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CHAPITRE II
I
De toutes les saisons de l'année, c'est l'hiver qui prête le plus d'agréments à une longue promenade à cheval. Ni chaleur, ni mouches, ces mortels ennemis du bien-être ; les chevaux sont dispos ; et si le ciel est clair, s'il ne gèle pas, s'il ne fait pas de vent et s'il n'y a pas trop de boue, le corps et l'esprit sont également heureux.
La visite de Val et de Gertie à Penhurst avait été des plus agréables ; le vieux gardien, en apprenant qu'ils venaient de Medhurst, s'était montré déférent et loquace. Ils mangèrent leurs sandwichs dans le jardin, et, vers deux heures, étaient déjà sur le chemin du retour. Inutile de reproduire ici leur conversation ; elle n'offrait pas le moindre intérêt. Il suffit de mentionner que leur intimité grandissait peu à peu, à mesure qu'ils gagnaient du terrain. Ils prenaient des petits chemins, passaient à travers champs ; Val ouvrait des barrières ; des faisans couraient en caquetant dans les taillis, des pigeons voguaient dans l'air, violemment rejetés de côté par l'effroi, comme des bateaux par la tempête, dès qu'ils apercevaient les cavaliers. Autour de ces derniers se jouait la bise d'hiver, claire et fraîche, où soufflait à peine, dans le jour baissant, une faible haleine de glace ; et le ciel commençait à ordonner ses couleurs pour un bel effet de soleil couchant. Gertie laissa tomber sa cravache : Val en quelques secondes mit pied à terre et remonta à cheval ; comme il la lui tendait, leurs yeux se rencontrèrent.
Ils avaient, bien entendu, fait des projets pour la soirée, spécifié les danses que Gertie danserait avec Val ; ils devaient souper ensemble ; un certain coin de la galerie de musique fut désigné comme lieu de rencontre si l'un d'eux s'ennuyait. ils riaient, leurs yeux brillaient pendant ces arrangements.
Chacun tenait très bien son rôle. Ils savaient que l'échelon d'intimité vers lequel ils progressaient était fragile et périlleux ; une phrase trop familière, une nuance sentimentale trop marquée, une seule supposition injustifiée pouvaient en compromettre l'équilibre. Ils étaient tous deux sans expérience mais pourvus d'une sensibilité intuitive qui les guidait infailliblement. Des experts en flirt eussent peut-être trouvé que " tout cela n'était pas au point ", reproché deux ou trois fois à Gertie de mettre trop d'expression dans ses regards, à Val, la gaucherie de ses silences. Mais " tout cela " leur allait très bien. Ils étaient gourmands de sensations plutôt que gourmets ; ils ne connaissaient pas les subtilités infinies où se complaisent les gens de trente et quarante ans, et, d'ailleurs, ne les eussent pas comprises. C'étaient des enfants, rien de plus, mais des enfants bien élevés.
Comme le ciel atteignait son suprême rayonnement de gloire, ils suivaient côte a côte un sentier conduisant à une petite hauteur où se dressaient des sapins et d'où l'on dominait de tous côtés le paysage. Ils s'arrêtèrent à la lisière des arbres pour regarder
Val regarda Gertie à
Et Val - bien qu'elle n'eût jamais l'air de le regarder - prenait à ses yeux l'air d'un Parsifal ; il lui apparaissait jeune, viril, calme et romantique. Il portait un vêtement gris, il était grave et les rayons du soleil mettaient dans ses cheveux des reflets d'or sombre.
Ils restèrent un instant silencieux à contempler les flots d'éther chargés de lumière, les nuages flottant à l'orient comme des îles vermeilles, le riche tapis formé par la cime des arbres ; leurs pensées se cherchaient, se confondaient ; ils se soumettaient intérieurement l'un à l'autre et se considéraient mutuellement comme dignes de commander à l'univers.
II
" Nous pourrions galoper un peu, dit Gertie sans regarder Val ; il se fait tard " Elle souleva ses rênes, se pencha en avant et la jument partit au petit galop.
Un sentier de gazon long et droit, s'étendait devant eux ; ils le connaissaient bien, car ils n'étaient qu'à une heure de distance de Medhurst. " Rappelez-vous qu'il y a la carrière au bout ! " cria Val et, de la tête, elle fit signe que oui.
Or, un certain faisan avait éprouvé, la veille, de violentes émotions. Par deux fois, des gens qui causaient, armés de bâtons, l'avaient dérangé, forcé à s'envoler par-dessus les arbres ; par deux fois, pendant qu'il volait, un bruit énervant s'était soudain fait entendre, venant d'en bas ; puis, dans l'air, immédiatement derrière lui, une sorte de cri strident, horrible. Il était arrivé sain et sauf à un mille de distance de son abri, avec la conviction bien implantée parmi ses instincts, acquis ou héréditaires, qu'il valait mieux rester caché sous la fougère que courir, et courir que voler.
Il se promenait ce soir dans la lumière, piquant du bec les châtaignes et les chenilles, longeant le chemin où galopait une jeune fille montée sur une jument blanche. Entendant un bruit martelé qui se rapprochait, il tendit le cou et resta quelques secondes une patte en l'air. Puis, baissant la tête, il se mit à courir en silence, avec une extrême rapidité, parallèlement au chemin, car une désagréable clôture de fil de fer l'empêchait de fuir vers
Cependant, la jument blanche avait fait un écart ; elle porta la tête en arrière, renâcla et, folle de frayeur, partit d'un trait, piquant droit dans le chemin qui, cinq cents mètres plus loin, aboutissait à la carrière.
Gertie, sitôt revenue de sa surprise, entreprit sa tâche. Elle avait tiré sur les rênes, dans l'espoir de briser l'élan de la bête avant qu'elle eût le temps de prendre définitivement une allure effrénée. Après quoi, abandonnant le filet, elle mit toute sa force sur la rêne de bride, sciant la bouche, mais avec précaution, dans la crainte de jeter la jument contre un arbre.
A vrai dire, elle n'avait pas peur. Elle appréciait avec clarté les circonstances, la possibilité que la jument glissât dans la descente, la probabilité d'une chute mortelle par-dessus le parapet de
De petites scènes, des idées, passaient rapidement dans son esprit. Il lui semblait qu'il y avait en elle deux personnes distinctes : l'une, étrangère, indifférente, remarquait un tronc d'arbre abattu, les tons ambrés du ciel, les oreilles couchées de la jument, sa crinière en désordre ; l'autre, d'abord attentive à la nécessité d'arrêter cette course, puis furieuse, puis désespérée. Car on croirait parfois que chacun des deux moi de la psychologie moderne, violemment séparés l'un de l'autre, est animé d'une vie indépendante, suit un cours particulier, fait ses propres observations...
Soudain, à un tournant où la route s'élargissait, elle aperçut à cent cinquante mètres environ, les buissons bas qui bordaient la carrière - cette carrière profonde où, quelques jours auparavant, elle avait plongé du regard, ainsi que Val et Austin - et, au delà, derrière le parapet opposé, des sapins noirs sur le ciel rouge. Puis, simultanément, deux choses survinrent : elle se mit à sangloter - du moins une des deux parties d'elle-même - et elle vit, à sa droite, la tète de Quentin tout près de la sangle de sa jument, et enfin la main de Val s'avança, rapide, et s'abattit sur ses rênes.
Val criait, elle s'en souvint plus tard, mais ni alors ni après, elle ne sut quels mots il criait ; car elle s'abandonnait tout entière à une sensation de soulagement. Elle se renversa sur la selle mouvante, en fermant à demi les yeux. Elle n'éprouvait plus cette affreuse impression de solitude : il y avait près d'elle un homme... Val, le cher Val ! Elle ne se souciait guère de savoir s'ils rouleraient ou non tous deux par-dessus le rebord, dans la carrière ; non, vraiment, elle ne s'en souciait pas.
Val s'était emparé des rênes et les deux chevaux galopaient ensemble, s'entre-heurtant, se gênant l'un l'autre, Elle comprit et retrouva son calme. Elle se redressa, l'attention en éveil et se remit à tirer sur les rênes, en insistant sur la gauche. La jument releva la tête ; son galop se raccourcit... Enfin, elle s'arrêta, pantelante, couverte de sueur... Ils étaient à quarante mètres de la carrière.
Val, qui tenait toujours les rênes, se penchait sur le cou de son cheval et regardait Gertie d'un air calme et résolu pendant que Quentin s'apaisait peu à peu.
" Merci, merci, dit Gertie... Oh ! Val... "
Pendant le retour, ils frémissaient d'émotion. Ils chevauchaient côte à côte ; Val avait accroché à la gourmette de la jument sa ceinture de cuir dont il tenait l'autre extrémité dans sa main gauche. Ils parlaient et reparlaient du même sujet, revenant sans cesse sur le faisan malencontreux, sur l'effroi excusable de la jument, sur les avantages qu'il y avait à rendre et à reprendre successivement la main ou à scier la bouche de façon continue. Val préconisait le premier système : Gertie le second.
Val était radieux. Sa mâle vaillance émanait de lui comme une aurore. Il lançait des regards à Gertie en lui parlant et celle-ci, malgré l'ombre crépusculaire qui s'épaississait dans les bois, voyait que ses yeux brillaient et que sur sa bouche le sérieux alternait avec le sourire. Ils étaient troublés ; leurs voix tremblaient par moments, et de longs silences s'intercalaient.
Val déclara que jamais Quentin ne lui avait semblé aussi lent que pendant la poursuite ; impossible, tout d'abord, de le mettre au galop. Et puis, il avait craint que Quentin ne s'emportât, lui aussi, et il l'avait flatté de la main tout en lui adressant des éloges extravagants sur son sang-froid, sur sa docilité... Il décrivit admirablement tout cela - sa frayeur de voir la jument tomber, passer par-dessus le parapet, son angoisse à l'idée d'arriver trop tard, la vision qu'il avait eue d'un lapin frôlant les jambes de Quentin.
Mais il ne dit pas (et en réalité il n'en avait guère conscience tandis qu'il parlait), il ne dit pas qu'une décision s'était imposée à lui en ce moment atroce et que si, arrivé à soixante mètres de la carrière, il ne fût pas parvenu, dans sa course effrénée, a happer la rêne de Gertie, il eût retenu son propre cheval, dans la crainte. dans la crainte de faire plus de mal que de bien...
III
Ils étaient assis ensemble dans l'embrasure de
Ils se trouvaient séparés de l'univers, car Val avait ouvert un grand paravent pour masquer l'entrée. (Gertie feignait de ne pas s'en apercevoir.)
Derrière eux se mouvaient de pauvres êtres humains, personnages fantomatiques d'un monde qui désormais, n'offrait plus le moindre intérêt. Austin était par là, sans doute, prosaïque et satisfait, avec son frac cérémonieux. Lady Béatrice assise, sa canne à côté d'elle, causait probablement avec le professeur Mac-Intosh, vêtu de son veston marron, avec sa ridicule chemise à jabot ornée de perles. Le maître de la maison, John Medd de Medhurst, long et de mise austère, dansait, vraisemblablement, pour la troisième fois, avec miss Deverell, toute frêle dans sa robe de soie noire ; et les Meredith étaient là, ainsi que le Vicaire et sa femme, et la vieille lady Debenham, et tous les habitants des domaines environnants et le petit docteur, et tout le reste de cette foule qui avait la prétention d'exister !... Val les avait tous vus, avait évolué au milieu d'eux, souriant, condescendant même à causer, jusqu'au moment où il l'avait aperçue, Elle, dans Sa robe bleue, Ses bras souples et dorés gantés de blanc et où Ses yeux noirs et vifs avaient rencontré les siens, tandis qu'Elle parlait à un gros capitaine rubicond présenté par les Fergusson.
Il était alors allé vers elle et l'avait emmenée. Sans mot dire, ils avaient dansé ensemble ; puis, comme par une commune sympathie, en approchant de la porte, ils avaient tous deux hésité. Le rythme de leurs pieds s'était interrompu ; elle avait pris son bras ; ils avaient traversé les deux salons pleins de chrysanthèmes, suivi le couloir qui longeait le billard, et gagné le porche Sud dont Val avait masqué l'entrée avec un paravent. Ils ne s'étaient pas encore parlé. Le monde avait disparu ; seules le rappelaient par moments des bouffées de musique qui s'échappaient du hall.
Tout à coup il lui prit la main ; elle la lui laissa prendre. Il la serra dans les siennes.
" Gertie... ", murmura-t-il.
Chaque pulsation, chaque fibre de son être semblaient animées d'une vie nouvelle ; il était ivre de joie et de courage. Il lui avait sauvé
Sa main monta sur le bras de la jeune fille, à la hauteur du coude, ses doigts cherchèrent les boutons du gant. Elle retira vite son bras, en étouffant une petite exclamation.
" Non... non ; enlevez-le, dit-il tout bas. Je veux... vous embrasser la main. "
Oh! certes, c'était un amour de novices. Mais leur en fallait-il davantage? Gertie eût pu apprendre à Val bien des choses qu'il ignorait ; mais elle l'aimait pour cette ignorance même, si bien en rapport avec son courage, son sentiment viril de l'honneur, sa simplicité, sa candide loyauté d'enfant ; et c'était de ces qualités-là qu'elle se sentait éprise. Il lui représentait un Homme, non un troubadour. Cette après-midi-là, il avait monté avec elle, il avait arrêté son cheval, il l'avait protégée, sauvée ! couronnement de cette intimité qui, au cours de la journée, s'était accrue peu à peu, qui avait commencé (Gertie du moins le pensait) par le matin d'été où, entendant le bruit des roues devant le perron, elle avait couru à la fenêtre pour observer le départ du jeune garçon qui devait entreprendre, en Suisse, tant de grandes choses. Elle se sentait, par moments, son aînée ; elle avait souri intérieurement, quelquefois, en le voyant bouder Austin, s'était moquée affectueusement de lui avec May ; et, même à présent, avait conscience que cet étrange instinct maternel se mélangeait à l'admiration qu'il lui inspirait. Mais, en même temps, elle avait conscience de sa propre jeunesse ; elle tremblait de le sentir ainsi tout près d'elle. Il lui donnait une impression de force, de mâle énergie, de courage!
Quant à lui, il se perdait dans l'extase. Cette merveilleuse jeune fille était à lui ! Comment le croire ? Mais comment en douter ? Un amour comme le sien ne pouvait manquer d'être vainqueur. Elle était près de lui, bien plus près dans cette ombre que dans la lumière éclatante du hall, devant tout le monde.
Donc, il lui avait embrassé
IV
" Alors, chuchota Val, dix minutes plus tard, c'est arrangé. Nous sommes absolument fiancés. Et il ne faut rien en dire à personne. "
Elle murmura quelques mots rapides, confus. " Non, ma chérie, reprit Val, il ne faut pas. Si nous en parlons à qui que ce soit, on ne nous permettra plus de nous voir. Et vous partez demain... oh ! Gertie... "
Un grand vide s'ouvrait devant lui à cette pensée. Elle faisait partie de sa vie, à présent qu'il avait parlé. Il ne pouvait plus concevoir la vie sans elle... Et, après la désolation de Medhurst, il lui faudrait supporter la solitude de Cambridge...
" II faut que vous reveniez à Pâques, dit-il.
- Cher val, à quoi bon? Jamais... jamais on ne consentira... "
Sa volonté se redressa impérieuse.
" Je vous dis que si. Et sinon, nous nous passerons de consentement. Dites-moi, Gertie, est-ce que vous partiriez avec moi, s'il n'y avait pas d'autre moyen? "
Elle ne répondit pas. Il l'entendait respirer dans l'ombre ; il sentait son pouls qui battait ; il distinguait à travers ses cheveux, qui étaient de l'ombre aussi, un peu de la blancheur de son visage.
Il se mit à la supplier tout bas, en l'attirant plus près encore. Il la tenait dans ses bras nerveux et résolus, comme une petite enfant frêle, docile.
" Oh ! Gertie, dites que oui... dites que vous me suivriez... Je vous aime plus que tout au monde... Je... je mourrais pour vous s'il le fallait. Nous n'aurons pas besoin de nous enfuir... tout ira bien. Mais dites-moi que vous le feriez... dites-le-moi. "
Il se laissa glisser à genoux, la tenant toujours, l'attirant vers lui. Leurs visages se touchaient presque ; il respirait le faible parfum de ses cheveux ; le bras nu de Gertie pesait, sa force l'abandonna ; et enfin il reçut la réponse qu'il désirait : Gertie, après s'être un instant dégagée de son étreinte, lui saisit la tête et se mit à l'embrasser, à l'embrasser, à l'embrasser, sur les lèvres, sur les yeux, sur le front.
" Oui, mon chéri, oui, je vous suivrais, balbutiait-elle. Je vous obéirais, Val... je vous obéirais... Oh ! mon Val, que je vous aime! Je voudrais mourir pour vous... vous êtes... vous êtes si fort, et si brave !... "
V
A souper, le professeur Mac-Intosh décrivait à miss Deverell, pendant que lady Béatrice causait avec son voisin de gauche, la véritable manière de maîtriser un cheval emballé. Il fallait, dit-il, garder son sang-froid, et tirer méthodiquement, posément, sans cesser, autant que possible, de parler au cheval d'une façon calmante et encourageante. Les tractions brusques étaient funestes. La peur ne l'était pas moins, car elle se communiquait aisément au cheval.
Un couple fit son entrée dans la salle à manger. Le professeur s'écria :
" Tiens! voilà le héros et l'héroïne ! "
II se leva en agitant ses mains dans le vide comme s'il dirigeait un orchestre.
Voici venir le héros conquérant ! chanta-t-il d'une voix ample et retentissante.
" Il y a une chaise libre là-bas, mon fils, dit lady Patrice. Il y en a même deux. Comme vous êtes en retard ! "
Val conduisit Gertie jusqu'à sa chaise, puis alla au buffet chercher du poulet froid et un carafon de Champagne.
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