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CHAPITRE IX
I
Charles, le second valet de pied, était encore assez jeune pour se réjouir quand la famille partait et qu'il ne restait au château que Mr. Val ou Mr. Austin, ou les deux.
Car, alors, bien des libertés étaient tolérées. On pouvait se laisser voir à toute heure en manches de chemise ; il suffisait d'un complet sombre et propre pour être en grande tenue ; les coups de sonnette étaient rares ; il y avait très peu de service de table. Certes, les besognes ennuyeuses ne manquaient pas : il fallait déplacer les meubles pour nettoyer à fond, polir certaines pièces d'argenterie dont on se servait rarement. Mais il flottait une atmosphère de vacances, quelque occupé que l'on fût.
Pendant ces deux jours-là, par exemple, Charles eut l'impression de faire du sport. Le 8, après le lunch, Mr. Val alla tuer des pigeons, et Charles fut posté, pendant la majeure partie de la journée, dans un site charmant et ensoleillé, à la lisière nord du bois de sapins.
Le 9, il eut des récréations plus attrayantes encore, car, au moment où il entrait pour desservir la table du breakfast, Mr. Val l'informa qu'il l'emmenait, ainsi que l'un des gardes, d'abord dans un champ de chaumes, pour y chasser quelques perdreaux, puis dans certains taillis embroussaillés où il devait y avoir des lapins, peut-être même un ou deux faisans égarés. Ils réussirent dans la première partie de l'expédition, rentrèrent pour le lunch, ressortirent ensuite et restèrent dehors toute l'après-midi. Mr. Masterman, il est vrai, témoigna ce soir-là un assez vif mécontentement, mais on n'en avait pas moins passé une journée entière en plein air.
Quand il eut apporté le café à Val qui, en ces occasions-là, dînait dans un petit salon voisin du hall, il monta préparer les bagages pour le départ du lendemain, puis descendit au sous-sol, où il mangea, pour son souper, un demi-lapin. Après quoi il alla se coucher.
Un peu après deux heures il se réveilla, sentit une odeur de brûlé et en se dressant dans son lit, crut entendre une voix qui appelait.
II
Cette même nuit-là, à deux heures moins dix, Mr. John Brent, aide-forgeron, passait devant l'extrémité du château, dont une centaine de yards le séparaient ; il portait, dissimulés sous ses vêtements, les diverses pièces d'un fusil à air comprimé, une douzaine de petits filets enroulés autour de son corps, et dans une énorme poche intérieure de son veston, un furet muselé, attaché à une ligne de longue dimension. Il marchait avec précaution sur l'herbe, dans l'ombre des arbres, chaussé de souliers de tennis très légers, teints en noir, et se dirigeait vers les fourrés épais situés derrière la colline environ à mi-chemin entre le château et la maison du garde. Tout en avançant, il épiait attentivement le château, seule habitation devant laquelle il fût absolument contraint de passer ; aussi, ne man-qua-t-il pas de remarquer une lueur bizarre qui allait et venait assez étrangement dans le rez-de-chaussée de l'aile sud... Tout d'abord, il attribua ce phénomène au mouvement des branches devant quelque fenêtre éclairée, et, protégé par les ténèbres du bouquet d'arbres qu'il traversait, il s'arrêta pour observer, car une fenêtre éclairée, ce n'était pas dépourvu de danger...
John Brent était un brave homme ; il n'éprouvait que des sentiments de respect et d'affection pour les grands de la terre qui, involontairement, mais si abondamment, le pourvoyaient de gibier ; et, constatant qu'il y avait le feu au château, il n'hésita pas un seul instant à donner l'alarme.
Il partit donc à toutes fambes à travers l'herbe humide, en préméditant dans sa course une explication plausible de sa présence. Il ne s'arrêta que lorsqu'il fut arrivé tout près de la fenêtre du billard, d'où sortait maintenant une fumée épaisse et rougeâtre ; et là, une main de chaque côté de la bouche, il se mit à brailler de toutes ses forces. Une fenêtre s'ouvrit enfin. Il comprit qu'on l'avait entendu ; alors, après avoir crié quelques mots bien distincts, il tourna précipitamment l'angle de la façade, courut à la corde qui pendait de la cloche et fit retentir un carillon éperdu.
III
On n'imagine pas le peu de temps qu'il faut pour réveiller toute une maison quand la nécessité l'exige réellement.
Trois minutes ne s'étaient pas écoulées que des fenêtres s'ouvraient partout et que Charles détalait vers les écuries pour y sonner la cloche et faire seller les chevaux. Des cavaliers partirent presque aussitôt dans trois directions différentes avertir les pompiers et bientôt tous les habitants du château, les femmes en jupons, un châle sur les épaules, les hommes en pantalon, sans veste ni gilet se trouvaient rassemblés dans le hall, excepté ceux qui allaient et venaient à l'angle de l'aile sud, organisant tant bien que mal un service d'eau. Les lampes électriques étaient presque toutes allumées et le château brillait, au milieu de ses arbres et de ses gazons, illuminé comme pour une fête. De grandes ombres passaient sur l'herbe ; l'air était plen de clameurs de cloches et de cris.
Avec une décision et une promptitude surprenantes, Val prit le commandement.
Avant même que Masterman fût descendu dans le hall, il était sorti, avait contourné l'aile sud pour examiner la situation et revenait tout en donnant des ordres, au moment où M. Watson, suivi d'une équipe de palefreniers, faisait irruption sur
- Watson, s'écria-t-il, que six de vos hommes prennent des seaux et forment la chaîne en partant du puits, et qu'ils jettent de l'eau sur les fenêtres sans s'arrêter... Vous avez envoyé chercher les pompiers ?... Bien... Masterman, retournez dans le hall et commencez à décrocher les portraits ; les femmes vous aideront ; nous avons besoin de tous les hommes. Mettez les portraits en tas ici, sur la terrasse, de ce côté-là. Après, vous sortirez les meubles... Ah! dites-donc, envoyez-moi quelqu'un... Charles ! Charles !
- Voilà, monsieur.
Charles agita une main au-dessus de la foule haletante. Il avait déjà la figure noire de suie.
- Charles, faites le tour des chambres à coucher, allez dans toutes, vite, vite, assurez-vous qu'il n'y reste personne, et venez me rendre compte... Mistress Markham... Où êtes vous, Mistress Markham ?... Veillez, je vous prie, à ce qu'aucune des femmes ne s'approche du feu sans autorisation ; tenez-vous dans le hall pour le moment. James, j'ai besoin de vous ici. Et de William aussi...
(Le valet de pied et le groom s'approchèrent, dociles.)
- Master Val...
- C'est vous, Masterman ?... Je ne vous entends pas. Taisez-vous donc là-bas, les femmes, et rentrez dans le hall à l'instant, - à l'instant, je vous dis !... C'est ça - et fermez
Il sauta en bas du mur.
En quelques secondes il avait nettement tracé son plan. C'est un des avantages de l'imagination : celui qui en possède peut voir beaucoup de choses à la fois.
Réveillé par Charles, il avait bondi hors du lit, tout à fait alerte, s'était élancé au dehors, avait couru jusqu'aux fenêtres du billard et fait son diagnostic : l'incendie s'était déclaré dans le billard - l'avant-dernière pièce de l'aile sud - et avait gagné le fumoir. Il le déduisit d'après ce fait que le feu, vu à travers les volets, était beaucoup plus vif dans la première pièce que dans la seconde. (Probablement un fil électrique.)
Alors il avait traversé le hall pour pénétrer dans le billard, puis reculé en entendant à tra vers la porte, le grondement des flammes. Il comprit qu'il y aurait du danger à produire un courant d'air et que le seul parti à prendre momentanément était de lancer de l'eau par les fenêtres en attendant l'arrivée des pompes. Alors il avait fermé la porte à clef, mis la clef dans sa poche et regagné la terrasse pour donner ses ordres aux domestiques.
IV
Charles, ayant accompli sa mission, redescendit quatre à quatre (toutes les chambres des domestiques étaient vides, à l'exception d'une seule, où la nouvelle fille de cuisine mettait tranquillement ses bas). Il arriva dans le hall comme Mr. Val en sortait par la porte conduisant à l'aile sud, suivi des deux hommes ; Charles s'élança derrière eux. Ils se dirigeaient vers le petit salon de lady Béatrice où elle avait réuni quelques trésors : portraits, meubles, objets d'art. Cette pièce, contiguë au fumoir, était par conséquent la plus exposée. Sur le seuil, Val se retourna.
- Charles ! ah ! vous êtes là... Montez par l'escalier de service et tâchez d'entrer dans les pièces qui sont au-dessus de celles-ci. Si vous y arrivez, jetez tout ce que vous pourrez par
Charles obéit ; il entendait, tout en courant, la voix des palefreniers, le fracas et le sifflement de l'eau qu'on lançait sur les flammes. Par bonheur, le feu s'était déclaré en cet endroit que cinquante yards au plus séparaient du puits où s'alimentaient les citernes.
Les chambres du haut, dont Charles tourna les commutateurs en entrant, avaient un aspect singulièrement tranquille et paisible après l'agitation et la confusion d'en bas. Déjà la fumée commençait à traverser les parquets, mais l'atmosphère était encore respirable. Il courut aux fenêtres, les ouvrit et se mit à sa tâche, arrachant d'abord les rideaux, preuve de grand bon sens, comme étant ce qu'il y avait de plus inflammable, puis jetant par les fenêtres les tableaux, les chaises, les couvertures... C'étaient les chambres du maître de la maison et de sa femme.
Au bout d'un quart d'heure, la chaleur et la fumée devinrent subitement intolérables. Il empoigna un petit bureau en marqueterie et tâcha d'atteindre la fenêtre, mais, chancelant, étouffant, fut obligé de lâcher le meuble, et s'enfuit en oubliant d'éteindre les lumières, qui brillaient maintenant comme des réverbères dans le brouillard. Il fit claquer la porte derrière lui, prit une longue aspiration et descendit en toute hâte.
- Ah ! s'écria Val en le voyant. Vous êtes sain et sauf. Tant mieux ! Avez-vous fini là-haut ?
- A peu près, master Val. Mais je n'ai pas pu...
- Venez nous aider ici. Ces maudites pompes qui n'arrivent pas !
Le petit salon était presque vide. Les tapis persans, les petites tables, les coffrets, les tableaux, les chaises gisaient en désordre sur l'herbe piétinée, sur les parterres éclairés par le rouge flamboiement des fenêtres. Dans cette même lumière, qui commençait à prendre une teinte jaunâtre et fumeuse, les palefreniers occupés à passer des seaux d'eau avaient l'air de démons. On entendait par moments la voix de Mr. Watson commandant la manœuvre ; mais le rugissement de l'incendie devenait plus intense et sa crépitation plus continue.
Mr. Val et les deux hommes étaient aux prises maintenant, avec un grand secrétaire en ébène, dont la largeur n'excédait pas celle de la fenêtre, mais trop lourd pour qu'on pût le pousser sur le parquet glissant. Charles se mêla au groupe, lui adjoignant sa force.
Et tout à coup, il entendit un juron poussé par Mr. Val.
- Nom de Dieu ! j'ai oublié le cabinet des parchemins ! Charles, chargez-vous de ce qui reste ici. Quand vous aurez fini, faites pour le mieux.
- Master Val...
Mais Val n'était plus là.
Cinq secondes après, Masterman, qui s'occupait encore des portraits dont plusieurs étaient déjà décrochés et empilés sur la terrasse, le vit qui, bousculant les servantes ahuries, disparaissait dans la direction de
- Master Val !...
Mais Val était encore parti, et Charles qui sortait du petit salon, l'aperçut, à travers un mince rideau de fumée, s'élancer sur les premières marches de l'escalier de service.
Il le rattrapa sur le palier du premier étage et lui prit le bras.
- Master Val... vous ne pourrez pas ; c'est impossible. Tout est déjà...
- Quelle blague ! allons, lâchez-moi... Vous ne pouvez pas comprendre.
- Mais, monsieur...
- Lâchez-moi, n'est-ce pas !
II y eut une courte lutte. Val se libéra violemment.
- Ça va bien, je vous dis ! cria-t-il à Charles en pleine figure. Et il partit d'un trait.
- Master Val, vous ne pourrez pas... Tout doit être en feu maintenant...
Il n'y eut pas de réponse. Déjà venait d'en haut une grande rafale de fumée, et Charles, les yeux grands ouverts, mais aveuglés, perçut que le plafond du palier se perdait dans d'épais nuages. Mais nulle flamme n'était visible ; et, après tout, cela n'avait pas l'air très dangereux pour le moment.
La nuit était très sombre, mais l'incendie projetait sa lueur sur les gazons, les arbres et les silhouettes noires qui se démenaient. Un homme, détaché par Mr. Watson, mettait en lieu sûr les objets jetés par Charles du premier étage ainsi que ceux du petit salon. Quand le grand secrétaire en ébène sortit enfin et tomba au dehors en écrasant les fleurs d'automne, Mr. Watson lui-même prêta son aide à ceux qui eurent à l'emporter a travers le gazon.
Cette tâche accomplie, il venait de lâcher prise, haletant et ruisselant, quand il s'entendit appeler par une voie aiguë et stridente qui perçait la rumeur des autres voix, le bruit des meubles qu'on roulait et l'haleine monstrueuse du feu.
- Watson ! Watson !
Il leva
Le cocher accourut. La voix lui cria :
- Je vais vous lancer des choses. Veillez dessus avec grand soin.
- Master Val, descendez, c'est dangereux ! La chambre voisine...
- Ici, ça va. Tenez, attrapez !
Un paquet tomba lourdement sur les mains de Watson et glissa sur le sol.
- Ramassez-les ! Ne les perdez pas, pour l'amour de Dieu !
Et la silhouette disparut. Alors de nombreux paquets se succédèrent jetés à travers les barreaux. Soudain il y eut une pause.
- Descendez, master Val, au nom du ciel ! La chambre à côté...
La silhouette réapparut, les mains vides, cette fois, et gesticulant.
Tout d'abord, le piqueur ne comprit pas.
Derrière lui, pendant quelques secondes d'un silence relatif, il entendit le souffle oppressé des hommes qui formaient la chaîne, à présent réduite. Mais le rugissement des flammes reprit, plus fort, noyant les mots qu'on criait de là-haut... Sortant par les fenêtres ouvertes du premier étage et voisines de cette unique fenêtre garnie de barreaux épais que la silhouette blanche secouait désespérément en criant des mots inarticulés, de grandes langues de flamme rouge et orange perçaient, comme des sabres tordus, l'énorme volute de fumée qui montait dans le ciel noir pointillé d'étincelles dansantes. Et de temps à autre, entre deux explosions de flamme, quand le bruit de la fournaise se calmait, les appels furieux de la cloche et le tumulte des voix remplissaient la nuit...
Soudain, Watson, hagard, épouvanté, comprit. Avec un grand cri et un geste de fou, il s'élança en proférant des exclamations confuses, vers la façade du château où s'ouvrait la seule porte donnant accès dans l'aile sud.
VI
Ce fut à ce moment-là, sans doute, que les hommes, toujours peinant sur leurs seaux d'eau, aperçurent la silhouette solitaire qui s'agitait derrière les barreaux de la fenêtre, et, à leur tour, comprirent...
A l'enquête, l'un d'eux déclara qu'il avait couru chercher une échelle ; mais il n'en restait pas une seule dans l'écurie ; on les avait toutes prises, sans doute pour décrocher les portraits ; - et quand l'homme revint, tout était fini.
Un autre dit qu'il avait essayé de lancer de l'eau - c'était la seule idée qui lui était venue - mais la fenêtre était trop haute.
Un troisième avait voulu monter par l'escalier de service jusqu'au cabinet des parchemins, mais déjà l'escalier était en flammes. Alors il avait pris le grand escalier, mais derrière la porte qui faisait communiquer le palier du premier étage avec l'aile sud, il avait trouvé une véritable fournaise. Mr. Watson, ajouta-t-il, était là, criant comme un damné... Il avait été obligé de le tirer en arrière.
Le dénouement fut, d'ailleurs, facile à reconstituer - et il eut pour spectateurs ceux qui, abandonnant tout espoir, avaient enfin posé à terre leurs seaux, et, les yeux dilatés, regardaient s'accomplir le désastre, ainsi que les gens du village, hommes et femmes à moitié vêtus qui, s'agglomérant peu à peu depuis une demi-heure, avaient fini par former au bord de la pelouse une foule nombreuse et terrifiée.
Val s'était attardé trop longtemps dans le cabinet des parchemins et, en ouvrant la porte pour s'enfuir, avait dû se trouver arrêté par une poussée de feu. Il eût probablement pu s'échapper encore en s'élançant tout de suite par cette issue ; mais, affolé, sans doute, il avait rebroussé chemin et, instinctivement, tiré sur lui la porte dont la clef restait à l'extérieur, échangeant ainsi un risque de mort contre une mort certaine - car les barreaux de la fenêtre supprimaient toute chance de salut.
Alors, il se mit à crier, à pleurer, à secouer les barreaux comme un forcené, en pleine vue de
Des exclamations, des lambeaux de phrase où revenaient sans cesse les mots " Dieu " et " Christ " étaient entendus par les assistants atterrés. Un moment il disparut ; on crut que le plancher s'était effondré, car, au-dessous, les fenêtres du rez-de-chaussée ne présentaient plus que de grands carrés incandescents. Mais il avait dû aller à la porte pour la secouer, pour appeler désespérément au secours... car il reparut presque aussitôt à la fenêtre, fou d'épouvante, se jetant contre les barreaux, s'y suspendant, les entourant de ses bras.
Puis, ce fut la fin - miséricordieusement brève.
Un immense craquement domina la voix des flammes. De gigantesques bouffées de fumée, qu'éclairaient des torrents de feu et d'étincelles, explosèrent par toutes les fenêtres à
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