CHAPITRE VI

 

I

 

Après avoir regardé au dehors pour s'assurer que sa mère n'écoutait pas, il referma la porte à clef, puis reprit sa place à la table-bureau.

Il ouvrit le sous-main, en tira trois ou quatre feuilles de papier, qu'il relut afin de reprendre le fil de sa lettre et se mit à écrire. Pendant près d'une heure il écrivit, très calme, en s'arrêtant souvent pour chercher une phrase ou choisir un mot.

Il termina sa tâche un peu avant minuit. Il plia les feuilles, les mit dans cinq enveloppes qui portaient déjà des adresses, les cacheta soigneusement, puis alla les aligner sur la cheminée.

Après quoi, il s'assit sur un sofa placé en face et les considéra longtemps sans bouger.

Une demi-heure après, il se leva, ouvrit une petite armoire, y prit une boîte en carton pleine de lettres et passa une heure à les relire, à les trier, déchirant les unes et en jetant les fragments dans le panier à papier, mettant de côté celles qui devaient être conservées et qu'il attacha ensuite avec une faveur, avant de les replacer dans la boîte. Puis il vida les premières dans la cheminée, y mit le feu et les regarda brûler... Vers deux heures, il quitta le sofa où il était resté étendu, les yeux fermés, et se tint debout un instant sur la carpette. Au-dessous des statuts du " Pop " il y avait une glace qui occupait la largeur de la cheminée ; il y voyait son col et son plastron blanc. Il se pencha en se baissant un peu et regarda longuement son visage reflété : ses yeux d'un éclat insolite, bordés de cils noirs, ses lèvres serrées, la pâleur de sa peau. Il était maintenant dans un état de surexcitation intense car l'heure qu'il avait fixée était très proche ; et il commença, ainsi qu'il arrive à ces moments-là, à douter de sa propre identité... Il se rappela que, tout enfant, il avait été tourmenté par des pensées semblables. " C'est moi qui pense, se disait-il alors, dans le langage limité des enfants, mais je suis en train de penser que je pense. Donc ce " je " me regarde penser. Mais je pense que je suis en train de penser que je pense. Donc ce " je " me regarde penser que je pense. " Et ainsi, ce " je " reculait indéfiniment, franchissait à reculons, l'un après l'autre, tous les cercles de la conscience. " Dès lors, qu'est-ce que ce " je " ? Y a-t-il autre chose qu'une série de couches de conscience ? Renferment-elles seulement un noyau ?... "

Ainsi songeait-il maintenant, avec une intensité telle qu'il se sentait devenir fou. Quel que fût ce " je ", il se cachait sous ce visage qu'il scrutait dans la glace, sous les plis du cerveau, sous les opérations du cerveau, sous la pensée qu'engendrent ces opérations, et même sous la superposition infinie des consciences du moi. Ou bien n'y avait-il rien derrière celles-ci ? Le moi était-il simplement la coïncidence et la somme de tout cela ?...

Il s'arracha brusquement à cette méditation, car dans son cerveau la pensée s'enchevêtrait et tournoyait au point de lui causer un vertige presque physique. S'adossant à la cheminée, il regarda cette pièce familière qui lui apparaissait à la fois plus familière, plus intime que jamais, et infiniment étrangère, lointaine. C'était la figuration la plus vraie qu'il eut encore trouvée de lui-même et d'Austin.

La pluie, frappant tout à coup les persiennes closes, ramena ses pensées vers l'abri et la sécurite dont il jouissait là, vers ses parents, May, Benty, les domestiques, tous reposant en paix dans leurs lits ; vers les écuries, les chevaux, la maison du cocher, le logement des grooms. Pendant quelques instants, il se représenta tout cela, comme si, à vol d'oiseau, son regard perçait les toits ; il voyait, dans chaque petit compartiment bien fermé, un petit corps couché, blotti dans le sommeil. Et ses yeux s'emplirent de larmes, tant il éprouvait de pitié pour soi-même. Il allait quitter tout cela... tous ces gens qui ne le comprenaient pas, qui l'avaient rebuté, répudié !

Il allait leur montrer si, après tout, il était aussi poltron qu'ils le croyaient. Le lendemain, quand ils s'éveilleraient et accourraient dans sa chambre, ils verraient bien s'il avait fait ou non preuve de poltronnerie. Ils trouveraient ses dernières paroles, - le pardon qu'il leur accordait à tous, sa sérénité, son chagrin, oui, ses dernières paroles enfermées soigneusement dans les enveloppes qui étaient là, derrière lui, adressées à sa mère, à Austin, à May, à Benty et à Gertie - mais pas à son père... On le saurait aussi là-bas, dans le village, où il avait été critiqué, raillé ; ce nouveau garde aussi le saurait, lui qui était allé bavarder sur son compte alors qu'en sa présence il se montrait si respectueux !... Et Benty ? Que dirait-elle, Benty, et que ferait-elle ?

La pendule sonna la demie et il tressauta. Le moment était venu. Il fallait que tout fût fini à trois heures. Il en avait décidé ainsi. Il traversa donc la pièce et entra dans sa chambre à coucher.

II

II y avait dans un coin, près de son lit, une petite armoire en noyer. Il l'ouvrit avec une clef fixée à sa chaîne de montre, y prit une cassette à compartiments (ses mains avaient commencé à trembler, de sorte que les compartiments se heurtaient en faisant un cliquetis), et en tira une : et un petit verre.

Il avait acheté ces objets ce matin même à East Grinstead, non sans peine, du moins en ce qui concernait le poison : il lui fallut expliquer que son père en avait besoin pour tuer un cheval ; que le général Medd l'avait envoyé exprès, lui, son fils, afin qu'on ne fît pas de difficultés, qu'il s'agissait d'un vieux cheval qu'on ne voulait pas abattre d'un coup de pistolet.

Le mensonge était ingénieux : il impliquait une dose à coup sûr fatale et, par son invraisemblance même, paraissait convaincant. Le pharmacien lui avait donné la drogue - arsenic, ou acide prussique, ou autre chose, il ne se souvenait plus, - après l'avoir fait signer dans un registre.

Le verre gradué, il l'avait acheté par un vague souci de ne se servir que d'ustensiles tout neufs, vierges, et bien à lui ; il répugnait à faire usage d'un verre appartenant à la maison.

D'autres méthodes, naturellement, lui étaient venues à l'esprit. Il avait envisagé de se jeter du haut du toit, ou de se brûler la cervelle avec sa carabine ; mais il repoussa le second moyen comme trop bruyant et trop incertain, et le premier comme pouvant être compromis par un manque de volonté. Le poison était bien préférable : personne, se disait-il, dans un état de désespoir tel que le sien, ne pouvait hésiter devant un petit verre rempli d'un liquide incolore.

Donc, tenant le verre et la fiole, il retourna au petit salon sur la pointe du pied ; il referma la porte à clef ; puis il s'assit sur le sofa et considéra la petite fiole bleue ainsi que l'innocent petit verre placé à côté d'elle. La fiole lui étant désagréable à regarder, il décida d'en verser tout de suite le contenu dans le verre et de la mettre de côté. Il avait encore une demi-heure. Il le fit donc, - le liquide ne monta pas aussi haut qu'il l'avait supposé - et mit le flacon sur la cheminée, derrière une des enveloppes, là où il ne pouvait plus l'apercevoir. Puis il se rassit, regardant fixement le verre...

Tout son corps tressaillit quand l'horloge de l'écurie sonna les trois quarts : un instant il crut qu'il était trois heures et en même temps l'idée lui vint que, s'il était trois heures, il était trop tard, qu'il aurait alors enfreint sa résolution et ne serait plus obligé de s'y conformer. Mais l'horloge sonna six coups et se tut... Son honneur était encore sauf.

Tout à coup, il se dit que rien ne pressait. Le pharmacien lui avait affirmé que le poison tuait sur-le-champ et sans douleur. Oui, il attendrait treize, - non, quatorze minutes... Il ôta sa montre et sa chaîne et les posa sur la table près du verre... Quatorze minutes. Quelle nécessité y avait-il de regarder le verre ? Il se coucha donc à demi et ferma les yeux...

Alors, recommença le conflit intérieur qu'il croyait avoir définitivement résolu la veille au soir, au pied de la terrasse, au moment où Austin et Gertie étaient survenus ; il avait tout pesé, considéré les deux solutions : la vie, avec sa honte insoutenable, et la mort avec ses incertitudes ; et il venait de choisir la mort, froidement et consciemment, quand il entendit la voix de son frère. Pour confirmer sa décision, il avait, chose bizarre, prononcé une sorte de serment solennel, à genoux près de son lit. A partir de ce moment-là, sa résolution n'avait plus vacillé ; le romanesque du plan, le voyage à East Grinstead, ses explications au pharmacien, l'achat prévoyant de quelques cartouches de carabine pour le cas où on lui demanderait ce qu'il avait acheté ; la sensation de contraste dramatique éprouvée à table pendant le déjeuner en se disant que c'était la dernière fois, puis au moment du thé, puis au dîner ; sa scène violente avec sa mère, le dernier bonsoir  qu'il  lui  avait  adressé ;   sa  manœuvre pour éviter de prendre congé de son père ;  et, par-dessus tout, le plaisir intense, fébrile, que lui avait procuré la composition de ses lettres, - le tendre pardon qu'il envoyait à Gertie et la confession qu'il lui faisait de sa faiblesse, son fier et viril adieu à Austin, ses paroles affectueuses à Benty, sa lettre à sa mère où il lui disait que sa sympathie l'avait fait un instant faiblir dans sa détermination,  son  petit  billet à  May,  résigné, presque gai, ses instructions minutieuses au sujet de ses obsèques (ni fleurs, ni service religieux à moins que sa mère ne le désirât très vivement), tout cet ensemble de choses l'avait tant absorbé, tant exalté, qu'exception faite de deux ou trois mauvais moments, il ne s'était pas rendu compte qu'en lui un instinct persistant se cramponnait à la vie. Il croyait sérieusement que l'affaire était réglée.

Et voilà qu'un impétueux revirement s'effectuait, dont le pivot était Benty, - Benty dans sa chambre, près de son feu ; Benty apprenant la nouvelle, le lendemain matin ; Benty, telle qu'il l'avait vue en dernier, à la porte, lui souhaitant une bonne nuit.

Trois minutes auparavant, il ignorait que ce revirement se produirait. Il avait goûté sans s'en douter une ardente satisfaction à se contempler soi-même, veillant seul au milieu de la maison endormie et penché sur son acte de désespoir ; il s'était complu inconsciemment dans la fermeté calme et grave avec laquelle il était allé dans sa chambre chercher les instruments de mort, puis avait versé le poison el posé le verre devant lui sur la table... Mais à présent que tout étail prêt, qu'il ne restait qu'un acte à accomplir, celui auquel tendaient tous les actes précédents et sans lequel ils n'eussent été que de sottes et théâtrales grimaces, l'action s'était dissipée ; il se trouvait en présence des faits...

S'il se conformait à sa résolution, il serait mort dans dix. minutes - mort... Medhurst aurait cessé à tout jamais d'exister pour lui - Medhurst, Cambridge, son cheval, sa famille, cette chambre, - chacune de ces choses par lesquelles s'affirmait sa propre identité ; ce cœur, qui tambourinait maintenant dans ses oreilles, ces mains moites qu'il serrait l'une contre l'autre, les pulsations de son corps - toutes ces choses qui lui attestaient son être - auraient disparu. Et quant à lui ?...

Par contre, il pouvait, après avoir jeté cette sale drogue par la fenêtre, ôter ses habits, mettre son pyjama et se coucher, comme d'habitude, et demain, se réveiller, voir la lumière du matin sur le tapis de sa chambre et Charles debout près de son lit - et continuer à vivre... Et personne ne saurait jamais...

Mais il aurait manqué à sa résolution, à cette résolution prise si délibérément et par laquelle il s'était démontré d'une manière irrécusable qu'on avait tort de le tenir pour un poltron.

Mais puisque personne ne saurait jamais... D'ailleurs, ne l'avait-il pas déjà prouvé, qu'il n'était pas un poltron ? Un poltron aurait-il fait tout cela ? Aurait-il acheté le poison, regardé la mort sans sourciller pendant, vingt-quatre heures, pris ses dernières dispositions si tranquillement, si sincèrement ? Il avait remporté une incontestable victoire intérieure, et c'était là l'essentiel. Il avait eu ta volonté de mourir et fait tout ce qu'il fallait pour cela. Il s'était prouvé lui-même à lui-même. Et qu'importait l'opinion du monde, puisqu'il n'était pas intérieurement, réellement un lâche ? N'y avait-il pas plus de courrage, au fond, à raisonner ainsi ?... Et Benty !... quel chagrin pour elle !... N'était-ce pas bien plus beau de vivre ? et plus fort ?

Il se redressa, ébloui par cette vive lumière. Pendant quelques secondes il se vit magnifique et comme transfiguré - un cœur d'airain et de feu, incompris et méconnu, un homme follement courageux dès qu'il importait vraiment de l'être, - un homme dont le monde était indigne, une âme infiniment tendre en même temps que vaillante...

Puis, à nouveau, il eut conscience qu'il était plus cabotin que jamais - un hâbleur, un menteur, qui prenait des poses superbes quand nul danger ne le menaçait, et qui, le moment venu, flanchait misérablement.  Il avait fait le matamore comme boxeur, - mais s'était dérobé au combat ; il avait vanté son audace équestre, - mais avait eu peur de monter Quentin ; il avait imaginé  des  exploits  d'alpiniste  et brandi  son piolet, - mais  s'était mis  à crier comme  une femme à l'endroit périlleux ; il avait galopé derrière Gertie pour la sauver, - mais en même temps se proposait de ralentir l'allure à l'approche de la barrière ; il avait giflé un insolent, - mais il avait laissé Austin se battre en duel à sa place.  Et maintenant, il  avait écrit des  lettres d'adieu et versé le poison... - mais... mais il n'allait pas le boire...

L'horloge commença   à   sonner   le   quatrième quart d'heure.

Il se leva précipitamment et saisit le verre...

Son cerveau et son cœur cahotaient, en proie à une confusion inextricable ; sa   propre image apparaissait et disparaissait devant lui comme la lumière et l'ombre sur un mur. Il était trois heures. Il fallait faire quelque chose. Dans une minute il serait trop tard. Trois heures : le moment fixé par le destin et par lui-même.

Il courut à la porte et tourna la clef, en sanglotant tout doucement ; tenant toujours le verre avec soin, il se précipita dans sa chambre. Il fallait se dépêcher, sans quoi il pourrait bien le boire... L'horloge n'avait pas encore fini de sonner trois heures. La fenêtre était ouverte, comme d'habitude, derrière le store baissé. De la main gauche il souleva le store, rapidement mais avec précaution, pour ne pas renverser ce qu'il tenait dans la main droite, puis il lança le contenu du verre au loin, vers les buissons.

Il se rejeta en arrière, encore tout tremblant ; consumé de honte mais agissant néanmoins avec une attention exaspérée, il plongea le verre plusieurs fois dans le pot à eau, le sécha, et le mit sur une tablette au-dessus du lavabo. Toujours sanglotant, il courut à la pièce voisine, happa les lettres sur la cheminée, les déchira, les jeta dans les cendres - ces lettres qu'il avait mis deux heures à écrire, la veille au soir.

Puis, avec un gémissement soudain, il rentra dans sa chambre, laissant les lumières allumées, arracha ses vêtements, se glissa nu dans son lit, souffla la bougie, et s'accroupit sous les couvertures en poussant tout haut des sanglots et des plaintes.

Ce n'était encore qu'un enfant.

 

 

 

 

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