécialistes mêmes, dont la vie s'est passée à approfondir ses secrets, sont souvent bien contradictoires dans leurs affirmations. Je me rends compte de l'insuffisance de mes lumières. Je suis doublement effrayé en voyant cette salle si remplie. Un instant, je m'étais flatté de l'espoir que ces causeries s'effectueraient pour ainsi dire dans l'intimité de quelques personnes familières devant lesquelles, sans trac, sans inquiétude aucune, j'aurais pu me livrer, comme je le fais quand je suis avec des amis, à des divagations hasardeuses, à des flâneries mentales, sans plan, sans but déterminé, me mettant au piano pour prouver par un exemple ce que j'avance. C'est à la suite d'une de ces conversations à bâtons rompus où nous avions traité pêle-mêle beaucoup de questions relatives au chant, que Mme Brisson me demanda de venir redire ici, devant vous, quelques-unes de ces choses. Elle insista de façon si charmante, si amicalement péremptoire que je finis par céder.
Me voici donc prêt à partir en guerre contre les mauvais chanteurs, contre les professeurs incapables dont je m'exagère peut-être les crimes. Mais, je ne vous le cache pas, malgré l'appareil guerrier dont je me suis muni, je tremble un peu. Car je vois devant moi une affluence considérable, des visages inconnus, les uns sérieux, les autres plus intimidants encore, qui sourient... Et j'ai peur que ces visages-là me disent: " Mais qui donc êtes-vous pour venir critiquer ceux qui chantent, ceux qui enseignent le chant ? Pensez-vous qu'il suffise de murmurer quelques mélodies, du bout des lèvres, dans un espace de huit mètres carrés, pour avoir le droit de déblatérer contre des gens consciencieux, expérimentés, et qui en savent beaucoup plus que vous ? "
Aussi, croyez-le, au cours de ces quelques heures que nous devons passer ensemble, j'éviterai d'énoncer sur un ton de supériorité doctorale les choses mêmes dont je suis tout à fait certain. J'ai trop souvent constaté la vanité des convictions les plus profondes en matière de chant et la fragilité des raisonnements les plus rigoureux, pour me réclamer des unes et pour espérer vous persuader par les autres : ce que je dirai, je le dirai en pensant très sincèrement que je puis me tromper et que je changerai peut-être d'avis moi-même un jour.
D'ailleurs, je me fierai beaucoup plus à mon instinct qu'à ma médiocre science ; mes paroles exprimeront toujours des idées subjectives et, par conséquent, passibles d'être sévèrement discutées. Il faut encore que je vous prévienne de ceci : il m'arrivera fréquemment de chanter, pour mieux me faire comprendre ; je voudrais qu'on fût bien convaincu que je n'ai pas la présomption de me citer en exemple ; quand je critiquerai ce que je
Donc, encore une fois, je ne prétendrai jamais montrer comment il faut procéder, mais vous insinuer approximativement le résultat à obtenir. D'ailleurs, s'il fallait que je vous indiquasse avec précision tel ou tel procédé, je serais fort embarrassé, car j'ai toujours chanté d'instinct et mes rares notions techniques je ne les ai acquises qu'en analysant après coup ce que j'ai fait, en le comparant à ce que font les autres, en observant de mon mieux tout ce qui peut se rapporter au chant, depuis les sanglots d'un enfant jusqu'au cri d'une marchande des quatre saisons ; depuis l'ouverture des voyelles chez le sergent de ville qui m'enjoint de " circuler " jusqu'aux inflexions d'un ministre cherchant ses mots à la tribune de la Chambre.
En effet, mesdemoiselles, à celui qui se préoccupe du chant, il n'est rien d'inutile dans le domaine de l'émission vocale et des vibrations en général : le moindre mot, le moindre son, le moindre bruit renferme un enseignement et l'un des plus grands reproches que je fais aux chanteurs, c'est de n'être point curieux de ce qui concerne leur art, de ne point chercher à glaner partout des éléments d'instruction. Il m'a été donné souvent de passer de longs moments avec le jeune et déjà illustre compositeur Stravinsky, dont le génie orchestral est prodigieux. De même que Théophile Gautier disait:
Quant à moi, je ne la comprends pas. J'ai toujours aimé le chant d'un profond amour et, dans cet amour, je trouve le seul droit que j'aie de venir parler du chant ; car l'amour véritable donne une grande clairvoyance et, en matière de chant, bien des choses que je n'ai pas apprises, je crois les avoir, jusqu'à un certain point, devinées à force d'amour.
Mais, vous le comprendrez sans peine, des connaissances acquises de cette façon manquent trop
En effet (et ceci, je vous le répéterai sans me lasser afin de vous en imprégner), ce qui constitue la véritable beauté, le véritable prix, la véritable raison d'être du chant, c'est la combinaison, le mélange, l'union indissoluble du son et de la pensée. Le son, si beau qu'il soit, n'est rien s'il n'exprime rien. Avouer qu'on est sensible à la beauté purement matérielle d'une voix, c'est faire l'aveu d'une faiblesse physique, d'un état morbide, d'une infériorité. De même, trouver du plaisir à écouter un chanteur dont le débit est intelligent, mais dont le chant proprement dit est nul ou maladroit, c'est prouver qu'on ne tient pas à la musique et qu'on aimerait mieux entendre déclamer, tout simplement.
Le secret.du chant est difficile à définir ; il associe étroitement l'élément parlé et l'élément chanté. Certes, un beau son, c'est très beau ; il y a déjà une beauté dans la plénitude, la douceur, la richesse, la souplesse et l'étendue d'une belle voix. Les anciens Italiens attachaient à cette beauté une si grande importance qu'ils finissaient souvent par
Je vous le répète, cette beauté consiste en une union parfaite, en un amalgame, en un alliage mystérieux de la voix chantée et de la voix parlée, ou, pour mieux dire, de la mélodie et de la parole.
La mélodie représente dans le chant l'élément surnaturel qui donne à la parole, aux mots, un surcroît d'intensité, de force, de délicatesse, de poésie, de charme ou d'étrangeté, par des moyens qui échappent en partie à l'analyse et dont nous subissons l'enchantement sans pouvoir bien nous l'expliquer.
La parole, au contraire, chargée de sentiment et de pensée, communique à la mélodie une signification, lui confère une action directe et précise sur l'esprit et sur le cœur. Si, de la parole ou de la mélodie, l'un devait dominer, il n'est pas discutable que ce serait la parole ; le bon sens l'ordonne en même temps que le sens artistique. Si Victor Cousin a pu dire : " La grande loi des arts, c'est l'expression ", comment l'expression ne serait elle pas plus spécialement la loi souveraine d'un
Vous le voyez, il n'est plus ici question d'une collaboration égale, mais bien d'une soumission de la musique à la parole. Diderot en formulait déjà l'idée en écrivant
J'étais plein de ces idées quand, à peine adolescent et élève de piano et d'harmonie au Conservatoire, il m'arrivait d'assister par hasard à un cours de chant. Il me semblait alors que les professeurs insistaient trop exclusivement sur la technique, sur le côté purement vocal du chant, qu'ils négligeaient, délaissaient systématiquement ce qui constitue l'intérêt psychologique, pittoresque de cet art. Il arriva que par réaction, par révolte, avec l'exagération extrême de la jeunesse, - je devrais dire de l'enfance, - je reportai toute mon attention sur l'autre partie du chant, sur celle qui ne comporte que l'expression, la signification ; et je me mis à chanter d'une façon qui, peut-être, n'était pas absolument sans intérêt, mais qui, incontestablement, était antivocale.
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Cela dura plusieurs années. J'étais persuadé que bien chanter c'était chanter ainsi, par saccades, avec réalisme, en donnant un relief excessif à la parole, en ne s'occupant jamais de l'économie sonore et que ceux qui procédaient autrement, ceux chez qui la voix était sans cesse l'objet d'un contrôle et d'un souci n'étaient " que des chanteurs " ! J'employais ce terme avec dédain. Eh bien, j'ai changé. Évidemment, je suis toujours l'ennemi du chant qui ne se préoccupe que de la virtuosité vocale ; je ne puis admettre qu'une voix, même belle et bien conduite, puisse se passer longtemps de l'élément intellectuel ou sentimental ; et j'ai fini par considérer le chant, je ne dirai pas comme une matière palpable, mais plastique, où les sons et les mots ont une importance égale, se complétant l'un l'autre par un travail transcendant, à la fois esthétique et mécanique, se prêtant une aide perpétuelle et collaborant à une action commune.
Je vais plus loin. Je ne crois pas, à l'encontre de bien des gens, qu'on puisse " bien dire ", vraiment bien dire, et tout à fait mal chanter ; et quelqu'un qui chante bien et qui dit mal ne m'intéresse pas. Si son chant est beau simplement par lui-même, il vaut infiniment mieux que cet artiste se borne à chanter sur des voyelles consécutives, sans prononcer des mots ; son chant ne constitue pas une oeuvre d'art. Le mot bien dit, après avoir été bien pensé, place naturellement la voix où il faut qu'elle soit, lui donne la couleur qu'il faut qu'elle ait à ce moment précis et ainsi la moitié de la tâche est déjà accomplie. Dès que le son, inspiré, suggéré par le mot, vient se placer autour de lui, il l'aide à son tour, il exalte, affine ou amplifie ce mot qui l'a fait naître. L'idée est servie par le son,
C'est cette concordance, cette connexion discontinue qui fait l'intérêt du chant et forme un amalgame précieux d'innombrables molécules abstraites et concrètes emboîtées les unes dans les autres.
Voilà mon idée du chant. Mais vous voyez déjà tout ce qu'elle implique de rare et de difficultueux. Nous allons tâcher de nous y retrouver, et, si nous ne parvenons pas à creuser à fond le problème, peut-être arriverons-nous à pouvoir y plonger, de-ci de-là, un regard lucide.
J'avais formé vaguement un plan pour cette série de conférences. Je crains qu'il me soit bien difficile de le suivre, de m'y tenir. Essayons toujours. Et puisque j'ai posé, pour aujourd'hui, la question : Pourquoi chante-t-on ? tâchons d'en trouver la réponse dans la chanson populaire. Ne remontons pas trop haut. Cela ne servirait de rien. Nous savons que le chant jouait un grand rôle dans les civilisations antiques, et surtout en Grèce ; vous le savez mieux que personne, puisque vous avez entendu, ici même, les éloquentes leçons de M. Jean Richepin sur l'Hellade, ses légendes divines et son théâtre. Nous savons même en quelles occasions le chant apparaissait, occasions artistiques, civiques, patriotiques. Nous devinons qu'il devait être fréquent, incessant, dans la vie campagnarde, qu'il devait accompagner et charmer, selon l'expression d'Hésiode, " les travaux et les jours ".
Mais comment les anciens chantaient-ils ? Cela, nous n'en savons rien. Quand nous parlerons de l'histoire de l'enseignement du chant, nous y reviendrons. Aujourd'hui, ne parlons que du chant
On chante pour bien des raisons. On chante parce que le chant est le compagnon fidèle et docile du solitaire, l'ami qui, dans l'isolement, berce le coeur malade, endort le chagrin, entretient l'attente, rythme le labeur. Il vient ou s'évanouit au gré de celui qui souffre, qui travaille, qui peine. Et quand au contraire, on a le coeur gai, il est encore l'ami qui s'associe à la joie, qui clame l'allégresse sans arrière-pensée amère ; or, Nietzsche l'a dit, la véritable amitié consiste moins à partager les douleurs de ceux qu'on aime qu'à partager leurs joies.
Il y a, dans La Philosophie de l'Art, de Taine, un beau chapitre sur la chanson populaire. On y voit décrite la manière dont se forme une chanson populaire, dont elle prend naissance dans l'âme et sur les lèvres du paysan. Relisez-le. Que fait, par exemple, le " pauvre laboureur ", celui que Voltaire, dans un des rares beaux vers qu'il ait trouvés, appelle
Le laboureur ardent qui court avant l'aurore ?
Que fait-il quand, seul dans son sillon avec sa charrue et ses bêtes, il éprouve le besoin d'animer un peu son travail uniforme, machinal, d'alléger son effort, de se tenir compagnie à lui-même ? Parlera-t-il ? Avec qui ? Avec ses boeufs ? Il a déjà épuisé tout ce qu'il pouvait leur dire. Parlera-t-il tout seul ? Pauvre homme ! Il faudrait, pour cela, qu'il pensât ! Penser à quoi, mon Dieu ? Tout ce que peuvent lui fournir de pensée son cerveau simple et fruste, sa vie bornée, égale et " quotidienne ", il l'a déjà ressassé mentalement d'innombrables fois ! Alors, il chante. Il chante une chanson de laboureur. Composée par qui ? Par quelque autre laboureur d'autrefois, qui avait beaucoup de mal à nourrir ses petits par son travail, et qui était poète. Poète, il a, un jour, exprimé tout simplement son chagrin, et aussi ses rares moments de plaisir au milieu de ses champs, devant ses beaux horizons dorés, en quelques vers mal rimés, mais d'une saveur forte et persistante. Ces vers, il se les murmurait peut-être tout d'abord sans chanter. Mais, bientôt, cela ne lui suffit plus ; il éprouva le besoin de leur donner, dans l'air vif du matin, plus de force, plus d'essor, de les faire " porter " plus loin, de les envoyer aux nuages, aux oiseaux, à toute la nature. Et, alors, se serait-il mis à les crier ? Surcroît de fatigue, d'abord ; ensuite, pour crier fort, il eût fallu qu'il s'arrêtât de marcher, de travailler ; tout cela, il le sentait sans le savoir et, tout naturellement, il se mit à chanter. Et il s'aperçut bientôt qu'en chantant il rythmait sa lourde marche, il redonnait du ressort, de la persévérance à son effort régulier et périodique. Et en chantant son air, en l'adaptant a ses mouvements, il le modifia, le transforma, le perfectionna, s'en enivra, - et sa chanson était créée.
Eh bien ! cette chanson redite par d'autres, et encore par d'autres laboureurs, accompagnera encore, égayera le travail des laboureurs à venir. Et c'est celle-là même que notre pauvre homme chante, ce matin.
Mais voilà. Comment la chante-t-il ? Il n'a pas pris de leçons de chant, il ignore qu'on place ou ne place pas bien sa voix, qu'on respire bien ou mal, qu'on a des registres et des timbres divers. Il chante largement, rudement, en prenant par grandes bouffées des respirations fréquentes. Et
Cette chanson de laboureur date vraisemblablement du XVIle siècle. Mais celles que chantaient les laboureurs grecs s'étaient, sans doute, formées de même, et qui sait si, à travers des siècles et des siècles, ce n'est pas toujours la même chanson modifiée, transformée à l'infini, que nous entendons chanter aujourd'hui en Normandie ou en Bretagne, en Auvergne ou dans le Limousin, et qu'entendaient les antiques Pélasges après que Triptolème eut enseigné l'agriculture aux habitants d'Éleusis ?
D'autres fois, c'est près d'un enfant que le chant prend naissance. L'enfant pleure, il est nerveux, il ne veut pas dormir, il faut le distraire, lui raconter une histoire, - et, insensiblement, pour qu'il l'écoute mieux, la mère, déjà poétique parce qu'elle est mère et qu'elle caresse son enfant, devient poète ; elle rime, par-ci par-là, ses phrases, comme elle peut ; elle les rythme et, bientôt, pour les mieux rythmer encore, fait intervenir périodiquement quelque chose comme un refrain ; elle dit tout cela sur une sorte de mélopée qui, peu à peu, se précise et devient un chant. Et, la chanson qui éclôt peu à peu sur ses lèvres, c'est, par exemple, celle des Trois jeunes princesses couchées sous un pommier... Je vais vous la chanter, mais je ne vous
Je viens de vous chanter cette berceuse (car tout révèle que c'est une berceuse : le rythme, l'inflexion mélodique du refrain, le ton général), eh bien ! Je vais vous en chanter une autre. Et vous allez voir qu'il suffit de quelques notes et d'une différence de timbre pour nous transporter instantanément par delà la terre et les mers, dans un pays lointain, dans un climat étranger. Si, parmi vous, il en est qui assistiez à ma conférence d'il y a deux ans sur la musique évocatrice, vous vous rappelez peut-être certaines choses que je vous ai dites alors. Mais, si je vous chante maintenant cette deuxième berceuse, ce n'est pas pour vous montrer de nouveau la force d'incantation de la musique. C'est pour vous faire une petite démonstration vocale ; car n'oublions pas que tout ceci n'est qu'un préambule et que nous sommes ici pour parler du chant.
Un peintre ne fait pas sa palette de la même manière quand il va peindre un tableau sombre et quand il va peindre un tableau clair. Entendons-nous ; je ne suis pas assez ignorant des choses de la peinture pour croire qu'il n'entre dans un tableau sombre que des couleurs sombres ; et croyez bien que, dans un son clair, il entre parfois beaucoup de résonances sombres, et que le contraire est aussi fréquent. Il y a là toute une question de mélanges que nous aurons peut-être le temps d'étudier plus tard. Mais il est certain qu'un peintre qui va
Tout à l'heure, pendant que je vous chantais la chanson du Laboureur, vous avez remarqué que je tâchais de contrefaire la voix du paysan chantant en plein air, en plein vent. Dans la chanson suivante, j'ai chanté, mon Dieu, comme tout le monde. Nous étions chez nous, en France, dans un paysage familier. Mais, ici, il faut que je change ma voix: cette chanson-ci est une chanson grecque. En voici les paroles
De quand date cette chanson ? Je l'ignore. Bourgault-Ducoudray l'a recueillie à Smyrne. Elle est puissamment évocatrice ; il est impossible de l'entendre sans entrevoir, à travers un poudroiement d'or, des minarets, des coupoles scintillantes, tout un mirage d'Orient. Mais l'impression serait infiniment moins vive si je vous la chantais d'une voix occidentale. Si je veux, dès la première mesure, vous emporter là-bas, il faut que je la chante comme la chantait le prince ou le mendiant poète qui l'a conçue. Bien entendu, j'aurai soin de donner une valeur prépondérante à ces mots magnifiques : Alexandrie, Constantinople, qui, par eux-mêmes, sont déjà des talismans. Non seulement il faudra que je voie, que j'aie dans les yeux tout ce que je veux vous montrer en quelques secondes ; non seulement il faudra que je devienne Oriental,
Une autre raison de chanter, c'est le désir d'assurer de la durée, de la persistance à des mots. Par exemple, un thème des plus fréquents dans la
Comment nous sont parvenues les belles légendes, les grandes épopées antiques si ce n'est par la voix des aèdes, des rapsodes, puis du peuple qui retenait leurs chants ? Dans les complaintes du moyen âge, ne trouve-t-on pas des récits innombrables de faits d'armes, véritables chroniques de guerre, dues vraisemblablement à l'improvisation des soldats en marche, ou réunis, le soir, autour des brasiers ? Telle par exemple, l'horrible histoire du roi Renaud
Le roi Renaud de guerre vint,
Tient ses entrailles dans sa main ;
Pour voir venir son fils Renaud.
Les soldats en marche... j'ai prononcé ces mots, et ils me rappellent encore une raison de chanter. Rien ne redonne du nerf et de la cadence aux soldats fatigués comme de chanter. Pendant les deux ou trois premières heures de marche, le matin, après le repos de la nuit, les soldats ne chantent guère. Mais, dès qu'ils commencent à avoir un certain nombre de " kilomètres dans les jambes ", le chant commence. Trois ou quatre d'entre eux, au premier sentiment de fatigue qui fait peser plus lourdement le sac et le fusil, se mettent à chantonner. D'autres, aussitôt, joignent leurs voix à la leur, d'autres encore, et bientôt une compagnie entière chante à pleine voix, à tue-tête. Le pas s'en ressent aussitôt, il se régularise, se précise, se cadence et, en même temps, la fatigue s'atténue par ce fait que l'attention donnée aux paroles vient distraire l'esprit. En effet, les chansons de soldats ont une quantité innombrable de couplets, relatant une suite d'épisodes qui forment une histoire. Il s'agit de ne pas les intervertir, de là, un petit effort d'attention qui fait oublier la fatigue. A vrai dire, on voudrait que les paroles de ces chansons fussent moins grossières qu'elles ne le sont d'habitude - il y a des exceptions et, parfois, ces paroles sont charmantes, - mais les airs sont généralement très jolis.
Dernièrement, pendant une période militaire que je faisais, j'ai remarqué que plusieurs des airs que j'entendais chanter étaient des airs anciens qui se perpétuent ainsi, à travers beaucoup de générations de soldats. Au XVIIe siècle, au XVIIIe siècle, il s'en est trouvé de vraiment charmants, du
Et puis, il y a encore une autre raison de chanter que le besoin de s'aider à marcher : c'est celui de s'aider à danser. Comment, dans les campagnes, - et qu'il s'agisse des paysans de l'époque la plus reculée du monde ou de nos paysans d'aujourd'hui, c'est exactement la même chose ! - comment danser en mesure et gaiement sans musique. Et quand on est loin du village, en plein champ, durant les moments de loisir, entre les durs moments de travail, on n'a pas toujours un flûtiau, un violon, une cornemuse. Alors, on chante ; et, par une opération contraire à celle que je vous décrivais tout à l'heure, ce sont les paroles qui, trouvées après coup par les uns et les autres, viennent ici corser le chant et l'animer. Que de jolies rondes sont nées ainsi, libres, joyeuses, insouciantes, conformes aux mouvements naturels du corps, semblables à celles des jeunes faunes et des nymphes légères ; danses bondissantes ou ailées qui n'ont rien de commun avec cette titubation anxieuse et morne, cette danse de palmipèdes intoxiqués, risible et lugubre à la fois, que l'on pratique aujourd'hui.
Les chanteurs devraient, parvenus à un certain degré d'habileté vocale, s'astreindre à chanter, chaque jour durant un certain temps, en marchant, puis en dansant, quelque chose de rythmé, - sans donner beaucoup de voix, mais en prononçant des paroles, et de préférence des paroles nombreuses, agglomérées. Ils s'accoutumeraient ainsi à chanter rythmé (ce qu'ils ne font presque jamais, car le manque de rythme est un véritable fléau parmi les chanteurs) et aussi à traduire les divers sentiments exprimés par les paroles en variant les inflexions de la voix, en accentuant diversement les syllabes, au besoin en faisant certains jeux de physionomie et en distribuant la respiration selon les nécessités du texte, sans altérer le mouvement de la musique.
Mais, au fond, c'est encore dans l'amour qu'on trouve le plus de raisons de chanter ; c'est encore lui qui a provoqué la plus grande quantité de chants populaires. Le désir, l'attente, la joie, la déception, la jalousie, le regret, l'espoir, le dépit, tous les sentiments issus de l'amour sont autant d'inspirateurs pour l'âme, qui, alors, éprouve la nécessité absolue de s'épancher ; et comme les mots sont très secs, et surtout trop peu nombreux chez les hommes et les femmes de culture simple, d'éducation bornée, qui, en général, sont les auteurs des chansons populaires (et qui, par cela même qu'ils ont une âme simple, sont plus aptes à ressentir fortement et plus portés à manifester leurs sensations), comme les mots ne leur suffisent pas, ils chantent ces mots pour leur donner plus de force et plus de sentiment.
Mona 3, l'une des plus poétiques parmi les chansons de la Basse-Bretagne, évoque une jeune fille plongée dans la douleur par l'abandon de celui qu'elle aime et qui l'oublie. Il s'agit d'une jeune paysanne. Nous sommes, ici, tout près de la nature. Ne nous avisons pas, si nous savons chanter, de laisser voir que nous savons chanter. Ayons l'air de chanter parce que nous ne pouvons pas faire autrement, comme si nous épandions le trop-plein de notre coeur. Vous me direz que ce n'est pas Mona elle-même qui chante, mais une personne qui la dépeint pleurant " près des saules de la rivière ". C'est vrai. Mais cette personne qui raconte est pour ainsi dire ce qu'était le choeur dans le théâtre grec. Elle s'identifie profondément avec l'héroïne, éprouve, souffre avec elle. Et comme, je le répète, nous sommes ici en pleine Bretagne, il faut que ce récitant, cet humble rapsode qui est censé chanter, soit imprégné de Bretagne, de cette tristesse de la lande, de tous ces effluves du large aux relents doux et amers. Et, surtout, il faut une voix un peu plate, point du tout ronde ni vibrante, une voix naïve et plaintive, dépourvue de roublardise, une émanation dolente, saturée de mélancolie, aux prolongements un peu traînards, où se reflète l'égalité paisible et morne de l'existence que mène ce peuple de pêcheurs et de femmes de
Cette sorte de platitude de la voix donne aux mots et à ce qu'ils évoquent une simplicité fruste, équivalente à celle que M. Cottet répand sur les personnages de ses tableaux bretons. Dans la petite chanson que je vais vous dire maintenant
Je vous disais, tout à l'heure, que je ne chanterais pas la chanson des Trois jeunes Princesses
Il n'en est pas de même quand nous chantons une chanson populaire en nous accompagnant au piano, entourés de meubles de salon, ou dans une salle de concert ; il faut alors remplacer par l'artifice, ou, si vous voulez, par l'art, tout l'appoint poétique que fournit au chanteur paysan l'ensemble des choses dont il est entouré. Quelquefois on peut en donner l'illusion en imitant la voix du paysan, en adoptant pour son interprétation cette voix inéduquée, monocorde, qu'elle soit dolente ou joyeuse, et qui ne se soucie point de se modeler, de prendre des formes diverses d'après les paroles qu'elle énonce.
D'autres fois, au contraire, il faut, par des moyens de diction, par des arrêts, des " temps " ou des accélérations indiqués par le goût, inspirés par le sentiment, donner à cette chanson toute la poésie, toute l'allure, tout le mouvement qui est en elle ; et, si l'on veut relater un drame ou une idylle, ne pas reculer devant certains moyens un peu dramatiques, - employés avec mesure, avec discrétion. Je ne dis pas qu'on puisse donner ainsi, d'une façon absolue, l'impression de la chanson chantée dans son milieu, à son heure et par la voix qu'elle exigerait en réalité ; mais on peut, du moins, lui faire rendre un effet poétique, ou en tirer un élément d'émotion.
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