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CHAPITRE PREMIER
I
Jimbo, le vieux fox-terrier, apparut sous
la porte et resta quelques instants à cligner des yeux dans la lumière égale et
dorée que le soleil couchant versait sur lui par-dessus le parc incliné. Il
souffla deux ou trois fois, poussa un long soupir, et se coucha en travers du
seuil, le museau sur les pattes, pour attendre le retour des cavaliers. Il
savait que la cloche du dîner sonnerait bientôt le premier coup.
Le paysage qu'il contemplait est familier,
en Angleterre, aux amateurs de châteaux. Jimbo était couché sous le portail
central de Medhurst.
Devant lui, exactement au niveau de son
nez, s'étendait, encadrée par les deux ailes et la façade de la vieille
demeure, la vaste plate-forme pavée dont la ligne n'est rompue que par des
saxifrages soigneusement plantés ou par les frondaisons qui surgissent entre
les grandes pierres grises ; cette plate-forme se prolonge jusqu'à la terrasse
en contre-bas que trois marches font communiquer avec l'allée principale. Elle
était fort incommode par les soirs pluvieux, la distance qui séparait le
perron et le portail ; mais une certaine distinction se manifestait dans ce
hautain mépris du confort.
La maison est du plus pur style Charles Ier,
excepté quelques pièces de l'aile Sud, qui sont Tudor. Elle est en pierre
grise, noircie aujourd'hui par le temps, d'une architecture extrêmement
correcte et riche, sobre et grave, sauf à l'endroit- juste au-dessus de la tête
de Jimbo - où le linteau s'éploie en une triomphante et flamboyante sculpture
: deux griffons qui s'entre-déchirent par-dessus le blason des Medd, le tout
surmonté de guirlandes et de cordeaux, vagues symboles de gloire incohérente.
Au nord de l'aile Nord, les vastes écuries, dominées par une tourelle où l'on
sonne la cloche pour annoncer les repas ; au sud de l'aile Sud, la buanderie,
cachée par des cyprès noirs et semblable à un petit temple païen.
C'est, dans son ensemble, un lieu
formidable, d'aspect immémorial et formant un tout complet. Auprès de sa
splendide et silencieuse aristocratie, les grands chênes du parc ont un air de
nouveaux riches - et ils le sont en effet, car Medhurst, bâti et habité
par des Medd, démoli puis rebâti par des Medd, encore et toujours, existait
déjà depuis des siècles alors que ces chênes n'étaient que des glands ; et
(ainsi que le sait fort bien le Collège Héraldique) il est probable qu'un Medd
vivait là - de quelle manière ? seul un archéologue
pourrait le dire - bien avant que le sang saxon fût souillé par le sang normand.
Il est à remarquer que les Medd n'ont
jamais été Pairs (
Sous le règne de Henry VIII, ils
demeurèrent fidèles à la vieille religion; aussi, la famille Medd fut-elle,
pendant celui d'Elisabeth, l'une des seules familles sous le toit desquelles
cette souveraine ne passa pas au moins une nuit au cours de son existence.
D'ailleurs, ils quittèrent l'Angleterre à cette époque, après avoir prudemment
confié leur domaine à un petit-cousin protestant, dont l'héritier le leur
restitua quand Charles Ier monta sur le trône. Puis, lorsque tout
danger sembla plus ou moins écarté, Austin Medd, au moment de la conspiration
de Titus Oates, qu'il semble n'avoir pas mise en doute, abjura solennellement
sa religion avec autant de dignité que son grand-père en avait mis à la
soutenir.
Or, quand un Medd a fait une chose,
délibérément et fortement, les Medd qui lui succèdent ne sauraient sans
impiété discuter l'opportunité de son acte ; et, depuis lors, deux ou trois
traditions - des héritages moraux, pour ainsi dire - se transmettent de père
en fils, à Medhurst : la réalité indiscutable de la conspiration de Titus
Oates, la déloyauté essentielle du catholicisme, la sacro-sainteté de l'Eglise
nationale envisagée comme un fait constitutionnel ne peuvent être mises en
doute par quiconque porte légitimement le nom de Medd.
Ainsi, la grande famille avait vécu,
traversant les siècles avec une grâce solennelle, chaque génération
grandissant dans l'ambiance d'une Maison et d'une tradition presque sans
rivales dans toute l'Angleterre, puis s'effaçant avec la même dignité, pour
finir, en bas du parc, dans l'Eglise normande dont les Medd ont empli depuis
longtemps les caveaux de la chapelle Sud, où furent suspendus tour à tour,
parmi les solives poussiéreuses, cent écussons qui successivement s'en sont
détachés par lambeaux. Dans le village même - Medhurst Village, ainsi dénommé
jalousement de crainte que
Il existe plusieurs genres d'orgueil : l'orgueil
bruyant de l'homme " fils de ses œuvres " ; l'orgueil éloquent de
l'enthousiaste; l'orgueil ferme et assuré du monarque; mais il n'y a pas, dans
tout l'univers, d'orgueil comparable à celui des Medd, silencieux comme la
mort, ne demandant rien, mais conscient de pouvoir tout exiger. Les Medd ont
produit des soldats, des prêtres, des juges, des hommes d'Etat, des évêques,
des pasteurs, et les portraits de ces grands hommes peuplent le hall et les
salons ; trois fois, ils ont consenti à accepter
II
La cloche de la tourelle sonna le premier
coup du dîner. Aussitôt, en manière de réponse, un violent concert de
croassements éclata au-dessus des grands ormes, par delà les écuries ; les corneilles
qui s'installaient pour la nuit s'élevèrent et recommencèrent à tournoyer dans
le ciel, comme si elles avaient été surprises ou, plus vraisemblablement,
accomplissant quelque rite immémorial, transmis à travers la brume des
siècles. Après quoi, elles se rassemblèrent à nouveau ; et Jimbo, qui avait
levé une face interrogative, la laissa retomber sur ses pattes. Le retard des
cavaliers lui semblait fort anormal ; mais c'était néanmoins son devoir de
rester là jusqu'à ce que les sabots des chevaux fissent entendre derrière la
terrasse un vague et moelleux tonnerre. Ses fonctions consistaient alors à aboyer trois ou quatre fois,
les yeux fermés, puis à aller, en se dandinant, jusqu'au haut des marches ; à
remuer la queue à l'approche du général Medd ; à accompagner celui-ci jusqu'à
la porte du château, le précédant immédiatement, un peu sur la droite ; à
entrer dans le hall, à se diriger vers la natte blanche tendue devant la
cheminée et à y demeurer jusqu'à ce que, tout le monde étant redescendu, on
annonçât le dîner. Alors, de nouveau, il devait précéder les convives dans la
salle à manger.
Il semblait sommeiller ; mais l'un de ses
sourcils se soulevait à chaque bruit venant du château. Enfin, il leva la
tête tout à fait : une femme de haute taille sortit, s'appuyant sur une canne.
" Eh bien, où sont-ils, Jimbo? "
II fît un petit grognement et replaça sa
tête sur ses pattes.
Elle regarda d'un côté, puis de l'autre et
aperçut, à l'une des fenêtres ouvertes, une vieille figure ridée, souriante et
surmontée d'un bonnet blanc. Elle lui cria :
" Pas encore rentrés, Benty ! "
La vieille nourrice prononça quelques
mots.
" Je n'entends pas, reprit la dame. Ça ne
fait rien. Ils ne tarderont plus, maintenant. "
Elle avait grand air, debout dans la
lumière douce. Près de cinquante ans, mais droite comme une jeune fille. Il y
avait un peu de gris dans sa chevelure sombre et quelques rides sur son visage
clair ; sa bouche et son front étaient d'un beau dessin, ses yeux avaient un
regard ferme et bon. Elle était en noir de la tête aux pieds : elle portait sur
la poitrine une chaîne simple ornée de diamants et dans les cheveux une petite
étoile. Mais elle marchait avec une canne à rondelle de caoutchouc et, même
ainsi, boitait, par suite d'un accident survenu, bien des années auparavant,
dans une chasse à courre.
Évidemment, il ne pouvait être question de
la comparer à un Medd. Mais elle était d'une très respectable famille du comté
voisin, anoblie depuis cent cinquante ans ; et, après de longues délibérations,
avait été choisie pour devenir la femme de John Medd, alors lieutenant, par le
père de ce dernier, le vieil Austin Medd, qui, lui-même, avait quitté l'armée
peu de temps après la bataille de Waterloo. Son père à elle, Lord Debenham,
s'était montré parfaitement satisfait : il n'espérait guère, en effet, une
aussi brillante alliance pour Béatrice, la troisième de ses nombreuses filles.
Et c'est ainsi que
" Ils ne sont pas encore de retour ?
demanda-t-elle, un peu agitée, s'efforçant de fixer le soleil couchant.
-
Déjà huit heures moins vingt, dit Lady Béatrice.
-
Ah ! les voilà. "
La molle rumeur des sabots, si familière à
son oreille, si évocatrice du temps où elle prenait part elle-même aux
cavalcades, se fit entendre vers la droite, dans la direction d'un long rayon
que le soleil coulait dans le parc, augmenta, se rapprocha de plus en plus. Un
groom, que Lady Béatrice avait aperçu attendant près des buissons, s'élança
dans l'allée ; au même instant, trois cavaliers parurent, s'engagèrent sur le
gravier en trottant vers le château et disparurent de nouveau sous la
terrasse, pour mettre pied à terre.
Deux têtes de jeunes filles émergèrent
au-dessus de la balustrade, tandis que dans le même bruit de tonnerre deux
grands garçons tournaient le coin en galopant. La procession était fermée par un autre
groom, qui, sorti des écuries, courait à toutes jambes pour arriver en même
temps que les chevaux.
" Eh bien, mes enfants, vous êtes en
retard ! " John Medd qui s'avançait derrière les jeunes filles et précédé, selon
l'étiquette, par Jimbo (lequel avait ponctuellement exécuté
ses aboiements protocolaires), répondit à la question.
"
Val a fait une chute, dit-il, et nous ne pouvions pas rattraper Quentin.
-
Il ne s'est pas blessé? demanda-t-elle avec une nuance d'inquiétude.
-
Qui, Val? Il
s'est froissé un muscle, je crois
; mais ce n'est rien. Montons vite nous habiller. Allons, les jeunes filles...
"
Et, avec une brusquerie affectueuse, il
les poussa vers la porte.
Elle restait là, attendant les deux garçons
; Miss Devevell avait suivi hâtivement les jeunes filles, les adjurant de se
hâter.
" Alors, Val, tu es tombé? " demanda Lady
Béatrice à son fils qui traversait la terrasse.
C'était un garçon d'extérieur agréable ;
il semblait avoir environ seize ans. Pas beau ; mais le long visage des Medd
au profil un peu plat, et les cheveux en brosse. Il était pâle et sa mère
remarqua qu'il boitait. Il s'arrêta pour épousseter ses genoux.
" Je me suis donné un petit effort, maman.
C'est grotesque! Quentin s'est mis à ruer...
- II faudra prendre un bain chaud, ce
soir. Demande à Benty de te donner quelque chose pour te frictionner... Eh
bien, Austin? "
Son fils aîné la salua cérémonieusement.
Il avait deux ans de plus que son frère, mais lui ressemblait d'une façon
frappante.
" Oui, maman ; Quentin l'a jeté par
terre. C'était odieux ; nous ne pouvions pas rattraper cette sale bête. "
il parlait d'un ton un peu protecteur. (Val,
parfois en était agacé et le disait.) Sa mère se mit à rire.
" Eh bien, va vite t'habiller, mon fils. Il
est presque huit heures. Vous me raconterez tout cela à table. "
Elle lui donna une petite tape sur l'épaule quand il passa devant elle.
Elle était extraordinairement fïère de lui, bien
qu'elle prît grand soin de le dissimuler.
Elle resta encore un instant dehors, dans
la lumière déclinante, jusqu'à ce que le pas des chevaux qu'on emmenait eût
résonné dans la cour de l'écurie. Puis le soleil disparut derrière la colline,
le vert de la pelouse devint plus sombre ; et elle rentra.
III
Après le dîner, elle s'était assise un peu
à l'écart, selon son habitude, près de la vaste cheminée,
dans le fauteuil à haut dossier. Elle travaillait doucement à une broderie
dont elle croyait avoir inventé le point, et levait de temps à autre un regard paisible.
Nul besoin de causer, en somme : les deux jeunes filles étaient au piano et son
mari, assis en face d'elle, feuilletait en somnolant un livre intitulé L'Afghanistan
au point de vue militaire.
Le lieu où elle se trouvait mérite d'être
décrit ; car ce hall portait les marques essentielles de l'esprit des Medd
auquel elle avait si complètement assimilé sa vie.
Il était de style Charles Ier, pas
Tudor (ainsi que nous l'avons déjà dit), mais non moins beau pour cela. Il
mesurait bien soixante pieds de long sur vingt de large, au-dessous d'un haut
plafond majestueux. Lady Béatrice était assise face à la galerie surhaussée où
scintillaient, dans un vol tumultueux de chérubins dodus, les tuyaux dorés d'un
orgue, et qui reposait sur la grande cloison dont une extrémité aboutissait à
la salle à manger, et l'autre aux cuisines. (Deux ou trois fois, son regard
rencontra Val, appuyé sur la balustrade de cette galerie ; elle lui fit signe
de descendre s'asseoir près d'elle ; mais il ne parut point
Et, au-dessus, disposée en rangée
solennelle, était accrochée la splendide collection des portraits - cette
collection célèbre que le visiteur renseigné est toujours impatient de voir.
Entre chaque portrait pendaient des étendards déchiquetés ; et, encore
au-dessus, les trophées d'armes royalistes portées jadis à Naseby par la
cavalerie de Medhurst. (Le Général avait toujours catégoriquement refusé de
laisser éclairer tout cela au moyen de ces lampes électriques munies
d'abat-jour, dont on commençait alors à faire usage.)
L'ameublement était extrêmement bien compris.
Contre le mur il y avait, bien entendu, de lourdes tables reluisantes et des
sièges de cérémonie ; mais les chaises longues, les petites tables et les
vastes fauteuils en cuir rendaient le hall
fort habitable. De grands vases pleins de roses, délice de la vue et
de l'odorat, étaient posés çà et là ; il y avait des tapis, des peaux de bêtes,
de longs candélabres et tous ces autres objets qu'on ne remarque pas mais qui
constituent la différence entre le confort véritable et la froide ostentation.
Les hautes fenêtres étaient encore ouvertes à la brise d'été qui entrait tout imprégnée d'une odeur de réséda.
Donc, Lady Béatrice était assise là,
contente et calme, dans cette atmosphère à laquelle elle contribuait elle-même
pour une large part - cette atmosphère de distinction, de bien-être et,
surtout, d'imposante beauté. Il avait fallu des années pour la composer, la
distiller, la raffiner septante fois sept fois, et elle flottait, puissante,
douce et délicate comme la senteur des pétales de roses séchés qui s'exhalait
des bols de porcelaine chinoise.
De temps en temps, Lady Béatrice tournait
les yeux vers le piano. Sa fille May accompagnait Gertie, qui maintenant
chantait, - Gertrude Marjoribanks avec qui elle s'était liée d'amitié l'année
précédente à Menton.
Elles étaient toutes deux charmantes,
vraiment jeunes filles, - l'une blonde, comme toute véritable Medd,
l'autre très brune avec une peau mate et des yeux noirs. Cette dernière jouait
remarquablement bien du piano. C'était son seul talent ou plutôt la seule chose
à laquelle elle apportât toute son énergie ; il y en avait d'autres qu'elle
faisait assez bien : elle montait à cheval, parlait deux ou trois langues
étrangères, dessinait un peu et commençait à jouer
" Gertie, dit Lady Béatrice quand la
dernière vibration se fut évanouie, avez-vous jamais rencontré le Père Maple?
-
Non, qui est-ce?
(Il y avait plaisir à voir ce jeune visage
encore tout radieux de l'émoi musical.)
-
C'est le prêtre catholique d'ici ; un grand musicien, je crois. "
La jeune fille se leva, fit le tour du
piano et s'approcha.
" Je crois que May m'en a parlé. Il est
très vieux, n'est-ce pas? "
La grande dame sourit en piquant son
aiguille dans l'étoffe.
" II doit avoir cinquante ans, dit-elle. "
Gertie s'assit, nouant ses mains souples
autour de ses genoux. Elle portait encore des jupes un peu courtes ; elle avait
une grosse natte dans le dos ; mais on ne voyait plus trace en elle de cette
gaucherie adolescente qui persistait chez May.
" Est-ce qu'il joue du piano, Lady
Béatrice?
-
Oh, je crois bien ; mais il est compositeur aussi ; je
crois qu'il compose
de la musique religieuse. "
Gertie ne répondit rien. La musique
religieuse l'ennuyait.
" Nous l'inviterons à dîner avant votre
départ, quand le professeur Mac-Intosh sera là. "
Lady Béatrice mit résolument de côté sa
broderie et allongea le bras vers sa canne.
" Allons, mes chéries, il faut aller se
coucher. Où sont les garçons? "
Austin se leva d'un divan dissimulé dans
un renfoncement.
" Me voilà, maman.
-
Tu dormais, mon enfant? " II secoua la tête.
" J'écoutais la musique.
-
Et Val?
- II est sorti il y a dix minutes. " Le Général, tout à coup, sursauta, ouvrit les yeux et se leva prestement, tandis que Miss Derevell commençait à remuer les bougeoirs, qui tintèrent les uns contre les autres.
IV
Austin, dix minutes après, monta en
sifflotant, sa bougie à la main.
Il avait atteint cet âge où il lui
paraissait bienséant d'aller au fumoir et d'y tenir quelques minutes pendant
que son père s'installait et entamait un cigare. Il devait entrer à Cambridge
en octobre et l'on avait décidé qu'avant cet événement il ne fumerait pas.
Mais il fallait bien commencer à rompre la glace ; et, durant ces dernières
vacances, il s'était mis à hanter le fumoir où,
d'ailleurs, il se bornait, non
sans quelque ostentation, à boire
du soda près du grand plateau d'argent sur lequel étaient placés le carafon de
whisky et les siphons. C'était comme une sorte de préambule aux futures
vacances de Noël ; il boirait alors du whisky et fumerait des cigarettes avec
son père.
Comme il arrivait en haut de l'escalier,
le visage de la vieille bonne se montra dans l'entrebâillement d'une porte.
" Eh bien, Benty? (Chacun la saluait
toujours d'un mot amical.)
-
Master Val s'est fait mal à la jambe, dit-elle, je vais lui porter du
liniment.
-
Fais attention qu'il ne le boive
par mégarde, " dit le jeune homme en riant.
Et il l'embrassa.
Austin, il faut qu'on le sache bien, était
un gentil garçon. Mais un peu gourmé. Il avait fait honorablement et
même avec distinction
ses quatre années d'Eton, s'était toujours bien conduit, avait
représenté sa Maison aux matchs de cric et son collège, deux ou trois fois, au
football. Cette année-là, il avait chassé au chien courant, avait été admis en
rhétorique et avait conquis, par sa respectabilité, le droit d'entrer à la
chapelle la tête haute, les mains pendantes et le visage dépourvu de toute
expression, en compagnie de cette élite restreinte et imposante qui pénètre au
moment où les cloches cessent de sonner. Enfin, il avait été élu membre du "
Pop " (1) et jouissait du privilège de tenir à la main, en certaines
circonstances, une canne noueuse, assis sur le mur, devant la cour de l'école,
pendant les récréations du dimanche.
Toutes ces distinctions, venant consacrer
son caractère réellement irréprochable, avaient rendu Austin un peu solennel et
même légèrement dédaigneux. Non seulement il alimentait son amour-propre dans
les satisfactions d'Eton, mais il en trouvait d'autres encore dans sa qualité
de Medd et de fils aîné. Ces deux forces, agissant à tour de rôle, avaient amené des résultats inévitables,
dont la conséquence (celle, du moins, qui importe au récit) était qu'il ne
s'entendait pas très bien avec Val. Ce dernier, outre qu'il était son cadet à
Medhurst, n'avait atteint, à Eton, que
Leurs chambres, situées dans l'aile Nord,
communiquaient par le couloir avec les vieilles nurseries, où Mrs Bentham,
qu'on nommait familièrement Benty, après avoir présidé en déesse aux jeux des
enfants, régnait maintenant dans toute sa splendeur. Leur petit salon commun
avait vue de trois côtés : sur l'entrée du château, sur le parc et sur les
buissons voisins des écuries. Il communiquait avec la chambre d'Austin,
attenante à celle de Val, qui ouvrait aussi sur le couloir. L'étage entier de
cette aile leur appartenait, à l'exception de deux chambres d'amis, utilisées seulement
quand la maison était pleine.
Ces trois pièces étaient exactement telles
qu'on peut les imaginer. Le petit salon, quelques années auparavant, avait
servi de salle d'étude aux deux garçons ; un précepteur (qui depuis s'était
acquis une grande notoriété comme correspondant de guerre) leur y avait
administré les Principia latins (lre
partie) et les œuvres de M. Todhunter. C'est pourquoi l'on y voyait encore une
grande table couverte d'un tapis de serge et trois ou quatre casiers à livres,
ainsi qu'une petits armoire accrochée au mur et qui avait renfermé naguère des flacons à étiquettes rouges représentant
Austin, entrant sa bougie à la main
et toujours sifflotant, s'attendait à trouver Val assis dans un fauteuil. Mais
Val n'était pas là. Il passa donc dans sa chambre, échangea son habit contre un
veston de polo, rose et blanc, puis revint. Mais Val n'était toujours pas là.
" Val ! "
Pas de réponse.
" Val ! "
Une porte s'ouvrit ; Val parut en pantalon
et en bras de chemise. Il avait un air renfrogné et boitait.
" Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi diable
cries-tu comme ça ? "
Austin renifla dédaigneusement.
" Oh ! je n'ai
pas besoin de toi. Je ne savais pas où tu étais, voilà tout.
-
Je vais prendre un bain, si ça peut t'intéresser.
-
Eh bien, vas-y. Va le prendre, ton bain. Tu es d'une amabilité !... "
Val fit une moue ironique. (Les incidents
de ce genre étaient fréquents.)
" Si tu veux tout savoir, dit-il avec
aigreur, je me suis fait très mal.
-
Très mal ? Mais, bon Dieu, tu es tombé sur les pieds et les mains, dans
l'herbe !
-
Je me suis sérieusement foulé la
jambe, expliqua Val, avec
une politesse glaciale.
Je croyais l'avoir déjà dit. Et je vais prendre un bain. "
Austin le regarda en abaissant à demi les
paupières. Puis, en silence, il ouvrit un tome du Badminton.
Val sortit en faisant claquer
Ces choses-là, encore une fois,
survenaient assez fréquemment entre les deux frères et aucun des deux ne savait
pourquoi. Chacun aurait affirmé que c'était de la faute de l'autre. Austin
trouvait Val impertinent, suffisant et indocile. Val trouvait Austin agressif
et compassé. Il y avait, naturellement, des " règles du jeu " et la première
était que nul engagement d'hostilités ne devait avoir lieu en présence d'un
tiers. Quand les rapports étaient tendus, le maximum de ce qu'on pouvait se
permettre en public était un silence mortel et courtois. C'est ce qui avait été
observé depuis la chute de Val dans l'après-midi. Austin avait ricané
discrètement et Val s'était excusé. Conséquence : Austin était resté
silencieux, assis sur un sofa, après le dîner, et Val avait quitté le hall pour
monter dans sa chambre, sans dire bonsoir à personne. Il y avait d'autres
règles encore. L'une d'elles était qu'on ne devait jamais recourir à la force
physique ; aucune lutte corporelle n'avait eu lieu depuis le jour - six ans
auparavant - où Austin ayant tenté d'infliger à Val une torture récemment
apprise, celui-ci l'avait frappé avec force au menton. Mais tous les autres
moyens - excepté mentir et se plaindre aux autorités - étaient admis, y compris
les insultes de tout genre, bien que les plus blessantes fussent toujours
voilées par une sorte de civilité impassible.
(1) Cercle d'Eton, extrêmement fermé.
(2)
Catégorie secondaire dans le
concours de canotage.
(3) Journal Illustré hebdomadaire où
paraissent régulièrement des caricatures d'hommes célèbres (politiciens,
artistes, sportsmen, savants, etc.).
(4) Photographes ayant pour spécialité les
groupes de sociétés sportives.
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