VIII
Le chant descriptif dans la musique
moderne
MESDAMES,
MESDEMOISELLES, MESSIEURS,
Vous vous en souvenez, nous avons
admis, la dernière fois, que le chanteur qui avait à communiquer un sentiment
ou à transmettre une image devait d'abord se pénétrer de ce sentiment, au point
de le ressentir, et, de façon consciente ou inconsciente, colorer et modeler sa
voix selon que ce sentiment l'exigeait ; qu'il devait, s'il s'agissait d'une
image, l'avoir devant les yeux au moment où il la décrivait. Nous nous sommes
même essayés à quelques exemples de chant sentimental et nous avons examiné en
détail certains procédés d'expression. Aujourd'hui, nous nous occuperons de ce
que j'appelle le " chant descriptif ", ou, plutôt, le chant des visionnaires,
ainsi que des principales conditions qui peuvent le favoriser.
De
tout temps, la musique s'est appliquée à décrire, à évoquer. Sa fonction
sentimentale est évidente, flagrante, et il n'est guère surprenant qu'elle
traduise des émotions intérieures, puisque ce sont ces émotions mêmes qui la
font naître. La musique a toujours cherché à épancher des sentiments et à en
éveiller: l'accent vrai, écho du
Vous
conviendrez avec moi que, si la musique purement instrumentale, c'est-à-dire
privée du concours de la voix et de la parole, est capable de décrire ou
d'évoquer, elle devient infiniment plus descriptive et plus évocatrice par le
fait qu'elle agit en même temps que des mots prononcés, dont le rôle,
justement, est d'indiquer et de préciser l'image. Dans certains cas, les mots
ne font que souligner, qu'affirmer ce que la musique exprime par ses seuls
moyens, comme, par exemple, dans les moments très lyriques où la musique tient
la première place, où elle exprime tout ou presque tout par elle-même ; dans ce
cas-là, les mots, en effet, se bornent à commenter ce que dit la musique. Cela
se produit aussi dans d'autres cas, que nous n'avons point le temps d'énumérer
ici. Mais, le plus souvent, ce sont les mots eux-mêmes qui ont donné naissance
à la musique ; ils l'ont engendrée dans le cerveau du musicien ; ces mots ont
suggéré au musicien des images, ont éveillé en lui des sensations mentales ; ces
sensations, ces images ont fait naître à leur tour un ensemble de sons ; cet
ensemble de sons constitue le morceau ou le passage que le chanteur vous
chante ; peut-être ce passage, sans les mots, serait-il déjà évocateur,
puisqu'il est imprégné du sens même de ces mots, puisqu'il n'existe que par
eux ; mais ces mots générateurs, entendus en même temps que la
Donc,
il est légitime que les paroles, génératrices de la musique qu'on entend,
reprennent ici la première place qui est celle qui leur appartient et dirigent
la suite des sensations, des impressions que l'auditeur devra subir. Dans un
cas normal, voici ce qui se passe : le mot et les sons qu'il a provoqués sont
entendus simultanément ; mais l'effet du mot, son action sur l'esprit de
l'auditeur a lieu avant celui du son (quand je dis avant, j'entends qu'il le
précède avec une rapidité qui échappe à la perception et au contrôle ; le temps
d'un éclair est bien plus long que celui de cet intervalle).
A
peine la signification du mot s'est-elle dessinée dans l'esprit, que la
musique, toute saturée de cette signification, agit à son tour, complétant,
appuyant, précisant, par des moyens qui lui sont propres et qui n'appartiennent
qu'à elle, le sens du mot, - parfois, même, le rectifiant, le réduisant,
l'amplifiant lui donnant des dessous étymologiques qu'il n'eût pas possédés à
lui seul. Mais qu'adviendra-t-il s'il n'existe pas une concordance absolue
entre cette musique et le mot qui lui est si étroitement lié ? si ce mot, par la
façon dont il est dit, change de signification ou s'il est simplement
affaibli ? La musique qui l'accompagne ne semblera plus se rapporter à lui ; il y
aura asymétrie entre ces deux éléments de la sensation et la sensation en sera
altérée ou détruite. Voilà, expliquée, si l'on peut dire, biologiquement, la
raison pour laquelle il est indispensable que le chanteur soumette sa diction,
avec une fidélité absolue, aux exigences du son et du mot combinés.
Mais,
en vérité, si je me bornais, aujourd'hui, à vous révéler qu'il faut chanter
avec un sentiment juste, ne pas pleurer en chantant : Je suis Titania la Blonde
et ne pas " détailler avec malice
Par
un mystère que je ne puis prétendre expliquer, la diction subit nettement et
profondément l'influence des visions intérieures. Si, voulant décrire quelque
chose, vous ne le faites qu'en prononçant des mots, sans avoir devant les yeux
une reproduction aussi exacte que possible de cette chose, votre description
sera incomplète ou faible, et c'est pourquoi le chanteur, s'il veut impressionner
par la description ou l'évocation, doit être un visionnaire. Mais il doit
l'être au moment même où il chante. Il ne suffit pas qu'il ait, auparavant,
songé à ce qu'il va dire. Oserai-je déclarer que, selon moi, et contrairement à
ce qui est habituellement prescrit, il ne faut pas trop y penser d'avance ? La
préparation préliminaire du chanteur doit être consacrée à la partie
matérielle du chant, à la coloration générale du timbre, à la façon d'émettre
telle ou telle note malaisée, à la respiration, aux diverses difficultés
vocales ou musicales qui sont à redouter. Mais tout ce qui, dans le chant, est
intangible, tout ce qui doit provoquer l'hallucination, ce qui constitue sa
puissance magnétique, je trouve qu'il ne faut pas trop y penser avant de
chanter ; qu'il ne faut pas flétrir, atténuer sa propre vision avant de la
transmettre. Cette vision doit vous être devenue familière, car il faut y
avoir beaucoup songé, souvent pendant des jours entiers, des semaines, des
mois. Il faut la laisser s'effacer un peu avant de chanter, et, au moment de
commencer, la raviver brusquement par un bref appel intérieur, par une concentration
de quelques secondes. Vous vous causerez ainsi à vous-mêmes une surprise
nouvelle, et provoquerez cette fièvre, cet état d'exaltation intime qui
communique au chant un pouvoir thaumaturgique. De même que vous n'éveillerez
pas l'émotion si vous n'en éprouvez pas vous-mêmes les symptômes, vous ne
suggérerez pas la vision, l'image, si vous ne l'avez dans les yeux TANDIS
Comme
tous les faits dont la constatation est soumise sans contrôle à la perception
variable des individus, ce prodige peut être discuté, mais il n'en existe pas
moins. Le chanteur doit donc être un visuel ; il faut que les mots soient pour
lui comme des précipités d'images, qui, en se dissolvant dans son cerveau, y
répandent l'hallucination. Ce don peut, en bien des cas, tenir lieu de
culture, ce qui explique que certains artistes dont le chant et le jeu portent
tous les signes d'une intelligence éclairée sont, en réalité, ignorants et
médiocres. Mais la culture de l'esprit ne saurait jamais nuire aux artistes et,
s'ils sont déjà doués dans le sens que j'ai dit, l'instruction ne pourra que
décupler leur faculté visuelle en l'affinant ; et cela peut être utile, car il
n'est pas donné à chacun de voir juste et beau ; la vision peut être juste
Il
y a, au Musée du Louvre, deux tableaux voisins qui sont, à cet égard, d'un
grand enseignement. L'un est la célèbre raie de Chardin ; l'autre est une
nature morte de Desportes. Même époque, mêmes tendances, et l'on peut dire même
sujet, car les deux toiles représentent des victuailles accumulées.
Chardin : La raie |
Desportes : Nature morte |
Dans
celle de Chardin, il y a un je ne sais quoi qui transporte. Les objets les
plus triviaux, rendus pourtant, avec une minutieuse exactitude, y sont revêtus
d'un rayonnement singulier qui semble émaner de leur propre nature. Le centre du
tableau est formé par la raie ; ce poisson large et flasque, aux yeux béants, à
la gueule hideuse, accroché à un clou de fer, étincelle de tous les joyaux du
ciel et de l'onde, laissant jaillir de ses entrailles ouvertes mille reflets de
nacre et de rubis, exhalant une odeur marine et sauvage, offrant des promesses
succulentes à l'invisible ménagère qui va l'accommoder ; joie de la mer, joie
des yeux, joie de la table. Une bouteille sombre placée tout auprès, couverte
de poussière à travers laquelle on distingue l'or du vin, des huîtres
répandues, des ciboulettes dans un plat d'étain, des carpes luisantes, une
écumoire, une bassine en terre, une nappe blanche à fin liséré bleu où se
devine tout un régime de luxe discret, entourent, accompagnent la figure principale,
opposant ou superposant leurs formes, leur signification et leurs couleurs
diverses, et composent un ensemble éclatant et sobre à la fois, où se révèlent
une abondance
Dans
le tableau de Desportes, il y a, comme dans celui de Chardin, exactitude de
dessin et de couleur, savante ordonnance, exécution soigneuse ; tout cela
témoigne de beaucoup de conscience et de savoir. Mais la tristesse et la
platitude sont les traits de cette peinture ; à voir les choses qui sont là,
rien ne s'éveille en nous, nulle idée de beauté, nulle pensée ne nous vient ; achetées
au marché, placées avec entente, et consciencieusement reproduites, elles ont
accompli leur destin qui était de poser devant un peintre habile et ennuyeux.
De
même, on peut, en chantant, décrire à la fois, avec exactitude et platitude.
Si,
en chantant, vous avez à évoquer certaines scènes du XVIII° siècle, dans le
style, par exemple, de Watteau, il arrive que, si vous avez la vision tant soit
peu vulgaire, votre évocation ne ressemblera ni à un tableau de Watteau ni à
un poème de Verlaine. Elle ne sera pas imprégnée de cette poésie vaporeuse, de
cette mélancolie légère, elle n'aura pas ces modulations d'ombre et de lumière
qui donnent tant de charme aux productions de ce peintre et de ce poète. Elles
auront la précision crue, sèche, l'allure lourde et, par cela même, " anti-dix-huitième
", qu'on trouve dans les tableaux des mauvais peintres et dans les poèmes des
mauvais poètes qui se sont efforcés, en vain, d'évoquer cette époque
d'élégance, de maniérisme aisé, de libertinage charmant, de gaîté discrète et
de tristesse voilée.
Je
ne saurais vous exprimer l'horreur que J'éprouvai, un matin que je me
promenais, à huit heures, dans le parc de Versailles, en voyant soudain apparaître,
dans la lumière matinale et crue d'un jour du mois d'août, un break automobile
appartenant à une entreprise cinématographique et contenant toute la Cour de
Louis XIV, qui venait prendre ses ébats près du bassin d'Apollon. Il y avait là
un Roi Soleil épouvantable, une Mlle de La Vallière maussade, une
Marie-Thérèse, un Molière, un Bossuet... Tous ces gens portaient des perruques
grossières ; ils étaient maquillés - ils avaient chaud. Louis XIV perdait son
nez ; Mlle de La Vallière, qui avait mal aux dents, s'en plaignait avec
acrimonie, et les laquais, dont les bas se roulaient en spirales autour de
leurs mollets maigres, mangeaient des croissants en attendant l'heure de la
pose.
Or,
beaucoup d'évocations vocales rappellent cette évocation du siècle de Louis
XIV ; les accessoires y sont, plus ou moins ; mais ce qui manque à l'ensemble,
c'est ce qui fait sa beauté même, c'est l'âme de l'image, c'est ce qui anime
intérieurement les apparences extérieures.
Nous
ne pouvons prétendre passer en revue ici les innombrables manières dont le
chant peut décrire ou évoquer. Bornons-nous à en examiner quelques-unes.
Voyons, d'abord, deux des variétés les plus simples, les plus fréquentes.
Premièrement,
celle qui consiste à énumérer, en les nommant, les objets qui forment le
tableau à suggérer.
Dans
la Venise de Gounod, par exemple, les vers de Musset disent exactement ce que
l'auditeur doit se représenter.
Dans Venise la rouge
Pas un bateau qui bouge
Pas un pécheur dans l'eau,
Pas un falot.
Il
est certain que si l'on ne connaît pas Venise, que si l'on n'a pas passé des
nuits à errer, couché au fond d'une gondole, dans les petits canaux sombres et
silencieux, il est difficile de se représenter le mystère de cette ville
endormie et son charme fantasmagorique. Mais l'imagination, qui est nécessaire
au chanteur, doit lui suggérer ici une coloration voilée, égale, le mettre en
garde contre toute violence ; il devra s'efforcer de ne pas augmenter le volume
sonore aux mots " pêcheur dans l'eau " qui sont notés sur une ligne mélodique
ascendante - et de prononcer " pas un falot " sur un bâillement interne afin de
ternir l'éclat possible de la voix.
La
lune qui s'efface
Couvre son front qui passe
D'un nuage étoilé
Demi voilé.
Tout
se tait,
et à partir de ce qui suit
fors
les gardes
Aux longues hallebardes
Qui veillent aux créneaux
Des arsenaux.
le
timbre doit changer brusquement. Inutile de vouloir décrire vocalement les
gardes aux longues hallebardes, c'est impossible. Mais on peut évoquer par la
voix le décor où ils se tiennent, un décor de pierre, de marbre, aux lignes
droites.
Pour
cela, il convient d'adopter une émission un peu dure, sans modelage (sur la
syllabe o court) et de ne faire aucune nuance - on respirera après "
hallebardes " et on ne respirera plus jusqu'à la fin du dernier mot, qui devra
se perdre peu à peu, en reflets de plus en plus affaiblis, sur le miroitement
métallique du Grand Canal... (Etc.)
Le
chanteur, à moins qu'il soit doué d'une bêtise miraculeuse et invincible, ne
pourra manquer de rendre très nettement ces diverses images.
Un
autre cas très fréquent dans le chant descriptif est le récit d'un événement.
Ici, le rôle de l'interprète est plus malaisé ; il s'agit de rendre le mouvement
d'une suite d'actions, - et, ce qui est plus important encore, de les présenter
dans la lumière qui leur convient, avec les ombres et les clartés, le relief ou
l'effacement propices à l'effet, comme, par exemple, dans le récit qui précède
le premier air de dona Anna dans Don Juan. Vous vous rappelez quelle est la
situation. Dona Anna raconte à son fiancé Ottavio ce qui s'est passé dans le palais
de son père, la nuit où ce dernier a été assassiné. Dans ce récit tout doit
être exprimé par les seuls moyens de la voix et de la diction
D'abord,
nous sommes en Espagne, à la fin du XVIe siècle, ce qui implique déjà une
allure peu mouvementée, et, surtout chez cette jeune fille de haute noblesse,
une habitude de maintien grave et l'horreur de la gesticulation. Ensuite, c'est
dans la rue qu'elle fait ce récit à son fiancé ; son deuil, sa beauté, sa
naissance lui imposent d'être prudente, afin de ne pas attirer l'attention des
passants ; enfin, Don Juan, qu'elle soupçonne d'être l'auteur du meurtre, vient
de les quitter, - peut-être rôde-t-il encore dans les ruelles voisines, peut-être
l'observe-t-il tandis qu'elle raconte le drame. C'est donc à voix basse qu'elle
doit le faire (j'entends à voix basse, selon la convention du théâtre chanté,
à voix relativement basse), et, surtout, avec aussi peu de gestes que
possible 1. Par conséquent, c'est à la voix et à la parole qu'il appartient de
tout décrire et de tout exprimer.
Il
y a d'autres cas encore, où le dessin et la coloration du tableau ne sont
résumés que par un mot qui donne le ton général. Ici, le chanteur n'est presque
plus aidé dans son évocation. Les paroles n'expriment pas l'aspect des choses,
elles s'emploient à traduire des sentiments et il faut que le chanteur, tout en
disant ces mots, tout en exprimant ces sentiments, maintienne, inaltérée,
l'atmosphère qu'il a suscitée dès le premier moment. Par exemple, le mot
" automne ".
Mais
il y a des automnes de toute espèce. Tantôt, comme dans Automne de M. Fauré,
c'est l'automne de novembre, lugubre, tragique, désolé. Pensez-vous qu'il
suffirait de chanter tristement ces vers, et cette musique, si frappante
soit-elle, pour causer une impression juste et vraie de ce que les auteurs ont
rêvé ? Non, il faut voir, ou revoir cet automne-là ; il faut se remémorer une
promenade au crépuscule dans les bois dépouillés, la recommencer en esprit
tandis qu'on chante, s'arrêter dans une clairière, contempler dans une mare le
reflet gris et frissonnant du ciel, ressentir à nouveau toute la détresse de
ces moments douloureux dont on s'est enivré jadis avec amertume,
"
Mais, me répondra-t-on, je n'ai jamais rêvé douloureusement en automne, au
crépuscule. " Vraiment ? En ce cas, il ne faut pas chanter du tout.
Prenons
maintenant un fragment du Poème d'octobre
Profitons bien des jours d'automne où, dans les cieux
Semble errer la langueur plaintive des adieux...
C'est
une tout autre vision qu'il faut avoir et communiquer ici. C'est l'automne du
vers de Lamartine
Salut, bois couronnés d'un reste de verdure...
C'est un automne mélancolique, mais
encore souriant. Il ne faudra plus appuyer la voix comme tout à l'heure ni lier
les sons avec cette densité semblable aux nuages mornes qui roulent dans le
ciel ; il faut, ici, une tristesse légère, et, si l'accentuation vocale se fait
parfois plus intense, il faut aussitôt la voiler et l'atténuer. Ce sera si vous
le voulez bien, et en opposition avec le novembre de tout à l'heure, un automne
d'octobre.
Et
c'est, enfin, un troisième automne que celui de cette délicieuse mélodie (si
peu connue) de Massenet : Septembre, composée sur des vers pénétrants
d'Hélène Vacaresco. Ici, c'est un automne encore chaud et tendre qu'éclaire,
comme dit Baudelaire,
De l'arrière-saison, le rayon jaune et doux...
Il
y a encore de la couleur dans ce joli paysage, qui fait penser à ce qu'écrivait
Mme de Sévigné sur "ces beaux jours de cristal, qui ne sont plus chauds et qui
ne sont pas froids ".
Dans
toute performance artistique, il y a une part faite de détails pratiques, et me
voilà amené à vous parler d'une chose fort importante, quoi qu'on en puisse
penser, d'une chose qui joue un grand rôle dans l'incantation. Je veux parler
de l'attitude du chanteur.
Permettez-moi
de vous lire ici quelques lignes très frappantes du Traité de Chant de Mme Lili
Lehmann
"Dès
la première note du premier mot, l'artiste doit présenter le tableau au public
et lui en faire pressentir le caractère ; ceci dépend, en partie, de l'attitude
que le chanteur prend dès la ritournelle et de l'expression qu'il donne à son
visage, éveillant ainsi déjà l'intérêt sur ce qui va venir, aussi bien sur la
musique que sur le poème. "
Si
nous pouvions percer du regard les toits de tous les salons, de tous les
concerts où l'on chante au cours d'une même soirée, nous constaterions que, sur
cent artistes il n'en est pas un qui observe cette règle si logique et si
utile. Pourquoi un auteur place-t-il une ritournelle au commencement d'un morceau,
si ce n'est pour mettre l'auditeur dans l'état d'âme ou de nerfs propice à la
perception de ce qu'il va entendre, pour établir un fond adéquat à l'image
qu'il veut suggérer, pour composer
1°
Le chanteur qui regarde la salle, qui reconnaît ses amis ;
Tout
cela est peu propice au chant descriptif. Comment vouloir que le public soit
disposé à recevoir des images, si on l'y prépare de si singulière façon ?
Admettons,
maintenant, que ces fautes diverses n'aient pas été commises, qu'elles aient
été effacées par l'exécution du morceau. Admettons que le fluide se soit
établi entre l'artiste et l'auditeur, que celui-ci ait subi l'impression de
celui-là, qu'il en soit pénétré. Le morceau finit, et finit par une ritournelle
qui se prolonge plus ou moins après que le chant s'est tu.
Hélas,
la plupart des chanteurs - et surtout des chanteuses - s'empressent, une fois
la dernière note chantée, de détruire par légèreté, par insouciance, et
j'oserai dire par manque de déférence envers l'auteur, l'effet poétique ou
sentimental qu'ils ont produit. Pendant la ritournelle finale, ils plient la
musique qu'ils tiennent à la main, ils sourient, ils parlent bas à
l'accompagnateur pour prendre une contenance, que sais-je encore ? George Sand
écrit, à propos de Chopin
"Parfois,
après avoir plongé son auditoire dans un recueillement profond ou dans une
triste douleur (car sa musique vous mettait, parfois, dans l'âme, des
découragements atroces, surtout quand il improvisait), tout à coup, comme pour
enlever l'impression et le souvenir de sa douleur aux autres et à lui-même, il
se tournait vers une glace, à la dérobée, arrangeait ses cheveux et sa cravate,
et se montrait transformé en Américain flegmatique, en vieillard impertinent,
en Anglaise sentimentale, en juif polonais. "
Ces
fantaisies sont permises, parfois, dans l'intimité, celles-là et bien d'autres ;
mais, précisément, il faut qu'elles soient conscientes, malicieuses,
intentionnelles, justifiées par l'esprit ou l'autorité du talent. On ne saurait
permettre ni admettre en principe, le sans-gêne qui consiste à amputer ainsi, brusquement,
le prolongement d'une impression d'art.
Revenons à nos évocations. Il n'est pas difficile de " composer " une vision inspirée de
la Marine, de Lalo ; les mots et la musique sont, ici, extraordinairement
descriptifs. Il suffit de s'y conformer. Pourtant, il faut que le chant et la
respiration rappellent constamment, durant ce morceau, qu'on est au milieu des
vents et des brises ; une émission trop stricte, une diction trop nette, trop
correcte, affaiblirait cette impression de large, empêcherait qu'on sentît
flotter autour de soi les embruns et que l'on devinât dans le ciel le vol
éperdu et neigeux des mouettes. Il n'est, d'ailleurs, question ni d'écume ni
de mouettes dans ces vers ; c'est moi qui les y mets, et je m'en excuse. Mais
que voulez-vous ! Quand on prend l'habitude de l'hallucination, on ne sait
plus où s'arrêter.
Dans
Le Cimetière, de Fauré, il est question aussi de la mer, mais incidemment, vers
le milieu du morceau seulement, et par contraste avec le cimetière paisible où
il est si doux de reposer. Et, pourtant, je ne sais pourquoi, je la sens
présente dans tout le morceau et sans que rien l'indique ; c'est près de la mer
que je situe ce cimetière rustique. Il me semble qu'elle fait un fond, et
peut-être est-ce pour cela que je m'imagine ce tableau en Bretagne et que la
nature environnante ne m'y apparaît pas florissante et touffue. Ceux qui
assistent à ce convoi sont des paysans graves et
Vous
avez vu, tout à l'heure, dans Venise, de Gounod, un aspect de Venise, la Venise
furtive et nocturne, avec ses petits canaux sombres, pleins de murmures, avec
ses toits éclairés par les reflets de la lune, son mystère, et son étrange
parfum. Dans la Barcarolle, de Fauré, vous verrez une autre Venise, une Venise
plus aérée, plus joyeuse, plus vivante, celle du quai des Esclavons, celle du
Rialto. Il faut en donner l'impression par la couleur de la voix comme par le
martèlement des consonnes, par la largeur des nuances, la franchise du son, la
robuste indolence de l'allure. - Et ainsi de suite...
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