CHAPITRE VI

Voyage à Bruxelles. - Dans le train. - Le sac à bijoux. -- Le public bruxellois. -- La visite au prince Victor. - Le Manneken-piss. - Représentation de " Phèdre". - Les étudiants. --- Episodes. --- Au bois de la Cambre.

Paris, 11 mai. 

Après une longue interruption. Sarah est revenue d'Amérique depuis quatre jours. Belle, fraîche, ardente, je l'ai vue tous ces jours-ci, mais le temps me manque pour écrire.

Hier, chez la comtesse de Najac, à dîner, elle a raconté deux ou trois histoires qui se sont passées en Amérique pendant la tournée. C'était merveilleux de vie, de comique. Entre autres choses, une scène d'hypnotisme qu'elle a mimée en détail. Quelle vérité jusque dans la blague ! Elle portait une robe rose en dentelles.

 14 mai.

Hier, départ pour Lyon à onze heures du soir. Jamais je n'ai vu Sarah aussi jolie. Un petit chapeau blanc et bleu de forme étroite et assez haute, avec une voilette blanche très tirée sur son chignon d'or un peu bas. Un manteau gris orné de fourrure claire et légère, une robe de soie bleue à petits dessins blancs.
Elle est encore revenue à cet "opéra parlé " dont elle paraît obsédée. Elle voudrait un " Orphée ". Elle me prie d'y penser et, quoique je ne démêle pas encore très bien ce qu'elle veut dire à travers ses explications rapides, je sens que, puisqu'elle y tient, puisqu'elle veut réaliser cela, c'est qu'il y a là quelque chose....

Bruxelles, mardi. Mai. 

Ce matin, départ pour Bruxelles. A huit heures un quart, Sarah arrive à la gare du Nord. Occupé à prendre mon billet, je ne puis aller l'aider à descendre de voiture et ce n'est qu'une fois dans le wagon, où je vais la saluer, qu'elle m'aperçoit.
"Ah! le voilà ! s'écrie-t-elle ; voyez comme nous avons un beau salon! Nous serons très bien et nous allons être très spirituels. Mais je veux d'abord dormir une heure, afin d'être très, très spirituelle ! " Elle porte une robe en foulard et un manteau en léger drap beige à petite pèlerine double, très ajusté, un chapeau de paille orné d'un noeud en satin bleu et blanc et une voilette blanche à grandes fleurs.
Animée, gaie, charmante, elle installe ses affaires dans le filet et autour d'elle sur la banquette, et, après avoir dit adieu à tous ceux qui restent, elle nous prie de tirer un des lits, prend dans un grand rouleau trois oreillers qu'elle entasse, qu'elle bat, qu'elle change de place, enfonce, tire, chiffonne, cale, etc., et elle se couche, la tête sur son bras, après s'être couvert les jambes de sa pèlerine de zibeline. Cinq minutes après, elle dort; et elle dormira ainsi, calme comme un enfant, pendant deux heures, sans changer de position, sans bouger une seule fois et sans être incommodée par le bruit de notre conversation, qui, basse et furtive, respectueuse de son repos, s'élève parfois pourtant, avec des rires.
Réveillée, fraîche, souriante, elle déclare qu'elle a merveilleusement dormi, qu'elle se sent reposée, demande sa "boîte à beauté ", prend une houppe qu'elle passe rapidement sur ses joues, frotte sur ses lèvres un bâton de rouge, met son chapeau, fait refermer le lit, emballer les oreillers et s'installe au, milieu de nous, pleine d'entrain.
Elle nous parle de Coquelin, de ses naïvetés, de son orgueil, de son souci de l'épargne, tout en intercalant dans ses critiques des éloges sur sa profonde honorabilité, sur son grand talent.
"Il est superbe, ah! superbe, dans Les Précieuses. "
Nous arrivons. Sarah met sa voilette. Le train s'arrête. Elle descend. Nous montons dans un landau qui l'attend et partons pour l'hôtel.
"Vous déjeunez avec moi. "
A l'hôtel, elle trouve des fleurs avec une carte : "Les étudiants de Bruxelles. " 
"J'adore les étudiants et je suis toujours désireuse de leur faire plaisir : je me dis toujours que peut-être il y a parmi eux le grand homme attendu. "
On se rafistole un peu pour le déjeuner, et on se met à table : Sarah, Madeleine Dolley, Marcya, Georges Bourdon, Ullmann et moi. Impatience comique de Sarah, qui faim.
"Des oeufs, des oeufs ! Pour l'amour du Christ, des oeufs ! "
Elle fait des gestes de menace quand le garçon, lent et cérémonieux, tourne le dos.
Elle raconte avec une verve et une mimique extraordinaires des histoires, entre autres une scène stupide de spiritisme dont l'héroïne est une actrice de sa troupe. Puis, après avoir bu une gorgée de café, prend congé de nous et va se reposer.
A six heures, je me rends chez Sarah et la trouve prête à partir pour le théâtre ; elle est en robe claire, avec le manteau et le chapeau du matin.
"J'ai bien dormi! dit-elle. Ne mangez pas trop à dîner. Prenez du thé ! Prenez du thé! Vous souperez avec nous en rentrant."

Départ pour le théâtre, où nous arrivons en landau, Sarah, Dolley, Dominga et moi portant sur mes genoux le colossal sac à bijoux sur lequel Sarah a toujours 1'œil et qu'elle réclame à tout instant en ne manquant jamais de dire d'un air détaché, devant les inconnus ou les gens suspects :
" D'ailleurs, il n'y a là-dedans que des papiers sans importance ! "
On monte jusqu'à la loge où la direction a mis un tapis pour Sarah, qui s'écrie " Quelle horreur ! Ça sent le rat mort ! " Cette loge est atroce, mais Sarah, qui s'accommode de tout, la déclare bientôt "parfaite".
"Thomas, crie-t-elle d'une voix à faire ressusciter tout un cimetière, Thomas! venez friser ma perruque! "
Thomas, qui n'était pas là, qui était ailleurs, très loin, je ne sais où, arrive effaré, et Sarah, avec un sourire enchanteur et une voix de miel, lui dit :
" Venez, mon petit Thomas, nous n'avons pas trop de temps! Extraordinaire prédisposition à la gaieté, de cette femme dont la vie a été plus active et plus tumultueuse que celle d'un homme d'Ëtat ou d'un conquérant, qui donne sans cesse de sa personne et de son âme, jetant à tous les vents, sans compter, sans se ménager ni songer au lendemain, les forces vitales inépuisables dont elle est dotée, bravant les obstacles, les hasards, les bizarreries, l'imprévu de l'existence et du sort avec la même allégresse héroïque et légère, restant toujours femme au milieu des hommes et des événements, mais plus forte que les uns et les autres, victorieuse de la haine, des critiques, des insultes, du temps, de la maladie, de la "flemme", répandant autour d'elle un sortilège vivifiant, sachant, d'un mot parti du cœur, encourager, consoler, enflammer, à la fois sérieuse et blagueuse, perspicace et indulgente, moqueuse et pitoyable, audacieuse et poltronne, implacable et sensible, imaginative parfois jusqu'à, l'extravagance et douée d'un bon sens inébranlable, offrant au rêveur un ensemble harmonieux comme on n'en trouve que dans la nature, comme la mer, comme le ciel, comme tout ce qui varie et se nuance à l'infini tout en demeurant immuable.

La représentation de L'Aiglon devant une salle très chic et bondée a été excellente. Sarah m'a paru particulièrement mince au premier acte, qu'elle a joué avec un tact et une douceur extrêmes. Mais le public bruxellois est circonspect et sa froideur gourmée énervait Sarah qui, au deuxième acte, a lancé sa tirade des soldats de bois dans un mouvement trop rapide. Coquelin, qui montre ses qualités brillantes dans le rôle de Flambeau, mais moins " vrai" que Guitry, a obtenu le même genre de succès approbatif et protecteur. Pourtant, il y a eu, après chaque acte tout ce qu'un auditoire peu enclin à la véhémence peut fournir de rappels. Sarah, toujours dans la note juste, salue gravement, sans effusion, en s'appuyant sur l'épaule de Coquelin, geste très heureux qui marie pour le spectateur la Tragédie et la Comédie françaises dans leurs personnifications supérieures.

Pendant l'entr'acte, Sarah blague doucement le public : " Ils me font tordre, ces braves gens ! On dirait qu'on passe audition devant un jury. Et c'est comme ça chaque fois. Peu à peu ils se dégèlent, ils s'emballent et ne veulent plus vous laisser repartir, mais ils ne vous font jamais confiance, ils ont peur de se prononcer à la légère... C'est à mourir de rire I "

Bruxelles, mercredi. 

Ce matin, n'ayant pas compris que Sarah comptait sur moi, je suis allé déjeuner en ville et, en rentrant, j'ai appris que mon couvert était mis. A travers la porte fermée de sa chambre, je dis à Sarah que j'ai déjà déjeuné
"C'est très mal, c'est dégoûtant! Je vous avais dit que vous étiez mon hôte. " Il y a là un monsieur de Londres ; Sarah est en robe de chambre blanche avec une cravate en mousseline qui la noie dans des flots légers.
On parle à bâtons rompus, - de la Lucca, que Sarah dit admirer énormément (pourquoi?) - de l'âge de B..., de la Patti, de Ternina, "un monstre, dit-elle, mais grande artiste ", etc.
Après déjeuner, Sarah, qui doit aller à quatre heures et demie goûter chez le prince Victor, va s'habiller ;  je    dois l'accompagner jusque-là. A quatre heures, je vais la chercher, mais elle n'est pas prête : parce qu'elle avait d'abord décidé de se mettre en noir. "une robe très réussie qu'elle n'avait mise qu'une fois ", mais qui, ayant passé plusieurs mois dans une malle, est "fripée, enlaidie ", et Sarah, qui s'est habillée en blanc (fourreau de dentelles et guipures), nous montre la robe noire, son lustre précoce, et ses faux plis ; elle déclare que rien n'y fera, que la robe est perdue. Elle a sur sa robe blanche un manteau mauve de la même forme que celui de la veille et un joli chapeau rapporté d'Amérique, en paille rose avec de grands noeuds roses et bleu ciel. On monte en voiture. Embarrassée de son sac, elle déclare qu'elle le laissera et ne prendra qu'une petite boîte en or, très jolie, enrichie de rubis, contenant de la poudre de riz, du rouge pour les lèvres, une glace et des cachous.
" Si le prince pue, je lui en offrirai. " Elle s'amuse de noms bizarres de fournisseurs, d'inscriptions étranges telles que "Hôtel de la Main Bleue", fait   avec volubilité des remarques cocasses sur toutes choses. Nous arrivons; elle monte chez le prince et, comme il fait un peu frais, nous retournons à l'hôtel chercher la zibeline pour le retour.

En rentrant à l'hôtel, Sarah se met sur la banquette de devant pour avoir moins de vent dans la figure. Comme Madeleine Dolley n'a jamais vu le Manneken-piss, nous l'y conduisons et là Sarah se montre fort comique, disant, entre autres choses : "A l'occasion de je ne sais quelle fête, je l'ai vu habillé en bourgmestre; ça ne l'empêchait pas de continuer à faire pipi! "

A l'hôtel, où elle prend seulement un peu de thé, elle dicte plusieurs dépêches (sa nièce, Saryta, après un accident de voiture, est couchée, malade, et Sarah est inquiète), entre autres une dépêche à l'affreuse Mme X..., qu'elle termine, malgré mes protestations, par ces mots: " Reynaldo vous embrasse à pleine bouche. "
Elle met, pour aller au théâtre, un petit chapeau en paille jaune, noire et blanche, avec des rubans.
Pendant un entracte, arrivent dans la loge de Sarah l'auteur d'une pièce intitulée Jeanne Hachette, puis des étudiants, enfin, le prince Victor.

Admirable jeu de physionomie observé par moi derrière le portant pendant la scène de la glace, au dernier acte. Souper à l'hôtel pendant que nous lisons des fragments de Jeanne Hachette. Rire inextinguible ; Sarah, fatiguée, nous dit bonsoir.

Bruxelles, jeudi.

                  

A une heure, j'arrive dans le salon de Sarah ; elle est encore dans sa chambre avec une lingère qui lui montre des dentelles. J'entends sa voix soudain qui s'élève.
"Bonjour, Reynaldo ! " crie-t-elle derrière la porte.
Après un moment, elle l'entr'ouvre pour me tendre la main. J'y mets une botte de roses et j'entends des exclamations joyeuses. Touchant amour de Sarah pour les fleurs, elle qui en a tant reçu dans sa vie !

Description de Mme M... par Sarah :
"En lisant une page de Wells, je croyais la voir : un immense crabe à tentacules, avec un seul oeil ! "

Après déjeuner, on nous annonce l'auteur de Jeanne Hachette. Scène indescriptible. Visite interminable de l'ambassadeur d'Angleterre.

Promenade au bois de la Cambre. Sarah porte le joli chapeau de la veille; manteau mauve. Episodes comiques, Sarah se cachant derrière un arbre pendant que je charge le kodak ; poses sur des tertres, groupes, etc. Rencontre de Charlotte Wiehe. Retour assez gai. Une dame très laide conduisant un phaéton. ("Non, cette gueule! ") Conversation sur " la Potocka ".

Sarah enchantée du volume de Mme de Noailles que je lui ai apporté. Dîner. Puis, représentation de Phèdre.
Admirable premier acte, harmonie suprême, spontanéité de lignes et de couleur; dans l'aveu à OEnone, prodigieuse intensité. Ensuite, caresses presque enfantines :

Pourvu que de ma mort respectant les approches...

Magnifique largeur du geste quand elle saisit le glaive d'Hippolyte.
Au dernier acte, j'éprouve une vive surprise : j'attendais l'entrée de Sarah, cette entrée que je connais si bien, chancelante, pénible, cette démarche dont chaque pas est un effort, une douleur, une démarche de mourante. Au lieu de cela, que vois-je? Sarah entre très vite, presque en courant.... Pendant que Thésée lui parle, elle tend le bras vers lui, la main ouverte, frémissante, les doigts écartés, comme pour le supplier de se taire et de la laisser parler. Mais impuissante à l'arrêter, elle laisse tomber sa tête sur l'épaule d'OEnone en se voilant la figure à demi ; elle ne la relève que quand il a fini et c'est avec une rapidité fébrile, d'une voix sèche et saccadée, qu'elle dit en hachant les vers

Les moments me sont chers... Écoutez-moi, Thésée... 
C'est moi... qui sur ce fils, chaste... et respectueux... 
Osai jeter un oeil profane... incestueux....

Elle se hâte, elle se hâte, comme si elle craignait de n'avoir pas le temps de tout dire.... L'effet est imprévu, poignant. Son débit ne se ralentit qu'à partir de

J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines 
Un poison que Médée apporta dans Athènes. 

Et peu à peu la voix s'amollit, faiblit, s'estompe....

Déjà, je ne vois plus qu'à travers un nuage... 

Les mots semblent flotter sur un imperceptible soutien vocal.... Le derniers vers s'éteint doucement comme une fleur qui s'effeuille. Elle renverse la tête en arrière, la bouche entr'ouverte. Le rideau tombe. Pendant les rappels, je cours à sa loge. Dès que je la vois paraître, je vais à elle en m'écriant
"Cette entrée, quelle étonnante innovation! Quand avez-vous inventé cela? - Au moment d'entrer en scène, me répond-elle en souriant; j'ai senti tout d'un coup que c'était plus vrai ainsi. Elle a hésité, elle a attendu jusqu'au dernier moment pour tout avouer à son mari et elle n'a plus que deux ou trois minutes à vivre; alors, elle se dépêche, elle se dépêche, la pauvre lemme! "
Mme Grandet, qui jouait OEnone, me dit, encore toute tremblante :
" Elle ne m'avait pas prévenue, elle me tirait, m'entraînait, je ne savais pas ce qui arrivait !... "

Après la représentation, nous nous rendons à une fête donnée par les étudiants en l'honneur de Sarah. Episodes divers. Un jeune homme s'avance en tenant des fleurs. Il dit à Sarah, gentiment :
" Madame, je suis très timide!... " Elle lui répond :
" Oh! moi aussi, moi aussi,  je suis timide ! "

Quand nous sortons, le landau est dételé. Des étudiants le traînent jusqu'à l'hôtel au milieu des clameurs. Je me sens gêné d'être ainsi voituré.... Pendant le souper, discussion religieuse assez confuse. On apporte un énorme plat d'écrevisses à la liégeoise dans lequel Sarah plonge hardiment les doigts.

Bruxelles, samedi. 

Ce matin, je n'ai vu Sarah qu'un instant avant le déjeuner ; j'étais allé lui acheter des fleurs et, quand je les ai apportées dans son salon, Sarah, encapuchonnée de blanc, sortait du bain. Elle saisit les fleurs :
"Ça ressemble à votre musique. "
Je lui montre encore des photographies qu'on vient de me remettre et que j'ai faites avant-hier. L'une est ravissante, et Sarah, très satisfaite, me lance un geste affectueux en rentrant dans sa chambre.
Je l'ai vue, ensuite, à quatre heures, après une entrevue qu'elle avait eue avec des hommes d'affaires. Elle portait son tea-gown habituel en satin blanc. Nous avons joué ensemble pendant une heure à un jeu dont elle est entichée, le Salta, et qu'elle m'a enseigné, je dois le dire, avec beaucoup de patience. C'était amusant d'entendre Sarah crier :
" Salttta " d'un ton bref de commandement ; elle se passionne à ce jeu comme une enfant.

Après son dîner, très léger, thé et toasts, elle est partie pour le théâtre, confiant à son fils et à Émile le soin du souper qu'elle veut offrir, ce soir, à l'ambassadeur d'Angleterre.

Après le théâtre, nous rentrons à l'hôtel. Une foule nombreuse attendait Sarah à la sortie des artistes ; nous montons dans la voiture, Sarah, Mme Lévy, Henry Bauer et moi. Quelques cris de Vive Sarah ! Deux jeunes gens se précipitent, courant après la voiture
" Une fleur, madame, en souvenir !... "
Sarah, souriante, brise une tige et la leur donne, puis s'adresse à moi :
"Ce sont vos fleurs, dit-elle, qui ont servi à contenter ces jeunes gens. "

A l'hôtel, où nous rejoint l'ambassadeur d'Angleterre, M. Fips, vieux monsieur prodigieusement anglais et que Sarah dit être " un des hommes les plus spirituels qui existent". On se met à table. Ennui mortel du vieux monsieur si spirituel. 

Dimanche.

 Je suis allé acheter pour Sarah un grand panier de pensées. Je l'apporte dans son salon, après avoir demandé si elle compte sur moi pour déjeuner et avoir reçu une réponse affirmative. Elle entre, regarde le panier.
"Ça, c'est vous! " s'écrie-t-elle, en se tournant vers moi.
Elle a bonne mine sous sa chevelure ébouriffée : elle s'est lavé la tête et ses cheveux tumultueux se sont élevés en explosion dorée.
Tout de suite, elle déclare qu'il faut mettre le panier sur la table et, malgré son fils, malgré moi qui craignais de déranger le couvert, de salir la nappe, elle commence son aimable remue-ménage et, comme toujours, parvient à avoir raison, puisque le panier, mis sans encombre sur la table, fait très bon effet. Déjeuner très gai. On parle de Suzanne Després dans le rôle de Gervaise. Arrivée de Coquelin, que je photographie. Puis, on se prépare pour la "promenade".

Ce soir, La Dame. J'arrive dans les coulisses au moment où Marguerite est avec le père Duval. Coquelin s'est fait, malencontreusement, la tête de Béranger, avec un maquillage trop rouge. Il dit avec fermeté sa tirade ; Sarah pleure, les yeux fixés à terre. Elle joue toute la scène avec une telle vérité que moi, qui suis dans la coulisse, qui regarde de tout près, je suis gagné par l'émotion, et m'imagine qu'elle pleure abondamment, comme je l'ai vue pleurer si souvent dans cette scène. Il n'en est rien, elle pleure à peine. Sitôt sortie de scène, elle vient causer et rire avec nous.
"Ça m'enrhume de pleurer, dit-elle. Aussi, j'ai fait attention aujourd'hui ! " Pourtant, les sanglots étaient admirables.

Petite prise de bec amicale avec Coquelin. Au lieu de la lettre à Armand, elle a écrit: "Tu es admirable, mon Coq ".
Et elle a mis sur l'enveloppe: A Coquelin, pendant que la salle émue souffrait de sa douleur.
Elle remonte dans sa loge pour s'habiller. Henry Bauer, arrivé par le train de ce soir, s'y rend pour l'embrasser. Elle redescend avec une robe nouvelle, que je ne connais pas, sans camélias.
" Elle  est jolie, n'est-ce pas? C'est Doucet qui l'a faite, ou plutôt, non, c'est cette femme-là (elle montre Dominga) qui l'a faite avec deux robes de Doucet. N'est-ce pas, Dominga? "
C'est une robe en tulle jaune, brodée d'or avec une ceinture d'or et un grand papillon noir posé sur la poitrine. Soudain...
"Voulez-vous figurer? " nous demande-elle, à Bauer et à moi.
Nous acceptons.
"Ne riez pas, par exemple! "
Et nous entrons en scène gravement, tous les deux, derrière elle, à la stupéfaction des acteurs. Après la scène du jeu à laquelle nous prenons part, nous échangeons tout bas, avec une grande aisance, des impressions sur la salle, puis nous ressortons avec des révérences et des saluts fort bien exécutés.

Bruxelles, lundi, onze heures du soir. 

Je n'ai pas eu le temps de noter la fin de la journée d'hier et me borne à relater que nous sommes allés en promenade au bois de la Cambre, que Sarah a été, comme toujours, gaie, sérieuse, drôle, imprévue, qu'elle s'est extasiée sur les beaux arbres, indignée avec violence sur les parents qui emmènent leurs enfants se promener dans des endroits humides, etc. Nous sommes rentrés ensuite, elle a pris du thé et elle est allée au théâtre. Après le théâtre, j'ai soupé, ainsi que Bauer et Maurice, avec elle. Elle a beaucoup parlé de Mme Mardrus, des poètes femmes, s'interrompant pour déclarer qu'elle "adore les huîtres frites "....

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