VIII

 

Le chant descriptif dans la musique moderne

 

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,

            Vous vous en souvenez, nous avons admis, la dernière fois, que le chanteur qui avait à communiquer un sentiment ou à transmettre une image devait d'abord se pénétrer de ce sentiment, au point de le ressentir, et, de façon consciente ou inconsciente, colorer et modeler sa voix selon que ce sentiment l'exigeait ; qu'il devait, s'il s'agissait d'une image, l'avoir devant les yeux au moment où il la décrivait. Nous nous sommes même essayés à quelques exemples de chant sentimental et nous avons examiné en détail certains procédés d'expression. Aujourd'hui, nous nous occuperons de ce que j'appelle le " chant descriptif ", ou, plutôt, le chant des visionnaires, ainsi que des principales conditions qui peuvent le favoriser.

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De tout temps, la musique s'est appliquée à décrire, à évoquer. Sa fonction sentimentale est évidente, flagrante, et il n'est guère surprenant qu'elle traduise des émotions intérieures, puisque ce sont ces émotions mêmes qui la font naître. La musique a toujours cherché à épancher des sentiments et à en éveiller: l'accent vrai, écho du cœur, a toujours préoccupé les musiciens. Mais la musique possède une vertu plus mystérieuse que celle d'émouvoir : c'est le pouvoir de créer des images, de faire surgir, comme dans un miroir, des choses qui s'étaient effacées du souvenir et, ce qui est plus surprenant encore, de suggérer à l'imagination des choses qui lui étaient inconnues et que, pourtant, elle reconnaît. La magie musicale les évoque sous une forme tantôt nette, tantôt atténuée par une sorte de brume lumineuse au travers de laquelle elles apparaissent à demi. Ce sont là des fonctions naturelles à l'art littéraire, qui explique, qui commente, et aux arts plastiques, qui reproduisent exactement les objets. Ces objets, décrits par des mots, ou reproduits par la peinture ou la sculpture, nous en suggèrent d'autres dont l'idée s'associe en nous à ceux qui nous sont montrés et cela est déjà assez extraordinaire, assez merveilleux. Mais que, sans tracer aucune ligne, sans employer aucun mot (car je parle ici de la musique instrumentale), et par la seule puissance du son, il soit possible de créer des images nouvelles ou d'en ressusciter de mortes avec tout le cortège de rêves, toute la suite de pensées qui s'y rattachent, cela constitue un mystère que la psychologie et la physiologie peuvent s'efforcer d'expliquer, mais qui demeure, malgré tout, inviolable et sacré. Oui, la musique recèle une force d'incantation qui transporte hors de l'heure et du lieu où l'on vit. Elle agit ainsi, bien entendu, sur les cerveaux imaginatifs, car il y a des gens, à qui la musique ne dit rien, absolument rien, et, parmi ceux-là, l'on compte quelques-uns des plus grands esprits de l'humanité. Le docteur Ingemèros, dans un remarquable travail sur ce qu'il appelle Les Idiots musicaux, cite comme dignes de cette humiliante appellation le grand naturaliste Cuvier, Macaulay le grand historien, et Victor Hugo. Pour les gens affligés de cette infirmité, la musique n'est qu'un bruit agréable, - à la condition qu'il ne dure pas trop longtemps. Et ce n'est pas à eux que je songe quand je dis que, par sa nature, la musique évoque des milieux étrangers et des visions lointaines.

Vous conviendrez avec moi que, si la musique purement instrumentale, c'est-à-dire privée du concours de la voix et de la parole, est capable de décrire ou d'évoquer, elle devient infiniment plus descriptive et plus évocatrice par le fait qu'elle agit en même temps que des mots prononcés, dont le rôle, justement, est d'indiquer et de préciser l'image. Dans certains cas, les mots ne font que souligner, qu'affirmer ce que la musique exprime par ses seuls moyens, comme, par exemple, dans les moments très lyriques où la musique tient la première place, où elle exprime tout ou presque tout par elle-même ; dans ce cas-là, les mots, en effet, se bornent à commenter ce que dit la musique. Cela se produit aussi dans d'autres cas, que nous n'avons point le temps d'énumérer ici. Mais, le plus souvent, ce sont les mots eux-mêmes qui ont donné naissance à la musique ; ils l'ont engendrée dans le cerveau du musicien ; ces mots ont suggéré au musicien des images, ont éveillé en lui des sensations mentales ; ces sensations, ces images ont fait naître à leur tour un ensemble de sons ; cet ensemble de sons constitue le morceau ou le passage que le chanteur vous chante ; peut-être ce passage, sans les mots, serait-il déjà évocateur, puisqu'il est imprégné du sens même de ces mots, puisqu'il n'existe que par eux ; mais ces mots générateurs, entendus en même temps que la musique qu'ils ont créée, donnent à cette musique un surcroît de force, en décuplent la puissance descriptive et surtout en précisent les intentions. Je prends comme exemple un passage du récit de dona Anna dans Don Juan.

Donc, il est légitime que les paroles, génératrices de la musique qu'on entend, reprennent ici la première place qui est celle qui leur appartient et dirigent la suite des sensations, des impressions que l'auditeur devra subir. Dans un cas normal, voici ce qui se passe : le mot et les sons qu'il a provoqués sont entendus simultanément ; mais l'effet du mot, son action sur l'esprit de l'auditeur a lieu avant celui du son (quand je dis avant, j'entends qu'il le précède avec une rapidité qui échappe à la perception et au contrôle ; le temps d'un éclair est bien plus long que celui de cet intervalle).

A peine la signification du mot s'est-elle dessinée dans l'esprit, que la musique, toute saturée de cette signification, agit à son tour, complétant, appuyant, précisant, par des moyens qui lui sont propres et qui n'appartiennent qu'à elle, le sens du mot, - parfois, même, le rectifiant, le réduisant, l'amplifiant lui donnant des dessous étymologiques qu'il n'eût pas possédés à lui seul. Mais qu'adviendra-t-il s'il n'existe pas une concordance absolue entre cette musique et le mot qui lui est si étroitement lié ? si ce mot, par la façon dont il est dit, change de signification ou s'il est simplement affaibli ? La musique qui l'accompagne ne semblera plus se rapporter à lui ; il y aura asymétrie entre ces deux éléments de la sensation et la sensation en sera altérée ou détruite. Voilà, expliquée, si l'on peut dire, biologiquement, la raison pour laquelle il est indispensable que le chanteur soumette sa diction, avec une fidélité absolue, aux exigences du son et du mot combinés.

Mais, en vérité, si je me bornais, aujourd'hui, à vous révéler qu'il faut chanter avec un sentiment juste, ne pas pleurer en chantant : Je suis Titania la Blonde et ne pas " détailler avec malice " la lamentation d'Orphée, vous auriez quelque raison de m'en vouloir, quoiqu'il ne soit jamais mauvais ni inutile de répéter ce qui est vrai. Non ; je ne suis pas venu dans le seul but de vous exposer des préceptes rebattus, mais pour vous dire une chose qui vaut qu'on s'y arrête.

Par un mystère que je ne puis prétendre expliquer, la diction subit nettement et profondément l'influence des visions intérieures. Si, voulant décrire quelque chose, vous ne le faites qu'en prononçant des mots, sans avoir devant les yeux une reproduction aussi exacte que possible de cette chose, votre description sera incomplète ou faible, et c'est pourquoi le chanteur, s'il veut impressionner par la description ou l'évocation, doit être un visionnaire. Mais il doit l'être au moment même où il chante. Il ne suffit pas qu'il ait, auparavant, songé à ce qu'il va dire. Oserai-je déclarer que, selon moi, et contrairement à ce qui est habituellement prescrit, il ne faut pas trop y penser d'avance ? La préparation préliminaire du chanteur doit être consacrée à la partie matérielle du chant, à la coloration générale du timbre, à la façon d'émettre telle ou telle note malaisée, à la respiration, aux diverses difficultés vocales ou musicales qui sont à redouter. Mais tout ce qui, dans le chant, est intangible, tout ce qui doit provoquer l'hallucination, ce qui constitue sa puissance magnétique, je trouve qu'il ne faut pas trop y penser avant de chanter ; qu'il ne faut pas flétrir, atténuer sa propre vision avant de la transmettre. Cette vision doit vous être devenue familière, car il faut y avoir beaucoup songé, souvent pendant des jours entiers, des semaines, des mois. Il faut la laisser s'effacer un peu avant de chanter, et, au moment de commencer, la raviver brusquement par un bref appel intérieur, par une concentration de quelques secondes. Vous vous causerez ainsi à vous-mêmes une surprise nouvelle, et provoquerez cette fièvre, cet état d'exaltation intime qui communique au chant un pouvoir thaumaturgique. De même que vous n'éveillerez pas l'émotion si vous n'en éprouvez pas vous-mêmes les symptômes, vous ne suggérerez pas la vision, l'image, si vous ne l'avez dans les yeux TANDIS QUE VOUS CHANTEZ. Si les paroles que vous prononcez décrivent une suite d'images diverses, il faut que, sur un écran imaginaire, ces images se succèdent devant vous et votre débit en sera successivement et diversement influencé. Pourquoi ? Je l'ignore. Sans doute, par un phénomène psychique, comparable au phénomène physique utilisé pour la fabrication des parfums, - le veux parler de ce courant d'air qui, passant sur des fleurs, s'imprègne de leur arôme et le répand sur une matière qu'on a préparée à le recevoir. Admettons, si vous voulez, que le chant fasse ici l'emploi de ce souffle messager, et qu'ayant subi l'empreinte impalpable d'une image il aille la reproduire, comme en un miroir fidèle, dans l'esprit de ceux qui écoutent.

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Comme tous les faits dont la constatation est soumise sans contrôle à la perception variable des individus, ce prodige peut être discuté, mais il n'en existe pas moins. Le chanteur doit donc être un visuel ; il faut que les mots soient pour lui comme des précipités d'images, qui, en se dissolvant dans son cerveau, y répandent l'hallucination. Ce don peut, en bien des cas, tenir lieu de culture, ce qui explique que certains artistes dont le chant et le jeu portent tous les signes d'une intelligence éclairée sont, en réalité, ignorants et médiocres. Mais la culture de l'esprit ne saurait jamais nuire aux artistes et, s'ils sont déjà doués dans le sens que j'ai dit, l'instruction ne pourra que décupler leur faculté visuelle en l'affinant ; et cela peut être utile, car il n'est pas donné à chacun de voir juste et beau ; la vision peut être juste et fruste ; elle peut être juste, mais incomplète et simplement approximative ; elle peut être juste, mais plate ou grossière, et, surtout, manquer de ce je ne sais quoi qui imprime aux objets reproduits un caractère d'art.

Il y a, au Musée du Louvre, deux tableaux voisins qui sont, à cet égard, d'un grand enseignement. L'un est la célèbre raie de Chardin ; l'autre est une nature morte de Desportes. Même époque, mêmes tendances, et l'on peut dire même sujet, car les deux toiles représentent des victuailles accumulées.

Chardin : La raie
Desportes : Nature morte

Dans celle de Chardin, il y a un je ne sais quoi qui transporte. Les objets les plus triviaux, rendus pourtant, avec une minutieuse exactitude, y sont revêtus d'un rayonnement singulier qui semble émaner de leur propre nature. Le centre du tableau est formé par la raie ; ce poisson large et flasque, aux yeux béants, à la gueule hideuse, accroché à un clou de fer, étincelle de tous les joyaux du ciel et de l'onde, laissant jaillir de ses entrailles ouvertes mille reflets de nacre et de rubis, exhalant une odeur marine et sauvage, offrant des promesses succulentes à l'invisible ménagère qui va l'accommoder ; joie de la mer, joie des yeux, joie de la table. Une bouteille sombre placée tout auprès, couverte de poussière à travers laquelle on distingue l'or du vin, des huîtres répandues, des ciboulettes dans un plat d'étain, des carpes luisantes, une écumoire, une bassine en terre, une nappe blanche à fin liséré bleu où se devine tout un régime de luxe discret, entourent, accompagnent la figure principale, opposant ou superposant leurs formes, leur signification et leurs couleurs diverses, et composent un ensemble éclatant et sobre à la fois, où se révèlent une abondance modeste et bien ordonnée, une activité facile, un intérieur honnête et joyeux ; ce tableau, si matériel, a donc sa poésie. Mais il a surtout sa beauté de matière et de lumière que Diderot a si bien décrite.

Dans le tableau de Desportes, il y a, comme dans celui de Chardin, exactitude de dessin et de couleur, savante ordonnance, exécution soigneuse ; tout cela témoigne de beaucoup de conscience et de savoir. Mais la tristesse et la platitude sont les traits de cette peinture ; à voir les choses qui sont là, rien ne s'éveille en nous, nulle idée de beauté, nulle pensée ne nous vient ; achetées au marché, placées avec entente, et consciencieusement reproduites, elles ont accompli leur destin qui était de poser devant un peintre habile et ennuyeux.

De même, on peut, en chantant, décrire à la fois, avec exactitude et platitude.

Si, en chantant, vous avez à évoquer certaines scènes du XVIII° siècle, dans le style, par exemple, de Watteau, il arrive que, si vous avez la vision tant soit peu vulgaire, votre évocation ne ressemblera ni à un tableau de Watteau ni à un poème de Verlaine. Elle ne sera pas imprégnée de cette poésie vaporeuse, de cette mélancolie légère, elle n'aura pas ces modulations d'ombre et de lumière qui donnent tant de charme aux productions de ce peintre et de ce poète. Elles auront la précision crue, sèche, l'allure lourde et, par cela même, " anti-dix-huitième ", qu'on trouve dans les tableaux des mauvais peintres et dans les poèmes des mauvais poètes qui se sont efforcés, en vain, d'évoquer cette époque d'élégance, de maniérisme aisé, de libertinage charmant, de gaîté discrète et de tristesse voilée.

Je ne saurais vous exprimer l'horreur que J'éprouvai, un matin que je me promenais, à huit heures, dans le parc de Versailles, en voyant soudain apparaître, dans la lumière matinale et crue d'un jour du mois d'août, un break automobile appartenant à une entreprise cinématographique et contenant toute la Cour de Louis XIV, qui venait prendre ses ébats près du bassin d'Apollon. Il y avait là un Roi Soleil épouvantable, une Mlle de La Vallière maussade, une Marie-Thérèse, un Molière, un Bossuet... Tous ces gens portaient des perruques grossières ; ils étaient maquillés - ils avaient chaud. Louis XIV perdait son nez ; Mlle de La Vallière, qui avait mal aux dents, s'en plaignait avec acrimonie, et les laquais, dont les bas se roulaient en spirales autour de leurs mollets maigres, mangeaient des croissants en attendant l'heure de la pose.

Or, beaucoup d'évocations vocales rappellent cette évocation du siècle de Louis XIV ; les accessoires y sont, plus ou moins ; mais ce qui manque à l'ensemble, c'est ce qui fait sa beauté même, c'est l'âme de l'image, c'est ce qui anime intérieurement les apparences extérieures.

Nous ne pouvons prétendre passer en revue ici les innombrables manières dont le chant peut décrire ou évoquer. Bornons-nous à en examiner quelques-unes. Voyons, d'abord, deux des variétés les plus simples, les plus fréquentes.

Premièrement, celle qui consiste à énumérer, en les nommant, les objets qui forment le tableau à suggérer.

Dans la Venise de Gounod, par exemple, les vers de Musset disent exactement ce que l'auditeur doit se représenter. 

Dans Venise la rouge
Pas un bateau qui bouge
Pas un pécheur dans l'eau,
Pas un falot.

Il est certain que si l'on ne connaît pas Venise, que si l'on n'a pas passé des nuits à errer, couché au fond d'une gondole, dans les petits canaux sombres et silencieux, il est difficile de se représenter le mystère de cette ville endormie et son charme fantasmagorique. Mais l'imagination, qui est nécessaire au chanteur, doit lui suggérer ici une coloration voilée, égale, le mettre en garde contre toute violence ; il devra s'efforcer de ne pas augmenter le volume sonore aux mots " pêcheur dans l'eau " qui sont notés sur une ligne mélodique ascendante - et de prononcer " pas un falot " sur un bâillement interne afin de ternir l'éclat possible de la voix.

La lune qui s'efface
Couvre son front qui passe
D'un nuage étoilé
Demi voilé.
Tout se tait,

et à partir de ce qui suit :

fors les gardes
Aux longues hallebardes
Qui veillent aux créneaux
Des arsenaux.

le timbre doit changer brusquement. Inutile de vouloir décrire vocalement les gardes aux longues hallebardes, c'est impossible. Mais on peut évoquer par la voix le décor où ils se tiennent, un décor de pierre, de marbre, aux lignes droites.

Pour cela, il convient d'adopter une émission un peu dure, sans modelage (sur la syllabe o court) et de ne faire aucune nuance - on respirera après " hallebardes " et on ne respirera plus jusqu'à la fin du dernier mot, qui devra se perdre peu à peu, en reflets de plus en plus affaiblis, sur le miroitement métallique du Grand Canal... (Etc.)

Le chanteur, à moins qu'il soit doué d'une bêtise miraculeuse et invincible, ne pourra manquer de rendre très nettement ces diverses images.

Un autre cas très fréquent dans le chant descriptif est le récit d'un événement. Ici, le rôle de l'interprète est plus malaisé ; il s'agit de rendre le mouvement d'une suite d'actions, - et, ce qui est plus important encore, de les présenter dans la lumière qui leur convient, avec les ombres et les clartés, le relief ou l'effacement propices à l'effet, comme, par exemple, dans le récit qui précède le premier air de dona Anna dans Don Juan. Vous vous rappelez quelle est la situation. Dona Anna raconte à son fiancé Ottavio ce qui s'est passé dans le palais de son père, la nuit où ce dernier a été assassiné. Dans ce récit tout doit être exprimé par les seuls moyens de la voix et de la diction : il y a plusieurs raisons à cela.

D'abord, nous sommes en Espagne, à la fin du XVIe siècle, ce qui implique déjà une allure peu mouvementée, et, surtout chez cette jeune fille de haute noblesse, une habitude de maintien grave et l'horreur de la gesticulation. Ensuite, c'est dans la rue qu'elle fait ce récit à son fiancé ; son deuil, sa beauté, sa naissance lui imposent d'être prudente, afin de ne pas attirer l'attention des passants ; enfin, Don Juan, qu'elle soupçonne d'être l'auteur du meurtre, vient de les quitter, - peut-être rôde-t-il encore dans les ruelles voisines, peut-être l'observe-t-il tandis qu'elle raconte le drame. C'est donc à voix basse qu'elle doit le faire (j'entends à voix basse, selon la convention du théâtre chanté, à voix relativement basse), et, surtout, avec aussi peu de gestes que possible 1. Par conséquent, c'est à la voix et à la parole qu'il appartient de tout décrire et de tout exprimer.

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Il y a d'autres cas encore, où le dessin et la coloration du tableau ne sont résumés que par un mot qui donne le ton général. Ici, le chanteur n'est presque plus aidé dans son évocation. Les paroles n'expriment pas l'aspect des choses, elles s'emploient à traduire des sentiments et il faut que le chanteur, tout en disant ces mots, tout en exprimant ces sentiments, maintienne, inaltérée, l'atmosphère qu'il a suscitée dès le premier moment. Par exemple, le mot " automne ".

Mais il y a des automnes de toute espèce. Tantôt, comme dans Automne de M. Fauré, c'est l'automne de novembre, lugubre, tragique, désolé. Pensez-vous qu'il suffirait de chanter tristement ces vers, et cette musique, si frappante soit-elle, pour causer une impression juste et vraie de ce que les auteurs ont rêvé ? Non, il faut voir, ou revoir cet automne-là ; il faut se remémorer une promenade au crépuscule dans les bois dépouillés, la recommencer en esprit tandis qu'on chante, s'arrêter dans une clairière, contempler dans une mare le reflet gris et frissonnant du ciel, ressentir à nouveau toute la détresse de ces moments douloureux dont on s'est enivré jadis avec amertume, et retrouver au besoin, une larme dans quelque sillon secret du coeur.

" Mais, me répondra-t-on, je n'ai jamais rêvé douloureusement en automne, au crépuscule. " Vraiment ? En ce cas, il ne faut pas chanter du tout.

Prenons maintenant un fragment du Poème d'octobre

Profitons bien des jours d'automne où, dans les cieux
Semble errer la langueur plaintive des adieux...

C'est une tout autre vision qu'il faut avoir et communiquer ici. C'est l'automne du vers de Lamartine :

Salut, bois couronnés d'un reste de verdure...

C'est un automne mélancolique, mais encore souriant. Il ne faudra plus appuyer la voix comme tout à l'heure ni lier les sons avec cette densité semblable aux nuages mornes qui roulent dans le ciel ; il faut, ici, une tristesse légère, et, si l'accentuation vocale se fait parfois plus intense, il faut aussitôt la voiler et l'atténuer. Ce sera si vous le voulez bien, et en opposition avec le novembre de tout à l'heure, un automne d'octobre.

Et c'est, enfin, un troisième automne que celui de cette délicieuse mélodie (si peu connue) de Massenet : Septembre, composée sur des vers pénétrants d'Hélène Vacaresco. Ici, c'est un automne encore chaud et tendre qu'éclaire, comme dit Baudelaire,

De l'arrière-saison, le rayon jaune et doux...

Il y a encore de la couleur dans ce joli paysage, qui fait penser à ce qu'écrivait Mme de Sévigné sur "ces beaux jours de cristal, qui ne sont plus chauds et qui ne sont pas froids ".

*

Dans toute performance artistique, il y a une part faite de détails pratiques, et me voilà amené à vous parler d'une chose fort importante, quoi qu'on en puisse penser, d'une chose qui joue un grand rôle dans l'incantation. Je veux parler de l'attitude du chanteur.

Permettez-moi de vous lire ici quelques lignes très frappantes du Traité de Chant de Mme Lili Lehmann

"Dès la première note du premier mot, l'artiste doit présenter le tableau au public et lui en faire pressentir le caractère ; ceci dépend, en partie, de l'attitude que le chanteur prend dès la ritournelle et de l'expression qu'il donne à son visage, éveillant ainsi déjà l'intérêt sur ce qui va venir, aussi bien sur la musique que sur le poème. "

Si nous pouvions percer du regard les toits de tous les salons, de tous les concerts où l'on chante au cours d'une même soirée, nous constaterions que, sur cent artistes il n'en est pas un qui observe cette règle si logique et si utile. Pourquoi un auteur place-t-il une ritournelle au commencement d'un morceau, si ce n'est pour mettre l'auditeur dans l'état d'âme ou de nerfs propice à la perception de ce qu'il va entendre, pour établir un fond adéquat à l'image qu'il veut suggérer, pour composer une ambiance ? La ritournelle a un autre effet encore : c'est d'inoculer à l'artiste même le virus poétique dont il faut qu'il soit saturé pour dégager naturellement telle ou telle impression. Le chanteur a tout avantage à se concentrer dans ces quelques mesures de ritournelle : d'abord, pour l'incubation profonde du sentiment ou de la vision ; ensuite, dans le but, plus matériel, mais également important, de " prendre pied " vocalement, si je puis ainsi parler ; de respirer, d'établir sa position organique, au besoin d'avaler, de vérifier la netteté de son larynx, de se remémorer, au seuil même du mystère musical, les prescriptions qu'il s'est faites à lui-même ; enfin, comme le dit Mme Lehmann, pour exercer sur l'auditeur un magnétisme de quelques secondes par l'expression du regard et par le maintien. Au lieu de cela, que voit-on ?

1° Le chanteur qui regarde la salle, qui reconnaît ses amis ;
2° Le chanteur qui, peu certain de son intonation, se donne la note avant de commencer. Il y a deux façons de se donner la note : se la donner fausse (et partir à faux) ; se la donner juste (et partir également à faux) ;
3° Le chanteur qui, préoccupé de détails de toilette ou distrait au point de penser, en ce moment, à tout autre chose, oublie qu'il doit chanter et est brusquement rappelé à la réalité par un silence angoissé de l'accompagnateur ;
4° Il y a aussi celui qui oublie de respirer. Celui-là se comporte de deux façons distinctes ou bien il part sans respirer du tout ; ou bien il respire au dernier moment et s'étrangle...

Tout cela est peu propice au chant descriptif. Comment vouloir que le public soit disposé à recevoir des images, si on l'y prépare de si singulière façon ?

Admettons, maintenant, que ces fautes diverses n'aient pas été commises, qu'elles aient été effacées par l'exécution du morceau. Admettons que le fluide se soit établi entre l'artiste et l'auditeur, que celui-ci ait subi l'impression de celui-là, qu'il en soit pénétré. Le morceau finit, et finit par une ritournelle qui se prolonge plus ou moins après que le chant s'est tu.

Hélas, la plupart des chanteurs - et surtout des chanteuses - s'empressent, une fois la dernière note chantée, de détruire par légèreté, par insouciance, et j'oserai dire par manque de déférence envers l'auteur, l'effet poétique ou sentimental qu'ils ont produit. Pendant la ritournelle finale, ils plient la musique qu'ils tiennent à la main, ils sourient, ils parlent bas à l'accompagnateur pour prendre une contenance, que sais-je encore ? George Sand écrit, à propos de Chopin :

"Parfois, après avoir plongé son auditoire dans un recueillement profond ou dans une triste douleur (car sa musique vous mettait, parfois, dans l'âme, des découragements atroces, surtout quand il improvisait), tout à coup, comme pour enlever l'impression et le souvenir de sa douleur aux autres et à lui-même, il se tournait vers une glace, à la dérobée, arrangeait ses cheveux et sa cravate, et se montrait transformé en Américain flegmatique, en vieillard impertinent, en Anglaise sentimentale, en juif polonais. "

Ces fantaisies sont permises, parfois, dans l'intimité, celles-là et bien d'autres ; mais, précisément, il faut qu'elles soient conscientes, malicieuses, intentionnelles, justifiées par l'esprit ou l'autorité du talent. On ne saurait permettre ni admettre en principe, le sans-gêne qui consiste à amputer ainsi, brusquement, le prolongement d'une impression d'art.

Revenons à nos évocations. Il n'est pas difficile de " composer " une vision inspirée de la Marine, de Lalo ; les mots et la musique sont, ici, extraordinairement descriptifs. Il suffit de s'y conformer. Pourtant, il faut que le chant et la respiration rappellent constamment, durant ce morceau, qu'on est au milieu des vents et des brises ; une émission trop stricte, une diction trop nette, trop correcte, affaiblirait cette impression de large, empêcherait qu'on sentît flotter autour de soi les embruns et que l'on devinât dans le ciel le vol éperdu et neigeux des mouettes. Il n'est, d'ailleurs, question ni d'écume ni de mouettes dans ces vers ; c'est moi qui les y mets, et je m'en excuse. Mais que voulez-vous ! Quand on prend l'habitude de l'hallucination, on ne sait plus où s'arrêter.

Dans Le Cimetière, de Fauré, il est question aussi de la mer, mais incidemment, vers le milieu du morceau seulement, et par contraste avec le cimetière paisible où il est si doux de reposer. Et, pourtant, je ne sais pourquoi, je la sens présente dans tout le morceau et sans que rien l'indique ; c'est près de la mer que je situe ce cimetière rustique. Il me semble qu'elle fait un fond, et peut-être est-ce pour cela que je m'imagine ce tableau en Bretagne et que la nature environnante ne m'y apparaît pas florissante et touffue. Ceux qui assistent à ce convoi sont des paysans graves et pieux. Tout cela compose un ensemble qui m'oblige à chanter ce morceau d'une voix dénuée de vibrations, d'une voix comme résignée, de couleur uniforme, d'une voix en teintes plates, par laquelle j'aimerais exprimer le rêve à la fois candide, désabusé et sérieux d'un paysan breton.

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Vous avez vu, tout à l'heure, dans Venise, de Gounod, un aspect de Venise, la Venise furtive et nocturne, avec ses petits canaux sombres, pleins de murmures, avec ses toits éclairés par les reflets de la lune, son mystère, et son étrange parfum. Dans la Barcarolle, de Fauré, vous verrez une autre Venise, une Venise plus aérée, plus joyeuse, plus vivante, celle du quai des Esclavons, celle du Rialto. Il faut en donner l'impression par la couleur de la voix comme par le martèlement des consonnes, par la largeur des nuances, la franchise du son, la robuste indolence de l'allure. - Et ainsi de suite...


1- Il est certain que la fin du récit demande du lyrisme et de la sonorité ; mais ils sont justifiés par l'intensité progressive de la narration et du souvenir.

 

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