CHAPITRE V

 

-  Oui, prononça Austin après un long regard de connaisseur, c'est vraiment merveilleux.

-  Allons, voilà qui est réglé, murmura Val entre ses dents.

Ils étaient debout, tous quatre, au soleil couchant, sur la terrasse du Pincio.

Le chapelain anglais leur avait dit que c'était là une des principales " choses à voir " et May, qui s'était sincèrement promis de tirer du voyage un profit sérieux, avait cru comprendre que cette conviction était partagée par tous les initiés ; qu'alors que les philistins se contentaient de parcourir, comme un troupeau, Saint-Pierre et les Catacombes, les esprits vraiment compréhensifs venaient au Pincio contempler Rome au coucher du soleil ; et elle avait insisté pour qu'on y retournât.

Ce qu'ils voyaient de cet endroit était, certes, frappant   et  beau,   "   vraiment  merveilleux   ", comme l'avait très convenablement décrété Austin. Ils se tenaient sur le bord de la terrasse, les mains sur la balustrade et leur regard embrassait toute la Rome médiévale, baignée dans une gloire poudreuse de bleu et d'or. La ligne des toits, rompue çà et là par des coupoles et des clochers, s'étendait en demi-cercle à droite et à gauche, formant une sorte d'amphithéâtre plat, dont l'arène, grouillante de nacres et de piétons, était la Piazza del Popolo, où Luther avait coutume de se promener après avoir dit la messe. Des fumées montaient toutes droites, fines comme du lin, sur le ciel somptueux que barraient à l'horizon de hauts cyprès, semblables à des masses noires devant une fournaise ouverte ; le bruit des fouets, des cloches, des cris, des roulements de voitures sur les pavés de la Piazza, s'élevaient vers le Pincio, fondus par la distance en une douceur moelleuse. Mais le point vers lequel se tournaient sans cesse les yeux et la pensée, c'était la vaste cloche d'ombre violette illuminée de rose qui dominait l'ensemble et qu'on appelle le Dôme de Saint-Pierre. Elle reposait comme une fleur renversée, descendue du ciel, et le soleil, caché derrière, la perçait de part en part, brillant à travers les vitraux, la rendant aussi insubstantielle qu'un coquillage d'écume. Elle était suspendue là, symbole de bénédiction, comme rattachée par un fil invisible au trône même de Dieu ; on l'eût dit supportée par des constructions terrestres qui se seraient haussées pour la recevoir et qui, maintenant, se poussaient et se pressaient l'une l'autre afin de s'abriter sous son ombre. Plus loin encore, et déliés comme un travail de dentelle, des arbres se dressaient, menus, délicats, estompés, semblables à des plumes effilochées et vues à contre-jour devant la lueur d'un feu. Mais, cette lueur, petit à petit, devint rosé, puis s'empourpra, puis enflamma tout le ciel, assouvissant le regard comme l'eau fraîche apaise une gorge enfiévrée.

Voilà donc ce qu'ils voyaient de cette terrasse. Plus tard, ils pourraient le décrire, et même, après avoir consulté le Baedeker, nommer un à un les clochers et les dômes qui contribuaient à l'harmonie générale - comme, par exemple, le dôme blanc de la synagogue, contrefaçon caricaturale du doux géant qui la domine de loin, imitation d'un roi tentée par un gamin des rues ; ils pourraient, à défaut de paroles, agiter les mains de-ci, de-là ; ils pourraient à loisir divaguer sur l'Italie et ses colorations ; Austin pourrait faire ressortir des contrastes frappants entre la Rome moderne et l'ancienne Athènes (il avait visité consciencieusement cette ville en compagnie de professeurs du collège d'Eton) ; et les deux frères seraient en mesure de prouver qu'ils appartenaient à l'élite des initiés, en disant que Saint-Pierre et Saint-Jean-de-Latran les avaient beaucoup moins impressionnés que le panorama de Rome, vu au soleil couchant, de la terrasse du Pincio.

Mais il y a bien autre chose encore à voir de cette terrasse, à l'heure du couchant. C'est l'histoire de la race humaine, et l'amour de Dieu, et l'histoire de " Celui qui vint vers les siens et ne fut pas accueilli ", et la signification de la Cité de l'Univers, et la conjonction des petites affaires humaines avec l'Eternité, et leur réconciliation avec elle à travers cette coquille écumeuse et aérienne qui, matériellement parlant, consiste en une mosaïque aux tons innombrables. En un mot, la conciliation de tous les paradoxes, la solution de tous les problèmes, l'incarnation de tous les mystères, la satisfaction finale et complète du Créateur par la créature et de la créature par le Créateur, tout cela trouve des voix, des formes et des couleurs dans la vue de Rome au coucher du soleil, contemplée des hauteurs du Pincio.

Car, pour ce qui est du Pincio lui-même, là ou se tiennent les spectateurs, on n'y voit que l'Italie moderne, grossière, charnelle, aveugle et satisfaite. On y voit des bustes d'hommes barbus, de poètes décadents, de célébrités totalement dénuées d'intérêt, placés en rang sous les chênes, comme des philosophes méditatifs ; des groupes bavards allant et venant de tous côtés, les hommes regardant les femmes, les femmes, le nez en l'air, se prélassant dans des voitures défraîchies, faisant semblant de ne pas voir les hommes ; des séminaristes passant en rapides processions, marchant vite, comme des troupes qui foulent une terre étrangère, les manches de leurs soutanelles flottant au vent et pressés de regagner leur séminaire avant l'heure de l'Ave Maria ; des enfants qu'on couche trop tard, nerveux, aux jambes maigres, aux regards méchants, échangeant entre eux de bruyants appels : " Ercole ! Luisa ! Tito ! Elena ! " ; des couples bourgeois, vêtus de soie et de drap fin, ayant les yeux d'Auguste ou de Poppée et des âmes d'insectes, arpentant gravement les allées, bras dessus, bras dessous, persuadés qu'ils sont élégants, éclairés et modernes. C'est du milieu de tout cela que l'on considère l'ensemble des siècles et qu'on suit leur évolution, depuis leurs racines, rampant d'abord le long des Catacombes, puis ornant de frondaisons les vieilles petites églises au chœur de marbre blanc, et se développant enfin jusqu'à devenir cette fleur épanouie et parfaite qui est suspendue là, remplie d'or, de bleu, d'orange et de lumière, de cette fleur prodigieuse dont la graine, répandue dans toutes les contrées, prépare l'immense forêt de l'avenir...

II

Des quatre spectateurs, Vai était probablement le seul à comprendre que certaines choses du spectacle échappaient à sa perception (si toutefois nous exceptons Austin qui, déjà, tentait des comparaisons entre ce qu'il voyait et l'Acropole d'Athènes - à l'avantage, bien entendu, de celle-ci, car il avait atteint ce point du développement intellectuel où l'on croit faire preuve de liberté d'esprit en préférant, coûte que coûte, le paganisme au christianisme). Val ne pouvait exprimer ce qu'il ressentait, il ne s'en rendait pas compte lui-même ; mais des émois divers vivifiaient sa sensibilité : le trouble que lui causait la proximité de Gertie, dont la main touchait presque la sienne sur le rebord de la balustrade, l'idée du départ, fixé au surlendemain, le souvenir de sa dispute avec Austin, qui faisait encore frémir légèrement ses nerfs, agissaient sur sa nature sensitive et sur son imagination.

Gertie n'éprouvait rien de particulier, sinon qu'elle était environnée de beauté supérieure - et une sensation, moitié plaisir, moitié colère et ressentiment, causée par un jeune homme à moustaches qui, arrêté à dix mètres, la regardait avec persistance. Elle le reconnaissait : déjà il l'avait regardée ainsi après le déjeuner, dans la rue, pendant qu'elle mettait une lettre dans la boîte de l'église Saint-Sylvestre.

Mais Val ressentait quelque chose de vague et de tumultueux en regardant au loin, sans remarquer la présence du jeune homme. Il avait conscience d'une foule d'émotions et d'impressions, de conseils qu'il ne parvenait pas à entendre, d'images fugitives qu'il ne parvenait pas à saisir. Il sentait, sans la comprendre, une signification au fond de tout cela ; des allusions, des incitations trop subtiles, des prédictions trop vastes pour être formulées.

Agacé de ne pouvoir arriver à comprendre, il se détourna enfin d'un mouvement brusque.

-  Allons jeter un regard de la terrasse  du bas, dit-il à Gertie.

De cette terrasse inférieure, on a une vue moins belle quoique d'un charme spécial.

Gertie et Val restèrent un instant seuls en contemplation. Puis, Val se rappela l'existence de son frère et de sa sœur ; il les chercha des yeux. Pour tâcher de découvrir leurs deux têtes dans la frise mouvante qui garnissait le parapet, il fit quelques pas du côté d'où il était venu avec Gertie ; au même moment, Austin et May parurent au haut de l'escalier.

-  Ah !  vous voilà,  criait May en agitant la main.

Val fit un signe de tète. Et, comme il retournait vers Gertie, il vit un jeune homme qui, venant en sens contraire, s'approchait d'elle, otait son chapeau et montrait dans un sourire une belle rangée de dents blanches. Il tenait à la main une fleur, prise évidemment à sa boutonnière. Arrivé près de Gertie, il baisa la fleur et la lui tendit en prononçant quelques mots.

Val crut d'abord que la jeune fille venait de rencontrer par hasard un ami et il continua d'avancer. Mais Gertie marcha rapidement vers lui ; sur sa figure pâle, il y avait de l'effroi et de la colère.

- II... il m'a parlé... il m'a insultée... dit-elle dans un chuchotement saccadé.

Val la regarde, stupéfait.

-  Qui ? je ne comprends pas...

-  Cet homme, dit-elle. Il me suit depuis ce matin. Il vient de... de m'insulter.

Val sentit soudain dans le fond de sa gorge son cœur qui battait furieusement. Une émotion énorme le saisit qu'il prit pour de la colère. Il fit quelques pas en avant.

__ Monsieur... vous... vous avez osé... balbutia-t-il durement en anglais.

Le jeune homme, nullement déconcerté, restait souriant et tenait toujours, délicatement pincée entre ses doigts, la fleur dédaignée. Sa mise était élégante et simple ; visiblement, il n'appartenait pas à la classe des boutiquiers. Sans cesser de sourire, il fit un petit mouvement de sa canne, comme pour écarter Val de son chemin et, de nouveau, tendit la fleur... Gertie étouffa une exclamation.

Alors, poussé à la fois par une explosion de fureur et par la notion qu'on attendait de lui quelque chose de violent, Val prit une aspiration rapide, s'avança et, de toutes ses forces, gifla le visage brun qui souriait.

Avec une promptitude incroyable, un rassemblement se forma autour d'eux.

En une seconde, l'Italien obséquieux et galant s'était changé en chat-tigre. Il avait sauté en arrière, les yeux flamboyants, les poings serrés, comme hésitant à bondir sur Val pour le déchirer avec ses dents et ses griffes. La fleur était par terre pareille à une goutte de sang.

Val attendait toujours, se préparant à repousser une attaque, et comme sa fureur, soulagée par le soufflet qu'il avait donné, tombait rapidement, il commença à se demander s'il avait eu raison d'agir comme il l'avait fait. Sitôt après la gifle, pendant qu'il guettait la riposte, il perçut qu'un bruyant caquetage sortait de la frise vivante penchée au-dessus de lui ; mais il conserva sa belle attitude vaillante, droit, pâle et résolu.

Puis, avant que l'Italien eût retrouvé son calme, des pas précipités descendirent les deux escaliers, un groupe fébrile et bavard entoura les trois personnages - car Austin, qui atteignait l'angle de la rampe au moment où Val frappait l'autre en pleine figure, était accouru auprès de son frère.

Austin eut peine à se rappeler, plus tard, le cours exact des événements. Il était arrivé à point pour voir la main de Val levée en l'air et pour entendre le bruit de la gifle ; alors, il dit à May de rentrer directement à l'hôtel avec Gertie et s'élança aux côtés de Val. Il n'eut pas le temps de demander d'explications : c'était d'ailleurs inutile. Trois ou quatre hommes, descendus en hâte, vinrent se ranger autour de l'Italien ; l'attention d'Austin fut particulièrement attirée par l'un d'eux, petit, l'air militaire, grosses moustaches grises, qui saisit le jeune homme par le bras, non sans une certaine déférence, et entreprit de l'apaiser. Derrière eux, le groupe augmentait rapidement.

L'étranger parut enfin se maîtriser. Il poussa de côté le vieux militaire, et, la joue encore rouge, il s'avança :

-  Vous êtes Anglais, monsieur ? demanda-t-il avec un fort accent ;... un gentleman ?

Val fit signe que oui.

L'Italien, redevenu tout à fait maître de lui, se baissa et ramassa sa canne. Puis il la leva en l'air.

-  Est-ce nécessaire, monsieur ? demanda-t-il. Val recula d'un demi-pas, sous la menace.

-  Qu'est-ce  que tout ça veut dire ? s'écria Austin vivement.

Val se tourna vers lui, très pâle.

-  Ce... cette brute a insulté Gertie... il lui a offert une fleur.

L'Italien abaissa lentement sa canne et dit quelques mots au vieux militaire. Puis, ayant soulevé poliment son chapeau, il se glissa parmi les assistants, qui  s'écartèrent pour le  laisser passer.

Le vieux militaire prit la parole.

-  Votre carte, monsieur, dit-il.

-  Il  te  demande  ta  carte, expliqua Austin. Probablement pour déposer  une plainte. Dépêche-toi, Val... Evitons une seconde scène.

Pendant que le vieux militaire attendait, courtois, en caressant sa moustache et en observant avec soin les deux Anglais, Val fouilla dans sa poche, en tira son porte-cigarettes et y prit une carte qu'il donna à Austin. Celui-ci la tendit au vieux monsieur.

- Voici la carte, monsieur, dit-il en un italien passable ; nous habitons l'Hôtel des Etrangers.

L'autre la prit, y jeta un regard et la mit dans sa poche. Après quoi, il sortit son portefeuille et remit sa propre carte à Austin. Elle portait cette inscription : Général Villanuova, surmontée d'une petite couronne. Austin, à son tour, prit la carte en s'efforçant de garder, lui aussi, un maintien digne et assuré. Alors, ils se saluèrent mutuellement d'un coup de chapeau ; le vieux militaire, en s'inclinant, fit claquer ses talons.

Un instant après, Austin, tenant Val par le bras, le poussait à travers la foule et bientôt ils se hâtèrent vers l'hôtel.

III

-  Maintenant, raconte-moi tout, dit Austin, dès qu'ils furent éloignés des indiscrets. (Ils suivaient l'allée en pente qui conduit à la ville.)

Val raconta ; sa voix tremblait encore d'émotion et d'énervement.

-  Alors, je lui ai falnqué ma main sur la figure.

-  C'est très ennuyeux, dit Austin ; il va sûrement y avoir une plainte et de l'argent à payer  ! Dieu sait quand nous pourrons repartir !

(Il sentait vaguement qu'il y avait dans ses propos un peu trop d'irritation ; mais allait-il se mettre à choisir ses mots en un pareil moment ? Il éprouvait de l'agacement, aussi, à la pensée que c'était Val qui leur occasionnait cette contrariété.)

-  Je m'en fiche, s'écria Val. Si c'était à refaire, je recommencerais - et vingt fois de suite s'il le fallait... Quel ignoble voyou !

A nouveau, il frissonnait de rage, maintenant que la crise était passée.

-  Enfin, s'il y avait moyen de nous esquiver après-demain, avant qu'ils puissent faire des démarches pour... Tiens !  voilà Gertie et May qui nous attendent.

Pendant qu'il allait en silence vers l'hôtel, avec Gertie et les deux autres, il semblait à Val que quelques-uns de ses anciens rêves se réalisaient. Gertie et lui marchaient côte à côte, sans rien dire, pendant qu'Austin résumait la situation en phrases concises et fondait des espoirs sur l'indolence de la justice italienne.

-  Il n'y avait pas un seul gendarme aux alentours,  dit-il. En Angleterre, il y aurait eu une demi-douzaine de policemen   prenant des notes.

-  Eh bien ! c'est scandaleux, déclara May avec véhémence. Oh ! Val... si tu avais reçu un coup de couteau !...

Val ne pouvait douter des sentiments de ses trois compagnons - et cela lui était extrêmement doux. Cette fois, du moins, il avait agi avec décision, avec courage, en l'honneur de sa bien-aimée et sous ses yeux. L'affaire du cheval emporté n'était rien auprès de celle-ci... Il marchait dans un rêve délicieux en foulant les pavés du Square, encore ému, mais conscient de sa mâle énergie ; son sang courait plus vite dans ses veines, son cœur frappait un rythme joyeux. L'idée qu'il eût pu être poignardé ajoutait encore à son contentement ; tout le monde savait que les Italiens répondent souvent par le stylet aux provocations les plus insignifiantes !

Il allait donc, confiant, heureux, envisageant même sans le moindre déplaisir la perspective d'un débat judiciaire qui soulignerait encore son acte, le mettrait en lumière. A un cocher de fiacre qui lui criait de se garer, il répondit par un regard fier et dédaigneux ; il passa devant le portier de l'hôtel qui saluait, tenant à la main sa casquette galonnée, sans même remarquer sa présence.

Il y eut un moment divin en haut de l'escalier. May et Austin étaient en avant, causant toujours ; Gertie se retourna et regarda Val. Ses yeux brillaient comme s'ils eussent été mouillés de larmes, ses lèvres entr'ouvertes frémissaient ; elle lui tendit la main, et il y posa un baiser, d'un air tout à fait italien.

IV

Le dîner fut gai ce soir-là. L'orchestre jouait, invisible, dans le jardin d'hiver ; et les quatre jeunes gens occupaient une table ronde placée à un endroit où, pendant les arrêts de la conversation, la musique arrivait claire et entraînante.

Ils parlaient vite, avec animation, en vrais héros d'aventures ; les deux jeunes filles plaisantaient Val, prétendaient qu'avant le plat sucré, des sbires apparaîtraient, armés de pistolets et de sabres, ayant pour mission d'arrêter le rebelle et de l'enfermer dans un cachot.

- Tout le monde se lèvera, dit Gertie, comme  une foule de théâtre, l'orchestre s'arrêtera et les lumières s'éteindront. Alors je pousserai un cri aigu et je tomberai évanouie sous un feu de bengale rouge qui peu à peu deviendra bleu. On frappera sur des gongs, et...

-  Et moi,  je me   suspendrai au  cou de Val, ajouta May, et je clamerai que pour se saisir de mon frère il faut passer sur mon cadavre.

-  Ne parle pas si fort, dit Austin vivement, il y a un clergyman là-bas qui...

-  C'est   un  archidiacre,  répondit  Gestie.  Il s'avancera, la main levée, pour dénoncer la tyrannie d'une monarchie menée par les prêtres.

Val écoutait, de plus en plus ravi. Il lui semblait que cette manière d'effectuer une arrestation n'avait rien d'invraisemblable puisqu'on était en Italie et qu'il s'agissait d'un Anglais. Comment, d'ailleurs, prendre au sérieux ce petit pays arriéré ? En tout cas, elle serait joliment drôle, cette entrée  de  gendarmes  d'opéra-comique !

Mais la glace arriva et fut mangée sans incident ; puis, ce fut le tour des savory, et enfin des fruits. Austin, alors, commanda quatre verres de chartreuse.

-  Nous allons boire à la santé de Val, dit May. Ce fut fait avec solennité. May, sans se lever,

improvisa un petit speech où elle proposait de " vider les verres à la santé du défenseur des femmes en détresse "  ; et elle fut prise de fou rire.

Mais Val, promenant son regard sur les trois convives, rencontra et maintint un instant fixé celui de Gertie.

On se leva.

-  Ne soyez pas trop longues, dit Austin aux jeunes filles ; nous allons retenir une table pour quand vous descendrez.

-  Nous n'avons que quelques petits  achats d'aujourd'hui à emballer, répondit May, des dentelles, des.

__ Allez, allez, dépêchez-vous, interrompit Val ; et ce soir, Gertie sera ma partenaire.

Leur table était libre et Val s'enfonça dans un grand fauteuil d'où il pouvait guetter le retour de Gertie. Il attendait avec impatience le moment où elle traverserait le hall et où toutes les têtes se tourneraient vers elle... Il alluma une cigarette.

-  Sérieusement, dit Austin, si des complications surviennent, j'irai tout droit à l'ambassade voir mon ami. Tu sais, il est à moitié Italien ; il connaît toutes ces choses-là.

-  Pourquoi ? S'ils font une histoire, ça n'en sera que plus amusant. Mais ils n'oseront pas. Ce voyou aura peur d'ébruiter l'affaire.

-  Oui, mais...  Tiens,  voilà le  portier. C'est peut-être nous qu'il cherche.

Val eut conscience d'une accélération de son cœur pendant que le gros homme, sa casquette à la main, zigzaguait vers eux entre les tables. Dans l'autre main, il portait un petit plateau.

- Oui, c'est bien nous, dit Val.

Le portier s'approcha, tendit le plateau et, en soulevant son pouce, découvrit une carte de visite.

-  Pour qui est-ce ?

-  Pour M. Valentin Medd.

Val la prit, la lut et la passa à Austin.

-  C'est le général, dit-il. (Il avait les lèvres sèches et passa sa langue dessus.)

- Ecoute, dit Austin en se levant, il vaut mieux que j'y aille, moi. Je parle mieux l'italien. Ils viennent sans doute s'excuser ; et en ce cas, il faut être poli. Où est ce monsieur ?

Il y a deux messieurs ; ils sont dans le petit salon, à côté du hall.

-  Très bien, dit Auslin. Et il partit, suivi du portier.

V

Val, cinq minutes après, se redressa dans son fauteuil. Les deux jeunes filles venaient vers lui, exactement comme il se l'était figuré ; les têtes, en effet, se retournaient pour regarder Gertie, mais elle ne semblait pas s'en soucier. Elle était souriante et radieuse.

-  Enfin, dit-elle... Où est Austin ?

-  Ces malheureux sont venus s'excuser, grogna Val. Il est allé les recevoir.

-  Grands dieux ! Il nous racontera l'entrevue. Si nous jouions au jacoby en l'attendant ?

Val venait de passer cinq minutés très pénibles. Des soupçons vagues, qu'il avait résolument étouffés tout d'abord, lui revinrent avec une intensité nouvelle. Il refusa, toutefois, de les considérer sérieusement ; mais ils existaient : il se disait que ces Italiens étaient un peuple singulier, qu'ils avaient des idées bizarres... On ne savait jamais de quelle façon ils envisageaient les événements...

Mais l'arrivée des jeunes filles donna aux choses un aspect plus agréable ; elles apportaient avec elles, le naturel, la familiarité, l'atmosphère de " chez soi "  ; et Val donna les cartes avec beaucoup de verve, en commentant les aventures probables d'Austin.

Mais il était dit que cette partie ne serait jamais jouée ; car au moment où Gertie choisissait sa carte, le portier revint se planter près de la table.

-  Hein ? dit Val.

-  M. Medd désire vous parler, monsieur.

Val se leva, faisant un effort pour rester calme.

-  Allons ! il faut que j'aille en personne voir ces gens-là, dit-il. Surtout, ne regardez pas mon jeu !

Le portier le guida non vers le salon voisin du hall, mais vers une autre pièce plus petite, fermée par une porte vitrée qu'il poussa. Val entra. Il vit Austin debout, pâle et agité.

-  Ecoute, dit ce dernier vivement, après avoir constaté  d'un  coup  d'œil que  toutes les portes étaient fermées ; nous sommes dans un pétrin... Parle bas : ils sont à côté.

-  Qui ça ?

- Ce vieil imbécile de général et un autre type... Il paraît que celui que tu as giflé est un prince, ou peu s'en faut...

Il indiqua du doigt, sur la table, une carte de visite ; Val la prit : elle portait le nom de don Adriano Valentini-Mezzia, surmonté d'une couronne entourée d'arabesques entrelacées. En très petits caractères, dans le bas, à gauche, on lisait : Palazzo Valentini-Mezzia, Roma.

-  C'est le frère cadet du prince, dit Austin.

-  Eh bien ?

-  Eh bien, ça fait une histoire de tous les diables. Je leur ai dit clairement ma façon de penser ; je leur ai dit que quand le frère d'un prince s'avise de manquer de respect à une Anglaise, il doit s'attendre à recevoir des gifles. Ils ont haussé les épaules en marmonnant quelques mots. Ah ! si je parlais mieux l'italien !

-  Mais enfin, qu'est-ce qu'ils veulent, demanda Val avec acrimonie ; ils ne sont donc pas venus s'excuser ?

-  Non, lui cria presque Austin. Ils sont venus te demander de sa part une réparation par les armes ; un duel. Et, si tu ne te bats pas, ils jurent qu'il te cravachera en public. C'est une infamie.

Val s'assit, tira de sa poche son porte-cigarettes... il lui restait assez de sang-froid pour remarquer que ses mains tremblaient si violemment qu'il ne pouvait prendre une cigarette ; il resta tranquille, balançant l'étui entre ses doigts.

-  Tu parles sérieusement ?

-  Comment ? Mais... mais voyons, ils sont tout ce qu'il y a de mieux informés sur nous ; ils savent que nous partons jeudi par le train de huit heures ; alors, pour ne pas contrecarrer nos projets, ils  ont  tout arrangé  pour  demain matin, cinq heures. Ils ont une espèce de jardin, je ne sais où, et disent qu'on n'y sera pas dérangé. Et ils ont le toupet de demander si ce rendez-vous-là nous convient.

-  Qu'est-ce que tu as répondu ?

-  Je les ai envoyés promener ; je leur ai dit que les Anglais ne se battaient pas en duel ; qu'ils se battaient avec leurs poings ou pas du tout. Et j'ai ajouté que j'irais voir l'ambassadeur.

-  Et alors ?

-  Alors, ils ont pouffé, déclarant que ce n'était pas l'usage en Italie et que les Anglais qui honoraient ce pays-ci de leur présence devaient honorer également ses habitants en se soumettant aux usages italiens. Tout ça très bien dit, et avec une politesse extraordinaire.

Austin était complètement abasourdi. Il ignorait tout des coutumes italiennes et reconnaissait son ignorance. En lui, l'Anglais était enclin à repousser ces propositions ridicules, mais le Medd sentait fortement qu'il fallait se conduire en gentilhomme. Il avait songé tout d'abord à téléphoner à son ami de l'ambassade, mais il se demandait si cette démarche était convenable ou non...

-  Qu'est-ce que tu en penses ? demanda Val d'une voix sèche dont le son l'étonna lui-même.

-  Je ne sais que penser... (Austin se mit à manger ses ongles - chose qu'il évitait, d'ordinaire, entre toutes.) Je ne sais pas du tout. Je trouve tout ça idiot ; mais qu'est-ce que nous en savons ?... C'est le frère d'un prince, et, tu comprends, il doit savoir, lui.

Val leva la tête comme pour répondre ; Austin reprit :

-  Et c'est ennuyeux de demander conseil à quelqu'un. On aurait l'air de se dérober, de chercher un faux-fuyant...   Dis donc,   veux-tu  venir leur parler toi-même ?

Val fit un effort pour avaler sa salive.

-  Attends, dit-il. Est-ce qu'ils ont parlé des armes ?

-  Oui ; l'épée.

-  Attends, dit Val de nouveau. Oui... je vais leur parler. Et je me battrai.

-  Hein ?

Val se leva. Son visage était couleur de cendre ; il avait autour des yeux un cercle noir ; mais il portait la tête haute et s'efforçait de poindre ses lèvres tremblantes.

-  Je me battrai, dit-il. Je ne flancherai pas. Viens, Austin ; allons le leur dire.

 

 

 

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