CHAPITRE IV

 

" Alors, dit May d'un air décidé, pour la dernière fois, nous irons au Pincio voir le coucher du soleil. Et mercredi, on flânera et on fera les malles. "

Ils étaient en règle avec toutes les choses réglementaires,  ayant visité  Saint-Pierre  (par  deux fois), les  catacombes,  le Forum,  Sainte-Marie-Majeure, Saint-Jean-de-Latran, assisté à une audience publique, pris le thé à la Piazza di Spagna, regardé l'assemblée des modèles et les fleurs d'amandiers   sur   l'escalier   de   la   Trinita.   Ils avaient essayé d'assimiler le pape à un clergy-man; ils s'étaient rendus gravement, le dimanche, à la petite église gothique de Tous-les-Saints, via del Babuino, pour y entendre matines, en sortant de Saint-Pierre, ou ils avaient parlé tout haut pendant la grand'messe,  assis sur des pliants; ils avaient acclamé le petit roi passant avec sa grande femme dans un dog-cart et, en causant avec un pasteur anglais, avaient convenu avec lui que le cardinal Merry del Val était un diplomate incompétent et sans scrupule. Ils s'étaient conduits, en somme, de façon inoffensive, comme il faut,  britannique,   et   sentaient  vaguement  que leurs horizons s'étaient élargis.

Et, de la vraie Rome, ils n'avaient, naturellement, rien vu du tout. Des êtres, des visions, avaient passé devant eux - des soldats portant des manteaux d'un bleu insolent et ressemblant à des conducteurs de tramways parisiens, des prêtres râpés marchant, les yeux baissés, d'un pas hâtif et silencieux; des paysans - des vrais, pas les paysans truqués de la Trinita - endormis dans de petites charrettes couvertes de bâches qui faisaient un bruit de tonnerre sur les pavés; d'interminables théories d'employés, de bourgeois, de commerçants à belles barbes qui passaient et repassaient lentement dans le Corso en lançant aux femmes des oillades brutales. Ils avaient vu des ruines se détachant sur le ciel ; de petites églises sales, assoupies et comme comprimées entre des maisons neuves et blanches garnies de balcons et percées d'innombrables fenêtres, et leur fausse conception de l'ensemble les avait empêchés de rien comprendre à tout ce qu'avaient enregistré leurs yeux et leurs oreilles. Ils croyaient être, par définition, du parti gouvernemental, du parti des nouveaux hôtels, des tramways, des squares propres et blancs ; ils n'avaient pas compris que ce qu'ils rejetaient comme " ecclésiastique " et " intransigeant " était le seul élément avec lequel ils eussent quelque chose de commun, qu'à cela et rien qu'à cela ils devaient leur grandeur dans le passé, qu'en cela uniquement résidait leur seul espoir pour l'avenir. Ils n'avaient pas compris que tout cela n'était, sous une forme italienne, que la transposition de leurs propres instincts et de leurs propres coutumes familiales.

Les deux amoureux s'étaient comportés avec une discrétion merveilleuse. Ainsi, Austin voyait clairement " qu'il y avait quelque chose ", sans cependant pouvoir trouver le moindre prétexte à réprimande. Il lui fut permis d'escorter Gertie, de l'aider à monter dans les fiacres et de lui donner, à cœur joie, toutes sortes de renseignements instructifs et précis. C'est à peine si, une fois, Val s'était départi d'un calme raisonnable et amical ; il paraissait tout à fait satisfait de rester avec May et ne se montrait jamais irritable ou grincheux.

En effet, la félicité où il était plongé suffisait à l'absorber tout entier. Les jours passaient dans un rêve délicieux ; depuis leur entente si fermement établie, il s'estimait assez heureux de pouvoir se dire que Gertie occupait la chambre voisine, qu'elle s'asseyait en face de lui à table et que, de temps à autre, elle croisait son regard ave le sien. Bien entendu, ils avaient des entretiens, échangeaient des phrases, dans des églises sombres, sur des terrasses ; très souvent,   ils s'écartaient des autres, mais toujours d'une façon toute naturelle et parfois sans même qu'on s'en aperçût ; pendant toute une heure délicieuse, ils étaient restés à causer, un soir, chacun sur le balcon de  sa chambre, tels  un Roméo  et une Juliette modernes, séparés seulement par un petit grillage et plongeant du regard dans le jardin obscur au-dessus duquel se levait la lune... Mais ce fut d'un air dégagé, extraordinairement naturel, qui n'eût peut-être pas trompé des observateurs plus âgés, mais qui suffisait pleinement pour dérouter May et Austin.

Il ne leur restait plus que deux autres soirées à passer à Rome. La tension de cette existence appropriée à son idéal et la sensation du temps qui s'enfuyait commençaient à produire leur effet sur Val. Il était un peu silencieux, ce soir-là, - silencieux avec un rien de nervosité.

Depuis le dîner, ils jouaient au bridge dans un coin du grand hall, où l'on pouvait fumer, quand May, en remettant les cartes dans leur boîte en cuir, avait annoncé qu'on irait au Pincio le lendemain contempler le soleil couchant. (On devait aller, le matin, au musée du Vatican et, après le déjeuner, au mont Palatin.)

" Moi, il faut que j'aille voir mon ami de 1'ambassade, déclara Austin ; j'y passerai dans l'après-midi. (Austin éprouvait trop de satisfaction à parler de " son ami de l'ambassade " et l'avait déjà mentionné plusieurs fois.) Val, sans rien dire, ouvrit son porte-cigarettes. May se leva.

- Je vais me coucher... Nous combinerons tout ça demain matin... Tu viens, Gertie ? "

Gertie se dressa, docile, et Val se complut à la regarder longuement.

Elle était vraiment ravissante et les conversations de la table voisine cessèrent dès qu'elle se fut levée. Son type méridional semblait, à Rome, moins exotique. Elle rayonnait de santé ; toutes ces allées et venues, sous le chaud soleil d'Italie, avaient doré son visage pâle. Ce soir-là, elle était en blanc, avec une fleur bleue dans les cheveux et, çà et là, sur sa robe, quelques broderies discrètes ; elle portait sur les épaules une écharpe légère, car les soirées étaient fraîches et ses yeux noirs brillaient de fatigue et de plaisir. Elle avait au doigt la turquoise de Val. Elle fit " bonsoir " de la tête aux deux jeunes gens et, droite, élancée, brillante et fine, elle sortit derrière son amie, avec cette admirable arrogance que confère un certain genre de vie et d'éducation...

" Une partie de montana ? " dit Val tout à coup.

Austin se rassit, de cet air un peu condescendant que Val avait parfois peine à endurer.

" Une, oui, si tu veux ", dit-il.

Le montana est peut-être le jeu le plus fatigant qui soit, tout au moins pour les tempéraments quelque peu nerveux. C'est une espèce de " patience " double ; mais son intérêt consiste en ce que les paquets graduellement formés appartiennent à la fois aux deux adversaires ; il en résulte que de toutes les vertus la patience est celle dont on a le plus besoin. Ce jeu exige une vue rapide, un jugement impeccable, une grande décision, de la cruauté et, par-dessus tout, une sorte d'inspiration irréfléchie et en même temps lucide, telle qu'il la faudrait, par exemple, à un officier de cavalerie.

Parfois, le joueur qui perd a toutes les peines du monde à ne pas s'écrier que son adversaire triche, car les cartes lui passent sous les yeux avec une vélocité prodigieuse, volant vers leurs destinations respectives. A d'autres moments, le joueur qui gagne a toutes les peines du monde, après cette course où ses cartes ont disparu, fondu, comme par enchantement, à ne pas éclater de rire d'un air de triomphe. Le jeu est si précipité, si violent, qu'on ne peut même pas essayer de fumer ; c'est à peine si l'on peut respirer...

Vingt minutes après, Val, un peu rouge, ramassa  ses  cartes et recommença à  les  battre.

-  Neuf points pour toi, dit-il. C'est ce valet que j'ai posé, tu sais bien!

-  J'ai   dit   une  partie,   répondit   Austin.   Je suis...

-  Oh! c'est de la blague Cette partie-là était infecte. Il faut en faire une autre.

Austin leva les sourcils avec une lassitude voulue. Il reprit ses cartes.

-  Une courte, alors. En vingt points. Val ne répondit rien et se mit à donner.

Le mépris n'était jamais bien loin quand Austin jugeait son frère. C'était le principal argument qu'il  se donnait en  faveur de  soi-même. Certes, il était en tout, pratiquement, supérieur à Val. Il montait mieux a cheval, il tirait mieux, il avait mieux réussi ses études ; il avait été membre du " Pop " à Eton, et du Comité du Pitt Club, à Cambridge. Mais Val ne demeurait jamais très en arrière, et parfois même surgissait au premier plan, brillant, avec une sorte d'opportunité, comme, par exemple, quand il avait arrêté le cheval emporté de Gertie. Et puis, il avait une intensité intérieure qui manquait à Austin - une conviction, un acharnement qui, un jour, pouvaient devenir dangereux. Donc, pour avoir l'esprit en repos, il fallait qu'Austin se composât, vis-à-vis de Val, une attitude ; qu'il fût maître de lui et modeste là où Val tendait à se montrer emporté ou vantard ; et, à ces ingrédients, se joignait, comme nous l'avons dit, une parcelle de mépris.

Prenons, par exemple, les cartes. Aux jeux purement intellectuels, Austin était indiscutablement le plus fort ; à ceux qui exigeaient de l'inspiration et de la rapidité, Val gagnait au moins aussi souvent qu'il perdait. Mais, se disait Austin, Val jouait avec une âpreté qui nuisait à la bienséance ; il était trop pétulant quand il gagnait et trop silencieux quand il perdait. Le montana, en quelque sorte, caractérisait les deux frères. Val y gagnait environ trois fois sur quatre ; aussi fallait-il parfois lui permettre d'y jouer quand il avait été malchanceux au bridge. Cela ramenait de la sérénité dans l'atmosphère et donnait à Austin la sensation de se montrer intègre et généreux.

Ils jouèrent quelques minutes en silence ; et le fait est que si l'on ne s'y livre à des cris, à des exclamations soudaines, il est difficile de jouer au montana autrement qu'en silence. Val commença bien ; ses cartes se présentaient à merveille et il demanda une trêve pour commander quelque chose à boire. Austin le considéra froidement et résolut de gagner.

- C'est pour moi, je crois, dit Val avec fermeté en tirant de dessous le neuf de cœur d'Austin un autre neuf de cœur plié, froissé. Tous deux avaient jeté leur carte presque en même temps sur un huit découvert.

Incontestablement, le coup appartenait à Val.

Austin s'affermit dans sa résolution et rapprocha sa chaise de la table. Dix minutes plus tard, survint un de ces développements comme il s'en produit parfois sans raison. Toutes les cartes d'Austin étaient bonnes ; toutes celles de Val, mauvaises. Deux fois Val fut en retard d'une demi-seconde... Il y eut un tourbillon de mains et de cartes. Les tas d'Austin s'écoulaient comme de la neige au soleil. Val s'affolait. Il laissa tomber une carte sous la table ; quand il l'eut retrouvée, les tas d'Austin avaient disparu.

-  Voilà   une   belle   série,   remarqua  Austin, tout animé par sa victoire et en repoussant sa chaise. (Les  " vingt " points étaient dépassés.)

Or, Val se trouvait dans cet état d'irritation indescriptible que le jeu provoque parfois chez les joueurs ; il était d'autant plus vexé qu'il se savait le plus fort au montana.

-  En général, nous, on se sert d'une  seule main, dit-il d'une voix incisive, tout en rassemblant ses cartes éparpillées.

-  En effet, répondit Austin, comprenant que la guerre était déclarée.

-  Il m'avait semblé que tu y avais mis les deux, continua Val, du même air froid et détaché, pendant que je ramassais la carte qui était tombée.

-  Eh bien, tu t'es trompé, dit Austin, je n'ai rien fait de semblable.

Val sourit avec un effort voulu et d'un coin de la bouche seulement. La colère, chez Austin, bouillonna comme un torrent. Il lança autour de lui un regard rapide : le hall était presque vide. Alors, il se leva et se pencha en avant, les mains appuyées sur la table.

- Tu ne dois pas jouer si tu es incapable de te maîtriser, dit-il à voix basse et d'un ton acerbe. M'accuser de tricher, c'est tout simplement grotesque ; et tu le sais bien.

Puis, voyant s'enflammer de fureur le visage de son frère, il tourna les talons et s'en alla, sans ajouter un mot.

II

Lorsque, après une longue période de sécheresse, un orage éclate, il est généralement violent, car il faut à tout prix qu'une certaine moyenne météorologique soit observée. Il en fut de même de la querelle des deux frères. Depuis trois mois, ils ne s'étaient pas disputés ou insultés ouvertement. L'un était à Cambridge, l'autre presque tout le temps à Londres ; aussi, jusqu'au départ pour Rome, nulle occasion ne s'était présentée et, ainsi que nous l'avons dit, Val, depuis lors, avait vécu sous l'influence apaisante de son idéal.

Les jeunes filles, bien entendu, ne remarquèrent rien le lendemain matin, sinon que tantôt les deux frères se montraient courtois vis-à-vis l'un de l'autre et tantôt semblaient s'ignorer mutuellement. Mais le feu de la discorde avait un foyer profond. Austin ne cessait de se répéter que Val était un gosse mal élevé, incapable de se contenir, et Val de se dire qu'Austin avait triché (bien qu'il sût parfaitement le contraire) et qu'il était tout bonnement intolérable...

Dans la matinée, ils visitèrent le Musée du Vatican, par sentiment du devoir plutôt que par amour de la beauté, et furent de retour de très bonne heure pour déjeuner. A deux heures et demie, ils sortirent en voiture, Austin et Gertie dans un fiacre, Val et May dans un autre.

Sur le mont Palatin, ils se montrèrent, plus que jamais, d'une politesse réciproque ; mais à travers cette politesse l'ironie était visible comme l'éclair d'un poignard parmi des fleurs. Val offrit à Austin son Baedeker en le priant de lire tout haut, " car il lisait si bien "  ; et Austin, avec mille excuses, rendit à Val une petite boîte d'allumettes que ce dernier avait fait tomber de sa poche en tirant son mouchoir. Gertie, deux ou trois fois, les observa vivement, puis devint particulièrement affectueuse envers May.

A vrai dire, tous quatre commençaient à en avoir un peu assez des " curiosités ". Il n'est pas facile, sous le climat italien, de prendre un intérêt intelligent à des monuments anciens pendant quinze jours, de dix heures à midi et de deux heures a cinq heures, sans laisser percer quelques signes de fatigue ou d'irritation. Et ils respirèrent enfin une atmosphère de délivrance en repassant sous l'arc de Titus.

-  Savez-vous   bien   qu'il   n'est   pas   encore quatre  heures ? dit  Austin.

May soupira.

-  Je n'y peux rien, dit-elle, et je meurs d'envie de prendre le thé. Allons le prendre à l'hôtel, et puis nous monterons au Pincio voir le coucher de soleil. Je tombe de fatigue...

- Les voitures attendent là-bas, dit Val en montrant le Colisée.

Un sentiment de regret, pourtant - plus encore, une réelle et inexplicable dépression, s'empara de lui pendant le retour en voiture avec Gertie. (Ils avaient changé de compagne, cette fois.) Il lui semblait que la soirée, le lendemain, le voyage de retour et les trois ou quatre jours que Gertie passerait à Medhurst n'étaient qu'une dérision... Il le lui dit, tout en se tenant soigneusement renfoncé dans un coin de la petite victoria, pour le cas où les autres se retourneraient.

-  Gertie, dit-il, plus qu'un jour ici, et, ensuite, cet ignoble Cambridge! (Il leur était doux de se parler ainsi, sans détour, comme eussent pu le faire mari et femme. Ils avaient découvert, pendant le voyage, le charme délicieux de cet abandon.) Elle se fit maternelle.

-  Mon  cher  petit,   soyez  raisonnable.   Nous avons passé une quinzaine délicieuse et... nous ayons encore presque toute une semaine à passer ensemble.

Val soupira de nouveau, l'air fâché. Elle reprit :

-  Y a-t-il quelque chose entre vous et Austin ?

-  Oh ! oui, répondit Val avec lassitude. Il n'y a pas moyen de jouer aux cartes avec lui ; et je le lui ai dit.

Elle se mit à rire.

-  Quels enfants ! dit-elle.

-- Austin est décidément impossible, continua Val du ton d'un homme de quarante-cinq ans qui juge un gamin de dix-sept. Il a trop mauvais caractère.

-  Dites-moi ce qui est arrivé.

-  Je lui ai demandé s'il ne s'était pas servi de ses deux mains, par erreur, en jouant au mon-tana. Ça arrive à beaucoup de gens, vous le savez. Alors il est entré en fureur, il est devenu agressif...

-  Et vous?

- Moi, je ne lui ai pas répondu.

-  Quels enfants, répéta Gertie. Vraiment, vous avez passé l'âge de ces choses-là.

-  Est-ce que c'est de ma faute si Austin se conduit   comme  un   voyou ? s'exclama   Val   en persistant dans ses torts et sincèrement inconscient d'avoir travesti quoi que ce fût (n'avait-il pas dit littéralement la vérité ?)

-  Vous savez, Val, je crois que vous êtes quelquefois taquin avec lui, dit Gertie avec sérieux. (Elle se rappelait les bienfaits que pouvait avoir l'influence d'une femme.)

Val fit un petit haussement d'épaules et, d'un geste italien, étendit les deux mains en avant

-  Oh ! je sais qu'il faut que je le supporte. Mais il est de ces gens à qui l'on ne doit jamais demander de faveurs. Hier soir, je lui ai demandé de jouer aux cartes avec moi, - et voilà le résultat.

-  Alors, vous ne vous disputerez plus?

-Oh ! je serai tout à fait poli. Mais, je le répète, je ne veux plus accepter de lui aucune faveur.

 

 

 

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