V

 

Comment émouvoir

 

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS, Dans notre première séance, nous nous étions proposé de rechercher les raisons qui incitaient l'homme à chanter, et nous sommes parvenus sinon à les retrouver toutes du moins à en découvrir assez pour nous fournir le prétexte de rester ici une heure ensemble.

Dans la seconde séance, nous avons tâché de déterminer les règles essentielles du mécanisme vocal.

Dans la troisième, nous nous sommes occupés de certains procédés de diction et, là encore, j'ai pu vous donner quelques renseignements assez précis en me basant sur des principes connus, prouvés et, pour ainsi dire, incontestables.

La dernière fois, ma tâche était un peu plus difficile, car j'entreprenais non seulement de définir le style, mais encore de discuter certaines opinions répandues touchant le respect qu'on doit aux traditions. Aujourd'hui, je me trouve devant une question plus embarrassante encore : comment émouvoir ? En effet, le champ de la sensibilité humaine est infini, le degré et la qualité de l'émotion varient selon chaque individu, et cette multiplicité même est soumise encore aux incessantes évolutions du temps et des mours, comme à l'innombrable diversité des zones, des pays, des régions les plus infimes. Vous comprendrez donc qu'il faut que nous nous bornions, sous peine de prolonger cette conférence à tel point que nous serions encore ici alors que la sensibilité actuelle aurait déjà changé !

Par conséquent, si vous le voulez bien, nous allons nous tourner vers le passé, comparer des époques diverses et nous pourrons, je crois, nous faire une idée des quelques sentiments qui, à travers les siècles, demeurent immortels dans le coeur des hommes et peuvent être réveillés encore aujourd'hui comme ils l'étaient autrefois ; en même temps, nous examinerons les moyens par lesquels on peut les émouvoir. Mais, d'abord, remarquons qu'il y a des gens extrêmement sensibles et d'autres qui ne le sont pas du tout. Un jour, Liszt venait de jouer de façon géniale et pendant près d'une heure sans discontinuer quelques-uns des plus beaux fragments de Beethoven, de Mozart et de Schumann ; tous les auditeurs étaient profondément émus. Un monsieur, qui était là, ne trouva pourtant à lui dire que ces mots : " Ça ne vous fait pas mal aux doigts de taper comme ça ? "

Par contre, je connais une jeune femme, qui non seulement est particulièrement accessible aux sensations musicales, mais encore exprime ses émotions de la façon la plus étrange. Voulant, un jour, m'adresser un compliment sur une mélodie intitulée L'Heure exquise, que je venais de chanter en m'efforçant d'être aussi vaporeux que possible, elle s'écria :

" Ah ! cette musique ! Ça vous flanque des coups de botte dans l'estomac ! "

Bien des gens pensent à tort que les émotions artistiques doivent, pour être complètes, avoir ce caractère intensif et ne se déclarent satisfaits que lorsqu'ils reçoivent des " coups de botte dans l'estomac ". Beaucoup de compositeurs partagent cette erreur et c'est ce qui donne lieu à tant d'oeuvres forcenées, où la passion, la violence, le vacarme et le raffinement maladif se disputent avec furie l'honneur d'affoler, de terrasser, d'assourdir et d'intoxiquer les auditeurs. Ces gens-là ignorent le prix des sensations graduées, la valeur parfois immense d'une émotion légère et fugitive, le délice douloureux des larmes, la douceur d'un soupir, le charme exquis et amer de la mélancolie, comme ils méconnaissent tout ce qu'il peut y avoir de désespoir dans un sourire ou de tristesse dans un rayon de soleil. Laissons-les donc à leurs transports et demeurons parmi ceux qui ne rougissent pas de goûter parfois des sensations moyennes, communes à tous les hommes et vénèrent le cénacle divin des artistes équilibrés. Ceux-là seuls savent que c'est une faute grave contre l'art de " flanquer sans cesse des coups de botte dans l'estomac " ; et ils méprisent l'émotion qu'on obtient par ces procédés pugilistiques.

*

D'ailleurs, à le prendre dans son sens véritable, qui est tout médical, le mot émotion signifie simplement un trouble dans l'économie psychologique. Il suffit de déterminer ce désordre même légèrement, parfois de façon à peine appréciable, pour qu'il y ait " émotion ". Or, il arrive fréquemment que des chanteurs très doués sous le rapport de la voix, et qui, intéressants par leurs dons et leur habileté vocale, sont agréables à écouter, sont, en même temps, très ennuyeux ; leur travail est satisfaisant, d'une technique parfois même excellente, mais il y a quelque chose dans leur chant qui le rend morne et qui, peu à peu, vous incite à une vague somnolence. Ces chanteurs-là non seulement ne sentent pas ce qu'ils chantent, mais n'y pensent pas en chantant, et voilà pourquoi ils n'ont pas d'action sur l'auditeur ; leur chant est, de ce fait, inepte et inexpressif. Il faut qu'un chanteur ait devant les yeux, tandis qu'il chante, une image nette ou confuse, suggérée par les mots qu'il prononce ; s'il s'agit pour lui d'évoquer des objets, il faut qu'il les voie en chantant ; à ce prix seul, il en transmettra la vision à l'auditeur ; s'il s'agit d'exprimer un état d'âme, il faut que, par un moyen personnel, soit par le dédoublement, soit en s'imaginant avoir auprès de lui un être humain à qui il s'adresse et qu'il crée par la pensée, il faut, dis-je, qu'il ressente, à ce moment, l'émotion même qu'il veut traduire. Nous ne parlerons pas ici du Paradoxe sur le Comédien, de Diderot, et des discussions infinies et sans cesse renouvelées auxquelles il a donné lieu ; nous ne rechercherons pas si le comédien ou le chanteur - car le chanteur qui chante sans costume, sa musique à la main, est encore un comédien - doit ou ne doit pas éprouver ce qu'il exprime ; cela nous entraînerait fort loin. Mais il serait trop simple de conclure dans l'un ou l'autre sens. Si le chanteur devait en chantant, ressentir à la première puissance les émotions qu'il traduit, s'il était pour tout de bon secoué par l'hilarité ou torturé par la douleur, il ne pourrait pas chanter. Quand on nous dit que Mme Malibran avait parfois, en sortant de scène, des crises nerveuses provoquées par la surexcitation où elle s'était mise en chantant, je le crois. Mais quand on nous dit qu'en chantant, elle pleurait de vraies larmes, je ne le crois pas. Il y a chez les grands artistes, et même chez les plus véhéments et les plus emportés, un point du cerveau qui reste toujours lucide et volontaire. Vous trouverez, là-dessus, de bien belles choses dans un article de Sainte-Beuve sur Racine (dans les Nouveaux Lundis, je crois). Croyez bien que Mme Malibran, si elle versait des larmes en scène, cessait de pleurer dès qu'elle avait une vocalise à faire (et, dans la musique qu'elle chantait, il y en avait tout le temps). Tel n'est pas le cas, certes, pour les comédiennes qui parlent ; elles peuvent impunément se permettre de pleurer librement ; leurs larmes, leurs sanglots, s'ils ralentissent ou rendent saccadé leur débit, y ajoutent par là même de l'émotion et le rendent poignant.

En ce moment, Mme Sarah Bernhardt donne un exemple admirable de cet abandon sublime ; dans Jeanne Doré, quand elle vient au tribunal défendre son fils, elle pleure tellement et des larmes si douloureuses qu'elle peut à peine parler et qu'elle s'arrête parfois entre deux mots, la voix coupée par le flot qui lui sort du coeur. Ce spectacle merveilleux et déchirant se reproduit chaque soir. Par quels moyens mystérieux Mme Sarah Bernhardt parvient-elle à se mettre périodiquement dans cet état de désordre nerveux, tout en conservant un pouvoir mental absolu ? Peut-être consentira-t-elle à vous le dire, ici même, quand elle viendra parmi vous. Moi, je ne tenterai même pas de le découvrir : il est sacrilège de vouloir, dans le seul but de satisfaire une orgueilleuse curiosité, explorer les arcanes secrets du génie.

Mais, encore une fois, en matière de chant, ces excès seraient funestes. L'émotion la plus profonde peut envahir le chanteur au point même de faire trembler sa voix, mais il ne faut pas qu'elle rende le chant impossible.

Or, vous le savez, rien - et pour parler crûment - ne stimule la muqueuse nasale comme de pleurer ; les sanglots coupent la respiration ; les sursauts de la douleur sont incompatibles avec la tenue du son. D'ailleurs, nous le savons par un exemple illustre, puisque Mme Desbordes-Valmore dut renoncer à la carrière de cantatrice parce que, comme elle l'a écrit elle-même, son chant la faisait pleurer. Pourtant, si le chanteur ne pleure pas, il fait parfois pleurer, et cela tout en restant, jusqu'à un certain point, maître de soi. Ceux qui croient, au contraire, qu'on peut causer de l'émotion sans en ressentir du tout, que l'on peut demeurer froid, entièrement froid et allumer une étincelle, entièrement sec et faire pleurer, ceux-là se trompent encore et attribuent à l'artiste un pouvoir qui n'a jamais appartenu qu'à la baguette de Moïse. A ce propos, il me revient une anecdote que vous goûterez peut-être et que je vous garantis vraie, sans pouvoir ni vouloir en nommer les héros. Un grand comédien français causait avec un grand comédien américain et lui disait qu'en scène il demeurait complètement froid, indifférent aux sentiments des personnages qu'il incarnait et ne provoquait l'émotion qu'à force de talent et de procédés techniques ; il ajoutait, pour confirmer cette déclaration :

"Dans L'Aventurière 1, quand je m'endors à table, il m'arrive souvent de dormir pour de bon, jusqu'à ce que Fabrice me tape sur l'épaule ; cela me réveille, et je recommence à jouer.

- Oui, répondit froidement son interlocuteur, et alors c'est nous qui nous endormons. "

Je crois, je suis même sûr (et dernièrement encore, un homme qui s'y connaît, je pense, mon ami M. Henry Bernstein s'accordait pleinement avec moi), je suis sûr qu'il faut, pour produire de l'émotion, être dans un état mitigé, qui n'est ni un oubli complet et absolu, ni de la propre personnalité, ni une froide et savante maîtrise de soi ; il faut, tout en se dédoublant, savoir qu'on se dédouble.

C'est cette combinaison de deux états cérébraux qui fait précisément le talent du chanteur.

Mais ce talent-là encore, il y a plusieurs façons de l'avoir et de l'utiliser ; certains chanteurs, comme la Krauss, par exemple, ou la Malibran, en possession d'une technique très sûre et après avoir tout combiné d'avance, improvisent subitement, au moment de l'exécution, et par une inspiration géniale, des effets imprévus. Ces changements soudains, ces brusques revirements de leur volonté sont provoqués parfois par des circonstances tout à fait infimes.

D'autres chanteurs, au contraire, ceux dont l'esprit domine les nerfs (comme Faure, par exemple), après avoir préalablement prémédité les combinaisons psychologiques qui leur permettront de provoquer l'émotion, réaliseront toujours leurs effets de la même façon, sans y rien changer.

Certains chanteurs économisent et distribuent leur émotion avec science et prudence ; à ceux-là il suffit parfois d'une légère altération de la voix, d'un petit surcroît d'intensité dans la diction pour produire une sensation profonde. M. Chaliapine est de ceux-là. D'après ce que j'ai recueilli de renseignements sur Mme Carvalho, elle devait, dans un tout autre genre et ne visant guère qu'à l'émotion délicate et discrète, faire partie de ces artistes privilégiés. Que ne donnerais-je pour avoir pu lui entendre dire, au premier acte de Faust : " Non, monsieur ", etc. Il paraît qu'un frisson de plaisir courait dans la salle.

Mais il y a une troisième catégorie de chanteurs : ce sont ceux qui ont du charme et qui, même sans le vouloir, même sans y songer, et tout autant par la qualité de leur chant que par une sorte d'émanation qu'ils dégagent, confèrent à la musique, - même en prononçant des paroles indifférentes, - une émotion douce et chaude. Celui qui a personnifié ce genre particulier est M. Jean de Reszké ; même dans les moments héroïques où il provoquait une émotion virile et puissante, son chant conservait je ne sais quelle inflexion affectueuse, persuasive qui, sans l'affadir, le rendait plus séduisant encore, et je me rappelle que dans Le Prophète, quand il s'écriait : " Roi du ciel et des anges ", il y avait dans sa voix non seulement l'exaltation du guerrier qui s'élance au combat, mais encore la tendre humilité du jeune saint Jean blottissant sa faiblesse contre la poitrine du Sauveur.

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Voyons, maintenant, quel fut, à certaines belles époques de la musique, le genre d'émotion qu'on recherchait. Cela nous fera faire un peu d'histoire et me consolera de vous avoir si peu parlé, en ces séances, de l'évolution de l'art vocal. Nous ne remonterons pas trop haut, à peine au commencement du XVIIe siècle, au moment où se produisit en Italie une réaction contre le chant polyphonique qui avait été en honneur jusque-là et qui, sous l'impulsion d'artistes de grand talent, tels que Peri, Caccini et Monteverde, donna naissance à l'opéra.

Je ne vous dirai pas comment l'opéra se forma peu à peu ; mais vous pourrez l'apprendre dans certains ouvrages remarquables, dans celui de M. Romain Rolland, par exemple.

Le chant, sous l'influence de ces maîtres que l'on peut appeler les maîtres primitifs de la musique dramatique, prit un caractère de sobriété expressive où la vocalisation (c'est-à-dire la légèreté, la souplesse) ne tenait qu'une place relativement insignifiante.

Ce genre, qui imposait un enseignement très spécial, régna assez longtemps, suscitant des luttes et des disputes de toutes sortes ; mais, au bout d'un certain nombre d'années, l'on assista à une renaissance graduelle de la virtuosité vocaliste. Impatiente de régner de nouveau, elle se superposa peu à peu à l'art simple et pur des grands maîtres italiens et adjoignit aux larges récits déclamés - par lesquels débutaient généralement les morceaux - des airs de bravoure où la voix pouvait briller sous les formes les plus variées, exécutant des passages d'une difficulté extrême et particulièrement propices aux succès du chanteur.

La virtuosité, au moyen de ces airs chaque jour plus exclusivement destinés à la favoriser, prit de plus en plus de place dans la musique de théâtre et, dans la seconde partie du XVIIIe siècle, finit par l'envahir presque entièrement. La belle mélodie calme disparaît, la fioriture règne en maîtresse souveraine et c'est alors que les vieux chanteurs commencent à déplorer la disparition du bel canto.

Les maîtres du chant de cette époque nous apparaissent comme des bougons, grommelant contre le goût du jour, se lamentant sur la perte des belles traditions vocales qui formaient la base du chant expressif ; à la fois mélodieux et déclamé, pratiqué pendant presque tout le XVIle siècle et le commencement du XVIIIe.

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Bien des gens confondent aujourd'hui, à tort, le bel canto avec l'art romantique qui se développa plus tard, dans les cinquante premières années du XIXe siècle.

Tachons de mettre un peu d'ordre dans cette confusion.

Je crois que le bel canto proprement dit ne se préoccupait pas, en premier lieu, de l'interprétation spirituelle des oeuvres, mais de donner à la voix, au phrasé mélodique, à la légèreté, à l'agilité, une perfection absolue ; au son une variété infinie, à la prononciation une pureté irréprochable ; en un mot d'obtenir de l'appareil vocal, indépendamment des autres facteurs d'émotion, tout ce qu'on en pouvait tirer au point de vue de la sonorité et de la réalisation purement matérielle. On estimait que le plaisir causé par une belle voix bien disciplinée suffisait, ou plutôt était la principale condition pour servir utilement de la musique et pour émouvoir.

Bien entendu, les chanteurs vraiment artistes et d'esprit cultivé ne s'en tenaient pas à cette réalisation matérielle ; ils donnaient à leur performance une plus grande beauté en y apportant de l'intelligence, du goût et du sentiment. Mais, encore une fois, ce qu'ils recherchaient tout d'abord c'était la perfection du beau chant, - bel canto.

Et dans ce bel canto, ne croyez pas qu'on appréciât surtout la virtuosité rapide, la perfection acrobatique, comme on le fit plus tard, - c'est là, justement, que réside la différence entre le bel canto et l'École romantique dont nous voyons encore de temps à autre paraître un représentant isolé (comme nous avons entendu, dernièrement, Mme Barrientos, dont le chant est certainement très brillant et charmant, mais à propos de qui l'on a prononcé de façon bien inconsidérée le mot bel canto).

Ce qu'on recherchait surtout, dans le bel canto, c'était la qualité, le lié, la souplesse qui faisaient que les sons avaient, selon la volonté du chanteur, non pas trois, quatre ou cinq sonorités, mais bien dix, vingt, trente ; il fallait pouvoir modeler la voix à l'infini, sans lui infliger de secousse, en la faisant passer par toutes les couleurs du prisme sonore. A cet effet, les professeurs employaient naturellement des systèmes différents ; chacun avait sa méthode, ses manies, et nous connaissons l'anecdote de Porpora et de son élève Caffarelli, qui devint, plus tard, le plus grand et le plus illustre chanteur de son temps. Intéressé, séduit par les dons vocaux du jeune Caffarelli, Porpora, qui était alors l'arbitre incontesté du chant en Italie, - peut-être, mesdemoiselles, le savez-vous, si vous avez lu Consuelo - qui fut le maître d'Haydn, était certainement, nous n'en pouvons douter, un très grand professeur. Porpora écrivit sur une page quelques exercices assez simples, en apparence très faciles et que les élèves du Conservatoire, aujourd'hui, dédaigneraient comme infiniment trop aisés pour eux ; il fit travailler à Caffarelli cette page d'exercices très lentement, non pas durant des semaines, non pas durant un ou deux mois, mais durant quatre ans, sans jamais lui permettre de chanter autre chose, entrant en fureur et saisissant un bâton quand le jeune homme manifestait quelque impatience. Lorsque enfin la page d'exercices fut chantée lentement, parfaitement et de façon que Porpora ne trouvât plus rien à reprendre, c'est-à-dire quand le son et l'exécution furent arrivés à une impeccabilité absolue, Porpora dit à. Caffarelli

" Va, je ne peux plus rien t'apprendre ! Tu es le premier chanteur d'aujourd'hui. "

En disant cela, il ne voulait pas dire que Caffarelli eût atteint le degré supérieur que doit viser un grand artiste ; il ne voulait pas dire : "Tu peux, maintenant, te produire ; tu peux aborder le théâtre, tu peux avoir la prétention d'éclipser tous tes contemporains. " Ce qu'il voulait dire, c'était : "Tu es maintenant en mesure d'aborder l'étude de toutes les autres branches de l'art du chant ; tu es doué désormais d'un fonds vocal incomparable, d'un ensemble de principes parfaits qui te permettra de tout chanter et d'atteindre, peu à peu, à la suprême perfection de l'art ! "

C'est ce que n'ont pas compris beaucoup de gens à qui l'on a raconté l'anecdote, et qui se sont imaginé que Porpora considérait comme suffisante pour former un artiste cette page d'exercices - que nous savons être très lents, très simples et qui n'étaient même pas, à vrai dire, des vocalises.

Il est bien certain que, lorsqu'il la faisait chanter d'innombrables fois chaque jour à son élève, très lentement, c'était pour épier les particularités de sa respiration, la façon dont le son naissait, se développait, s'épanouissait, pour lui donner une maîtrise complète dans le modelage de ce son, pour " briser " cette voix comme une paire de souliers neufs, pour l'adapter totalement à la volonté du chanteur, pour l'assouplir à ses caprices, estimant qu'après ce travail, la voix serait dans un état qui lui permettrait de s'attaquer à des difficultés de plus en plus grandes, et de servir ensuite à l'expression.

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Mais le bel canto se préoccupait aussi du sentiment. Vous savez ce que c'est que de styliser. On prononce ce mot, depuis quelques années, avec une fréquence excessive, mais on l'emploie souvent fort mal. La stylisation est un procédé artistique qui consiste à faire subir, dans un but décoratif, des déformations aux choses qu'on représente par exemple, si l'on veut styliser une fleur, une plante, un insecte, un oiseau, tout en laissant au modèle ses particularités essentielles, on lui imprime des modifications afin de lui donner un équilibre et une harmonie qui le rendent propre à l'ornementation.

C'est un peu ainsi que procédait le bel canto. Je ne crois pas qu'il permît le réalisme dans l'expression chantée ; je crois qu'on s'inspirait de la parole, comprenez-moi bien, de l'extériorisation verbale, qu'on y prenait ce qu'elle avait d'essentiel et qu'on l'embellissait, qu'on l'ennoblissait en chantant. L'expression était évidemment juste et marquée, mais sans excès, sans relief excessif, sans cette vérité réaliste que Gluck exigeait plus tard de ses interprètes. L'accent était douloureux, - mais sobre ; il était joyeux - mais sobre. C'eût été offusquer la beauté du chant, la noblesse du rite vocal que d'y admettre un élément trop humain, trop matériellement humain. Alors, dans ces beaux chants, dans ces beaux sons, à travers cet artifice harmonieux et mélodieux transparaissaient les sentiments, tous les sentiments, toutes les pensées, mais, toujours, soumis à cette transformation, à cette stylisation vocale.

Voilà, mesdemoiselles, ce qu'était le bel canto. Lulli, disciple des primitifs de l'opéra italien, acclimata en France leur style et leur déclamation, tout en les conformant à la régularité pompeuse qu'on aimait alors chez nous. Je vous ai parlé de lui la dernière fois et nous n'avons pas le temps de nous attarder.

Chez Rameau d'abord, puis chez Gluck, l'expression procède autrement. Dans les passages dramatiques de Rameau, et malgré la dignité qu'ils conservent, le chanteur peut se permettre plus de réalisme. Rameau est un homme de l'Encyclopédie ; la nature humaine le préoccupe avec ses traits réels, ses oppositions de beauté et de laideur, ses violences et ses faiblesses. Il ne réussit pas toujours à la rendre vraiment vivante et vibrante ; il y a dans ses longs dialogues bien de la " stylisation " encore ; le poncif de la déclamation d'alors, juste, sobre et mesurée, y règne le plus souvent ; mais parfois, tout à coup, un souffle de vérité vient secouer les plis majestueux des oripeaux, disperser l'attirail théâtral, jeter bas les masques et les perruques ; c'est alors l'humanité palpitante qui apparaît, comme dans ce fragment de Castor et Pollux, où Pollux, dans un admirable mouvement, implore Jupiter de lui permettre de descendre aux Enfers pour en ramener son frère Castor, - et qu'il serait absurde de chanter avec les précautions du bel canto.

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Mais avec Gluck se présente, pour le chanteur, une difficulté nouvelle. Gluck, en même temps qu'il apporte à la musique un surcroît considérable de réalisme, mêle à ses effusions, à ses emportements, à sa frénésie, un lyrisme mélodieux, un mélisme, une continuité mélodique (vous voyez que j'insiste sur ce mot de " mélodie "), un élément chantant qu'il est malaisé, parfois, d'adapter à la vérité, à la chaleur de l'accent. Les récits de Gluck, qui sont, le plus souvent, calqués sur la parole même, sont infiniment plus faciles à chanter que ses cantilènes. Je vous avouerai que ce sont surtout les cantilènes de Gluck qui me paraissent admirables. La ligne mélodique la plus noble et parfois la plus séduisante y rivalise, pour émouvoir, avec toutes les ressources expressives qu'offre le discours parlé ; mais il n'est pas facile de faire valoir leur beauté extérieure tout en y insérant une somme considérable d'émotion et de vérité. Si on les parle trop, on en détruit la plastique ; si on les chante trop, on en atténue l'expression. Quand je dis que ces airs sont difficiles, c'est que je suis tenté de le croire en les entendant si mal chantés ; mais, quand je dis que les récits de Gluck sont moins difficiles à interpréter, c'est que j'oublie la façon pitoyable dont on les interprète d'habitude...

Le souci de l'expression vraie, émouvante est rare chez les chanteurs d'à présent. Je vous ai cité Mme Lehmann, disant qu'elle ne pouvait chanter un air de Beethoven parce qu'elle ne le " tenait " pas encore bien, après dix-sept ans d'études. Eh bien ! cette mentalité-là ne se rencontre pas souvent aujourd'hui.

Si, parfois, dans mes articles sur le Conservatoire, je me laisse aller à ce qu'on appelle, bien à tort, de la " rosserie ", c'est que je sais combien la plupart des élèves - dont quelques-uns possèdent de beaux dons et pourraient devenir des artistes intéressants - sont vaniteux et surtout indifférents envers l'art auquel ils devraient être si heureux d'appartenir.

Telle " artiste ", admirée parce qu'elle est jolie et qu'elle a une voix éclatante, vient aux répétitions comme par condescendance, arrive en retard, ne sait pas son rôle, accueille deux ou trois observations timides du chef de chant avec insouciance, répète négligemment et s'en va dans un frou-frou de soie et des cliquetis de sautoirs, car elle doit aller, avant de dîner, à deux essayages et à plusieurs rendez-vous.

Le soir où elle chante, elle n'est préoccupée que de son costume. Son chant, le personnage qu'elle interprète, les effets artistiques qu'elle devra rechercher, l'émotion qu'elle pourra éveiller, tout cela n'existe pas pour elle, elle est sûre d'avoir, le lendemain, des entrefilets élogieux dans les journaux, et, une fois la représentation finie, elle ne pense plus à son rôle, ne songe plus à son chant jusqu'à la représentation suivante. D'ailleurs, n'a-t-elle pas raison, puisque le public le supporte et puisque, au bout de deux ou trois ans de cette vie brillante et stérile, elle nous est enlevée par l'Amérique, malgré les lamentations des ignorants qui l'admirent.

*

Eh bien ! croyez-moi, on ne peut pas acquérir de talent ainsi. On ne l'acquiert qu'en pensant de façon continue à son métier, à son art. Quand on aime vraiment le chant, tout ce qu'on voit, tout ce qu'on entend vous sert. On adapte à sa chère préoccupation toutes les observations qu'on fait au cours de la vie et des jours. On y songe sans cesse. On se chante à soi-même, sans trêve, telle phrase dont on cherche à tirer tout l'effet sonore et poétique possible ; on se la redit mille fois ; on change l'ouverture d'une voyelle, l'intensité d'une consonne ; on recommence sans cesse, on s'applique à donner de plus en plus de vérité à l'accent " Non ! ce n'est pas cela ! - C'est mieux ! - C'est affecté. - C'est trop sec. - Je pourrais peut-être le dire ainsi. Mais est-ce humain, est-ce vrai ? " Et alors on réfléchit, on s'identifie avec le personnage que l'on doit représenter ; on vit ardemment les sentiments que l'on prétend exprimer, on les retourne en tous sens, on scrute son âme propre, on la compare à celle des autres ; on voudrait pénétrer jusqu'au plus profond secret du coeur pour y trouver l'accent juste... En même temps que cet accent, on cherche le son qui équivaille à la pensée, qui ne la desserve pas, qui, au contraire, l'aide à se manifester et la rende plus claire et plus belle. En un mot, on pense en chant. On y pense sans cesse et l'on vit, jour et nuit, avec ce compagnon toujours désireux de vous échapper, mais auquel on se cramponne avec toute la force du désespoir et toute la persistance du désir.

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L'expression, chez Gluck, est toujours mise au service de sujets grandioses, épiques ou fabuleux ; ses personnages sont Orphée, Iphigénie, Agamemnon, Renaud, Clytemnestre, Alceste ; ce sont des figures importantes qui excluent toute idée de familiarité ; leurs sentiments, leurs gestes (et vous savez que Gluck, dans sa musique, se sert beaucoup du geste pour exprimer les sentiments, qu'il a recours perpétuellement aux manifestations extérieures, que c'est un véritable metteur en scène), eh bien ! les sentiments et, par conséquent, les gestes de ses personnages ont donc une force, une grandeur, un relief qui dépassent de beaucoup ceux de l'humanité moyenne. Il n'en est pas de même chez Mozart. Non seulement Mozart était un de ces artistes comme il s'en trouve deux ou trois par siècle, qui recèlent en eux un sens divin de la mesure, qui répugnent instinctivement à tout ce qui est excessif et possèdent à un degré égal et dans des proportions infailliblement équilibrées les qualités les plus contraires, dont l'assemblage et le mélange forment un ensemble absolument harmonieux ; mais, en outre, les sujets qu'il a traités, les personnages qu'il a fait parler, lui imposaient de ne point excéder les limites d'une humanité normale, même dans les moments d'exubérance lyrique. Aussi faut-il, quand on interprète Mozart, s'appliquer à demeurer vrai dans le sens strict du mot, non pas vrai selon une vérité agrandie, magnifiée, comme disent les Anglais, mise à l'échelle de la fable ou de l'épopée, mais selon une vérité familière et accessible à tous. On le peut, sans craindre d'être terne ou ordinaire ; la musique même de Mozart se charge, croyez-le, d'embellir autant qu'il le faut, juste autant et pas davantage, ces sentiments normaux et l'accent qui les traduit. Mais, pour émouvoir en chantant du Mozart, il faut, surtout, laisser à la phrase musicale et au rythme leur valeur exacte et entière, ne pas entraver leur liberté d'action.


1- NDR : Comédie en 4 actes en vers d'Emile Augier, Paris, Comédie Française, 10 avril 1860

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