IV
Qu'appelle-t-on avoir du style ?
MESDAMES,
MESDEMOISELLES, MESSIEURS, Qu'appelle-t-on avoir du style ? Tel est le sujet de
cette conférence. Eh bien, oui ! qu'appelle-t-on avoir du style ? Mais..., je
n'en sais rien... J'entends, à chaque instant, déclarer qu'un chanteur ou une
chanteuse a ou n'a pas de style, mais je ne comprends pas bien pourquoi. Et,
d'abord, qu'est-ce que le style ? Si je ne me trompe et sans spécifier tel ou
tel art, le style est l'ensemble des moyens particuliers dont se sert un artiste
pour transmettre ses pensées ou ses sentiments. Mais le chanteur n'est pas son
propre interprète ; il est l'interprète des musiciens et les musiciens sont
innombrables ; ils appartiennent à des époques, à des pays, à des genres très
différents. Or, Voltaire dit (et Voltaire est incomparable quand il s'agit
ainsi de mettre les choses au point en quelques mots), Voltaire dit : " La
première loi est de conformer son style à son sujet.. " Donc, je ne conçois
pas qu'il puisse y avoir, pour le chant, - un style, un style défini,
applicable à toute la musique qu'on interprète. Il ne me paraît pas possible
qu'on chante de la même façon une scène dramatique et une chanson de Darcier,
un fragment de Monteverde et un air de Grétry, une page de Mozart et une page
de M. Debussy. Cependant, si une personne chante bien un air de Bach, si elle
le chante avec la sobriété d'expression qu'on s'accorde à exiger dans
l'interprétation de ce maître, on n'hésite pas à déclarer que cette personne a
" du style ", - même si elle chante fort mal ensuite une mélodie de Schumann.
Pourquoi ? De quel droit refuse-t-on à la fantaisie, à l'accent passionné, qui
convient à Schumann le nom de style, et pourquoi l'accorde-t-on à l'accent
contenu, à la coloration " en teintes plates " qui conviennent le plus souvent
à Bach ? Ne siérait-il pas de dire plutôt " Cette personne comprend le style de
Bach et ne comprend pas le style de Schumann " ? Ou bien " Cette personne chante
mieux la musique classique que la musique romantique " ?
Mais,
point du tout ; on dit. : " Elle a mal chanté cette mélodie de Schumann, mais
elle a admirablement chanté l'air de Bach. D'ailleurs, elle a beaucoup de
style. "
Voilà pourquoi je ne comprends pas bien ce qu'on entend par avoir du style.
Ou
plutôt, le crois comprendre qu'on emploie à faux le mot " style " ; on s'imagine
que ce mot signifie simplicité, correction, sobriété, et - ainsi qu'il arrive
toujours, par une exagération simpliste - on va jusqu'à s'imaginer que plus on
chante sobrement, plus on a de style ; que moins on fait de nuances, plus on a
de style ; que moins on accorde de véhémence à l'accent, que plus l'on semble
austère, ou simplement indifférent aux contingences de ce monde (en prononçant
pourtant des paroles ardentes, douloureuses, tendres, furieuses, caressantes
ou passionnées), que plus on les dit de façon uniforme, que moins on se permet
de liberté ou de variété dans le ton, que plus, en un mot, on est sec et froid,
plus on a de " style ".
On
a entièrement oublié que le mot de style ne signifie simplicité, sobriété,
correction que dans les cas où la correction, la sobriété et la simplicité
s'imposent et que, dans les cas, où il faut du maniérisme, de l'afféterie, du
caprice, c'est précisément par le caprice, l'afféterie et le maniérisme qu'on
parvient au " style ". Il n'y a pas plus de mérite à savoir chanter en style
simple, en style " à plis droits ", qu'en style picaresque ou qu'en style
apprêté ; il est tout aussi difficile d'évoquer Falstaff, Don Quichotte ou
Manon, qu'Orphée, Agamemnon ou Alceste ; il est aussi difficile, pour une
basse, de bien chanter l'air du Tambour-Major, dans Le Caïd, que l'air de la
cantate Dieu est mon Roi, de Bach 1. Mais voilà ce que beaucoup de gens ne savent
pas. Ils semblent croire que le degré de talent impliqué par l'interprétation
dite classique est plus élevé, plus digne de considération que les autres
degrés du talent vocal et dramatique. D'ailleurs, ils oublient que les
musiciens classiques ont souvent mis en scène des personnages vulgaires ou
grotesques auxquels il faudrait donc - sous prétexte qu'ils font partie du
répertoire classique - donner le même ton qu'aux personnages nobles de ce même
répertoire !
Il
y a là toute une confusion qu'il serait présomptueux de vouloir éclaircir
aujourd'hui ; bornons-nous donc à dire qu'il y a autant de styles qu'il y a non
seulement de genres musicaux, mais presque d'auteurs divers et d'oeuvres
diverses.
La
première difficulté consistera donc à savoir quel style adopter.
C'est
pourquoi je prétends et je m'entête à dire
Si
vous chantez bien une belle mélodie de Schubert, La Cloche des Agonisants, par
exemple, Le Soir d'Hiver ou bien Le Voyageur, il faut, certes, que votre chant
évoque ce qui est retracé dans ces pages ; mais il faut que ce soit avec un
style, c'est-à-dire une façon de prononcer, de chanter, de vous exprimer
enfin, toute différente de celle que vous auriez eue en chantant du Lulli ou du
Gluck et que vous me rappeliez, par ce moyen, l'époque, l'atmosphère où a vécu
Schubert ; il faut que je pense confusément, en vous écoutant, à un salon de
Vienne éclairé par des globes opaques, où quelques femmes en robes claires et
des hommes portant des redingotes pincées, de larges cravates au-dessus de
plastrons à jabot, sont attentifs au chant voilé mais pénétrant d'un gros jeune
homme blond qui, des lunettes d'or sous un front bombé encadré de cheveux
crépus, est assis au piano. De même qu'en écoutant L'Amour d'une Femme, de
Schumann, je veux, en même temps que je partage les émotions de cette " femme
", pouvoir instantanément, si j'en ai le désir, m'imaginer Schumann lui-même,
tantôt souriant, le coeur embaumé des myrtes d'un premier amour, tantôt hagard
et désespéré. Le chant n'est beau que s'il est poétique, évocateur,
hallucinant ; que s'il arrive, par une multitude harmonieuse et insaisissable
d'allusions et, pour ainsi dire, de ramifications étymologiques, à des
suggestions précises. Un vrai chanteur sait donner un sens aux arabesques
mêmes de la vocalise et les faire servir à la figuration esthétique d'un
sentiment ou d'une image. C'est l'ensemble de tout cela qui compose le style et
non
La
raison d'être de Gluck consiste précisément dans le changement qu'il fit subir
à la déclamation dramatique. Jusqu'à son avènement, le chant dramatique
gardait je ne sais quoi de " poli ", de solennel où, certes, l'expression
atteignait parfois une grande vérité, mais qui demeurait, malgré tout, fort
loin de l'accent réaliste. Les sentiments, quelque passionnés, quelque
violents, quelque tendres qu'ils fussent, empruntaient au style général de
Versailles sa pompe, son élégance un peu lourde, son éclat un peu surchargé.
Rameau lui donna, avec une grâce délicieuse, un certain emportement et bien
d'autres charmes que je n'ai pas le temps d'énumérer. Mais la fureur, la
douleur exaspérée, déchirante, l'aveuglement héroïque, le désordre du geste et
de l'accent qui dénotent un
La
difficulté, le problème, c'est de respecter l'économie musicale tout en
apportant à l'interprétation une part très grande, une part immense, une part
prépondérante d'expression, de pensée et même de réalisme.
A
cause de ce fameux "style ", il se crée des traditions ineptes qui déforment la
plupart des beaux fragments anciens. Presque tous les airs de Gluck subissent
le dommage de cette fausse idée
Ah !
ces traditions, qu'on est donc naïf d'y croire !
Comment
pouvons-nous nous imaginer ce qu'étaient les chanteurs du XVIIIe siècle, alors
que nous avons tant de peine à nous figurer ce qu'étaient ceux d'il y a
seulement cinquante, quarante ou trente ans ?
M.
Faure vit encore. Eh bien, qu'était M. Faure au théâtre ? Je n'en sais rien.
J'ai beaucoup entendu parler de lui par des admirateurs comme par des
détracteurs de son grand talent ; mais j'ai peine à me figurer avec une netteté
véritable ce qu'était au juste la personnalité dramatique de M. Faure.
Mais,
surtout, quelle absurdité de croire que l'émotion d'un grand artiste puisse
agir sur nous à travers d'autres artistes !
L'une
des traditions les plus fameuses - et les plus inefficaces - est celle de
l'interprétation d'Orphée par Mme Viardot. Vous savez que Mme Viardot s'est
montrée incomparable dans ce rôle, au point qu'on s'est toujours efforcé,
depuis, de l'imiter ou de s'inspirer d'elle. Or, je suis certain que, si nous
pouvons nous faire une idée vague de la façon dont Mme Viardot chantait " J'ai
perdu mon Eurydice ", si nous savons qu'elle y mettait une intense gradation de
désespoir, nous sommes incapables de nous figurer exactement comment elle s'y
prenait. Contentons-nous de savoir qu'elle y était,
Il
y a, dans Gluck, un autre passage où je vois ce que j'appelle l'attaque de
nerfs : c'est dans Iphigénie en Tauride. Alors qu'Iphigénie, accablée par
l'horreur de tout ce qu'elle apprend, - le meurtre de sa mère par son propre
frère, le double assassinat qui a souillé le palais des Atrides, le châtiment
impitoyable qui menace son malheureux frère, - alors qu'elle se voit seule au
monde,
A
ce moment-là, il faut que l'artiste oublie et
Mais
je m'aperçois que je dis sans cesse : "Pour chanter ceci ou cela, il faut se
rappeler telle ou telle chose. "
Or,
pour se rappeler une chose, il faut d'abord la savoir. Et la plupart des
chanteurs ne savent rien.
En
admettant même qu'ils sachent chanter, ce qui est souvent contestable, ils ne
savent rien de ce qui rend le chant intéressant ou émouvant. On m'objectera,
peut-être, que ce n'est pas de leur faute, puisqu'on ne le leur apprend pas. On
aura tort : il y a des professeurs intelligents qui essaient de leur apprendre
quelque chose. Il y a eu de tout temps, au Conservatoire, une classe de
littérature dramatique et une classe d'histoire de la musique, auxquelles ils
n'assistent jamais ; et, quand on les en blâme, comme j'ai parfois essayé de le
faire, ils trouvent - notamment dans la presse - des gens, des flatteurs pour
prendre leur défense.
Il
y a deux ans, après un concours du Conservatoire, j'écrivais dans le Journal
" Le
plus grand nombre des élèves ne semble pas avoir la moindre notion des
particularités historiques ou poétiques des personnages dont ils tentent
l'incarnation. Les Aïda n'ont pas lu Maspero ; les Didon ne soupçonnent pas
Virgile ; les Salammbô voient cette héroïne bien plus à travers Mme Caron ou
Mlle Bréval 2 qu'à travers Flaubert ; les Henri VIII ignorent Shakespeare et
Holbein ; les Roméo manquent de jeunesse ; les Juliette se croient des ingénues
parce qu'elles sont sopranos. "
Rose Caron dans Salammbô | Lucienne Bréval dans Salammbô |
Ces lignes inoffensives eurent pour effet d'indigner l'un de mes confrères.
Je
n'en demande pas plus ; mais je demande cela. Je ne crois pas qu'une jeune fille
qui chante un fragment d'Aïda, par exemple, puisse me communiquer - ne fût-ce
qu'un instant - l'impression que la scène qu'elle chante se passe en Egypte,
si elle n'a pas dans les yeux, en chantant, ou si elle n'a pas eu dans les
yeux, en travaillant, des visions de l'Egypte.
Je
ne crois pas que si elle est uniquement soucieuse de son la bémol, de son mi
naturel et de l'effet de sa toilette, elle puisse me donner l'impression
d'immenses temples en basalte ou des rives ensoleillées du Nil 3.
Je
ne crois pas que l'on puisse chanter le rôle d'Henri VIII, donner â la
déclamation le mordant, la majesté, la courtoisie perfide qu'il faut, si l'on
ne sait d'abord qui est Henri VIII et si l'on ne sait, de plus, comment il
était. En admettant même qu'un jeune chanteur sache vaguement qu'Henri VIII fut
marié six fois et fit tuer plusieurs de ses femmes pour en épouser d'autres,
qu'il fut un politique avisé, redoutable, je pense qu'il ne me donnera pas une
idée satisfaisante du personnage s'il ne sait encore qu'Henri VIII était gros,
blond, qu'il avait des manières affables et cachait son âme terrible sous un
embonpoint rassurant. Pourquoi ? parce que, moi, je le sais, et que si ce jeune
chanteur ne dresse pas devant mon imagination renseignée le portrait physique
d'Henri VIII, mon impression sera incomplète et médiocre. Je ne crois rien dire
là d'extraordinaire ; et, pourtant, vous le voyez, quand on donne ces conseils
raisonnables aux élèves, aux commençants, il se trouve des gens pour leur
dire: " N'écoutez donc pas ces bêtises, vous avez de la voix ! "
Le
résultat, nous le constatons chaque jour. L'incroyable vanité des chanteurs,
qui a toujours existé, mais qu'autrefois on raillait et qu'aujourd'hui l'on
encourage, cette vanité sans limites est l'une des principales causes de la
décadence du chant. Les chanteurs, s'ils n'étaient pas si vaniteux, s'ils
avaient ne fût-ce qu'une idée des évolutions de la musique et de l'art,
sauraient que nous ne pouvons plus nous contenter, aujourd'hui, d'un chant, même
parfait (et ce n'est certes pas le cas du leur), si ce chant n'exprime et ne
reflète rien ; nous en avons assez du baryton braillard ou du soprano
roucouleur. Ce qu'on appelle le " gros public " n'est plus exclusivement
composé, aujourd'hui, de bourgeois bénévoles qui dodelinent de la tête en
entendant un petit air, ou de dames sentimentales qui défaillent parce qu'un
ténor pommadé leur décoche un si bémol robuste. Les universités populaires, les
conférences, les éditions à prix réduits, renseignent, instruisent de jour en
jour davantage ce même "gros public " si facile à contenter naguère ; bientôt,
il exigera que les chanteurs sachent de quoi ils parlent et se donnent de la
peine pour mériter ses suffrages. Il m'en coûte un peu de le dire : contrairement
à ce qui avait lieu autrefois, c'est dans la partie mondaine du public que
semble se manifester surtout cette frivolité de jugement et cet amour du
clinquant qui forment une apothéose à certains chanteurs d'aujourd'hui dont la
médiocrité eût été accueillie. jadis à coups de sifflet par les gens du monde,
par les " abonnés ", qui étaient alors des connaisseurs.
Mais
ces doléances et bien des choses qui s'y
Nous
avons vu que le mot style est mal employé, qu'il n'existe pas un même style
pour tout chanter, qu'il en existe d'innombrables et qu'un chanteur doit les
posséder tous. Il faudrait remplacer ce mot impropre de " style " par une autre
expression, que je ne me charge pas de trouver, mais qui signifierait
l'ensemble de certaines règles générales qui assurent au chant une correction,
un agrément, une tenue et, si je peux dire, une propreté dont il doit éviter
de se départir même dans les moments les plus expansifs et les plus
fantaisistes. Ces règles composent ce que j'appellerai, provisoirement, le "
style vocal ". Ce style-là, c'est vraiment un style à part, applicable à tous
les genres. Ceux qui le possèdent s'imposent dès les premières notes ; on sent
aussitôt le chanteur instruit, maître de lui.
Pour
ne citer qu'un exemple entre mille, je rappellerai l'impression ressentie, il
y a longtemps déjà, par les spectateurs de l'Opéra, un soir qu'on jouait Lucie
de Lammermoor pour les débuts ou la rentrée de Mme Melba. Le ténor chargé du
rôle d'Edgar fut pris d'un malaise subit au moment d'entrer en scène. Que
faire ? Renoncer à jouer et rendre l'argent ? M. Engel se trouvait dans la salle ;
il s'offrit obligeamment à remplacer l'artiste manquant, prit à peine le temps
de se grimer, de revêtir à la hâte un costume qui n'était pas fait pour lui et
parut en scène sans avoir jamais répété avec ses partenaires, donnant ainsi un
exemple de courage
et de science dont bien peu d'artistes seraient capables. On était un peu
inquiet ; mais cette inquiétude ne dura point. A peine M. Engel eut-il émis les
premiers mots de son rôle qu'on fut rassuré : le calme, l'autorité de sa
diction et de son chant s'imposèrent à tous et causèrent même une sensation de
sécurité qu'on n'éprouve pas toujours à l'Opéra.
Ces
règles qui composent le style vocal, je ne puis vous les énumérer toutes et
nous nous bornerons à parler des principales. Nous dirons, d'abord, quelques
mots de la justesse, puis nous parlerons des portamenti, des ornements et du
rythme. Mais, avant de parler de la justesse, permettez-moi de vous indiquer en
passant un des défauts qu'il est bon d'éviter soigneusement et auxquels sont
malheureusement sujets la plupart des chanteurs. Ce défaut est l'excès de
sonorité.
On
peut dire que, d'une façon générale, tout le monde chante trop fort. J'étais à
Versailles, cet été, dans une chambre de l'hôtel des Réservoirs, et l'on
donnait, au théâtre de verdure situé de l'autre côté du bassin de Neptune, une
représentation de Manon. Eh bien ! je vous affirme que je pouvais suivre de ma
chambre, à peu de chose près, à travers une grande étendue de parc, ce qui se
chantait sur ce théâtre, tant les chanteurs criaient, tant ce qui aurait
demandé à être dit le plus discrètement était hurlé à pleins poumons. C'est
d'ailleurs ainsi qu'on chante cet ouvrage
On
entend sans cesse chanter à pleine voix des passages qui sembleraient devoir
être murmurés. Et, pourtant, ouvrez la partition : vous verrez pianissimo à
l'orchestre, pianissimo au chant ; l'intention de l'auteur est manifeste, mais
les chanteurs songent-ils à lire les indications mises par les auteurs ? Ils ne
sont préoccupés, tout d'abord, que de sortir autant de voix qu'ils peuvent ;
puis, à la longue, l'habitude de chanter fort dilate leur appareil vocal, le
tissu des organes se relâche et ils ne peuvent plus chanter doucement, même
quand ils le veulent ; tels sont les résultats d'un enseignement qui n'est pas
basé sur le goût, sur la psychologie et sur la raison. Une fois de plus, vous
voyez que la mécanique du chant est intimement liée à son esthétique. M.
Chaliapine est un admirable exemple de la puissance d'expression à laquelle on
peut arriver en ménageant, en économisant la sonorité. Jamais, dans le
dialogue, sa voix ne dépasse le degré normal. Il semble qu'il ait toujours en
réserve une provision de voix dont il saura user au moment voulu et, quand il
s'en sert à un point culminant du drame ou de l'expansion lyrique, il n'a
jamais besoin de " forcer ", par ce fait même que n'ayant pas abusé de la
sonorité jusque-là, il lui suffit d'un petit supplément de
Venons-en à la justesse.
Il
y a peu de choses aussi désagréables que d'entendre chanter faux ; mais aux
meilleurs chanteurs, à ceux dont la voix est parfaitement juste, il peut
arriver, au cours d'une exécution vocale, un petit accident technique, une
défaillance passagère qui les fasse détonner pendant une ou deux notes. Ce qui
est grave, c'est de chanter faux tout le temps, ou presque tout le temps. Il
faut avouer que si ceux qui écoutent sont bien malheureux, ceux qui chantent
faux sont encore plus à plaindre, car leur infirmité n'inspire généralement
aucune commisération...
Il
y a plusieurs façons de chanter faux, ou, plutôt, il y a plusieurs causes à
cette calamité ; mais tenons-nous-en aux trois causes principales: 1° une
oreille fausse ; 2° une voix fausse ; 3° une voix faussée.
Si
vous chantez faux parce que vous avez l'oreille fausse et que vous ne vous
aperceviez pas que vous détonnez, votre maladie est irrémédiable.
Le
cas est le même, je crois, quand on a la voix fausse. Dans ce cas-là, on chante
faux d'une manière particulière ; non seulement on chante faux chaque note,
mais, si l'on veut chanter une phrase, on commence dans un ton et on la continue
dans un autre, à peu près comme ceci
Je
me hâte de dire que ce cas-là est fort rare chez les chanteurs de profession.
Soit qu'on ait l'appareil auditif détraqué, soit qu'on n'ait aucun contrôle sur
sa voix, il se produit un désordre, un chaos, et l'effet est abominable.
Mais
si la voix est ce que j'appelle faussée, on peut y remédier. La voix peut être
faussée par une mauvaise émission, par un surmenage des cordes vocales ; alors
on chante trop haut ou trop bas pendant de longs fragments ou même constamment.
Je crois qu'il est plus facile de corriger une voix qui chante trop bas qu'une
voix qui chante trop haut. Mais, à vrai dire, le n'ai pas de certitude à ce
sujet. D'ailleurs, il y a bien des cas inexplicables touchant le manque de
justesse. Voici une histoire assez curieuse : il y a quelques années,
j'accompagnais un morceau très connu à une artiste éminente ; elle n'avait
jamais eu une jolie voix, mais son chant était extrêmement intéressant.
Seulement, il lui arrivait parfois, sans doute par suite d'un peu de fatigue, -
car elle donnait beaucoup de leçons, - de chanter bas pendant tout un morceau.
Je l'accompagnais donc un jour et ma tâche était pénible parce que la chanteuse
chantait ce morceau près d'un demi-ton trop bas. (Je souffrais en
l'accompagnant, car non seulement le fait d'entendre chanter faux est désagréable
pour l'oreille, mais il cause une impression de malaise et d'inquiétude.) Les
auditeurs, probablement, ne s'en aperçurent pas ou bien, par politesse et par
considération pour le talent de la chanteuse, ne voulurent-ils pas en avoir
l'air ; toujours est-il qu'on applaudit et qu'on redemanda le morceau.
Profitant du bruit que faisaient les applaudissements et du petit laps de temps
qui s'écoulait, j'eus soin de préluder un demi-ton plus
Il
y a des gens qui chantent faux avec une continuité vraiment extraordinaire. On
croirait, à les entendre, qu'ils sont très musiciens puisqu'ils sont capables
de chanter tout un fragment, et sans en démordre, dans un autre ton que
l'accompagnement, sans quitter d'un seul comma le ton faux qu'ils ont adopté.
Les
ornements du chant sont innombrables. On ne peut les citer tous et, d'ailleurs,
ils ont bien souvent, d'après les époques, changé de noms. Ils tendent de plus
en plus à disparaître de nos jours comme ils ont disparu, il y a deux ou trois
siècles, au moment de la réaction qui eut lieu en Italie, puis en France, en
faveur d'un chant simple et large. Pourtant, encore aujourd'hui, l'emploi des
ornements pratiqués avec discrétion peut apporter un agrément et un charme spéciaux
à certains moments vocaux. D'ailleurs, comme il s'en trouve de toutes sortes
dans la musique de tout temps, il faut les connaître et savoir les exécuter.
Les
ornements les plus employés sont, en somme, le trille, le groupe (ou gruppetto
en italien), qui s'effectue de deux façons, soit en commençant à droite, soit
en commençant à gauche, le mordant.
Je
n'ai pas besoin de vous expliquer ce que c'est que le trille, et me bornerai à vous citer ces mots de Mme Lili Lehmann
"Les
chanteurs auxquels manquent l'agilité et
Le
groupe, ou gruppetto, est un ornement souple qui s'exécute dans les deux sens,
et qui emprunte les caractères les plus divers. Wagner l'employait encore
fréquemment dans les passages expressifs de la voix et de l'orchestre. Le
mordant inférieur ou supérieur (que les Italiens appellent mordente, et dont
une forme particulièrement compliquée était appelée autrefois, mordente
impertinente), le mordant était mis généralement pour conférer de la légèreté à
telle ou telle note, il faut l'exécuter rapidement, clairement, en ayant soin,
malgré la rapidité, de donner aux deux notes leur véritable son et leur
véritable valeur.
Pourtant,
le mordant - comme tous les ornements vocaux - doit s'inspirer de l'allure
générale du morceau qu'on chante, du mot sur lequel il est placé et doit
contribuer à l'expression. Dans la musique ancienne, il apparaît souvent double
et triple, soumis à des variétés nombreuses.
Je
me souviens de la façon exquise, un peu maniérée, peut-être, mais pleine de
charme et de poésie, dont Mlle Calvé, d'une voix plus transparente que le
cristal, exécutait, dans la cavatine des Pêcheurs de Perles, un mordant sur le
mot " autrefois ". Elle le faisait avec une lenteur presque incroyable et pour ainsi dire, en détachant un
*
Il
existe un procédé vocal méprisé, et dans bien des cas, méprisable : je veux
parler du portamento, ou port de voix. Vous savez ce que c'est ? Il y a " port
de voix " quand, pour aller d'une note à une autre, soit sur une même voyelle,
soit sur deux voyelles différentes, séparées ou non par une consonne, au lieu
de porter la voix directement d'une note à l'autre, on la traîne de façon à
effleurer, sans s'y arrêter, toutes les notes intermédiaires.
Si
l'on ne faisait jamais de port de voix, le chant serait trop sec ; on en fait
toujours, inconsciemment, de très insignifiants qui sont à peine appréciables
par l'oreille et qui constituent, en somme, le legato du chant. Mais ce ne sont
pas là des ports de voix proprement dits. Le vrai port de voix est beaucoup
plus marqué, plus conscient. C'est un moyen dont on a souvent abusé pour donner
au chant de l'expression ; mais cette expression prend aisément un caractère
pleurnichard, niais et surtout odieusement vulgaire.
Pourtant,
il ne faut pas croire que l'on doive absolument bannir le port de voix. Il peut
produire des effets agréables, ajouter au chant un grand charme, quelque chose
d'un peu morbide et, en tout cas, quelque chose de très langoureux.
Il
est une qualité essentielle, quelle que soit la musique qu'on chante, - une
qualité dont sont dépourvus presque tous les chanteurs : c'est le rythme.
Rien
n'est plus déprimant et plus irritant à la fois que d'entendre chanter sans
rythme. On a l'impression de marcher sur un sol inégal, accidenté de trous et
de protubérances, de bourbiers où l'on enfonce, de surfaces glissantes et l'on
finit par renoncer à suivre le chanteur qui se livre à ces déambulations
auxquelles on ne saurait croire qu'il propose un but bien déterminé.
Hélas,
ils sont nombreux, ceux qui chantent ainsi, qui ralentissent un temps, en
précipitent un autre, ralentissent encore la mesure suivante, alanguissent le
mouvement au point qu'on pense qu'ils vont s'arrêter, puis soudain reprennent
une allure hâtive, qui se change ensuite sans plus de raison, en une mollesse
et en une lenteur mortelles.
Par
contre, rien ne donne une impression de sécurité, de vigueur et d'aisance comme
un chant bien rythmé dans lequel tout tombe à sa vraie place, un chant qui
reprend pied à intervalles réguliers, qui affermit son contact avec le temps et
l'espace et dont on épie la progression logique.
Il
ne saurait exister de plaisir musical sans rythme, sans cadence, sans ce
rebondissement périodique et harmonieux, qui règle tous les mouvements de la
nature, depuis la gravitation des étoiles jusqu'à la circulation du sang.
Le
chant doit être maintenu par la rigueur d'un rythme sûr, pendant que la diction
reste souple, vraie, expressive, colorée et trouve toute sa place, tout son
temps, dans les limites que lui impose ce rythme. Elle acquiert par là un nerf,
une force extraordinaires et les entraves rythmiques l'obligent d'avoir
recours à une ingéniosité qui la rend plus intéressante.
Le
rubato est parfois alors d'un grand secours. Mais savez-vous bien seulement ce
que c'est que le rubato ? Beaucoup de personnes croient que le rubato, dont il
est tant question quand on apprend à jouer un morceau de Chopin, consiste dans
l'irrégularité rythmique, qu'il consiste à presser, à ralentir successivement,
avec une espèce de nervosité déréglée ; c'est une grande erreur. Jamais le
rythme ne doit être plus infaillible que dans le rubato, c'est-à-dire que le
rubato consiste précisément en ce que l'on est tenu d'équilibrer le rythme et
que, dès que l'on a pressé pour ralentir, il faut, ensuite, par une sorte de
mouvement réflexe, faire le contraire pour rétablir le rythme sur son axe ; en
un mot, c'est une loi de compensation rythmique. Si l'on a ralenti, il faut,
ensuite, presser pour regagner le temps perdu ; mais, pendant ce temps, le
rythme doit rester immuable, mystérieusement inflexible. On prétend que Chopin
formulait ainsi le rubato
" Que votre main gauche joue en mesure et que votre main droite fasse tout ce qu'elle voudra ! "
Le chant ne possède ni main droite ni main gauche, et,
pourtant, il les possède toutes deux,
2- Prendre pour modèle une artiste illustre ou éminente, c'est encore très bien. Malheureusement, ces exemples deviennent de plus en plus rares ; voilà déjà sept ans que ces lignes furent écrites : quelle Salammbô les jeunes chanteuses pourraient-elles désormais chercher à imiter ?
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