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CHAPITRE VII
I
S'il faut parler en toute franchise, le père Maple s'était endormi dans son jardin en lisant son bréviaire. Il y avait à cela toutes les excuses possibles : il faisait très chaud ; sa servante, femme profondément conservatrice en toute matière excepté le home rule, s'était obstinée, en dépit de ses remontrances, à lui servir, pour son déjeuner, du mouton chaud et un pudding de semoule ; importuné par les mouches, il avait mis sur sa tète son mouchoir qui, ayant glissé, lui garait les yeux du soleil, comme une visière. Après avoir fini de lire le deuxième nocturne, il s'était dit qu'il lirait plus attentivement le troisième s'il fermait un instant les yeux pour les reposer. Aussi, quand la cloche de
C'était une après-midi très calme. Au dehors, s'étendait la longue rue brûlante, silencieuse et vide, où des chiens, çà et là, somnolaient dans l'ombre, sortant parfois de leur torpeur pour happer une mouche. La cour de la ferme faisant face à l'auberge était vide ; la cour de l'église vide aussi. Et, sans doute, le long de cette rue, dans trente ou quarante chambres, des gens dormaient, qui, par un jour plus frais, eussent à cette même heure, été occupés à bavarder, à remuer, à déranger la quiétude universelle. La chaleur était revenue pour de bon ; elle faisait son oeuvre. Et, chose touchante si l'on y songe (bien que n'ayant aucun rapport avec cette histoire), le clergymau était aussi profondément endormi dans le jardin du vicariat que le prêtre catholique dans celui du presbytère.
L'horloge venait de sonner quatre heures quand Brigitte apparut à une fenêtre, regarda dans le jardin, puis redisparut. Le prêtre avait ouvert les yeux ; il la vit et, connaissant ses habitudes, lui cria :
- Est-ce qu'on me demande, Brigitte? Elle reparut.
- Je disais justement à ce monsieur que je ne pouvais réveiller Votre Révérence.
Le prêtre se leva, mit son mouchoir dans sa poche et se dirigea vers
- Du thé, Brigitte, dit le prêtre ; puis, se tournant vers le visiteur : Cela tombe à merveille, vous arrivez pour le thé.
Bien que le regardant à peine, il distingua chez lui une émotion particulière qui se dissimulait très loin, hors de l'atteinte de la perception visuelle, une émotion que n'eût pas discernée un observateur superficiel ou insouciant. Presque quatre semaines s'étaient écoulées depuis le soir où, à Medhurst, le prêtre avait senti la nécessité de forcer la confiance du jeune homme sans qu'il s'en doutât et d'obtenir qu'il vînt à lui spontanément. Certain d'avoir réussi, il commençait à s'étonner que le résultat fût si long à se produire.
Enfin, Val était venu. Le père Maple conjectura qu'il y avait du nouveau.
Tout en lui servant le thé, il lui parlait de choses et d'autres afin de lui donner une impression de laisser-aller banal, normal ; mais en même temps il suivait avec une attention extrême le changement qui s'opérait peu à peu. L'agitation de Val se calma ; il cessa de se contracter sur le bord de sa chaise, ses réponses devinrent aisées ; il finit même par prendre l'initiative d'entamer quelques petits sujets.
- Quel superbe piano vous avez !
Le prêtre parla complaisamment de son piano, énumérant les différents procédés employés pour améliorer la sonorité d'une pièce, expliquant l'usage qu'il avait fait, dans ce but, de certaines carpettes ou tentures.
- Qu'est-ce que vous avez joué l'autre soir à la maison? demanda Val. J'y ai repensé souvent.
- C'est ce qu'on appelle une improvisation.
- Comment ! vous l'avez composé pendant vous jouiez ? s'écria Val ébahi.
- Oh ! ce n'est pas aussi surprenant que c'en a l'air. On prend un thème - c'est-à-dire une idée exprimée en sons au lieu de mots - une idée intéressante et qui prête à des développements - à la façon d'un paradoxe ; on la commente, on l'amplifie, on lui fait donner tout ce qu'elle peut, on la retourne en tous sens, on la transforme ; - mais en ayant soin qu'elle demeure toujours reconnaissable. Puis, on prend le contre-pied, on lui oppose des contradictions et, finalement, on la fait triompher.
Il s'interrompit, souriant devant la stupeur de Val.
- Mon langage vous semble insensé ?
Val sourit, à son tour, avec un peu d'effort.
- Non, dit-il, mais je trouve extraordinaire qu'on puisse faire ça tout simplement... sans avoir l'air de peiner.
Le prêtre allait poursuivre, mais il se retint, sentant qu'il était à deux doigts de l'expansion... Cela ne dura qu'un instant ; après une lutte intérieure de quelques secondes, Val rétrocéda...
- Si nous allions dans le jardin ? dit le prêtre, je suis sur que vous avez envie de fumer. Savez-vous que c'est très aimable d'avoir pensé à venir me voir ?
Une fois de plus, dans le jardin, le prêtre entreprit de calmer, de rassurer ce garçon qui, à tout propos, retombait dans une timidité ombrageuse. C'était une besogne difficile. Il savait bien que Val, venu expressément pour lui faire une confidence, était capable de repartir sans la lui avoir faite.
Enfin le moment arriva.
Val, visiblement inattentif à la description que son hôte lui faisait du Kurhaus de Dresde, brusquement l'interrompit :
- Ecoutez, dit-il, il faut que je sois rentré à six heures pour monter à cheval. Il y a quelque chose que j'ai très envie de vous demander - et ça me prendra assez longtemps.
II
Une demi-heure s'écoula avant qu'il eût fini de parler.
Le prêtre, maintes fois, dut l'aider par une question, par un commentaire, le modérer s'il montrait trop d'amertume, et, enfin, rester immobile, sans remuer un doigt ou une paupière, pendant que Val lui racontait une dernière scène - cette tentative de suicide qu'il qualifiait maintenant de tentative simulée. Travail délicat. Une phrase superflue, un mouvement dédaigneux, une inflexion trop affectueuse, et l'équilibre était détruit - l'équilibre subtil et instable d'une âme enfin sur le point de dévider toutes les complications qui la tenaient assujettie,
-...Voilà pourquoi je suis venu, dit en terminant le jeune homme, pâle et surexcité. Je ne savais à qui m'adresser... Je sentais qu'il fallait voir quelqu'un qui ne me connût pas et à qui je pourrais dire
- Ecoutez-moi, dit-il avec calme. Encore une cigarette ? Je considère que vous êtes venu me consulter comme on consulte un médecin. Eh bien ! je vais vous répondre en médecin. Est-ce là ce que vous désirez ?
- Oui.
- Vous voulez entendre la vérité ? même si elle est désagréable ? Rappelez-vous que je ne vous la dirais pas si... (et il se pencha un peu vers lui) si je n'étais absolument certain qu'il y a un remède.
- Oui ; la vérité !
- Très bien. Alors, écoutez-moi. Avant tout, pourtant, je veux bien vous dire ceci : Vous avez fait preuve de courage en venant me trouver... Non ; ne m'interrompez pas. Il eût été beaucoup plus facile pour vous de ne pas venir ; de continuer à... à vous mentir à vous-même. D'autant plus qu'il n'y avait aucune raison pour que vous me choisissiez, moi, comme confident. Cela vous eût coûté infiniment mieux de libérer votre conscience en parlant à votre mère.
Val sursauta.
- Comment le saviez-vous ? demanda-t-il haletant.
- Mon cher enfant, c'est là exactement ce que répète un vrai poltron... Nul doute que vous y ayez songé ; mais vous ne l'avez pas fait. Vous êtes venu chez moi. Maintenant, écoutez-moi, bien attentivement.
Il s'adossa dans son fauteuil, hésita un instant afin de rassembler ses paroles et commença.
- Premier point. Etes-vous vraiment poltron ? A cela je réponds oui et non. Cela dépend de ce que Ton entend par ce mot. Si c'est être poltron que d'avoir un système nerveux très tendu et de l'imagination, d'être dominé par cette imagination dans les moments de danger, au point que vous faites ce qui est faible au lieu de ce qui est fort, et cela contre votre gré, pour ainsi dire - dans ce cas, oui. Mais, si Tom entend par poltron comme je l'entends moi-même - un homme sans volonté qui prémédite de faire passer sa sécurité avant toute chose, qui calcule tout ce qui peut lui épargner la souffrance ou la mort et agit en conséquence, alors, certainement vous n'en êtes pas un, ce n'est qu'une question de mots. Comprenez-vous ?...
Or, je crois que les gens les plus estimables ressentent ce que vous ressentez vous-même ; mais, chez vous, cela prend peut-être une forme particulièrement aiguë. Vous avez des tentations violentes et vous y cédez. Mais vous n'avez pas l'intention d'y céder. Ce qu'il y a de bon chez vous lutte constamment. C'est un cas tout différent de ce que nous autres catholiques appelons la malice, l'homme qui prépare ses intentions, qui compte sur elles et qui se propose de leur obéir. Vous avez une volonté faible, si vous voulez, une imagination ardente et un bon cœur... (N'interrompez pas ; je ne suis pas en train de vous flatter... je vous dirai tout à l'heure des choses désagréables.)
Eh bien !... l'homme vraiment brave ne permet pas à son imagination de le dominer - l'homme courageux, le genre d'homme, par exemple, qui gagne la croix de Victoria - c'est sa volonté qui le guide ; ou, plutôt, il se guide lui-même au moyen de sa volonté. Il peut avoir terriblement peur, et plus son imagination a peur, plus il est brave, s'il
Vous n'êtes pas brave de cette façon-là, mais vous n'êtes pas peureux non plus dans le véritable sens du mot. Vous êtes tout simplement ordinaire. Et ce qu'il faut que nous cherchions, c'est la façon dont vous pourrez faire prédominer votre volonté.
Avant tout, il est nécessaire que vous vous compreniez vous-même, que vous voyiez bien les deux choses qui vous tiraillent en sens contraire : l'imagination et
Mes conseils vous paraissent, sans doute, un peu ennuyeux. Mais, vous savez, on ne peut pas d'un seul coup reformer en entier son caractère. Dire qu'il nous suffit de vouloir pour devenir instantanément forts... ou bons, c'est faux, tout simplement. C'est aussi faux que de dire, comme ce professeur vous l'a dit, que nous ne pouvons nous modifier en rien : ça, c'est un abominable mensonge, sachez-le ; c'est une opinion moderne, - un moyen de simplifier les choses !... Nous pouvons nous modifier, lentement et progressivement, si nous y appliquons notre volonté.
Il se tut. Val, redevenu tout à fait calme, l'écoutait. Deux ou trois fois, pendant le petit discours du prêtre, il avait fait un mouvement comme pour l'interrompre ; mais l'autre, d'un mot ou d'un geste, l'en avait empêché et le jeune homme écoutait, immobile, son chapeau entre les mains.
- Voilà donc mon diagnostic, et mon conseil, reprit le prêtre en souriant. Commencez à exercer votre volonté. Tracez-vous une règle d'après laquelle vous vivrez : réglez l'emploi de votre journée et conformez-vous-y. Et persistez à vous y conformer. Ne pensez pas à ce que vous feriez si telle ou telle chose arrivait. Ne vous demandez pas si vous seriez brave ou si vous ne le seriez pas : c'est funeste, car, en le faisant, vous encouragez, vous excitez votre imagination. Tout au contraire, affamez l'imagination et mûrissez
- Et... sur la question religieuse ? demanda Val timidement.
Le prêtre fit un geste de la main.
- Vous savez quelle est ma religion, dit-il. Ou du moins, vous ne le savez certainement pas. Et, bien entendu, je suis tout à fait convaincu que c'est la vraie : mais pour le moment il ne s'agit pas de cela ; si vous voulez vraiment savoir en quoi elle consiste, revenez me voir et nous en parlerons. Au sujet de la religion, je me bornerai à vous dire aujourd'hui : Pratiquez la vôtre ; faites, en matière de prières, par exemple, tout ce qui vous sera possible, et consciencieusement... Oui, faites-vous de cela aussi une règle, soumettez-vous-y. Si vous décidez de dire ces prières chaque jour, dites-les, dans quelque disposition que vous vous trouviez. Ne vous en abstenez pas, un matin, subitement, sous prétexte que vous ne vous sentez pas d'humeur pieuse : ce serait donner à votre imagination le pas sur votre volonté. Et c'est là, je vous répète, ce qu'il faut que vous évitiez. Val se leva soudain...
- Six heures moins le quart, dit-il. Je suis obligé de rentrer. Merci mille et mille fois.
- Ne me remerciez pas, répondit le prêtre en se levant ; c'est mon métier, vous savez...
Val le regardait toujours. Ce qui lui causait le plus d'étonnement, c'était le naturel, l'absence d'émotivité qu'il constatait chez son interlocuteur. En venant, il envisageait cet entretien comme une crise qu'il allait braver. Or, ce petit homme tranquille à cheveux gris ne paraissait pas du tout le considérer comme une crise, mais comme une partie de son travail journalier. Val se demandait pourquoi il n'était pas venu plus tôt, pourquoi il avait ignoré jusque-là qu'il existait des gens semblables... Les prêtres catholiques étaient-ils tous comme celui-là ?...
- Merci encore, dit-il. En somme...
- Eh bien ?
- Croyez-vous que j'aurai quelque jour une occasion - quand je serai plus fort - de... de prouver que...
- J'en suis sur, répondit le prêtre. Cela peut ne pas être une occasion très sensationnelle, et peut-être que personne n'en saura rien. Mais elle viendra, croyez-le.
Et, après une courte pause, il ajouta :
- Le Dieu Tout-Puissant, vous savez, ne gaspille jamais ses matériaux.
Quand il fut seul, le prêtre se rassit et resta quelques minutes silencieux.
Puis, se parlant tout haut (selon l'habitude qu'il avait contractée en vivant toujours seul) :
- Quand je pense, dit-il avec animation, que ce garçon-là n'a jamais entendu parler de l'Absolution... Quelle... Quelle honte abominable !
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