CHAPITRE   PREMIER

I

" Ma chère amie, dit Val tranquillement et d'un air compétent, en dehors de certains cas exceptionnels, de certaines circonstances particulières, les hommes sont infiniment plus courageux que les femmes. Elles n'ont pas à en rougir. Leur fonction n'est pas d'être courageuse. Elles ont... elles ont d'autres avantages pour compenser ça, acheva-t-il vaguement. Val et Gertrude Marjoribanks, dans l'ancienne salle d'études du premier étage, discutaient sur les droits de la femme ; et ils en vinrent à une énumération des vertus masculines et féminines, aussi peu flatteuses pour l'un que pour l'autre sexe.

- Quels avantages ? demanda Gertrude, le teint un peu animé par la chaleur de la discussion.

Val avait notablement grandi, en ces trois dernières années et tenu en tout point les promesses de son adolescence. Il était devenu, en vérité, un jeune homme d'extérieur agréable ; le nez et le menton des Medd, toujours accentués, sauvaient son visage de cette banalité si fréquente chez les jeunes gens de dix-neuf ans ; et, avec ses lèvres rasées, ses yeux sombres et sa saine pâleur, il avait vraiment quelque chose de romanesque.

Gertie aussi avait considérablement embelli ; ce n'était plus la jeune fille frêle et un peu brusque de naguère. Elle avait fait sa révérence à la Cour, l'été précédent, sous les auspices de lady Béatrice ; plusieurs journaux avaient publié son portrait ou mentionné son nom dans des " échos mondains ", notamment à propos de représentations d'amateurs et, consciente de son succès, elle se prenait assez au sérieux ; mais cela n'ôtait rien à son agrément. Faisant cet hiver-là une tournée de visites, elle était venue passer la Noël chez ses vieux amis les Medd. Et, après le thé, ils étaient montés, Val et elle, au premier étage, où ils discutaient avec une extrême vivacité sur les droits de la femme. Val expliquait que le grand charme des femmes résidait dans leur faiblesse et leur douceur. Il condescendit même à reconnaître que, pour être complet, un caractère d'homme avait besoin d'être tempéré par celui d'une femme ; que le courage naturel de l'homme était par trop rude quand la tendresse et la circonspection d'une femme ne venaient pas l'assagir et en calmer la témérité.

Gertie l'écoutait avec un intérêt intense, le contredisait parfois avec chaleur et, quand elle ne regardait pas son visage, suivait les battements impatients de ses pieds éclairés par l'âtre. Elle portait une robe d'intérieur exquise, hâtivement passée après avoir avalé une tasse de thé dans le hall, encore vêtue de son amazone humide et fumante ; et elle jouait avec un éventail dont elle protégeait sa figure contre la lueur des bûches.

" Quand  nous quittez-vous" ?  demanda Val brusquement et comme  si soudain il était las de parler du droit des femmes.

-  Ma tante doit venir me chercher jeudi pour me   conduire   chez   les   Northampton.   Nous   y jouons la comédie.

-  Ah !   dit Val pensif.   Qu'est-ce que vous jouez ? "

II la contemplait pendant qu'elle lui décrivait son rôle... Des membres de la famille royale devaient, disait-elle, assister à la représentation.

Val, bien entendu, était sentimental - disons-le tout de suite, et ajoutons qu'aucun jeune homme de son âge et de son tempérament ne saurait manquer de l'être. C'est-à-dire qu'il songeait longuement à des détails d'importance secondaire : à la qualité des cheveux de Gertie, au reflet de son bas de soie ; il aimait penser à elle le soir, la lumière éteinte, et faire de petits projets pour le lendemain ; à ébaucher même un plan d'existence, vague mais délicieux, pour l'avenir, - pour quand Gertie et lui posséderaient à la campagne une maison de dimensions moyennes et un appartement en ville, et qu'ils vivraient ensemble, dans une parfaite et sympathique entente, sans vieillir - et pour toujours. Tout cela était normal, inévitable. Mais ce qui distinguait sa carrière amoureuse de celle des garçons en général, c'est qu'elle avait duré trois ans, avec plus ou moins de continuité, depuis le soir où, au son de la musique, dans le hall, il s'était aperçu que Gertie était charmante. D'autres jeunes filles avaient passé en voletant dans ses rêves, mais sans s'y fixer : encore n'étaient-elles que des contrefaçons passagères de Gertrude Marjoribanks. Il avait eu assez fréquemment l'occasion de rencontrer celle-ci. Il avait chassé chez ses parents ; elle était allée avec May lui faire une visite à Cambridge et venait au moins deux fois par an passer quelques jours à Medhurst. Il éprouvait pour elle une adoration pure et loyale, mais qui commençait à excéder ses forces et il sentait qu'il fallait tenter un pas en avant. Après tout, il pourrait compter, dans quelques années de là, sur une très convenable aisance et Gertie, elle aussi, disposerait d'une fortune suffisante. En tout cas, ils seraient en mesure de se permettre l'appartement en ville ; et Medhurst leur servirait, entre temps, de maison de campagne.

Sous tous les autres rapports, les trois années écoulées depuis le voyage en Suisse avaient développé la situation dans un sens conventionnel et prévu. Austin, à Cambridge avait laissé pousser sa moustache, puis l'avait rasée de nouveau quand il dut prendre ses repas au Temple (1) ; il était devenu un avocat des plus respectables, quelque peu hautain, et devait se présenter au Parlement dès que s'offrirait une occasion favorable. Val et lui se voyaient très peu et s'accordaient aussi bien que peuvent s'accorder deux frères tels que ceux-là, c'est-à-dire qu'ils observaient vis-à-vis l'un de l'autre toute la politesse désirable et, de temps en temps, par un ou deux mots   acerbes,   entamaient   et   terminaient   une petite querelle bienséante.   Val trouvait Austin trop  compassé ;   Austin   estimait  que   Val   était trop content de lui et manquait de pondération ; et ils avaient raison tous deux. May commençait à être ce qu'on appelle " une fille modèle " ; elle aidait sa mère à écrire des invitations et disait en badinant à son père  de ne pas  se coucher trop tard. La stupeur du général, quand elle lui fit pour la première fois cette recommandation, puis son acquiescement quand il comprit qu'elle plaisantait, étaient réellement bien édifiants. Lui aussi avait vieilli, ses tempes blanchissaient, sa calvitie s'accentuait ; et, chez sa femme, ces trois années avaient également mis leur marque : elle marchait moins, ou plus lentement, et se montrait plus tolérante envers les brusqueries de langage de son vicaire.

Toute chose était donc telle qu'elle devait être, après ces trois années écoulées. Des gens venaient à Medhurst, puis repartaient, comme d'habitude, après un séjour tranquille sinon très intéressant. Dans les derniers jours de mai, la famille allait à Londres et, au commencement de juillet, en revenait. Et le grand château demeurait inaltéré ; la vie y bourdonnait obscurément dans les sous-sols, réservés aux domestiques, tandis qu'elle respirait, paisible, aux étages supérieurs, dans le calme et la beauté. Au printemps, les faisans gloussaient dans les bois profonds, entourés de leurs petits et, l'hiver, ils volaient au-dessus des fusils en caquetant ; les chevaux, pour rentrer, suivaient le même itinéraire ; la cloche sonnait dans la tourelle et le gong tonnait à l'intérieur du château. Il y avait chaque année, comme par le passé, une exposition de fleurs, une fête au moment de la moisson et d'autres réjouissances traditionnelles. Et l'orgueil des Medd planait sur le tout comme une bénédiction et brûlait dans les cours comme une flamme sereine.

" Je suis absolument de votre avis, dit Gertie ; il faut que les hommes soient braves. Sans ça, ce ne sont pas des hommes. Mais il est certain que les femmes sont tout aussi braves et souvent même beaucoup plus.

- Autrefois, je croyais que j'étais poltron, dit Val, souriant à cette réminiscence. Vous souvenez-vous du jour où Quentin m'a jeté par terre, il y a trois ans ? Eh bien, le lendemain, j'étais terriblement nerveux : comme j'avais mal à la jambe, je ne pouvais pas monter à cheval, mais j'en étais joliment content. "

Elle le regarda.

" Ah ? "

-  C'était  stupide, évidemment ;  et, bien entendu, si j'avais pu, j'aurais monté, tout en ayant peur au fond (car cela, on n'y peut rien). J'ai lu dans un livre sur l'équitation que ça arrivait souvent après une chute lente. "

Elle approuva de la tête.

" Oui, je comprends ; l'essentiel, c'est d'oser monter à nouveau. Ce qu'on éprouve intérieurement n'a pas d'importance.

-  A mon retour de Suisse, j'ai monté comme d'habitude.   La   même   chose   m'est   arrivée   en Suisse, quand je me suis rendu compte que je n'avais pas la tête assez solide pour les ascensions. D'abord, j'étais affreusement honteux. Par bonheur, un monsieur qui était là, le secrétaire du Club alpin, m'a dit que le même cas s'était produit pour un officier décoré de la croix de Victoria. J'étais très malheureux ; j'aurais donné je ne sais quoi pour monter au Matterhorn avec les autres ; mais c'eût été imprudent, même pour mes compagnons.

- Oui, je comprends très bien. Et il me semble qu'il fallait plus de courage, au fond, pour y renoncer que pour le tenter. "

Val remua dans son fauteuil ; la lueur du feu éclaira son visage et Gertie remarqua que ses yeux brillaient.

" En tout cas, moi, j'ai trouvé ça bien dur. Rester à la maison, les regarder partir en souriant d'un air idiot et puis aller dîner avec les vieilles dames, en se disant que sans ce maudit vertige on pourrait faire comme les autres... "

II s'arrêta dramatiquement.

Gertie était dans cette disposition heureuse où l'on se trouve quand, après quelques heures de sport violent, on a bu un bon thé, pris un bain chaud, changé de linge et mis des vêtements élégants et confortables. Et il lui sembla que ce garçon était vraiment quelqu'un de très bien. Il lui apparaissait si modeste, si délicatement courageux ! la plupart des jeunes gens auraient escamoté cette histoire. Lui osait l'affronter. Elle ressentait une admiration véritable et un peu particulière.

" Ecoutez, Gertie, dit Val tout à coup, puisque vous partez jeudi, j'aimerais faire avec vous une longue promenade à cheval. Vous dites que vous n'êtes jamais allée à Penhurst ; voulez-vous que nous y allions ensemble ? "

Elle esquissa un sourire.

" Croyez-vous que ce soit possible ?

-  Pourquoi pas ? Lundi. Nous partirons après le déjeuner, sans nous presser.

-  Rappelez-vous que le soir on doit danser.

-  Nous serons de retour avant la nuit. " Elle se tut.

Gertie n'était ni plus calculatrice, ni plus ambitieuse que la moyenne des jeunes filles. Ses parents avaient une assez jolie fortune et elle était fille unique. Durant cette dernière année, plusieurs perspectives assez séduisantes avaient brillé devant elle. Elle avait pu se dire, par exemple, qu'il serait extrêmement agréable d'être vicomtesse - et cela n'apparaissait pas comme invraisemblable. Mais ces idées s'étaient un peu effacées pendant son séjour à Medhurst ; et, en somme, le vicomte en question n'avait pas donné signe de vie depuis le mois d'août ; elle croyait devoir le rencontrer chez les Northampton. En attendant, il y avait Medhurst, et il y avait Val ; Val, qu'elle connaissait depuis trois ans, avec qui elle avait dansé, joué, monté à cheval, patiné ; Val, toujours si gentil pour elle, toujours aimable et simple. Evidemment, il n'était encore qu'étudiant à Cambridge, mais, dans deux ans, il aurait terminé ses études... Et..., et, à n'en pas douter, il l'aimait beaucoup.

Aussi, tout à coup, dans cette demi-obscurité (ils n'avaient pas allumé l'électricité), elle se dit que la prudence était une chose fort laide (cette prudence, s'entend, qui opposait à un Medd un vicomte). En tout cas, ce château était un lieu splendide et de grande tradition ; le fait qu'il ne dût pas appartenir matériellement à Val importait peu... (Elle croyait savoir que Val, à sa sortie de Cambridge, serait ingénieur, c'est-à-dire qu'après avoir pendant quelques années joué à travailler, il travaillerait à jouer avec un revenu important.) Oui, la prudence, le calcul étaient des choses froides, détestables ; et puis enfin, Val était élégant et charmant dans la clarté rougeoyante du foyer.

" Eh bien, oui, je viendrai, si vous voulez bien tout préparer, " dit-elle.

III

Cependant, Austin, dans le petit salon de lady Béatrice, traitait le même sujet en présence de sa mère. Il se tenait debout devant la cheminée, les jambes un peu écartées, avec, dans toute sa personne, quelque chose de trop mûr et de trop digne pour un jeune homme de vingt-deux- ans.

Il était déjà en smoking et portait un peu trop haut sa tête brune et bien formée.

Austin, certes, avait fait preuve d'une parfaite loyauté à l'égard de son frère dans l'affaire du voyage en Suisse. Il avait répété, froidement, les explications données par Val avec une bouillante volubilité, - car il n'y avait pas moyen de faire autrement. Mais il avait rappelé les faits, et, s'il faut tout dire, n'était pas fâché de pouvoir étayer sur un point d'appui solide ce dédain naturel et presque universel du frère aîné pour son cadet. Mais dans son orgueil, il ne s'en rendait pas compte. Tout au plus se disait-il, quand la nécessite se faisait sentir d'ouvrir une soupape, que le pauvre Val méritait quelque indulgence, étant victime d'une inexplicable et malheureuse lacune physique, - argument commode qui le calmait quand Val était insupportable, qui sauvegardait sa propre dignité et lui donnait l'impression d'être magnanime.

Mais le fait que Val fût officiellement " un homme " venait tout compliquer. On peut traiter en enfant un jeune garçon, mais non un étudiant de Cambridge. Val, maintenant, fumait au su de tout le monde, buvait ouvertement du whisky ; il possédait un nécessaire de toilette avec ustensiles en argent ; il se rasait tous les jours, - bref, il faisait toutes ces mêmes choses qui, trois ans auparavant, mettaient une distance entre Austin et lui. Et maintenant, il faisait la cour, aussi, de façon dégagée, sans être ridicule. Du moins, on n'avait pas encore songé à dire que ce fût ridicule.

Or, c'est là, précisément, ce que faisait Austin.

" II y a peut-être quelque niaiserie, dit-il d'un air réfléchi et pondéré, à parler de cela, maman. Bien entendu, je n'en ai rien dit à Val, il ne l'aurait pas supporté ; mais croyez-vous qu'il soit sage de laisser Val et Gertie si souvent seuls ensemble ? "

Sa mère éprouvait pour lui, maintenant, un certain respect. Sir James Meredith, conseiller du roi, lui avait fait beaucoup d'éloges de ce fils aîné, vantant sa studieuse application, sa solide conscience (il n'avait pas parlé de brillant). Et puis, Austin était l'héritier du nom ; et il avait infiniment de dignité.

" Sont-ils donc seuls si souvent ? Est-ce que...

-  Voyons, aujourd'hui encore, ils ont monté à cheval toute l'après-midi, faisant bande à part. Je crois même que papa n'était pas très content.

-  Mais ils se connaissent depuis si longtemps, Austin, et...

-  Je suis sûr que Val rumine un projet pour lundi. Gertie doit partir mardi, n'est-ce pas ?  " (Austin n'était pas aussi détaché de tout cela qu'il voulait le croire  lui-même.  En réalité,  il avait tenté auprès  de  Gertie  certaines  avances cérémonieuses, accueillies avec ironie - presque railleusement. Mais il ignorait que cette circonstance eût une part quelconque dans les scrupules qu'il venait d'énoncer.)

Il fît remarquer à sa mère que Val n'avait pas dix-neuf ans, et que Gertie en avait dix-huit ; que Val, s'il voulait passer ses examens d'ingénieur, devait travailler très sérieusement ; et il ajouta que, malgré sa répugnance à se mêler d'une affaire qui ne le regardait pas, il estimait que c'était son devoir, puisque Val trouvait bon de se fiancer, à cet âge absurde, avec une jeune fille qui ne lui convenait en rien. Il avait un air si grave en disant tout cela, semblait si persuadé de sa responsabilité, que lady Béatrice, plus d'une fois, faillit se mettre à rire. Mais elle eut soin de se contraindre.

" Eh bien, mon fils, dit-elle, je suis contente que tu m'aies parlé. Pourtant, je crois que je ferai mieux de ne pas intervenir. Gertie part mardi. Et même si tu avais raison, s'il s'agissait d'autre chose que d'une simple amourette d'enfants, je ne m'alarmerais guère. Gertie est très gentille, tu sais, et Val, en quittant Cambridge, aura presque mille livres de rente. "

Austin leva son menton encore plus haut.

" Oh ! c'est très bien, dit-il, du moment que vous  êtes  au  courant...  Mais  je  pensais  qu'il valait mieux vous en parler.

-  Merci,  Austin   ",   dit-elle,   avec  un  grand sérieux.

La réception faite par Val et Gertie à Austin dans la salle d'études ne calma pas le léger désordre de ses sentiments.

C'était une de ces pièces agréables et difficiles à classer qui, dans les vastes demeures, sont consacrées aux jeunes filles, équivalant pour elles à ce qu'est, pour les hommes, le fumoir - à ce qu'était pour Val et Austin le petit salon de l'aile Nord. Des tables minuscules et incommodes occupaient les espaces compris entre les fenêtres ; au mur, on voyait épinglés des panneaux en broderie ; de petites chaises blanches très basses étaient réunies en cercle devant la grande cheminée ; il y avait, çà et là, des vases en porcelaine. Le vert et le blanc dominaient dans l'ensemble de la pièce, qui dégageait une atmosphère d'innocence et de propreté. Les jeunes gens ne pénétraient là que sur invitation expresse ou après une autorisation tacite ; et il n'y avait de place pour rien faire car la table et le parquet étaient encombrés de travaux inachevés (aquarelles, point à l'aiguille, tapisserie), de chevalets, de boîtes à ouvrage et d'un grand rouet détraqué.

Austin entra d'un pas solennel ; et, tout d'abord décontenancé par l'obscurité, il discerna un faible mouvement.

" C'est toi, Austin ? " dit une voix, en même temps qu'Austin distinguait une silhouette de jeune homme se dessinant sur l'irradiation du foyer.

Austin tourna l'interrupteur.

"  Oui, dit-il. Je venais voir si... euh... May...

-  May joue au ping-pong avec Tom Meredith et miss Deverell. Elle vient de nous quitter. " (Pour être tout à fait précis, May était venue chercher une balle pour amuser le petit chat. Il y avait de cela près d'une heure.)

-  Ah ! dit Austin.

-  Puis-je   faire   quelque   chose  pour  toi ? " demanda Val poliment.

Gertie se leva en regardant sa montre-bracelet.

" Grands dieux ! dit-elle, sept heures passées... Je n'ai que le temps. "

Et elle se hâta vers la porte, qu'Austin ouvrit galamment puis referma quand elle fut sortie.

" Val, dit-il.

-  Oui ?

-  C'est un peu bizarre que tu restes si longtemps seul ici avec Gertie...

-  Pardon ?...  "

Austin, vraiment, aurait dû deviner, au ton de son frère, que ce n'était pas le moment de hasarder des critiques. Val subissait encore l'influence vivifiante, irritante, d'une heure et demie passée sous le charme d'une jeune fille exquise, captivante, et se trouvait dans une disposition, si l'on peut dire, dangereuse.

En outre, il était stupéfait (comme on l'est toujours dans ces cas-là) qu'un tiers eût remarqué entre Gertie et lui quelque chose de plus que des relations banales d'amitié. Il s'imaginait qu'à part elle et lui nul n'en soupçonnait l'existence. Mais Austin, dans sa rectitude, ne vit rien de tout cela. Il crut devoir saisir cette bonne occasion de se montrer supérieur et " frère aîné ".

" Je dis, répéta-t-il énergiquement, qu'il y a quelque chose de singulier dans le fait que tu sois resté seul ici avec Gertie, depuis l'heure du thé ; et dans l'obscurité ", ajouta-t-il comme pour sceller sa phrase.

Il y eut un moment de silence. Val passa sa langue sur ses lèvres ; Austin remarqua qu'il avait un air étrange et comprit subitement que son amour de la bienséance l'avait entraîné un peu trop loin. Il fit, intérieurement, une manœuvre de recul.

" Je n'ai jamais vu de ma vie semblable insolence, continua Val. Tu oses me dire une chose pareille ?

- Mon cher ami...

-  Sors  d'ici,  prononça  Val   d'un  ton  glacé, mais avec un léger tremblement dans la voix. Je ne   veux   pas   te   flanquer   mon   poing   sur   la figure. "

Austin perçut que Val, agrippant d'une main le dossier de la chaise, s'avançait un peu vers lui. Il tourna sur ses talons, vite, résolument, comme pour mettre son courage en dehors de la question. Arrivé à la porte, il se retourna :

" Tu devrais avoir honte de me parler ainsi, dit-il avec calme. J'étais venu tout simplement pour...

-  Tu ferais mieux de te taire. Va-t'en. " Val fit un pas vers son frère.  Il le regretta aussitôt, car Austin s'assit instantanément sur un petit sofa et croisa les jambes. C'était un défi bien net ; et Austin eut la satisfaction de voir que Val hésitait.

" Je ne m'en irai pas sur un ordre de toi, dit-il. Val, assieds-toi. Il faut que tu entendes ce que j'ai à dire pour me justifier. "

Val s'assit avec lenteur, comme obligeant avec peine sa légitime colère à se courber sous un scrupule de justice. Austin sentit qu'il reprenait de l'avantage, mais résolut d'être magnanime.

" Ecoute, dit-il, je suis las de ces disputes perpétuelles. Je suis entré ici...

-  Pour me dire des choses blessantes, rétorqua Val dans une convulsion de colère.

- Je suis entré ici, répéta Austin, pour te faire observer, simplement, que tu vas... que tu vas te donner en spectacle avec Gertie, si tu ne fais pas attention. Je croyais...

- Tu es trop bon, dit Val avec aigreur. Tu es mille fois trop bon. Et veux-tu me dire en quoi ça te regarde ? "

Austin vit la bataille gagnée. Il avait eu un moment de frayeur. Mais maintenant il dominait la situation. Il se leva et remit la main sur le bouton de la porte.

" Mon cher ami, si tu trouves que ça ne me regarde pas, n'en parlons plus. A ta place, j'aurais été reconnaissant d'un avis. Toi, tu ne l'es pas. Très bien. Je ne t'importunerai plus.

-  Tu  as  l'intention  d'insinuer,  je  suppose, que je... que je suis amoureux de Gertie ?

-  Mais...

-  Aurais-tu la bonté de répondre à ma question ? "

Austin laissa de nouveau retomber la main : " Je voulais dire - et pas autre chose - que c'en avait tout l'air.

-  Eh bien, c'est faux, dit Val, en mentant délibérément.  Il  est  tout  bonnement  scandaleux que je ne puisse être ami avec une jeune fille qui va et vient dans cette maison depuis trois ans, sans qu'on se mette à fouiner, à potiner, à dire que je  suis  amoureux  d'elle. J'aime bien Gertie, et je ferai absolument et exactement ce qui me plaira. J'ai l'intention de faire une longue promenade à cheval avec elle, lundi - puisque lu tiens à tout savoir. Et je te prierai de vouloir bien garder pour toi tes remontrances et de t'occuper de tes affaires. "

Austin sourit doucement. Même, il fit une légère inclinaison.

" Allons,  dit-il,  je  crois  qu'il  n'y a  rien  à ajouter. "

Ses genoux tremblaient un peu comme il longeait le couloir, en chantonnant - juste assez fort pour que Val l'entendît.

" Pauvre type, se dit-il, comme il avait la frousse ! "

Val resta debout. Il entendit Austin qui chantonnait, il sourit par un effort musculaire.

" Je crois que, cette fois-ci, je lui ai fait salement peur !  " dit-il tout haut.

 

 


 

(1) Quartier des  services  de la Justice

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