VII
Le
chant expressif dans la musique ancienne
MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,
Nous allons continuer d'examiner successivement différents points sur lesquels
on peut trouver certaines choses à dire ; c'est ainsi que nous procéderons
désormais. Nous avons établi succinctement les grandes règles du chant ; il
s'agit, maintenant, de nous attarder à telle ou telle question et de revoir en
détail ce que nous avons déjà considéré dans son ensemble. Mais permettez-moi
de vous rappeler un principe que j'ai tenu à établir dès notre première séance,
et qui se résume en ceci : l'expression est inséparable du mécanisme, la
diction et le chant sont indissolublement unis, l'accent et la sonorité
dépendent l'un de l'autre ; on ne peut, à la fois, bien dire et mal chanter. Le
son emprunte son caractère ou sa beauté aux mots par lesquels il est engendré ;
les plus infimes variantes de l'accent expressif ou significatif modifient le
son ; et, de même, le son, par sa qualité ou son volume, altère la signification
ou l'expression du mot. J'ai eu, dernièrement, l'occasion de le constater et
de le vérifier par deux fois dans la même journée.
Le matin, j'étais chez le docteur
Wicart, qui, vous le savez, connaît le larynx comme s'il en était l'inventeur.
Nous parlions physiologie, mécanisme
Le soir même, je dînai avec mon
illustre ami M. Jean de Reszke. Nous étions seuls et en vînmes tout
naturellement à parler de théâtre. Et ce fut, pour ainsi dire, une vérification
par le contraire. Il s'agissait des façons différentes dont on pouvait
comprendre psychologiquement et interpréter certains passages d'un rôle, de
l'attitude, du ton, de la diction, du son qui convenaient et la conversation,
peu à peu et par une évolution contraire à
Il est donc entendu que, chaque fois
que nous parlons ici d'interprétation, de diction, que nous désignons une
inflexion, une intonation sentimentale, nous sous-entendons un travail
mécanique ; je rappelle cela pour éviter qu'on s'imagine qu'il aura suffi de
" dire " avec justesse, pour avoir bien chanté ; il faut qu'on ait présent à la
mémoire que le moindre détail expressif vraiment bien exécuté est un petit tour
de force physiologique.
Le sentiment et l'intelligence sont
toujours, dans une proportion quelconque, à la base de tout travail d'art. La
première condition du chant est qu'il soit régi par un sentiment, par une
vision justes. Si nous voulons communiquer une émotion, il faut, d'abord, que
nous la ressentions ou que nous nous imaginions la ressentir avec justesse. Si
nous prétendons suggérer une image, il faut que, d'abord, nous l'ayons dans
l'esprit et qu'elle soit fidèlement imitée de celle que l'auteur a eue devant
les yeux en créant ce que nous voulons traduire.
Parlons, aujourd'hui, de sentiment.
Je suis souvent frappé par le contraste
que je remarque entre les paroles que prononce un chanteur et l'expression
qu'il leur donne. Ce contraste n'est pas toujours le fait de l'incompréhension.
Tous les chanteurs, heureusement, ne sont pas semblables à celui qui fit une
réponse demeurée célèbre à propos de l'air d'Escamillo. Un jour qu'il répétait
le rôle d'Escamillo dans Carmen, M. Carvalho fut frappé de l'air féroce qu'il
prenait pour dire
Et songe, en combattant, qu'un œil
noir te regarde.
" Mais, lui dit-on, pourquoi
prenez-vous un air si méchant pour dire " qu'un œil noir te regarde " ?
-
C'est, répondit-il, pour imiter le regard du taureau."
Ce qu'il y a de plus remarquable dans
la naïveté de cette réponse, ce n'est pas ce qu'on croit. Certes, confondre l'œil
noir d'une jolie femme avec celui d'un taureau, cela implique une distraction
excessive ; mais, ce qui est peut-être plus surprenant encore, c'est que, pour
indiquer l'œil d'un animal furieux, ce chanteur prenait un air méchant. En
effet, il ne pouvait espérer, dans un cas comme celui-là, éveiller l'idée d'un œil
farouche que par une expression mêlée de prudence et d'effroi, car faire
allusion à un taureau, ce n'est pas contrefaire un taureau, et ce n'est pas
l'habitude, si l'on met quelqu'un en garde contre un danger, d'imiter le
danger ; si l'on dit à quelqu'un qui descend un escalier :" Attention, vous
allez tomber ", on ne se croit pas obligé pour cela de dégringoler soi-même
afin de montrer tout ce que cet accident a de désagréable. D'ailleurs,
disons-le en passant, évitons, en général, l'excès de nuances, d'expression,
de mimique et de diction ; rappelons-nous la façon dont M. Galipaux imitait un
acteur trop zélé récitant Après la Bataille...
Il arrive fréquemment que, dans une
scène ou dans un morceau, celui qui parle traduit les sentiments ou répète les
paroles d'un autre personnage ; il faut, alors, faire attention. Quand, par
exemple, on cite des mots qui vous ont été dits, il n'est pas
Le cruel dieu des juifs l'emporte aussi
sur toi !
Il serait ridicule, de même, dans Le
Cid de Massenet, que Chimène émue par le souvenir de Rodrigue songeât à imiter la voix de ce dernier quand elle dit
Il me disait, avec son doux sourire :
"
Tu ne saurais jamais conduire
Qu'aux chemins glorieux et qu'aux sentiers bénis
",
et, Massenet le savait bien, et vous
vous rappelez combien la phrase de Chimène est, au contraire, coulante et d'une
seule venue ; d'ailleurs, je voudrais que Chimène, au moment où elle cite ces
mots si chers dont elle se souvient, eût une recrudescence d'émotion et
qu'elle les achevât presque dans un sanglot. A ce moment-là, c'est elle qui est
au premier plan, c'est elle qui tient la scène, et les paroles de son père ne
nous intéressent qu'à cause de la douleur qu'elles accroissent dans le cœur de
Chimène.
Bien souvent, les paroles d'un ou de
plusieurs
Ah ! ne fuis pas encore ;
et Juliette, effrayée en voyant les
lueurs de l'aube, répond
Ah ! l'on peut nous surprendre.
Laisse
ma main s'échapper de ta main.
Il ne se peut rien de plus différent
que ces deux répliques ; pourtant, la musique est la même pour les deux, et
cette uniformité, loin d'être une négligence, est une trouvaille, car il est
bien certain que Juliette, au moment même où elle veut se séparer de Roméo, par
crainte, par prudence, par pudeur, a pourtant le désir de rester près de lui,
et c'est d'un accent faible et très tendre, presque suppliant, mais sans rien
d'impérieux, - au contraire, qu'elle murmure
Ah ! l'on peut nous surprendre.
L'atmosphère de tendresse et d'amour reste donc intacte autour d'eux, et la
musique a raison de ne pas changer.
Aussi serait-il déplorable que
l'artiste chargée du rôle de Juliette les dit avec agitation, avec fébrilité et dans un mouvement dramatique.
Dans Iphigénie en Tauride, il y a un
passage qui a donné lieu à une anecdote connue. Oreste est
Le calme rentre dans mon cœur
Mais, à la répétition, quelqu'un
s'étonna que les altos continuassent alors à marteler frénétiquement leurs
syncopes, et dit à Gluck
" Comment, il dit que le calme rentre
dans son cœur, et l'orchestre exprime l'agitation ? " Gluck répondit : " Il
croit que le calme rentre dans son cœur, mais il a tué sa mère et il ne saurait
jamais avoir de repos. "
L'émotion dramatique est souvent faite
de ces contradictions et il faut, dans le chant, savoir parfois s'en inspirer.
J'appelle maintenant votre attention
sur un genre spécial de citation en matière de chant ; il arrive, parfois, qu'on
lit en scène une lettre à haute voix. Dans Zemire et Azor, de Grétry, on en
écrit une et, en écrivant, on la récite ; mais on est alors, si je puis
m'exprimer ainsi, au même plan que la lettre ; on en est l'auteur et on la lit
pendant qu'on l'écrit. Tel n'est pas le cas de Charlotte quand elle lit les
lettres de Werther : Charlotte est dans un état d'agitation, d'angoisse et,
justement, ce qu'il y a de difficile, c'est, dans cet état, de lire ces lettres
Nous avons fait une longue digression
qui m'a amené à vous parler des oppositions nécessaires parfois entre le ton et
les mots. Revenons à notre point de départ et occupons-nous de ce qui est, en
somme, le plus normal, le plus naturel, c'est-à-dire du rapport, de la
concordance qui doit, le plus souvent, exister entre les mots et l'accent dont
on les dit, entre l'état d'âme et l'expression qu'on lui donne. Je disais que
j'étais frappé de la différence, de la contradiction qui existe souvent entre
l'accent des chanteurs et les mots qu'ils prononcent et j'ajoutais que cette
contradiction ne pouvait pas toujours être attribuée au manque d'intelligence ;
il est très fréquent que par une position, je ne dis pas défectueuse, mars
inopportune de la voix, une exclamation, que dis-je, tout un monologue, une
scène entière, soient modifiés et altérés. Dans Alceste, le Grand Prêtre, après
avoir consulté l'oracle, proclame que le roi mourra, qu'il ne pourra être sauvé
de la mort que si une personne consent à mourir à sa place ; la reine Alceste,
dans un sublime élan d'amour, déclare qu'elle est prête à mourir. Le Grand
Prêtre l'exhorte à accomplir avec courage son sacrifice héroïque et lui annonce
que les ministres funèbres iront l'attendre aux portes de l'enfer. Elle répond
Le souci de la voix incite la plupart
des chanteuses à " sombrer " ce passage pour en arrondir la sonorité, et comme
il est écrit dans le registre haut, comme elles ne peuvent le sombrer qu'au
détriment de la franchise et de la spontanéité, il s'ensuit que ces mots sont
prononcés avec componction au lieu de l'être avec fougue, avec force, avec
élan.
Pour citer encore un exemple de
l'importance qu'il faut attacher au choix du timbre, je vous rappelle l'air de
Pylade, dans Iphigénie. Oreste, poursuivi par la colère des Euménides, après le
meurtre de sa mère, arrive en Tauride, où un culte barbare veut que tout
étranger soit sacrifié sur l'autel de Diane. Oreste, déjà accablé de douleur et
de remords, sent son désespoir s'accroître à la pensée que Pylade, son
compagnon fidèle, va mourir par sa faute ; il le lui dit en termes véhéments,
et Pylade, alors, répond avec une affection et une générosité profondes. Voici
le texte même de son récit
Quel langage accablant pour un ami qui
t'aime !
Reviens à toi, mourons dignes de nous ;
Cesse, dans ta fureur extrême,
D'outrager et les dieux, et Pylade, et toi-même.
Si le trépas nous est
inévitable,
Je ne suis pas si misérable,
Puisque enfin je meurs près de toi.
Ce sont là des paroles aussi mâles que
tendres, bien faites pour ranimer le cœur d'Oreste. J'ignore pourquoi on les
dit généralement sur un ton dolent ; il me semble qu'au contraire il faut, ici,
une énergie presque souriante. Pylade, en même temps qu'il veut consoler
Oreste de l'avoir, malgré lui, entraîné à la mort, veut aussi que son ami meure
courageusement, sans faiblesse, sans nervosité, qu'il se montre digne de son
illustre sang ; c'est le même qui court dans ses veines à lui, Pylade, puisqu'il
est le cousin d'Oreste ; ils sont tous deux fils de rois, et la pensée qu'Oreste
pourrait mourir en se révoltant, en blasphémant, au lieu de montrer une
résignation et un dédain grandioses, cette pensée lui est odieuse. Mais, encore
une fois, il veut également consoler Oreste de l'avoir voué à la mort et le
persuader du bonheur qu'il éprouve à mourir avec lui. Or, ce morceau, s'il est
parfois chanté avec émotion, l'est toujours d'une façon trop triste ; il y
faut, comme on dit, " le sourire ". En outre, quoiqu'il ne soit pas écrit dans
une tessiture particulièrement malaisée, les ténors, désireux de lui imprimer
un caractère extrêmement mélodique, prennent instinctivement cette position
très propice, en effet, au modelage gras et rondouillard de la ligne, qui consiste
à s'accorder sur la voyelle u, tout en serrant un peu les amygdales. La
première impression, quoique gutturale, est assez agréable ; mais, bientôt, le
chanteur éprouve quelque fatigue, car, dès que la ligne du chant s'élève, cette
position sur u devient pénible. L'auditeur s'en aperçoit, et son impression
s'accentue à mesure que le morceau se prolonge.
Un autre résultat de cette position est
de donner quelque chose d'apprêté au chant ; la spontanéité, la sympathie de
l'accent, disparaissent, Oreste est en face d'un Pylade chanteur qui a l'air de
lui exposer des arguments appris par cœur, sur un ton affecté. Or, ce que
Pylade exprime, c'est sa joie de mourir avec Oreste ; il me semble que, dans
l'expression d'un sentiment aussi généreux, aussi héroïque, il faut plus qu'un
ton de bonne composition, qu'il y faut un accent chaleureux, persuasif, presque
joyeux et qu'on doit sentir, chez Pylade, le désir profond de convaincre son
ami qu'il se réjouit de partager son sort. Il faudra donc choisir comme
coloration générale une tout autre voyelle que u ; e, par exemple. Ce que le son
y perdra en rondeur, en moelleux, il le gagnera en vie et en expression. Le
mieux, d'ailleurs, est de penser l'air avec vérité, et, par une opération
inconsciente, la voix se placera naturellement où il faut qu'elle soit.
Souvent, il faut chanter en donnant
l'impression qu'on pleure. Mais il y a différentes façons de pleurer.
Examinons, si vous le voulez, trois cas bien distincts.
Dans la petite mélodie de Pergolèse que
je vais vous chanter 1, il faut qu'on sente que les larmes sont proches, mais
elles ne débordent pas encore. A un ou deux endroits seulement, il faut leur
permettre d'altérer la voix. Le héros de cette cantilène éplorée est comme en
proie à un chagrin continu, puisqu'il dit
Mon âme, désolée, consentirait à
souffrir une peine plus cruelle encore, si du moins elle avait l'espoir d'être
un jour, consolée.
Donc, il s'agit d'un état chronique du
cœur et il est peu vraisemblable que le bon jeune homme que l'amour fait
souffrir ainsi se mette à pleurer chaque fois qu'il en parle ! D'ailleurs, il ne
s'agit peut-être, après tout, que d'un émoi assez peu profond, d'un de ces
désespoirs mondains et galants si fréquents dans la littérature musicale du
XVIIIe siècle et auquel Pergolèse, en sa qualité de très jeune homme et de
Napolitain, donne un accent un peu exagéré.
Voyons, maintenant, comment les larmes,
de vraies larmes qui emplissent le cœur et les yeux, peuvent se manifester dans
le chant. Vous allez entendre la romance de Maître Wolfram. Ici, il s'agit de
pleurer pour de bon. Maître Wolfram trouve dans les larmes un soulagement à sa
peine et il les laisse couler abondamment.
C'est une douleur naïve et profonde qui
ne se plaint pas, qui se résigne et s'épanche candidement en larmes
véritables. Peut-être l'avez-vous remarqué, dans la mélodie de Pergolèse que je
viens de chanter, j'ai gardé une voix mate, d'un appui un peu forcé. Ici, pour
traduire le chagrin de Maître Wolfram, d'un personnage dont la souffrance est
intérieure et s'exprime d'un ton concentré, je changerai d'émission. J'aurai
recours à une sorte de bâillement interne, je conformerai l'ensemble de la
prononciation à la voyelle ou qui couvre le son, qui le feutre et, tout en
prononçant le plus distinctement que je pourrai, je me garderai de projeter
l'articulation en avant, afin de conserver au sentiment toute son intériorité.
En outre, je ne craindrai pas, dans la fin du morceau,
Tout autres seront les larmes de Zurga,
dans Les Pêcheurs de Perles ; ici, ce sont des larmes à la fois de douleur, de
remords et, aussi, des larmes orientales, des larmes d'orgueil. Zurga, non
seulement souffre dans son amitié et dans son amour, mais encore il a honte
d'avoir cédé aux impulsions de sa colère, de sa jalousie. Peut-être même, en
véritable homme de l'Est, - pour parler comme M. Claudel - redoute-t-il un
châtiment du ciel. Son désespoir, sincère d'ailleurs, est mêlé d'égoïsme, paré
de grandiloquence et de verbosité. Qui a vu des Orientaux se livrer à ces
manifestations véhémentes, s'arracher les cheveux, se frapper la poitrine,
reconnaîtra qu'il est juste d'interpréter l'air de Zurga avec une sorte
d'exaspération nerveuse, où l'on sente des larmes infiniment moins faciles,
moins abondantes que chez le bon Maître Wolfram. Il semble, ici, qu'elles
aient quelque peine à filtrer et qu'elles soient peut-être plus dans la voix
que dans le cœur. Si elles coulent pour de bon, c'est que cet Indien véhément
les aurait, pour ainsi dire, pompées à grand renfort de plaintes et
d'exclamations. Zurga est un homme puissant, robuste, dans la force de l'âge ;
je le vois devant moi, bronzé, l'œil clair, le sourcil farouche, les dents
éclatantes, se comprimant la poitrine de ses mains nerveuses ornées de bagues
scintillantes. Il faut, ici, une voix d'un timbre vibrant, intense. Nous
adopterons, si vous le voulez bien, comme
Vous le voyez, mesdemoiselles, le cours
que je fais ici n'est, en somme, qu'un plaidoyer en faveur de la liberté du
chant ; Nietzsche l'a dit : " ce qui est indispensable, c'est d'avoir un esprit
léger ", c'est-à-dire un esprit qui s'assimile, qui s'adapte aisément ; si cet
esprit léger est nécessaire dans les besognes philosophiques, il ne peut que
l'être davantage quand il s'agit d'une chose aussi variable, aussi impalpable
que le chant et dans une carrière comme celle du chanteur, où l'on est tenu de
se métamorphoser sans cesse. Je suis l'ennemi d'une méthode, je suis partisan
de toutes les méthodes dans la mesure où chacune d'elles peut servir les buts
divers qu'on se propose, et si les professeurs de chant n'étaient pas, pour la
plupart, un peu vaniteux, ils adopteraient cette façon de voir. Il arrive
fréquemment que des artistes qui s'admirent les uns les autres énoncent sur le
chant, quand on les interroge, les idées et les systèmes les plus opposés.
Qu'est-ce que cela prouve, sinon l'immense variété des moyens dont disposent
les chanteurs ? Croyez-moi, il faut tout connaître, prendre de toutes les méthodes
un peu, savoir tout faire, employer les procédés les plus décriés, à la
condition de les employer comme il convient. Pourquoi bannir les coups de
glotte, si parfois ils peuvent produire une impression favorable, donner de la
vie ou de la force à la parole ou à la voix ? Pourquoi faire sans cesse des
coups de glotte, si
" Sans compter le temps nécessaire pour
apprendre à placer les voyelles, il ne faut pas espérer savoir chanter avant
six ans d'études assidues. "
Six ans ; huit ans, dit-elle ailleurs,
et cela sans compter les progrès qu'on fait chaque jour quand on aime vraiment
le chant et qui durent jusqu'aux derniers moments de la vie. Au lieu de cela,
sitôt le concours passé, s'ils ont réussi, ils sont engagés
C'est pourquoi on ne saurait assez trop
conseiller aux chanteurs de faire un stage de deux ou trois ans en province
avant de débuter à Paris. Ils y auront acquis non seulement du talent, mais
encore cette résistance vocale dont ils sont généralement dépourvus en
sortant, encore très jeunes et surmenés, du Conservatoire. Mais ils sont
anxieux de briller à Paris et ne craignent pas d'affronter l'Opéra-Comique ou,
faute plus désastreuse encore, l'Opéra, qui, par certains détails de
construction, est redoutable aux voix inexpérimentées. Une apparence de succès
renforce chez eux la vanité naturelle qui semble inséparable des dons vocaux. A
partir de ce moment, ils croient n'avoir plus rien à apprendre et négligent à
jamais le travail mental qui doit préoccuper, jusqu'au dernier jour de sa vie,
tout véritable chanteur. Je vous ai bien souvent vanté l'exercice du chant par
l'esprit et j'ai trouvé, dernièrement, dans les Souvenirs de Legouvé, une
anecdote qui me donne raison.
" La voix de Mme Malibran était une
voix de mezzo-soprano, voix placée, comme on le sait, entre le contralto et le
soprano. Eh bien ! un roi conquérant, serré entre deux royaumes étrangers,
n'est pas plus tourmenté du besoin d'entrer chez ses
" - Cela vous étonne, dit-elle en
riant ; oh ! la maudite note ! elle m'a donné assez de mal : voilà un mois que je
la cherche toujours, en m'habillant, en me coiffant, en marchant, en montant à
cheval ; enfin, je l'ai trouvée ce matin, en attachant mes souliers.
" - Là, répondit-elle en riant.
Ici, je dois intervenir en technicien
et atténuer un peu l'effet de cette jolie histoire ; il est possible que la
Malibran voulût indiquer seulement le point de résonance où elle plaçait la
note. Mais il n'en reste pas moins acquis que Mme Malibran, au comble de la
gloire, travaillait encore sans relâche.
Ce n'est pas seulement le travail
mental de la voix qu'ils négligent, c'est aussi la culture intellectuelle.
Hélas ! qu'il y aurait de choses à dire là-dessus ! Si vous pouviez vous douter
de l'ignorance et de l'insouciance que l'on rencontre chez un grand nombre de
chanteurs ! Je pourrais vous en citer des exemples nombreux, je me bornerai à celui-ci
Il y a plusieurs années, une jeune
élève du Conservatoire me disait son intention de passer le concours d'opéra
dans la dernière scène d'Henri VIII.
Je trouvai l'idée bonne, et, comme il
m'avait été donné jadis d'accompagner souvent Mme Krauss dans cette scène où
elle était admirable, je crus intéresser mon interlocutrice en lui parlant de
la façon dont cette grande artiste l'interprétait. A ce nom de Mme Krauss, elle
m'interrompit
" Madame quoi ? "
Je fus d'abord interloqué, mais je ne
me décourageai pas et continuai à lui parler de cette scène et des actes qui
la précèdent. Je m'aperçus alors avec stupeur qu'elle n`avait pas la moindre
idée de ce qui se passait avant cette scène finale : les personnages, l'action
de la pièce, les circonstances du drame lui étaient entièrement inconnus. Elle
avait songé à cette scène parce que cette scène avait réussi à une de ses
camarades, voilà tout.
Je voudrais qu'un chanteur eût
perpétuellement l'esprit en éveil, qu'il fût inquiet, qu'il cherchât sans
cesse, alors même qu'il a chanté un rôle ou un morceau cent fois, à donner de
plus en plus de signification à ce rôle ou à ce morceau. Je veux qu'étant seul,
il songe à ce personnage, qu'il se le représente, qu'il le dresse devant lui,
qu'il pénètre jusqu'au fond de son âme ; je veux qu'il tâche d'extraire de la
musique qu'il interprète l'accent le plus profond, le plus intime, le plus
humain. S'il ne le fait pas, il ne m'intéresse point ; s'il le fait, même quand
il ne réussit pas, il m'attache, je sens en lui un frère de cœur, d'âme et
d'art, et l'écoutant, mon attention est haletante, sympathique.
Certains chanteurs, quand ils
paraissent en scène, ne fût-ce que pour dire quelques mots, attirent
immédiatement l'attention et la captent et la gardent, quels que soient les
autres artistes plus célèbres ou plus éclatants qui les entourent.
Il y a deux ans, M. Marcoux chantait à
l'Opéra, dans Samson et Dalila, le rôle du vieillard hébreu. Il n'y a que
quelques mesures, quelques lignes à chanter ; mais, dès que M. Marcoux entra en
scène, personne ne songea plus à Samson ni à Dalila
Ne pensez-vous pas, comme moi,qu'il
serait bon d'établir, au Conservatoire, non pas une classe de littérature
dramatique, comme il en existe une d'ailleurs, dont le professeur peut goûter,
deux fois par semaine, ce que Moréas appelle " les amères délices de la solitude
", mais une classe moins ambitieuse et plus pratique, une classe où, comme à
des enfants, on enseignerait à ces jeunes gens, à ces jeunes filles, des choses
qu'ils ignorent et qu'ils ignoreront toujours, où on leur donnerait des notions
d'histoire avec beaucoup d'anecdotes, beaucoup de racontars qui les amusent,
des détails sur les costumes et les mœurs des différentes époques. Souhaitons
qu'on s'y décide. Peut-être, à ce prix, éveillera-t-on en eux la curiosité.
Peut-être, alors, à force de stimuler en eux cette curiosité, parviendra-t-on
à leur donner le goût du travail, de la lecture et des lettres dont ils n'ont
pas, en général, la moindre idée. Quand ils aimeront la belle prose
Ne pensez-vous pas aussi qu'il serait
bon d'habituer les chanteurs, dès le commencement de leurs études, à chanter
en italien ? L'Italie a joué un rôle immense dans l'éducation vocale ; la langue
italienne est elle-même un chant par sa musique propre, elle l'est plus encore
par les inflexions auxquelles la soumettent les Italiens, gens très expressifs
et très mélodieux dans leur façon de parler. L'Italie fut, en quelque sorte, le
berceau du chant moderne ; elle a produit des chanteurs admirables. La musique
italienne offre aux chanteurs des mines fécondes, et ils trouveraient, dans la
littérature musicale de l'Italie, beaucoup d'occasions de travailler et de
progresser. En outre, la langue italienne offre une grande variété dans
l'ouverture des voyelles qui, ainsi que je vous l'ai dit souvent, a une grande
importance en matière de chant.
Je profite de cette occasion pour faire
une petite déclaration. Je hasarde assez de critiques sur les chanteurs
français pour pouvoir me permettre de dire que les chanteurs italiens
d'aujourd'hui ressemblent sans doute bien peu aux chanteurs italiens
d'autrefois. D'après tout ce que je sais et tout ce que j'ai lu, je pense que
ces derniers avaient une tout autre conception du chant, qu'ils évitaient de "
pousser " de la gorge, de faire vibrer les sons sous la langue en avançant la
mâchoire
Si les Français le voulaient, ils
pourraient être les premiers chanteurs du monde...
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