IX
MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,
La première fois que nous nous sommes
retrouvés ici, après trois mois, j'ai déclaré que je n'observerais pas, dans
ces quatre conférences, un plan défini ; que je ne m'en tiendrais pas aux titres
annoncés ; que nous ferions, au gré du caprice, des haltes ou des explorations
dans le domaine du chant ; qu'il fallait me suivre avec confiance, sans me
demander : " Où allons-nous ? " ; qu'il me fallait ma liberté ; que j'étais
décidé à traiter les sujets annoncés, à mon heure, à ma convenance, et non dans
l'ordre annoncé. Or, qu'ai-je fait, en définitive ? Je me suis, tout simplement,
conformé au programme. Ma première conférence a traité de la décadence du
chant. Dans la deuxième, nous avons parlé de l'expression ; la troisième a été
consacrée à diverses formes du chant évocateur et descriptif ; et, aujourd'hui,
après avoir annoncé que je parlerais de ceci et de cela, je me prépare à vous
parler tout bonnement du goût, ainsi que le décrétait l'affiche.
Logiquement, il m'eût été impossible,
étant donné ce que je vous ai dit jusqu'ici, de ne pas aboutir à la nécessité
et à l'importance du goût. En effet, je n'ai cessé de répéter, durant ces
séances, qu'un chanteur habile devait posséder et employer,
Mais, d'abord, précisons.
Par goût, nous n'entendons pas, ici,
cette faculté supérieure, transcendante de concevoir le beau et qui engendre
l'esthétique. Nous ne pouvons demander à tous les chanteurs d'être, à
proprement parler, des gens de goût, car cette exigence réduirait encore le
nombre si restreint des chanteurs possibles... Par goût, nous entendons un
instinct mêlé de plusieurs instincts, une perception sûre et rapide des plus
infimes proportions, une sensibilité particulière, ressemblant beaucoup à
l'esprit et qui fait qu'on rejette spontanément ce qui doit faire tache dans un
ensemble, altérer ou affaiblir une sensation, faire dévier un sens, favoriser
une erreur, aller à l'encontre de ce que l'art se propose. Je vous le répète :
il entre beaucoup d'esprit dans ce genre de goût, et, aussi, le sentiment et la
crainte du ridicule. C'est sans doute pour cela qu'en matière de chant les
femmes ont plus de goût que les hommes. Je ne veux pas dire que les femmes, en général,
chantent mieux, mais elles pèchent moins souvent que les hommes par manque de
goût. L'habitude de veiller à d'innombrables détails de leur personne visible,
l'obligation instinctive, impérieuse et naturelle où elles sont de se montrer
sous l'aspect le plus favorable, maintiennent perpétuellement en travail chez
elles cet instinct si prompt et si sûr qui veille à tout ; les femmes ont
presque toutes un mouvement habituel, irréfléchi, qui est de se regarder dans
la glace, et ce perpétuel contrôle n'est pas sans utilité. Or, il faut que le
chanteur stimule continuellement l'activité de son goût en se regardant sans
cesse dans un miroir imaginaire et se surveille scrupuleusement, afin de
rectifier, d'améliorer tel ou tel détail de toilette vocale.
Observons un peu les façons diverses
dont peut se manifester l'action du goût.
Et, d'abord, comment, sans l'aide du
goût, choisir ce qu'on doit, ce qu'on peut chanter ? Il y a là une question
délicate et qui ne saurait être résolue par la logique. Vous avez une voix de
grand soprano ; donc, il vous faut chanter les grands sopranos lyriques... Et si
vous n'en avez pas le physique ? Si la voix répond seule en vous au caractère
d'un grand soprano lyrique ? Je cite ce cas, précisément, parce qu'il s'est
présenté à moi.
Je vois arriver une petite personne,
toute petite, mince, guillerette, avec un canotier noir orné d'un ruban
écossais, et disant
" Ah ! ce que j'ai le trac ! Oh ! là là !
Non, mais ce que j'ai le trac !
- L'air de Didon à Carthage. "
Didon ! Carthage ! Quels mots
formidables ! Cette petite créature n'en était pas épouvantée ! Elle chanta ; sa
voix était belle, ample, disproportionnée à sa minuscule personne ; cette voix
était le trésor de cette pauvreté. Mais l'impression était gênante, pénible ; le
flot mélodique sortait, roulait, abondant, hors de ce petit cou, que le larynx
semblait occuper tout entier. Et le sentiment ? Il n'était pas ridicule ; il
était conventionnel, et l'air de Piccini est si conventionnel lui-même que l'insuffisance
pathétique de la chanteuse ne choquait pas outre mesure. D'ailleurs, cette
pauvre petite femme était redevenue toute sérieuse pour chanter ; elle y
mettait autant d'âme qu'elle pouvait. Que lui dire ? Que toute son âme,
multipliée par mille ne ferait jamais une parcelle de l'âme de Didon ? Pourquoi
désoler cette jeune femme si gaie, si contente d'avoir sa belle voix. Et, pourtant,
cette voix dans ce corps, cette voix au service de ce petit cerveau de
chardonneret, n'est-ce pas une erreur de la nature ? Qu'est devenue cette petite
femme, avec son pauvre petit canotier ? Je ne l'ai plus revue ; mais je devine
tout ce qu'a pu lui valoir de déconvenues cette disproportion de sa voix et de
son physique, surtout le contraste de sa voix et de son être, - car c'est là où je veux en venir.
La nature peut se permettre des
libertés et des fautes que nous ne devons pas imiter. Ne chantez pas ce que
vous ne pouvez sentir, même si votre voix semble s'y prêter. Je suis moins
choqué par les contradictions que je remarque souvent entre les morceaux et les
voix qui les chantent que par
Autre question : la toilette. Ici, je
ne m'attarderai point. Il me suffira d'appeler votre attention sur la
nécessité pour les femmes de conformer un peu leur toilette à l'ensemble de ce
qu'elles vont chanter. Je sais bien que ce n'est pas toujours facile et qu'il
arrive de chanter dans un concert des morceaux des genres les plus différents.
Il faut, alors, adopter une toilette neutre et qui se prête à tout. Je vous
assure qu'il y a quelque chose de déplaisant à entendre chanter les stances de
Sapho par une jupe entravée 1 ! Cela froisse le goût. Passons. Mais non
cependant, avant que je vous aie dit quelque chose que j'ai oublié de vous dire
la dernière fois, quand le vous ai parlé de l'attitude à prendre en chantant.
Une pose molle et abandonnée est aussi
défavorable au chant qu'une pose contractée et raide.
La seconde aliène la sympathie de
l'auditoire et met obstacle à la variété du chant.
Évitez de vous battre la mesure avec un
pied, avec un genou, ou même sournoisement, avec un doigt : je vous assure que
cela se voit. D'ailleurs, cela ne vous empêchera pas de vous tromper, si vous
n'êtes pas forte en solfège. Mais quelle naïveté de parler de solfège !
S'occupe-t-on de cela ! Il s'agit bien de solfège ! Pensez-vous qu'on va s'astreindre,
pendant un an ou deux, à apprendre des choses nécessaires ? Pendant qu'on
travaillera son solfège, on ne chantera pas dans les salons ! Ce qui presse,
c'est de prouver " qu'on sait chanter ". La mesure ? Ça va toujours plus ou
moins ! - Pardon ; là, je vous arrête. La mesure, ou, pour mieux dire, le
rythme, je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, est la première
condition, absolument la première, d'une bonne exécution musicale. Il n'est pas
d'impression possible, il n'est pas d'émotion possible avec un rythme indécis,
avec une mesure flottante. Je ne prétends pas vous parler, aujourd'hui encore,
du rythme, mais je tiens à vous redire qu'une de ses vertus mystérieuses est de
maintenir l'attention au point où il faut qu'elle soit pour ne rien perdre du
discours poétique ou musical. Le rythme, c'est le pouls de la musique ; il en
est la palpitation secrète. S'il se ralentit, c'est que la circulation musicale
décline ; s'il se précipite, c'est qu'elle s'accentue. Une musique sans rythme
est un corps sans muscles, une substance inconsistante et vaine et c'est
manquer gravement de goût que de dédaigner le rythme ; cela équivaut à
méconnaître la loi de l'équilibre et des proportions, qui est la loi
primordiale de tous les arts.
A prendre le mot goût dans le sens plus
familier et, pour ainsi dire, plus pratique que nous lui avons donné, manquer
de rythme, c'est, également, manquer de goût, parce que c'est être débraillé.
Un chant sans rythme donne l'idée d'une robe mal agrafée, d'une chambre en
désordre, d'une absence de contrôle et de tenue. Le sens des mots ne demeure
jamais fort ou intégral dans un chant sans rythme. L'attention des auditeurs se
relâche de-ci de-là, comme un tissu malade qui ne réagit plus.
Les chanteurs de café-concert sont
généralement rythmiques ; ils chantent dans des endroits où le public se rend
bien plus pour les paroles qui se disent que pour la musique qui se chante ; il
faut que ces chanteurs sachent envoyer le mot sur le son. C'est, d'ailleurs, ce
qui leur donne tant de souplesse, ce qui les habitue à soumettre le son à des
nuances et à des expressions très différentes ; le son, chez eux, subit toutes
les transformations exigées par le sens des mots. Pour que les mots gardent
toute leur efficacité et produisent tout l'effet qu'on exige d'eux, il est
nécessaire d'observer la loi rythmique, qui maintient dans un état de ressort
et de fraîcheur les organes de la réception. Voilà pourquoi les artistes de
café-concert chantent en mesure, et voilà pourquoi, également, les chanteurs
sérieux (ou qui se croient tels) devraient aller entendre souvent leurs
camarades plus humbles, et prendre, en les écoutant, de bien utiles leçons.
Parmi les chanteurs de café-concert,
vous n'ignorez pas qu'il y a eu des artistes très intéressants ; il y en a
encore quelques-uns. M. Polin n'est pas
La précision rythmique de M. Mayol est
admirable, et elle lui fournit mille trouvailles piquantes de geste et de
diction.
Le goût doit agir et se manifester en
bien d'autres choses encore. Il doit, par exemple, édifier instantanément le
chanteur sur l'allure et le style à donner à la musique. Vous vous rappelez
que, dans certaine leçon sur le style, j'ai soutenu, ici, qu'il n'existait pas
un seul et même style pour tout chanter. Mais, si nous remplaçons le mot de
style par celui de goût, le problème s'éclaire. Chez un chanteur, le goût est,
entre autres choses, la notion du caractère sentimental ou du tour d'esprit
qu'il doit donner à un morceau, selon l'époque où il fut
Mais prenez, par exemple, dans l'oeuvre
de M. Fauré, ce même Clair de Lune et une autre mélodie qui décrit également un
paysage crépusculaire et champêtre, le délicieux Arpège. Un chanteur peu
raffiné (ce qui ne veut pas dire un mauvais chanteur, mais plutôt un chanteur
normal) serait fort capable de ne pas voir les différences imposées par le goût
dans l'interprétation de ces deux morceaux, dont les rapports l'auront trompé.
Et c'est le goût encore qui mettra en
garde précisément contre le piège d'une époque et d'un genre bien défini. Je
prends un exemple pour vous faire comprendre : un charmant fragment d'une
cantate de Gervais, L'Amour vengé.
Un berger se plaint des " rigueurs " de
sa bergère et il se considère comme le plus malheureux des hommes. L'ami qui a
reçu sa confidence s'efforce de le consoler, et surtout de le mettre en garde
contre les chagrins de l'amour ; et il ajoute
"Est-ce que je me fais de la bile ?
Est-ce que je suis assez sot pour aller donner mon coeur à toutes ces bergères
si volages ? Fais comme moi. Ne prends pas les choses au sérieux, et tu t'en
trouveras bien. "
Le bon sens, évidemment, indique, ici,
une interprétation légère, souriante, malicieuse. Ce sont les
Le goût joue un grand rôle dans les
petits détails du chant ; il détermine beaucoup de choses insensibles dont la
réunion contribue à l'expression générale.
Par exemple, dans ce morceau de L'Amour
vengé, il y a une multitude de petits ornements. Les signes dont on se servait,
jadis, pour les indiquer, étaient fort arbitraires et ont donné lieu à bien
des incertitudes dans l'exécution. Quand on a une certaine connaissance de la
musique ancienne on exécute d'instinct ces divers ornements, selon les
différents cas. Je ne pense pas qu'on parvienne
Le goût joue un rôle essentiel dans la
respiration, un rôle égal à celui du sentiment (car, ne l'oublions pas, on ne
saurait admettre que la respiration soit, en matière de chant, une simple " soufflerie " destinée à remplir d'air les poumons du chanteur). Dans Le Parfum
impérissable, nous l'avons vu, c'est surtout au sentiment qu'il incombe de déterminer
les respirations. Dans d'autres cas, le goût seul doit y pourvoir ; dans
d'autres cas encore, le goût et le sentiment combinés indiquent une respiration
imprévue, inusitée...
Le goût est également une garantie de modération
: modération dans le sentiment, modération dans la dépense vocale. Un homme
qui a une belle voix et qui, quoi qu'il chante, se préoccupe, avant tout, de
montrer cette belle voix, de faire sonner cette belle voix, de vous " épater " avec cette belle voix, fait preuve du plus grossier manque de goût. Il
ne consent pas, par égard pour la raison, pour la logique, " à mettre parfois
sa voix dans sa poche ", comme disait Gounod ; il faut qu'il apprenne à tout le
monde l'existence de cette fameuse belle voix et rappelle ce parvenu qui, en
sortant du théâtre, criait très fort à son valet de pied
" Faites avancer ma voiture de maître ! "
Que Don Juan fredonne une petite
chanson en grattant sa mandoline, le soir, furtivement, pour signaler sa
présence à une camériste qui est là derrière le rideau, peu lui importe ! il
hurle. Une notion élémentaire du goût suffirait à lui épargner ce crime envers
Mozart. Mais ne croyez pas que dans le " Brindisi " d'Hamlet, qui est pourtant un morceau " à voix ", il faille pousser
non plus des clameurs tonitruantes. Là, il faut de la voix, il en faut même
beaucoup ; mais encore faut-il que le volume en soit réglé par le goût. Au
contraire, dans certains cas, le goût exige de la force, de la puissance, un
grand déploiement vocal. Mais c'est surtout dans la modération du sentiment
que le goût doit intervenir.
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