VI

 

Certaines causes de la décadence du chant

 

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS, L'empressement qu'on veut bien apporter à venir de nouveau 1 m'entendre traiter, ici, du chant, me prouve une sympathie dont je suis très fier et profondément touché.

Nous allons reprendre ce que j'appellerai, en me servant d'un calembour de Berlioz, notre promenade " à travers chant ", parcourant, au hasard de la rêverie et du caprice, ce vaste et riche domaine du chant que nous avons exploré il y a quelques mois et dont nous avons déterminé la topographie générale. Nous nous arrêterons aux sites les plus engageants pour en goûter l'attrait et parfois aussi ferons une station dans certaines régions arides afin d'en examiner et d'en définir le terrain, le sol, les particularités multiples. Vous retrouverez, au cours de ces pérégrinations, bien des choses que je vous ai déjà décrites ou indiquées ; mais, n'ayant plus besoin d'en expliquer la nature, nous aurons tout loisir pour les regarder en détail et pour en faire le tour. Ce système de causerie à bâtons rompus, s'il a le désavantage de nuire à l'ordre, a, du moins, le mérite d'amener de la variété et j'espère, mesdemoiselles, que vous ne refuserez pas de me suivre sous prétexte que je ne marche point d'un pas compassé.

Je vais, aujourd'hui, rechercher avec vous les causes principales de cette fameuse décadence du chant, que tout le monde s'accorde à déplorer.

*

Chacun se demande à quoi elle tient. On donne de la pénurie des chanteurs, de leur médiocrité, mille explications différentes qui ne sont pas toutes justes, mais qui ont, presque toutes, quelque vraisemblance. Les uns s'en prennent à l'enseignement, - et ils n'ont peut-être pas tout à fait tort ; - d'autres au répertoire moderne, - et il est certain que de même que la fonction crée l'organe, si la musique d'aujourd'hui exigeait une véritable science vocale, la science renaîtrait et serait bientôt en pleine floraison comme jadis, - alors que la musique " moderne " d'alors ne pouvait se passer de véritables chanteurs. Mais il y a encore des gens qui accusent l'Ecole wagnérienne d'avoir été funeste au chant, et ceux-là ont tort. Puisque nous effleurons cette question du danger que fait courir à la voix la musique moderne, qu'il me soit permis d'appeler votre attention sur ce fait que les bons, les vrais, les grands chanteurs wagnériens ont conservé leur voix, leur talent, leur activité artistique jusqu'à un âge relativement très avancé. J'ai entendu Vogl chanter, à près de soixante ans, le rôle de Tristan, à Bayreuth, avec une voix certes irrégulière (car elle l'avait toujours été), mais avec une fougue et un charme irrésistibles. J'ai entendu la Materna chanter Brunehilde et Yseult, les rôles les plus terribles du répertoire wagnérien, quand elle n'était plus du tout jeune. Mme Lili Lehmann, dont les artistes ont fêté joyeusement, il y a quelques années, le soixantième anniversaire, a chanté Wagner toute sa vie et le chante encore d'une façon incomparable, comme elle chante tout !

C'est que, quand eut lieu la grande révolution lyrique, les chanteurs qui la servirent étaient des chanteurs éprouvés, formés à l'Ecole des Italiens ; ils n'avaient pas attendu pour chanter que Wagner existât, composât : ils chantaient Haendel, Bach, Mozart, Cimarosa, Gluck, Beethoven, les romantiques italiens : Bellini, Rossini et leur école. Leur santé vocale, leur dextérité, leur technique, leur permettaient d'interpréter la musique dite " de l'avenir" sans se gâter la voix ; que dis-je ! grâce à l'école du legato, - du chant lié, - qu'ils avaient pratiqué depuis l'enfance, ils donnaient à cette musique toute sa valeur mélodique et lyrique, qui est immense.

Ce qui a fait croire, jadis, que la mélodie en était absente, c'est qu'elle y était présentée et employée d'une manière jusqu'alors inconnue. Dans l'ancienne formule des opéras dits mélodiques, l'accompagnement - pour employer un terme facilement compréhensible - était neutre, nul ; il n'était mis là que pour soutenir, coûte que coûte, le chant, pour le garder dans le ton et dans le rythme ; il n'avait ni signification ni, pourrais-je dire, de physionomie, de plastique ; il ne participait pas à l'expression. Il faut remonter jusqu'à Mozart - car dans Mozart, il y a tout et l'on doit toujours revenir à lui, - pour trouver je ne dirai pas l'équivalent mais le présage, le germe de la polyphonie à laquelle nous sommes maintenant accoutumés.

En effet, chez Beethoven même, symphoniste génial et qui savait faire parler les instruments comme on tire des larmes d'un cœur, chez Beethoven, si préoccupé, pourtant, d'ajouter par tous les moyens à l'expression des paroles, l'accompagnement, s'il souligne souvent le chant, n'est que rarement expressif par soi-même et pour son propre compte.

Chez Mozart, l'accompagnement est rarement indifférent ; c'est par exception seulement qu'il demeure étranger au sentiment exprimé par la voix et par la parole..

Rappelez-vous l'entrée d'Elvire, au premier acte de Don Juan, et, ici, permettez-moi de m'attarder un instant.

Le rôle d'Elvire a la réputation d'être un mauvais rôle, un rôle sacrifié. Or, c'est un rôle admirable. Un jour que Gustave Moreau me faisait l'honneur de me recevoir, il me parla longuement: de Don Juan, il trouvait que les deux personnages de ce drame que Mozart avait le mieux dépeints étaient Don Ottavio et Elvire ; il pensait qu'il était plus facile de traduire musicalement des sentiments qui dépassent le niveau normal des sentiments humains que des émotions moyennes, communes à toutes les âmes, ne participant d'aucun excès, et, tout en respectant l'accent juste, de leur conférer, par la musique, de la noblesse et de la beauté. C'est ce que Mozart a fait pour le rôle d'Elvire. Dès l'entrée de cette femme aimante et jalouse, la ritournelle orchestrale trace d'elle un portrait exact ; la voix, certes, y ajoute, dès qu'elle intervient, quelque chose de touchant et de tendre ; mais l'accompagnement, ou ce que nous appelons ainsi, suffirait déjà par lui-même à nous donner une idée d'Elvire. On la sent belle et douce, placide, essentiellement normale, mais bouleversée par l'amour. Les violons et les altos semblent figurer je ne sais quels coups de griffe de la jalousie, qui pourraient bien être aussi les coups de griffe palpables que la jalouse infligerait à Don Juan si elle l'avait devant elle. On sent qu'Elvire ne se bornerait pas à des reproches dignes et émus, qu'elle irait jusqu'à la véritable scène de ménage ; elle parle de " percer le cœur à l'impie ", de " faire un exemple effroyable " ; elle le dit avec des cris de rage et de brusques arrêts de la parole, pendant lesquels elle se repaît de son idée de vengeance ; mais le langage musical ne perd pas un instant, malgré toute cette véhémence bourgeoise, son caractère d'idéale pureté.

Pendant ce temps, Don Juan, qui n'a pas reconnu sous la mantille sa propre femme, brûle déjà pour cette inconnue à la gracieuse tournure. " C'est quelque belle, abandonnée de son galant ! ", murmure-t-il à l'oreille de Leporello, tandis que l'orchestre devient caressant, insinuant, imite je ne sais quels regards, quels gestes onduleux d'artiste et de connaisseur. Don Juan décide, immédiatement, d'aller consoler cette inconnue ; le petit motif qui accompagne ces mots : " Allons calmer ses tourments ", est d'un charme ravissant, d'un contour et d'une expression tout à fait modernes ; j'y vois de ces brusques éclairs prophétiques qui surgissent de l'art du XVIIIe siècle, une de ces secondes mémorables où quelque chose s'évade de l'exquise tradition rationnelle et crée un germe de poésie pour l'avenir...

A mesure que la voix, que le chant prend plus d'importance dans la musique de théâtre, les accompagnements perdent de la leur, se réduisent, chez les mauvais compositeurs, à des battements symétriques, à des formules inertes, sans action et sans caractère. Chez les maîtres mêmes, l'expression, l'action musicale, se concentrent dans la ligne vocale ; dans Weber, par exemple, qui, pourtant, a donné à l'orchestre et à son rôle une importance et une force extraordinaires, on trouve fréquemment, dans les moments où la voix parle et chante, des accompagnements comme celui-ci :

Mehul, si touchant, si humain, est, dans l'accompagnement de ses cantilènes les plus expressives, d'une indolence et d'une neutralité incroyables ! Dans celui-ci, par exemple :

Ou dans celui-ci :

Je ne parle pas des Italiens, dont l'inspiration était purement vocale et mélodique. Chez ceux-là, l'accompagnement ne tenait aucune place ; on eût pu, je ne dis pas le supprimer, mais le modifier et, lui faire prendre les aspects les plus contradictoires sans que la musique en souffrît.

Exemple :

ou bien :

Le public était donc habitué à ces formules passives d'accompagnement ; il savait que la mélodie était au chant ; c'est là qu'il la cherchait, qu'il la trouvait. Aussi, fut-il décontenancé quand, un jour, elle sortit de partout à la fois, fusant, jaillissant, se répandant, de mille façons diverses en d'innombrables courants contraires et harmonieux, se complétant, se combattant, formant un tout indivisible. L'oreille des auditeurs, sollicitée de toutes parts, fut, d'abord, déconcertée, affolée par ce flot sphérique de mélodie ; elle ne savait plus de quel côté se tourner pour en recueillir. Aussi, le public crut-il, durant des années, que la mélodie était absente de cette musique, alors qu'elle y abondait, intarissable.

*

Encore une fois, mesdemoiselles, je crois que l'Ecole wagnérienne n'est pour rien dans la décadence du chant.

Cherchons ailleurs. D'abord, si l'on veut s'en tenir aux causes purement artistiques, comment n'en pas voir une, et très importante (ceci, je ne suis pas le premier à le dire), dans la suppression des maîtrises ? Il y a déjà longtemps qu'on en a signalé tous les inconvénients.

Vous n'ignorez pas que, dans les siècles passés, les maîtrises des paroisses étaient de véritables pépinières de chanteurs. Les jeunes garçons ayant de jolies voix y trouvaient non seulement des principes de solfège et de musique, mais encore une réelle instruction vocale ; on leur y formait la voix en même temps que le goût ; et, quand arrivait pour eux le moment pénible de la mue, ils étaient déjà en possession d'un certain acquis. Une fois la mue passée, ceux qui avaient conservé leur voix étaient impatients de reprendre leurs études. Déjà munis d'une technique appréciable, formés au goût vocal, ils travaillaient alors avec profit ; la musique, le chant, n'étaient plus pour eux un monde inconnu, plein d'embûches : ils avaient été bercés par la musique, nourris dans le culte et l'amour du chant ; et rien ne vaut ces éducations premières, primaires, de l'enfance !

Je n'ai pas, hélas, connu les maîtrises ; mais il m'a suffi d'éprouver sommairement ce que pouvait être l'apprentissage du chant religieux, pour en apprécier toute la valeur éducatrice. Ētant enfant, j'avais une voix de soprano assez étendue, puisque je montais assez facilement jusqu'au contre-ré. Mon maître et très cher ami Lucien Grandjany, jeune homme doué d'un véritable génie didactique et mort à vingt-neuf ans, étant organiste à Saint-Vincent-de-Paul, me permettait, parfois, d'aller chanter à l'église. Le désir de faire valoir ma voix, la satisfaction de vanité enfantine que j'éprouvais à recevoir des compliments, m'encourageaient à soigner ma performance, à chercher obscurément, à l'aventure, des effets de sonorité ou d'expression. Je me suis certainement familiarisé avec le chant, sans m'en douter, en chantant ainsi, accompagné par la voix calme et sincère de l'orgue (car, à l'orgue, on ne peut tricher, on ne peut dissimuler dans des remous de pédales les faiblesses du chanteur), de beaux morceaux d'église.

Le chant d'église est un merveilleux exercice. Il faut, à l'église, chanter de façon soutenue, éviter toute brusquerie, toute irrégularité. Le chant religieux doit se conformer au milieu solennel où il s'effectue, soit qu'il implore humblement la miséricorde divine, soit qu'il verse dans les âmes la consolation et l'espoir, soit qu'enfin il glorifie, clair et pur, la majesté de Dieu. Le plus souvent, il doit être d'une sérénité parfaite, même dans l'éclat. Aussi, quand on y a fait son apprentissage, il est rare qu'on n'ait pas acquis l'instinct du chant soutenu et lié, c'est-à-dire du chant proprement dit. Quand on sait le pratiquer, quand on s'en est rendu maître, on est capable, techniquement parlant, de presque tout chanter. C'est un fonds, une base que rien ne remplace. En outre, à l'église, on prend l'habitude de ce que j'appellerai l'abnégation vocale ou, si vous préférez, l'humilité devant la musique : on s'y exerce à s'effacer, quand il le faut, devant une autre voix qui doit primer la vôtre, à n'être qu'une parcelle anonyme de l'édifice choral, à servir modestement, mais avec exactitude et ferveur, l'ensemble sonore, à observer les nuances et les proportions, ce qui, plus tard, facilite énormément le modelage vocal.

Or, les chanteurs d'aujourd'hui n'ont pas connu ces épreuves difficiles ; leur seul but est le théâtre ; ils commencent, pour la plupart, leurs études à un âge où, déjà, les préoccupations de la vie tiennent une grande place, où l'ambition les harcèle. Gagnés par la hâte qui régit actuellement toute chose, ces jeunes gens, souvent très doués, travaillent vite, distraitement, soutenus seulement par une émulation factice. Il leur manque cette initiation de l'enfance, cette foi naïve dans l'art qu'ils doivent pratiquer. Pourvu qu'on parle d'eux, qu'ils arrivent les premiers à forcer le succès, ils n'en demandent pas davantage. Au Conservatoire, ils ne songent qu'à briller, le jour du concours de fin d'année, dans un morceau ou une scène. Ils ne cherchent d'ailleurs pas à en pénétrer le sens musical, le sentiment ou la signification 2; il ne s'agit pour eux que de l'interpréter de la façon qui a valu à tel ou tel autre concurrent un succès l'année précédente.

*

Donc, nos jeunes audacieux débutent. Et ici intervient une autre cause, très grave, la plus grave peut-être, de la décadence du chant. Cette cause, je le dis sans acrimonie, croyez-le, sans la moindre intention désobligeante, simplement avec une grande mélancolie, cette cause, c'est l'incompétence du public.

Jadis, les personnes qui remplissaient les salles de théâtres savaient, en entendant un chanteur, à quoi s'en tenir sur son mérite véritable. Pourquoi ? Parce que, d'une manière générale, on aimait le chant, on s'en préoccupait ; on s'habituait, dès l'adolescence, à écouter des chanteurs. Le théâtre musical était alors une récréation favorite. C'est là qu'on allait chercher une diversion au travail, qu'on passait la soirée dès qu'on en avait le temps ou les moyens. Les chanteurs qui se savaient écoutés, observés et jugés avec compétence se surveillaient dès leur début, rivalisaient d'efforts pour obtenir les suffrages du public, et surtout, j'insiste sur ce point, l'approbation de la jeunesse. Ils se préparaient ainsi des carrières glorieuses et fructueuses. Que de fois, n'ai-je pas entendu des gens, aujourd'hui âgés, me dire : " Dès que j'avais cent sous en poche, j'allais prendre une place à l'Opéra, aux Italiens ou au Théâtre Lyrique, pour entendre Mario, la Frezzolini, Faure ou Mme Carvalho ! "

En sortant de ces représentations, où tant de chanteurs excellents étaient assemblés, toute cette jeunesse s'épanchait, discutait, disputait sur les mérites ou les défauts de tel ou tel artiste. Il résultait de cette effervescence une atmosphère exaltante, échauffante, au milieu de laquelle le chant prospérait.

Permettez-moi de vous dire une histoire. Dans un grand restaurant dont le propriétaire est un gourmet célèbre, des messieurs pressés et riches avaient commandé une certaine fine-champagne de marque et fort ancienne. Ils se mettaient à la boire hâtivement, tout en causant de leurs affaires, quand le patron s'approcha d'eux et leur dit : " Messieurs, que faites-vous ? Ce n'est pas ainsi qu'on boit cette fine-champagne.

- Et comment donc la boit-on ? demandèrent les consommateurs.
- D'abord, répondit-il, on chauffe le verre dans sa main, on fait tourner la liqueur, puis on la hume, ensuite on la goûte. Et, ensuite...
- Ensuite ?
- Ensuite, messieurs..., on en parle. "

Il en va de même de la musique et du chant. Si la peinture a besoin de lumière pour être appréciée, la musique a besoin de silence et de loisir. Il faut, tout d'abord, l'écouter. Le chant est un mystère qui s'évanouit dès qu'il se manifeste. Si l'on ne prête pas à son enchantement une attention scrupuleuse et passionnée, les plus grandes beautés en échappent.

Après avoir écouté, après avoir recueilli la beauté du chant, il faut encore se la remémorer, tâcher de ressusciter par le souvenir ce qui est évaporé dans l'éther, de revivre les impressions éveillées par le chant. Il faut, en un mot, y songer. C'est de ce recueillement intime, de cette attention, que naît, dans une salle de spectacle, le fluide qui entretient et stimule le talent du chanteur.

Or, ce fluide, et l'ambiance qu'il crée, sont absents des théâtres d'aujourd'hui. Pourquoi ? Parce que la jeunesse d'à présent, si intelligente, si vaillante, si riche d'espoirs et si capable de magnifiques élans, est attentive à des choses fort étrangères à la musique et surtout au chant. Elle ne l'aime plus, elle ne l'observe pas ; comme elle ne l'observe pas, elle ne s'y connaît point, et, comme elle ne s'y connaît point, elle lui prête une oreille indifférente qui se laisse aisément contenter ou rebuter. Le chant, alors, s'étiole et, peu à peu, se meurt. Mais pourquoi la jeunesse d'aujourd'hui n'aime-t-elle pas le chant ? Parce qu'elle aime beaucoup d'autres choses ; parce que notre époque est celle de la mécanique et des sports. Est-ce un mal ? Non, certainement, puisque beaucoup de grands esprits se réjouissent de voir cette religion du muscle professée avec tant d'ardeur par la génération actuelle et puisque l'industrie est une source de prospérité nationale. Mais il est rare que ce qui fait la richesse et la force d'une nation soit en même temps favorable à sa grandeur artistique et ceux qui chérissent le chant ne peuvent s'empêcher de déplorer que les préoccupations et l'activité de la jeunesse soient orientées présentement d'une manière si contraire aux intérêts de cet art délicieux.

*

Donc, le jeune chanteur ou la jeune chanteuse débute. Souvent, ses qualités, encore indécises et accompagnées naturellement de beaucoup de défauts, mais qu'un public connaisseur distinguerait et encouragerait, passent inaperçues ; l'accueil est froid, hostile ; le débutant, déçu et négligé, n'a ni le désir ni l'occasion de se perfectionner, il reste chanteur médiocre faute d'avoir été soutenu et éclairé. Mais, ce qui arrive plus souvent encore, c'est que, grâce à quelques dons agréables, brillants, un chanteur ou une chanteuse de la plus parfaite ignorance s'impose du premier jour à ce public ignorant. Un bon physique, quelques notes éclatantes, et une vingtaine d'amis, cela suffit, dans bien des cas - (cela n'eût pas suffi, autrefois). Bientôt, dans les Courriers des Théâtres, le nom du débutant apparaît, suivi de mentions telles que l' " admirable Carmen ", la " merveilleuse Manon ", le " délicieux Roméo ". Que de fois, naïvement, je me suis laissé tenter ainsi par ces épithètes auxquelles j'aurais voulu croire. Hélas ! en général, Carmen ou Roméo, pas une fois, au cours de la soirée, ne plaçaient une note et ne disaient un mot de la façon qu'il eût fallu. Parfois, l'effet est heureux, l'impression agréable, toutes les apparences du chant y sont, mais un connaisseur ne s'y laisse pas prendre, et, jadis, les deux tiers de la salle étaient composés de connaisseurs, qui savaient, des les premières notes, à. quoi s'en tenir sur la valeur d'une éducation vocale.

Nous n'avons parlé que de la voix et de la technique ; - il nous reste à examiner tout ce qui concerne le style, la diction, le sentiment : cela fera l'objet de nos prochaines séances. Mais, si vous le voulez bien, nous ne parlerons plus de la décadence du chant ; tâchons de l'oublier, et il sera temps, quand nous aurons traité des différentes questions qui nous restent à examiner, de nous demander en secret si l'esthétique actuelle des chanteurs est conforme à celle que nous aimons.

Aujourd'hui, je vous le répète, la compétence du public en général, et - j'insiste là-dessus, - de la jeunesse en particulier, s'exerce sur de tout autres questions.

Vous trouverez bien peu d'adolescents qui ne soient capables de se prononcer en connaissance de cause sur l'origine, la date de fabrication et les mérites d'une voiture automobile, de discourir avec éloquence sur un moteur d'aéroplane ou sur un match de boxe : là-dessus on ne peut pas les " coller ", pas de supercherie possible en ces matières. Mais conduisez-les à l'Opéra ou à l'Opéra-Comique : vous les verrez accepter avec candeur la marchandise vocale qui s'y débite couramment et que les adolescents autrefois auraient repoussée avec dédain. Aussi, pourquoi se gênerait-on pour la leur offrir ?

Croyez-moi, le mal, en grande partie, vient de là.


1. Cette conférence était Ia première d'une seconde série.

2- Aux derniers concours, on a constaté, surtout chez les élèves hommes, un progrès très sensible à ce point de vue. Il semble qu'ils se soient enfin persuadés que la voix n'est pas tout. (Août 1920.)

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