VII

 

Le chant expressif dans la musique ancienne

 

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS, Nous allons continuer d'examiner successivement différents points sur lesquels on peut trouver certaines choses à dire ; c'est ainsi que nous procéderons désormais. Nous avons établi succinctement les grandes règles du chant ; il s'agit, maintenant, de nous attarder à telle ou telle question et de revoir en détail ce que nous avons déjà considéré dans son ensemble. Mais permettez-moi de vous rappeler un principe que j'ai tenu à établir dès notre première séance, et qui se résume en ceci : l'expression est inséparable du mécanisme, la diction et le chant sont indissolublement unis, l'accent et la sonorité dépendent l'un de l'autre ; on ne peut, à la fois, bien dire et mal chanter. Le son emprunte son caractère ou sa beauté aux mots par lesquels il est engendré ; les plus infimes variantes de l'accent expressif ou significatif modifient le son ; et, de même, le son, par sa qualité ou son volume, altère la signification ou l'expression du mot. J'ai eu, dernièrement, l'occasion de le constater et de le vérifier par deux fois dans la même journée.

Le matin, j'étais chez le docteur Wicart, qui, vous le savez, connaît le larynx comme s'il en était l'inventeur. Nous parlions physiologie, mécanisme vocal et il me décrivait la façon dont se comportent les cordes vocales dans un certain cas particulier. Je répondis. Il répondit à ma réponse et nous fûmes rapidement amenés à traiter et à approfondir des questions compliquées de psychologie et d'expression. En effet, il nous fut impossible de spécifier tel procédé mécanique amenant telle sonorité sans remarquer que, dans un certain mouvement expressif, cette sonorité serait inopportune ; et il nous apparut clairement que, si on voulait conserver la position vocale que nous discutions, il faudrait adopter un compromis entre un son et un mot opposés l'un à l'autre. Or, pour justifier cette opposition du son et du mot qu'il devait traduire, il était nécessaire de modifier le sentiment qui inspirait l'expression. Pour excuser cette altération du sentiment, il était nécessaire de monter plus haut encore et de travestir, en quelque sorte, la signification primitive des mots dans lesquels résidait le principe psychologique de tout le passage. Pour pouvoir se permettre ce travestissement, il fallait modifier la conception première du personnage et jusqu'à sa vision plastique : partis d'un phénomène vibratoire, d'une particularité purement matérielle, nous étions parvenus insensiblement aux régions abstraites de la psychologie et presque de la métaphysique !

Le soir même, je dînai avec mon illustre ami M. Jean de Reszke. Nous étions seuls et en vînmes tout naturellement à parler de théâtre. Et ce fut, pour ainsi dire, une vérification par le contraire. Il s'agissait des façons différentes dont on pouvait comprendre psychologiquement et interpréter certains passages d'un rôle, de l'attitude, du ton, de la diction, du son qui convenaient et la conversation, peu à peu et par une évolution contraire à celle que je vous indiquais tout à l'heure, devint entièrement technique. Nous avions commencé par analyser des sentiments et nous finissions par décrire des coups de glotte.

Il est donc entendu que, chaque fois que nous parlons ici d'interprétation, de diction, que nous désignons une inflexion, une intonation sentimentale, nous sous-entendons un travail mécanique ; je rappelle cela pour éviter qu'on s'imagine qu'il aura suffi de " dire " avec justesse, pour avoir bien chanté ; il faut qu'on ait présent à la mémoire que le moindre détail expressif vraiment bien exécuté est un petit tour de force physiologique.

Le sentiment et l'intelligence sont toujours, dans une proportion quelconque, à la base de tout travail d'art. La première condition du chant est qu'il soit régi par un sentiment, par une vision justes. Si nous voulons communiquer une émotion, il faut, d'abord, que nous la ressentions ou que nous nous imaginions la ressentir avec justesse. Si nous prétendons suggérer une image, il faut que, d'abord, nous l'ayons dans l'esprit et qu'elle soit fidèlement imitée de celle que l'auteur a eue devant les yeux en créant ce que nous voulons traduire.

Parlons, aujourd'hui, de sentiment.

*

Je suis souvent frappé par le contraste que je remarque entre les paroles que prononce un chanteur et l'expression qu'il leur donne. Ce contraste n'est pas toujours le fait de l'incompréhension. Tous les chanteurs, heureusement, ne sont pas semblables à celui qui fit une réponse demeurée célèbre à propos de l'air d'Escamillo. Un jour qu'il répétait le rôle d'Escamillo dans Carmen, M. Carvalho fut frappé de l'air féroce qu'il prenait pour dire :

Et songe, en combattant, qu'un œil noir te regarde.

" Mais, lui dit-on, pourquoi prenez-vous un air si méchant pour dire " qu'un œil noir te regarde " ?
- C'est, répondit-il, pour imiter le regard du taureau."

Ce qu'il y a de plus remarquable dans la naïveté de cette réponse, ce n'est pas ce qu'on croit. Certes, confondre l'œil noir d'une jolie femme avec celui d'un taureau, cela implique une distraction excessive ; mais, ce qui est peut-être plus surprenant encore, c'est que, pour indiquer l'œil d'un animal furieux, ce chanteur prenait un air méchant. En effet, il ne pouvait espérer, dans un cas comme celui-là, éveiller l'idée d'un œil farouche que par une expression mêlée de prudence et d'effroi, car faire allusion à un taureau, ce n'est pas contrefaire un taureau, et ce n'est pas l'habitude, si l'on met quelqu'un en garde contre un danger, d'imiter le danger ; si l'on dit à quelqu'un qui descend un escalier :" Attention, vous allez tomber ", on ne se croit pas obligé pour cela de dégringoler soi-même afin de montrer tout ce que cet accident a de désagréable. D'ailleurs, disons-le en passant, évitons, en général, l'excès de nuances, d'expression, de mimique et de diction ; rappelons-nous la façon dont M. Galipaux imitait un acteur trop zélé récitant Après la Bataille...

Il arrive fréquemment que, dans une scène ou dans un morceau, celui qui parle traduit les sentiments ou répète les paroles d'un autre personnage ; il faut, alors, faire attention. Quand, par exemple, on cite des mots qui vous ont été dits, il n'est pas toujours nécessaire de changer de voix et d'imiter la voix de l'interlocuteur ; il est bien certain que, dans le songe d'Athalie, il serait ridicule d'imiter la voix de Jézabel. On doit, par une petite altération du timbre, donner à entendre que c'est Jézabel qui parle ; mais Athalie, encore toute frémissante du songe effroyable qui l'a terrorisée, ne peut songer à faire des imitations, et, en supposant que Jézabel n'ait pas pu réparer l'outrage que les ans avaient fait subir à son larynx, Athalie n'irait pas s'aviser de l'indiquer en prenant une voix vieille et tremblotante pour dire :

Le cruel dieu des juifs l'emporte aussi sur toi !

Il serait ridicule, de même, dans Le Cid de Massenet, que Chimène émue par le souvenir de Rodrigue songeât à imiter la voix de ce dernier quand elle dit :

Il me disait, avec son doux sourire :
" Tu ne saurais jamais conduire
Qu'aux chemins glorieux et qu'aux sentiers bénis ",

et, Massenet le savait bien, et vous vous rappelez combien la phrase de Chimène est, au contraire, coulante et d'une seule venue ; d'ailleurs, je voudrais que Chimène, au moment où elle cite ces mots si chers dont elle se souvient, eût une recrudescence d'émotion et qu'elle les achevât presque dans un sanglot. A ce moment-là, c'est elle qui est au premier plan, c'est elle qui tient la scène, et les paroles de son père ne nous intéressent qu'à cause de la douleur qu'elles accroissent dans le cœur de Chimène.

Bien souvent, les paroles d'un ou de plusieurs personnages peuvent se contredire sans que, pour cela, le sentiment change ; il est bien certain que Gounod l'a compris dans le petit dialogue du duo de Roméo. Roméo dit :

Ah ! ne fuis pas encore ;
Laisse ma main s'oublier dans ta main.

et Juliette, effrayée en voyant les lueurs de l'aube, répond :

Ah ! l'on peut nous surprendre.
Laisse ma main s'échapper de ta main.

Il ne se peut rien de plus différent que ces deux répliques ; pourtant, la musique est la même pour les deux, et cette uniformité, loin d'être une négligence, est une trouvaille, car il est bien certain que Juliette, au moment même où elle veut se séparer de Roméo, par crainte, par prudence, par pudeur, a pourtant le désir de rester près de lui, et c'est d'un accent faible et très tendre, presque suppliant, mais sans rien d'impérieux, - au contraire, qu'elle murmure :

Ah ! l'on peut nous surprendre.

L'atmosphère de tendresse et d'amour reste donc intacte autour d'eux, et la musique a raison de ne pas changer.

Aussi serait-il déplorable que l'artiste chargée du rôle de Juliette les dit avec agitation, avec fébrilité et dans un mouvement dramatique.

*

Dans Iphigénie en Tauride, il y a un passage qui a donné lieu à une anecdote connue. Oreste est déchiré par le remords et poursuivi par les Euménides. Après une longue effusion de douleur, pendant laquelle les altos ont marqué des syncopes haletantes et martelées pour exprimer le trouble orageux qui bouleverse le cœur du personnage, Oreste croit éprouver une trêve, un soulagement ; il s'affaisse, épuisé, en disant :

Le calme rentre dans mon cœur

Mais, à la répétition, quelqu'un s'étonna que les altos continuassent alors à marteler frénétiquement leurs syncopes, et dit à Gluck :

" Comment, il dit que le calme rentre dans son cœur, et l'orchestre exprime l'agitation ? " Gluck répondit : " Il croit que le calme rentre dans son cœur, mais il a tué sa mère et il ne saurait jamais avoir de repos. "

L'émotion dramatique est souvent faite de ces contradictions et il faut, dans le chant, savoir parfois s'en inspirer.

*

J'appelle maintenant votre attention sur un genre spécial de citation en matière de chant ; il arrive, parfois, qu'on lit en scène une lettre à haute voix. Dans Zemire et Azor, de Grétry, on en écrit une et, en écrivant, on la récite ; mais on est alors, si je puis m'exprimer ainsi, au même plan que la lettre ; on en est l'auteur et on la lit pendant qu'on l'écrit. Tel n'est pas le cas de Charlotte quand elle lit les lettres de Werther : Charlotte est dans un état d'agitation, d'angoisse et, justement, ce qu'il y a de difficile, c'est, dans cet état, de lire ces lettres en leur prêtant l'accent passionné de Werther, qui les a écrites, et, en même temps, de conserver une voix mate, car c'est à ce seul prix qu'on donnera l'impression d'une lecture. Je répète que c'est fort difficile (et c'est, sans doute, pour cela que les chanteuses le font rarement).

*

Nous avons fait une longue digression qui m'a amené à vous parler des oppositions nécessaires parfois entre le ton et les mots. Revenons à notre point de départ et occupons-nous de ce qui est, en somme, le plus normal, le plus naturel, c'est-à-dire du rapport, de la concordance qui doit, le plus souvent, exister entre les mots et l'accent dont on les dit, entre l'état d'âme et l'expression qu'on lui donne. Je disais que j'étais frappé de la différence, de la contradiction qui existe souvent entre l'accent des chanteurs et les mots qu'ils prononcent et j'ajoutais que cette contradiction ne pouvait pas toujours être attribuée au manque d'intelligence ; il est très fréquent que par une position, je ne dis pas défectueuse, mars inopportune de la voix, une exclamation, que dis-je, tout un monologue, une scène entière, soient modifiés et altérés. Dans Alceste, le Grand Prêtre, après avoir consulté l'oracle, proclame que le roi mourra, qu'il ne pourra être sauvé de la mort que si une personne consent à mourir à sa place ; la reine Alceste, dans un sublime élan d'amour, déclare qu'elle est prête à mourir. Le Grand Prêtre l'exhorte à accomplir avec courage son sacrifice héroïque et lui annonce que les ministres funèbres iront l'attendre aux portes de l'enfer. Elle répond :

Le souci de la voix incite la plupart des chanteuses à " sombrer " ce passage pour en arrondir la sonorité, et comme il est écrit dans le registre haut, comme elles ne peuvent le sombrer qu'au détriment de la franchise et de la spontanéité, il s'ensuit que ces mots sont prononcés avec componction au lieu de l'être avec fougue, avec force, avec élan.

Pour citer encore un exemple de l'importance qu'il faut attacher au choix du timbre, je vous rappelle l'air de Pylade, dans Iphigénie. Oreste, poursuivi par la colère des Euménides, après le meurtre de sa mère, arrive en Tauride, où un culte barbare veut que tout étranger soit sacrifié sur l'autel de Diane. Oreste, déjà accablé de douleur et de remords, sent son désespoir s'accroître à la pensée que Pylade, son compagnon fidèle, va mourir par sa faute ; il le lui dit en termes véhéments, et Pylade, alors, répond avec une affection et une générosité profondes. Voici le texte même de son récit :

Quel langage accablant pour un ami qui t'aime !
Reviens à toi, mourons dignes de nous ;
Cesse, dans ta fureur extrême,
D'outrager et les dieux, et Pylade, et toi-même.
Si le trépas nous est inévitable,
Quelle vaine terreur te fait pâlir pour moi.
Je ne suis pas si misérable,
Puisque enfin je meurs près de toi.

Ce sont là des paroles aussi mâles que tendres, bien faites pour ranimer le cœur d'Oreste. J'ignore pourquoi on les dit généralement sur un ton dolent ; il me semble qu'au contraire il faut, ici, une énergie presque souriante. Pylade, en même temps qu'il veut consoler Oreste de l'avoir, malgré lui, entraîné à la mort, veut aussi que son ami meure courageusement, sans faiblesse, sans nervosité, qu'il se montre digne de son illustre sang ; c'est le même qui court dans ses veines à lui, Pylade, puisqu'il est le cousin d'Oreste ; ils sont tous deux fils de rois, et la pensée qu'Oreste pourrait mourir en se révoltant, en blasphémant, au lieu de montrer une résignation et un dédain grandioses, cette pensée lui est odieuse. Mais, encore une fois, il veut également consoler Oreste de l'avoir voué à la mort et le persuader du bonheur qu'il éprouve à mourir avec lui. Or, ce morceau, s'il est parfois chanté avec émotion, l'est toujours d'une façon trop triste ; il y faut, comme on dit, " le sourire ". En outre, quoiqu'il ne soit pas écrit dans une tessiture particulièrement malaisée, les ténors, désireux de lui imprimer un caractère extrêmement mélodique, prennent instinctivement cette position très propice, en effet, au modelage gras et rondouillard de la ligne, qui consiste à s'accorder sur la voyelle u, tout en serrant un peu les amygdales. La première impression, quoique gutturale, est assez agréable ; mais, bientôt, le chanteur éprouve quelque fatigue, car, dès que la ligne du chant s'élève, cette position sur u devient pénible. L'auditeur s'en aperçoit, et son impression s'accentue à mesure que le morceau se prolonge.

Un autre résultat de cette position est de donner quelque chose d'apprêté au chant ; la spontanéité, la sympathie de l'accent, disparaissent, Oreste est en face d'un Pylade chanteur qui a l'air de lui exposer des arguments appris par cœur, sur un ton affecté. Or, ce que Pylade exprime, c'est sa joie de mourir avec Oreste ; il me semble que, dans l'expression d'un sentiment aussi généreux, aussi héroïque, il faut plus qu'un ton de bonne composition, qu'il y faut un accent chaleureux, persuasif, presque joyeux et qu'on doit sentir, chez Pylade, le désir profond de convaincre son ami qu'il se réjouit de partager son sort. Il faudra donc choisir comme coloration générale une tout autre voyelle que u ; e, par exemple. Ce que le son y perdra en rondeur, en moelleux, il le gagnera en vie et en expression. Le mieux, d'ailleurs, est de penser l'air avec vérité, et, par une opération inconsciente, la voix se placera naturellement où il faut qu'elle soit.

*

Souvent, il faut chanter en donnant l'impression qu'on pleure. Mais il y a différentes façons de pleurer. Examinons, si vous le voulez, trois cas bien distincts.

Dans la petite mélodie de Pergolèse que je vais vous chanter 1, il faut qu'on sente que les larmes sont proches, mais elles ne débordent pas encore. A un ou deux endroits seulement, il faut leur permettre d'altérer la voix. Le héros de cette cantilène éplorée est comme en proie à un chagrin continu, puisqu'il dit :

Mon âme, désolée, consentirait à souffrir une peine plus cruelle encore, si du moins elle avait l'espoir d'être un jour, consolée.

Donc, il s'agit d'un état chronique du cœur et il est peu vraisemblable que le bon jeune homme que l'amour fait souffrir ainsi se mette à pleurer chaque fois qu'il en parle ! D'ailleurs, il ne s'agit peut-être, après tout, que d'un émoi assez peu profond, d'un de ces désespoirs mondains et galants si fréquents dans la littérature musicale du XVIIIe siècle et auquel Pergolèse, en sa qualité de très jeune homme et de Napolitain, donne un accent un peu exagéré.

*

Voyons, maintenant, comment les larmes, de vraies larmes qui emplissent le cœur et les yeux, peuvent se manifester dans le chant. Vous allez entendre la romance de Maître Wolfram. Ici, il s'agit de pleurer pour de bon. Maître Wolfram trouve dans les larmes un soulagement à sa peine et il les laisse couler abondamment.

C'est une douleur naïve et profonde qui ne se plaint pas, qui se résigne et s'épanche candidement en larmes véritables. Peut-être l'avez-vous remarqué, dans la mélodie de Pergolèse que je viens de chanter, j'ai gardé une voix mate, d'un appui un peu forcé. Ici, pour traduire le chagrin de Maître Wolfram, d'un personnage dont la souffrance est intérieure et s'exprime d'un ton concentré, je changerai d'émission. J'aurai recours à une sorte de bâillement interne, je conformerai l'ensemble de la prononciation à la voyelle ou qui couvre le son, qui le feutre et, tout en prononçant le plus distinctement que je pourrai, je me garderai de projeter l'articulation en avant, afin de conserver au sentiment toute son intériorité. En outre, je ne craindrai pas, dans la fin du morceau, de mettre un peu de réalisme par le moyen d'une sorte de vibrato semblable à celui qu'on obtient sur les instruments à cordes et dont on se servait dans la musique vocale ancienne, en même temps que j'entrecouperai assez souvent la ligne du son.

............................................................................................................................................................................................................................................

Tout autres seront les larmes de Zurga, dans Les Pêcheurs de Perles ; ici, ce sont des larmes à la fois de douleur, de remords et, aussi, des larmes orientales, des larmes d'orgueil. Zurga, non seulement souffre dans son amitié et dans son amour, mais encore il a honte d'avoir cédé aux impulsions de sa colère, de sa jalousie. Peut-être même, en véritable homme de l'Est, - pour parler comme M. Claudel - redoute-t-il un châtiment du ciel. Son désespoir, sincère d'ailleurs, est mêlé d'égoïsme, paré de grandiloquence et de verbosité. Qui a vu des Orientaux se livrer à ces manifestations véhémentes, s'arracher les cheveux, se frapper la poitrine, reconnaîtra qu'il est juste d'interpréter l'air de Zurga avec une sorte d'exaspération nerveuse, où l'on sente des larmes infiniment moins faciles, moins abondantes que chez le bon Maître Wolfram. Il semble, ici, qu'elles aient quelque peine à filtrer et qu'elles soient peut-être plus dans la voix que dans le cœur. Si elles coulent pour de bon, c'est que cet Indien véhément les aurait, pour ainsi dire, pompées à grand renfort de plaintes et d'exclamations. Zurga est un homme puissant, robuste, dans la force de l'âge ; je le vois devant moi, bronzé, l'œil clair, le sourcil farouche, les dents éclatantes, se comprimant la poitrine de ses mains nerveuses ornées de bagues scintillantes. Il faut, ici, une voix d'un timbre vibrant, intense. Nous adopterons, si vous le voulez bien, comme coloration générale, la voyelle o ; o court, comme dans botte, celle-là même que Faure conseille pour les exercices (et qu'on ne saurait conseiller à tout le monde).

*

Vous le voyez, mesdemoiselles, le cours que je fais ici n'est, en somme, qu'un plaidoyer en faveur de la liberté du chant ; Nietzsche l'a dit : " ce qui est indispensable, c'est d'avoir un esprit léger ", c'est-à-dire un esprit qui s'assimile, qui s'adapte aisément ; si cet esprit léger est nécessaire dans les besognes philosophiques, il ne peut que l'être davantage quand il s'agit d'une chose aussi variable, aussi impalpable que le chant et dans une carrière comme celle du chanteur, où l'on est tenu de se métamorphoser sans cesse. Je suis l'ennemi d'une méthode, je suis partisan de toutes les méthodes dans la mesure où chacune d'elles peut servir les buts divers qu'on se propose, et si les professeurs de chant n'étaient pas, pour la plupart, un peu vaniteux, ils adopteraient cette façon de voir. Il arrive fréquemment que des artistes qui s'admirent les uns les autres énoncent sur le chant, quand on les interroge, les idées et les systèmes les plus opposés. Qu'est-ce que cela prouve, sinon l'immense variété des moyens dont disposent les chanteurs ? Croyez-moi, il faut tout connaître, prendre de toutes les méthodes un peu, savoir tout faire, employer les procédés les plus décriés, à la condition de les employer comme il convient. Pourquoi bannir les coups de glotte, si parfois ils peuvent produire une impression favorable, donner de la vie ou de la force à la parole ou à la voix ? Pourquoi faire sans cesse des coups de glotte, si cela doit donner de la violence au chant ? Pourquoi ne jamais faire un port de voix, si le port de voix est un moyen de donner de l'élégance au phrasé ? Pourquoi faire toujours des ports de voix, si le port de voix donne parfois au chant quelque chose de vulgaire ? Pourquoi interdire telle ou telle respiration quand chacune d'elles peut remplir un emploi différent et faciliter diversement telle ou telle réalisation matérielle d'une idée ? Au contraire il faut les apprendre toutes, il faut savoir chanter avec ou sans coups de glotte, il faut savoir chanter lié et chanter détaché, il faut savoir chanter sourd et chanter brillant, chanter nasal et même chanter guttural 2; il faut savoir respirer de la poitrine, du ventre, par le nez, par la bouche ; il faut savoir respirer de partout, et il faut aussi savoir ne pas respirer ; il faut savoir et posséder le métier complet, ne rien ignorer et ne rien négliger de tout ce dont l'appareil vocal est capable. Mais ce n'est pas en peu de temps que l'on peut acquérir cette maîtrise ; on ne saurait exiger que les élèves du Conservatoire sortent de cette école avec une véritable science du chant. Ouvrez le traité de Mme Lili Lehmann, vous y verrez cette phrase :

" Sans compter le temps nécessaire pour apprendre à placer les voyelles, il ne faut pas espérer savoir chanter avant six ans d'études assidues. "

Six ans ; huit ans, dit-elle ailleurs, et cela sans compter les progrès qu'on fait chaque jour quand on aime vraiment le chant et qui durent jusqu'aux derniers moments de la vie. Au lieu de cela, sitôt le concours passé, s'ils ont réussi, ils sont engagés à l'Opéra ou à l'Opéra-Comique, car ils dédaignent la province - en quoi ils ont bien tort. La province est une école excellente. On y apprend énormément. Le public de province, plus avare de son argent que le public de Paris, n'admet pas qu'on plaisante. Moins fébrile, moins distrait par mille soucis et mille plaisirs, il va entendre de la musique beaucoup plus sérieusement que ne le font les Parisiens et un chanteur qui débute en province et qui veut garder sa place ne peut prendre sa tâche à la légère.

C'est pourquoi on ne saurait assez trop conseiller aux chanteurs de faire un stage de deux ou trois ans en province avant de débuter à Paris. Ils y auront acquis non seulement du talent, mais encore cette résistance vocale dont ils sont généralement dépourvus en sortant, encore très jeunes et surmenés, du Conservatoire. Mais ils sont anxieux de briller à Paris et ne craignent pas d'affronter l'Opéra-Comique ou, faute plus désastreuse encore, l'Opéra, qui, par certains détails de construction, est redoutable aux voix inexpérimentées. Une apparence de succès renforce chez eux la vanité naturelle qui semble inséparable des dons vocaux. A partir de ce moment, ils croient n'avoir plus rien à apprendre et négligent à jamais le travail mental qui doit préoccuper, jusqu'au dernier jour de sa vie, tout véritable chanteur. Je vous ai bien souvent vanté l'exercice du chant par l'esprit et j'ai trouvé, dernièrement, dans les Souvenirs de Legouvé, une anecdote qui me donne raison.

" La voix de Mme Malibran était une voix de mezzo-soprano, voix placée, comme on le sait, entre le contralto et le soprano. Eh bien ! un roi conquérant, serré entre deux royaumes étrangers, n'est pas plus tourmenté du besoin d'entrer chez ses deux voisins, que la Malibran de faire une excursion dans les deux voix limitrophes de la sienne... Quelle fut, notre surprise de l'entendre, un jour, exécuter un trille sur la note extrême du soprano ! Nous nous récriâmes.

" - Cela vous étonne, dit-elle en riant ; oh ! la maudite note ! elle m'a donné assez de mal : voilà un mois que je la cherche toujours, en m'habillant, en me coiffant, en marchant, en montant à cheval ; enfin, je l'ai trouvée ce matin, en attachant mes souliers.
" - Eh ! où l'avez-vous trouvée, madame ?
" - Là, répondit-elle en riant.
" Et elle toucha son front du bout du doigt, avec un geste charmant. "

Ici, je dois intervenir en technicien et atténuer un peu l'effet de cette jolie histoire ; il est possible que la Malibran voulût indiquer seulement le point de résonance où elle plaçait la note. Mais il n'en reste pas moins acquis que Mme Malibran, au comble de la gloire, travaillait encore sans relâche.

*

Ce n'est pas seulement le travail mental de la voix qu'ils négligent, c'est aussi la culture intellectuelle. Hélas ! qu'il y aurait de choses à dire là-dessus ! Si vous pouviez vous douter de l'ignorance et de l'insouciance que l'on rencontre chez un grand nombre de chanteurs ! Je pourrais vous en citer des exemples nombreux, je me bornerai à celui-ci :

Il y a plusieurs années, une jeune élève du Conservatoire me disait son intention de passer le concours d'opéra dans la dernière scène d'Henri VIII.

Je trouvai l'idée bonne, et, comme il m'avait été donné jadis d'accompagner souvent Mme Krauss dans cette scène où elle était admirable, je crus intéresser mon interlocutrice en lui parlant de la façon dont cette grande artiste l'interprétait. A ce nom de Mme Krauss, elle m'interrompit

" Madame quoi ? "

Je fus d'abord interloqué, mais je ne me décourageai pas et continuai à lui parler de cette scène et des actes qui la précèdent. Je m'aperçus alors avec stupeur qu'elle n`avait pas la moindre idée de ce qui se passait avant cette scène finale : les personnages, l'action de la pièce, les circonstances du drame lui étaient entièrement inconnus. Elle avait songé à cette scène parce que cette scène avait réussi à une de ses camarades, voilà tout.

Je voudrais qu'un chanteur eût perpétuellement l'esprit en éveil, qu'il fût inquiet, qu'il cherchât sans cesse, alors même qu'il a chanté un rôle ou un morceau cent fois, à donner de plus en plus de signification à ce rôle ou à ce morceau. Je veux qu'étant seul, il songe à ce personnage, qu'il se le représente, qu'il le dresse devant lui, qu'il pénètre jusqu'au fond de son âme ; je veux qu'il tâche d'extraire de la musique qu'il interprète l'accent le plus profond, le plus intime, le plus humain. S'il ne le fait pas, il ne m'intéresse point ; s'il le fait, même quand il ne réussit pas, il m'attache, je sens en lui un frère de cœur, d'âme et d'art, et l'écoutant, mon attention est haletante, sympathique.

Certains chanteurs, quand ils paraissent en scène, ne fût-ce que pour dire quelques mots, attirent immédiatement l'attention et la captent et la gardent, quels que soient les autres artistes plus célèbres ou plus éclatants qui les entourent.

Il y a deux ans, M. Marcoux chantait à l'Opéra, dans Samson et Dalila, le rôle du vieillard hébreu. Il n'y a que quelques mesures, quelques lignes à chanter ; mais, dès que M. Marcoux entra en scène, personne ne songea plus à Samson ni à Dalila : son aspect, son jeu, les moindres accents de sa diction s'imposèrent de telle manière que ce simple " vieillard hébreu ", ce comparse qui n'apparaît là que pour radoter quelques mots, devenait une personnification de toute la race juive persécutée par les Philistins. Grâce à l'incantation de ce grand artiste, l'esprit s'envolait brusquement jusqu'aux origines de la civilisation judaïque. Tout l'Ancien Testament apparaissait, farouche, majestueux, immense, rutilant de couleurs et fourmillant de vie. Depuis, j'ai entendu d'autres " vieillards hébreux " et ils m'ont fait l'effet de vieux raseurs.

Ne pensez-vous pas, comme moi,qu'il serait bon d'établir, au Conservatoire, non pas une classe de littérature dramatique, comme il en existe une d'ailleurs, dont le professeur peut goûter, deux fois par semaine, ce que Moréas appelle " les amères délices de la solitude ", mais une classe moins ambitieuse et plus pratique, une classe où, comme à des enfants, on enseignerait à ces jeunes gens, à ces jeunes filles, des choses qu'ils ignorent et qu'ils ignoreront toujours, où on leur donnerait des notions d'histoire avec beaucoup d'anecdotes, beaucoup de racontars qui les amusent, des détails sur les costumes et les mœurs des différentes époques. Souhaitons qu'on s'y décide. Peut-être, à ce prix, éveillera-t-on en eux la curiosité. Peut-être, alors, à force de stimuler en eux cette curiosité, parviendra-t-on à leur donner le goût du travail, de la lecture et des lettres dont ils n'ont pas, en général, la moindre idée. Quand ils aimeront la belle prose et les beaux vers, ils en liront, ils en liront à haute voix ; cette lecture, cette contemplation intérieure auront de bons effets: elles les familiariseront avec tout un monde poétique, pittoresque et sentimental qu'ils ne soupçonnent pas et elles les habitueront à une énonciation, à une élocution pure, nette, équilibrée et qu'ils retrouveront quand il s'agira de chanter. Peut-être, enfin, peu à peu, leur chant deviendra-t-il intelligent.

Ne pensez-vous pas aussi qu'il serait bon d'habituer les chanteurs, dès le commencement de leurs études, à chanter en italien ? L'Italie a joué un rôle immense dans l'éducation vocale ; la langue italienne est elle-même un chant par sa musique propre, elle l'est plus encore par les inflexions auxquelles la soumettent les Italiens, gens très expressifs et très mélodieux dans leur façon de parler. L'Italie fut, en quelque sorte, le berceau du chant moderne ; elle a produit des chanteurs admirables. La musique italienne offre aux chanteurs des mines fécondes, et ils trouveraient, dans la littérature musicale de l'Italie, beaucoup d'occasions de travailler et de progresser. En outre, la langue italienne offre une grande variété dans l'ouverture des voyelles qui, ainsi que je vous l'ai dit souvent, a une grande importance en matière de chant.

Je profite de cette occasion pour faire une petite déclaration. Je hasarde assez de critiques sur les chanteurs français pour pouvoir me permettre de dire que les chanteurs italiens d'aujourd'hui ressemblent sans doute bien peu aux chanteurs italiens d'autrefois. D'après tout ce que je sais et tout ce que j'ai lu, je pense que ces derniers avaient une tout autre conception du chant, qu'ils évitaient de " pousser " de la gorge, de faire vibrer les sons sous la langue en avançant la mâchoire inférieure, qu'ils ne recherchaient pas les effets grossiers et n'essayaient pas d'arracher des applaudissements au public, comme on arrache une dent.

Si les Français le voulaient, ils pourraient être les premiers chanteurs du monde...


1- Una pena piu spietata

2- Faure chantait de la gorge sur le ré, le mi bémol et le si bécarre aigus.

Loading
 

 Analyse d'audience

Creative Commons License
This work is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Unported License