CHAPITRE PREMIER 

 

I

 

Jimbo, le vieux fox-terrier, apparut sous la porte et resta quelques instants à cligner des yeux dans la lumière égale et dorée que le soleil couchant versait sur lui par-dessus le parc incliné. Il souffla deux ou trois fois, poussa un long soupir, et se coucha en travers du seuil, le museau sur les pattes, pour attendre le retour des cavaliers. Il savait que la cloche du dîner sonnerait bientôt le premier coup.

Le paysage qu'il contemplait est familier, en Angleterre, aux amateurs de châteaux. Jimbo était couché sous le portail central de Medhurst.

Devant lui, exactement au niveau de son nez, s'étendait, encadrée par les deux ailes et la façade de la vieille demeure, la vaste plate-forme pavée dont la ligne n'est rompue que par des saxifrages soigneusement plantés ou par les frondaisons qui surgissent entre les grandes pierres grises ; cette plate-forme se prolonge jusqu'à la terrasse en contre-bas que trois marches font communiquer avec l'allée principale. Elle était fort incommode par les soirs pluvieux, la distance qui séparait le perron et le portail ; mais une certaine distinction se manifestait dans ce hautain mépris du confort.

La maison est du plus pur style Charles Ier, excepté quelques pièces de l'aile Sud, qui sont Tudor. Elle est en pierre grise, noircie aujourd'hui par le temps, d'une architecture extrêmement correcte et riche, sobre et grave, sauf à l'endroit- juste au-dessus de la tête de Jimbo - où le linteau s'éploie en une triomphante et flamboyante sculpture : deux griffons qui s'entre-déchirent par-dessus le blason des Medd, le tout surmonté de guirlandes et de cordeaux, vagues symboles de gloire incohérente. Au nord de l'aile Nord, les vastes écuries, dominées par une tourelle où l'on sonne la cloche pour annoncer les repas ; au sud de l'aile Sud, la buanderie, cachée par des cyprès noirs et semblable à un petit temple païen.

C'est, dans son ensemble, un lieu formidable, d'aspect immémorial et formant un tout complet. Auprès de sa splendide et silencieuse aristocratie, les grands chênes du parc ont un air de nouveaux riches - et ils le sont en effet, car Medhurst, bâti et habité par des Medd, démoli puis rebâti par des Medd, encore et toujours, existait déjà depuis des siècles alors que ces chênes n'étaient que des glands ; et (ainsi que le sait fort bien le Collège Héraldique) il est probable qu'un Medd vivait là - de quelle manière ? seul un archéologue pourrait le dire - bien avant que le sang saxon fût souillé par le sang normand.

Il est à remarquer que les Medd n'ont jamais été Pairs (la Baronnie étant, bien entendu, tout à fait hors de question); mais il paraît incontestable que c'est parce qu'ils ont, d'un commun accord, décliné cet honneur. Vraisemblablement, ils ne voulurent pas l'accepter du Conquérant parvenu, et, après un tel refus, toute acceptation était impossible.

Sous le règne de Henry VIII, ils demeurèrent fidèles à la vieille religion; aussi, la famille Medd fut-elle, pendant celui d'Elisabeth, l'une des seules familles sous le toit desquelles cette souveraine ne passa pas au moins une nuit au cours de son existence. D'ailleurs, ils quittèrent l'Angleterre à cette époque, après avoir prudemment confié leur domaine à un petit-cousin protestant, dont l'héritier le leur restitua quand Charles Ier monta sur le trône. Puis, lorsque tout danger sembla plus ou moins écarté, Austin Medd, au moment de la conspiration de Titus Oates, qu'il semble n'avoir pas mise en doute, abjura solennellement sa religion avec autant de dignité que son grand-père en avait mis à la soutenir.

Or, quand un Medd a fait une chose, délibérément et fortement, les Medd qui lui succèdent ne sauraient sans impiété discuter l'opportunité de son acte ; et, depuis lors, deux ou trois traditions - des héritages moraux, pour ainsi dire - se transmettent de père en fils, à Medhurst : la réalité indiscutable de la conspiration de Titus Oates, la déloyauté essentielle du catholicisme, la sacro-sainteté de l'Eglise nationale envisagée comme un fait constitutionnel ne peuvent être mises en doute par quiconque porte légitimement le nom de Medd.

Ainsi, la grande famille avait vécu, traversant les siècles avec une grâce solennelle, chaque génération grandissant dans l'ambiance d'une Maison et d'une tradition presque sans rivales dans toute l'Angleterre, puis s'effaçant avec la même dignité, pour finir, en bas du parc, dans l'Eglise normande dont les Medd ont empli depuis longtemps les caveaux de la chapelle Sud, où furent suspendus tour à tour, parmi les solives poussiéreuses, cent écussons qui successivement s'en sont détachés par lambeaux. Dans le village même - Medhurst Village, ainsi dénommé jalousement de crainte que la Maison vienne un jour à perdre l'honneur du nom originel - les Medd sont traités avec cette sorte de respect inéluctable et de familiarité qu'obtiennent de leurs sujets et de leurs fidèles les rois et les dieux. Les dynasties s'élèvent et disparaissent, - mais les Medd demeurent toujours.

Il existe plusieurs genres d'orgueil : l'orgueil bruyant de l'homme " fils de ses œuvres " ; l'orgueil éloquent de l'enthousiaste; l'orgueil ferme et assuré du monarque; mais il n'y a pas, dans tout l'univers, d'orgueil comparable à celui des Medd, silencieux comme la mort, ne demandant rien, mais conscient de pouvoir tout exiger. Les Medd ont produit des soldats, des prêtres, des juges, des hommes d'Etat, des évêques, des pasteurs, et les portraits de ces grands hommes peuplent le hall et les salons ; trois fois, ils ont consenti à accepter la Jarretière, et, plus récemment, s'y sont par deux fois refusés ; un Medd fut appelé, dans un moment critique, à gouverner un Etat, bien qu'étant de la branche cadette ; ils ont dépensé pour des rois des fortunes entières ; un Medd, deux fois au moins, a changé le sort d'une bataille dont l'enjeu était une couronne ; il existe à Medhurst des reliques que je n'ose même pas décrire parce qu'on ne voudrait pas me croire - des reliques dont la mention ne se rencontre dans aucun guide. Mais tout cela n'est, dans l'esprit des Medd, que poussière, comparé au seul fait d'avoir dans les veines du sang légitime des Medd... Et, en vérité, c'est fort compréhensible.

 

 

 

 

 

 

II

 

 

La cloche de la tourelle sonna le premier coup du dîner. Aussitôt, en manière de réponse, un violent concert de croassements éclata au-dessus des grands ormes, par delà les écuries ; les corneilles qui s'installaient pour la nuit s'élevèrent et recommencèrent à tournoyer dans le ciel, comme si elles avaient été surprises ou, plus vraisemblablement, accomplissant quelque rite immémorial, transmis à travers la brume des siècles. Après quoi, elles se rassemblèrent à nouveau ; et Jimbo, qui avait levé une face interrogative, la laissa retomber sur ses pattes. Le retard des cavaliers lui semblait fort anormal ; mais c'était néanmoins son devoir de rester là jusqu'à ce que les sabots des chevaux fissent entendre derrière la terrasse un vague et moelleux tonnerre. Ses fonctions consistaient alors à aboyer trois ou quatre fois, les yeux fermés, puis à aller, en se dandinant, jusqu'au haut des marches ; à remuer la queue à l'approche du général Medd ; à accompagner celui-ci jusqu'à la porte du château, le précédant immédiatement, un peu sur la droite ; à entrer dans le hall, à se diriger vers la natte blanche tendue devant la cheminée et à y demeurer jusqu'à ce que, tout le monde étant redescendu, on annonçât le dîner. Alors, de nouveau, il devait précéder les convives dans la salle à manger.

Il semblait sommeiller ; mais l'un de ses sourcils se soulevait à chaque bruit venant du château. Enfin, il leva la tête tout à fait : une femme de haute taille sortit, s'appuyant sur une canne.

" Eh bien, où sont-ils, Jimbo? "

II fît un petit grognement et replaça sa tête sur ses pattes.

Elle regarda d'un côté, puis de l'autre et aperçut, à l'une des fenêtres ouvertes, une vieille figure ridée, souriante et surmontée d'un bonnet blanc. Elle lui cria :

" Pas encore rentrés, Benty ! "

La vieille nourrice prononça quelques mots.

" Je n'entends pas, reprit la dame. Ça ne fait rien. Ils ne tarderont plus, maintenant. "

Elle avait grand air, debout dans la lumière douce. Près de cinquante ans, mais droite comme une jeune fille. Il y avait un peu de gris dans sa chevelure sombre et quelques rides sur son visage clair ; sa bouche et son front étaient d'un beau dessin, ses yeux avaient un regard ferme et bon. Elle était en noir de la tête aux pieds : elle portait sur la poitrine une chaîne simple ornée de diamants et dans les cheveux une petite étoile. Mais elle marchait avec une canne à rondelle de caoutchouc et, même ainsi, boitait, par suite d'un accident survenu, bien des années auparavant, dans une chasse à courre.

Évidemment, il ne pouvait être question de la comparer à un Medd. Mais elle était d'une très respectable famille du comté voisin, anoblie depuis cent cinquante ans ; et, après de longues délibérations, avait été choisie pour devenir la femme de John Medd, alors lieutenant, par le père de ce dernier, le vieil Austin Medd, qui, lui-même, avait quitté l'armée peu de temps après la bataille de Waterloo. Son père à elle, Lord Debenham, s'était montré parfaitement satisfait : il n'espérait guère, en effet, une aussi brillante alliance pour Béatrice, la troisième de ses nombreuses filles. Et c'est ainsi que la jeune Lady Béatrice était venue, avec sa modeste dot, sa nourrice Mrs Bentham et sa calme beauté, prendre place au foyer des Medd. Elle avait mis au monde quatre enfants, deux garçons et deux filles,   dont   trois   étaient   vivants : une fille   et deux garçons. Elle les avait excellemment élevés, à l'aide de gouvernantes, jusqu'à l'entrée des garçons au collège et elle avait retenu auprès d'elle, depuis lors, la dernière gouvernante de sa fille, une parente pauvre, personne extrêmement discrète nommée Miss Deverell, qui lui servait de dame de compagnie. Cette dernière sortit précisément de la maison pendant que la grande dame attendait devant la porte.

" Ils ne sont pas encore de retour ? demanda-t-elle, un peu agitée, s'efforçant de fixer le soleil couchant.

-  Déjà huit heures moins vingt, dit Lady Béatrice.

-  Ah ! les voilà. "

La molle rumeur des sabots, si familière à son oreille, si évocatrice du temps où elle prenait part elle-même aux cavalcades, se fit entendre vers la droite, dans la direction d'un long rayon que le soleil coulait dans le parc, augmenta, se rapprocha de plus en plus. Un groom, que Lady Béatrice avait aperçu attendant près des buissons, s'élança dans l'allée ; au même instant, trois cavaliers parurent, s'engagèrent sur le gravier en trottant vers le château et disparurent de nouveau sous la terrasse, pour mettre pied à terre.

Deux têtes de jeunes filles émergèrent au-dessus de la balustrade, tandis que dans le même bruit de tonnerre deux grands garçons tournaient le coin en galopant. La procession était fermée par un autre groom, qui, sorti des écuries, courait à toutes jambes pour arriver en même temps que les chevaux.

" Eh bien, mes enfants, vous êtes en retard ! " John Medd qui s'avançait derrière les jeunes filles et précédé,   selon   l'étiquette,   par   Jimbo (lequel avait ponctuellement exécuté ses aboiements protocolaires), répondit à la question.

 " Val a fait une chute, dit-il, et nous ne pouvions pas rattraper Quentin.

-  Il ne s'est pas blessé? demanda-t-elle avec une nuance d'inquiétude.

-  Qui,  Val?  Il  s'est  froissé un muscle, je crois ; mais ce n'est rien. Montons vite nous habiller. Allons, les jeunes filles... "

Et, avec une brusquerie affectueuse, il les poussa vers la porte.

Elle restait là, attendant les deux garçons ; Miss Devevell avait suivi hâtivement les jeunes filles, les adjurant de se hâter.

" Alors, Val, tu es tombé? " demanda Lady Béatrice à son fils qui traversait la terrasse.

C'était un garçon d'extérieur agréable ; il semblait avoir environ seize ans. Pas beau ; mais le long visage des Medd au profil un peu plat, et les cheveux en brosse. Il était pâle et sa mère remarqua qu'il boitait. Il s'arrêta pour épousseter ses genoux.

" Je me suis donné un petit effort, maman. C'est grotesque! Quentin s'est mis à ruer...

- II faudra prendre un bain chaud, ce soir. Demande à Benty de te donner quelque chose pour te frictionner... Eh bien, Austin? "

Son fils aîné la salua cérémonieusement. Il avait deux ans de plus que son frère, mais lui ressemblait d'une façon frappante.

" Oui, maman ; Quentin l'a jeté par terre. C'était odieux ; nous ne pouvions pas rattraper cette sale bête. "

il parlait d'un ton un peu protecteur. (Val, parfois en était agacé et le disait.) Sa mère se mit à rire.

" Eh bien, va vite t'habiller, mon fils. Il est presque huit heures. Vous me raconterez tout cela à table. "

Elle lui donna une petite tape sur l'épaule quand il passa devant elle. Elle était extraordinairement fïère de lui, bien qu'elle prît grand soin de le dissimuler.

Elle resta encore un instant dehors, dans la lumière déclinante, jusqu'à ce que le pas des chevaux qu'on emmenait eût résonné dans la cour de l'écurie. Puis le soleil disparut derrière la colline, le vert de la pelouse devint plus sombre ; et elle rentra.

 

 

 

III

 

 

 

Après le dîner, elle s'était assise un peu à l'écart, selon son habitude, près de la vaste cheminée, dans le fauteuil à haut dossier. Elle travaillait doucement à une broderie dont elle croyait avoir inventé le point, et levait de temps à autre un regard paisible. Nul besoin de causer, en somme : les deux jeunes filles étaient au piano et son mari, assis en face d'elle, feuilletait en somnolant un livre intitulé L'Afghanistan au point de vue militaire.

Le lieu où elle se trouvait mérite d'être décrit ; car ce hall portait les marques essentielles de l'esprit des Medd auquel elle avait si complètement assimilé sa vie.

Il était de style Charles Ier, pas Tudor (ainsi que nous l'avons déjà dit), mais non moins beau pour cela. Il mesurait bien soixante pieds de long sur vingt de large, au-dessous d'un haut plafond majestueux. Lady Béatrice était assise face à la galerie surhaussée où scintillaient, dans un vol tumultueux de chérubins dodus, les tuyaux dorés d'un orgue, et qui reposait sur la grande cloison dont une extrémité aboutissait à la salle à manger, et l'autre aux cuisines. (Deux ou trois fois, son regard rencontra Val, appuyé sur la balustrade de cette galerie ; elle lui fit signe de descendre s'asseoir près d'elle ; mais il ne parut point la remarquer. Elle avait appris à fond l'art suprême des mères de garçons, et n'attacha pas d'importance à cela.) Le hall avait des boiseries en chêne foncé de l'époque Jacobite, montant à seize pieds du parquet ; des bougies les éclairaient, placées dans des appliques qui projetaient la lumière sur le bas de la corniche.

Et, au-dessus, disposée en rangée solennelle, était accrochée la splendide collection des portraits - cette collection célèbre que le visiteur renseigné est toujours impatient de voir. Entre chaque portrait pendaient des étendards déchiquetés ; et, encore au-dessus, les trophées d'armes royalistes portées jadis à Naseby par la cavalerie de Medhurst. (Le Général avait toujours catégoriquement refusé de laisser éclairer tout cela au moyen de ces lampes électriques munies d'abat-jour, dont on commençait alors à faire usage.)

L'ameublement était extrêmement bien compris. Contre le mur il y avait, bien entendu, de lourdes tables reluisantes et des sièges de cérémonie ; mais les chaises longues, les petites tables et les vastes fauteuils en cuir rendaient le hall fort habitable. De grands vases pleins de roses, délice de la vue et de l'odorat, étaient posés çà et là ; il y avait des tapis, des peaux de bêtes, de longs candélabres et tous ces autres objets qu'on ne remarque pas mais qui constituent la différence entre le confort véritable et la froide ostentation. Les hautes fenêtres étaient encore ouvertes à la brise d'été qui entrait tout imprégnée d'une odeur de réséda.

Donc, Lady Béatrice était assise là, contente et calme, dans cette atmosphère à laquelle elle contribuait elle-même pour une large part - cette atmosphère de distinction, de bien-être et, surtout, d'imposante beauté. Il avait fallu des années pour la composer, la distiller, la raffiner septante fois sept fois, et elle flottait, puissante, douce et délicate comme la senteur des pétales de roses séchés qui s'exhalait des bols de porcelaine chinoise.

De temps en temps, Lady Béatrice tournait les yeux vers le piano. Sa fille May accompagnait Gertie, qui maintenant chantait, - Gertrude Marjoribanks avec qui elle s'était liée d'amitié l'année précédente à Menton.

Elles étaient toutes deux charmantes, vraiment jeunes filles, - l'une blonde, comme toute véritable Medd, l'autre très brune avec une peau mate et des yeux noirs. Cette dernière jouait remarquablement bien du piano. C'était son seul talent ou plutôt la seule chose à laquelle elle apportât toute son énergie ; il y en avait d'autres qu'elle faisait assez bien : elle montait à cheval, parlait deux ou trois langues étrangères, dessinait un peu et commençait à jouer la comédie. Mais, le piano était sa véritable passion ; elle s'exerçait plusieurs heures chaque jour, s'y asseyait à tout moment.

" Gertie, dit Lady Béatrice quand la dernière vibration se fut évanouie, avez-vous jamais rencontré le Père Maple?

-  Non, qui est-ce?

(Il y avait plaisir à voir ce jeune visage encore tout radieux de l'émoi musical.)

-  C'est le prêtre catholique d'ici ; un grand musicien, je crois. "

La jeune fille se leva, fit le tour du piano et s'approcha.

" Je crois que May m'en a parlé. Il est très vieux, n'est-ce pas? "

La grande dame sourit en piquant son aiguille dans l'étoffe.

" II doit avoir cinquante ans, dit-elle. "

Gertie s'assit, nouant ses mains souples autour de ses genoux. Elle portait encore des jupes un peu courtes ; elle avait une grosse natte dans le dos ; mais on ne voyait plus trace en elle de cette gaucherie  adolescente  qui persistait  chez May.

" Est-ce qu'il joue du piano, Lady Béatrice?

-  Oh, je crois bien ; mais il est compositeur aussi ;   je   crois  qu'il   compose  de   la  musique religieuse. "

Gertie ne répondit rien. La musique religieuse l'ennuyait.

" Nous l'inviterons à dîner avant votre départ, quand le professeur Mac-Intosh sera là. "

Lady Béatrice mit résolument de côté sa broderie et allongea le bras vers sa canne.

" Allons, mes chéries, il faut aller se coucher. Où sont les garçons? "

Austin se leva d'un divan dissimulé dans un renfoncement.

" Me voilà, maman.

-  Tu dormais, mon enfant? " II secoua la tête.

" J'écoutais la musique.

-  Et Val?

- II est sorti il y a dix minutes. " Le Général, tout à coup, sursauta, ouvrit les yeux et se leva prestement, tandis que Miss Derevell commençait à remuer les bougeoirs, qui tintèrent les uns contre les autres.

 

 

 

IV

 

 

 

Austin, dix minutes après, monta en sifflotant, sa bougie à la main.

Il avait atteint cet âge où il lui paraissait bienséant d'aller au fumoir et d'y tenir quelques minutes pendant que son père s'installait et entamait un cigare. Il devait entrer à Cambridge en octobre et l'on avait décidé qu'avant cet événement il ne fumerait pas. Mais il fallait bien commencer à rompre la glace ; et, durant ces dernières vacances, il s'était mis à hanter le fumoir où,  d'ailleurs, il  se bornait,  non  sans  quelque ostentation, à boire du soda près du grand plateau d'argent sur lequel étaient placés le carafon de whisky et les siphons. C'était comme une sorte de préambule aux futures vacances de Noël ; il boirait alors du whisky et fumerait des cigarettes avec son père.

Comme il arrivait en haut de l'escalier, le visage de la vieille bonne se montra dans l'entrebâillement d'une porte.

" Eh bien, Benty? (Chacun la saluait toujours d'un mot amical.)

-  Master Val s'est fait mal à la jambe, dit-elle, je vais lui porter du liniment.

-  Fais attention qu'il ne le   boive par mégarde, " dit le jeune homme en riant.

Et il l'embrassa.

Austin, il faut qu'on le sache bien, était un gentil garçon. Mais un peu gourmé. Il avait fait honorablement   et  même  avec   distinction  ses quatre années d'Eton, s'était toujours bien conduit, avait représenté sa Maison aux matchs de cric et son collège, deux ou trois fois, au football. Cette année-là, il avait chassé au chien courant, avait été admis en rhétorique et avait conquis, par sa respectabilité, le droit d'entrer à la chapelle la tête haute, les mains pendantes et le visage dépourvu de toute expression, en compagnie de cette élite restreinte et imposante qui pénètre au moment où les cloches cessent de sonner. Enfin, il avait été élu membre du " Pop " (1) et jouissait du privilège de tenir à la main, en certaines circonstances, une canne noueuse, assis sur le mur, devant la cour de l'école, pendant les récréations du dimanche.

Toutes ces distinctions, venant consacrer son caractère réellement irréprochable, avaient rendu Austin un peu solennel et même légèrement dédaigneux. Non seulement il alimentait son amour-propre dans les satisfactions d'Eton, mais il en trouvait d'autres encore dans sa qualité de Medd et de fils aîné. Ces deux forces, agissant à tour de rôle, avaient amené des résultats inévitables, dont la conséquence (celle, du moins, qui importe au récit) était qu'il ne s'entendait pas très bien avec Val. Ce dernier, outre qu'il était son cadet à Medhurst, n'avait atteint, à Eton, que la Division supérieure et ne se distinguait par nulle autre casquette que celle des Lower Boats (2) : les deux frères, s'ils eussent entretenu des relations vraiment cordiales, n'auraient guère été des humains!

Leurs chambres, situées dans l'aile Nord, communiquaient par le couloir avec les vieilles nurseries, où Mrs Bentham, qu'on nommait familièrement Benty, après avoir présidé en déesse aux jeux des enfants, régnait maintenant dans toute sa splendeur. Leur petit salon commun avait vue de trois côtés : sur l'entrée du château, sur le parc et sur les buissons voisins des écuries. Il communiquait avec la chambre d'Austin, attenante à celle de Val, qui ouvrait aussi sur le couloir. L'étage entier de cette aile leur appartenait, à l'exception de deux chambres d'amis, utilisées seulement quand la maison était pleine.

Ces trois pièces étaient exactement telles qu'on peut les imaginer. Le petit salon, quelques années auparavant, avait servi de salle d'étude aux deux garçons ; un précepteur (qui depuis s'était acquis une grande notoriété comme correspondant de guerre) leur y avait administré les Principia latins (lre partie) et les œuvres de M. Todhunter. C'est pourquoi l'on y voyait encore une grande table couverte d'un tapis de serge et trois ou quatre casiers à livres, ainsi qu'une petits armoire accrochée au mur et qui avait renfermé naguère des flacons à étiquettes rouges représentant la pharmacie. Mais Eton et Temple-Grove avaient transformé tout le reste de la pièce. Sur l'un des murs s'étalait une série de caricatures du Vanity Fair (3), dans un coin, une armoire peinte en jaune contenait des tiroirs remplis de papillons poussiéreux ou d'insectes et supportait des caisses en bois massif ; un autre mur était couvert de photographies de chez Hill et Saunders (4) dont les cadres étaient coiffés, à leurs coins, de casquettes aux couleurs vives ; enfin - ornement suprême - au-dessus de la glace étroite qui surmontait la cheminée, étaient pendus les statuts du " Pop ", rouleau entouré d'un ruban bleu pâle. Il y avait aussi quelques menues timbales en argent posées sur des socles en velours bleu, sous des globes de verre et qui attestaient les succès d'Austin Medd au jeu de paume. Les rideaux et les meubles étaient en cretonne claire ; et une panoplie de masques et de fleurets appartenant à Austin occupait l'espace qui séparait les deux fenêtres. Val avait fait un peu d'escrime, mais n'avait pas persisté : Austin était trop fort pour lui.

Austin, entrant sa bougie à la main et toujours sifflotant, s'attendait à trouver Val assis dans un fauteuil. Mais Val n'était pas là. Il passa donc dans sa chambre, échangea son habit contre un veston de polo, rose et blanc, puis revint. Mais Val n'était toujours pas là.

" Val ! "

Pas de réponse.

" Val ! "

Une porte s'ouvrit ; Val parut en pantalon et en bras de chemise. Il avait un air renfrogné et boitait.

" Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi diable cries-tu comme ça ? "

Austin renifla dédaigneusement.

" Oh ! je n'ai pas besoin de toi. Je ne savais pas où tu étais, voilà tout.

-  Je vais prendre un bain, si ça peut t'intéresser.

-  Eh bien, vas-y. Va le prendre, ton bain. Tu es d'une amabilité !... "

Val fit une moue ironique. (Les incidents de ce genre étaient fréquents.)

" Si tu veux tout savoir, dit-il avec aigreur, je me suis fait très mal.

-  Très mal ? Mais, bon Dieu, tu es tombé sur les pieds et les mains, dans l'herbe !

-  Je me  suis  sérieusement foulé  la  jambe, expliqua  Val,   avec    une  politesse   glaciale.   Je croyais l'avoir déjà dit. Et je vais prendre un bain. "

Austin le regarda en abaissant à demi les paupières. Puis, en silence, il ouvrit un tome du Badminton.

Val sortit en faisant claquer la porte. Et la porte de sa chambre claqua aussi.

Ces choses-là, encore une fois, survenaient assez fréquemment entre les deux frères et aucun des deux ne savait pourquoi. Chacun aurait affirmé que c'était de la faute de l'autre. Austin trouvait Val impertinent, suffisant et indocile. Val trouvait Austin agressif et compassé. Il y avait, naturellement, des " règles du jeu " et la première était que nul engagement d'hostilités ne devait avoir lieu en présence d'un tiers. Quand les rapports étaient tendus, le maximum de ce qu'on pouvait se permettre en public était un silence mortel et courtois. C'est ce qui avait été observé depuis la chute de Val dans l'après-midi. Austin avait ricané discrètement et Val s'était excusé. Conséquence : Austin était resté silencieux, assis sur un sofa, après le dîner, et Val avait quitté le hall pour monter dans sa chambre, sans dire bonsoir à personne. Il y avait d'autres règles encore. L'une d'elles était qu'on ne devait jamais recourir à la force physique ; aucune lutte corporelle n'avait eu lieu depuis le jour - six ans auparavant - où Austin ayant tenté d'infliger à Val une torture récemment apprise, celui-ci l'avait frappé avec force au menton. Mais tous les autres moyens - excepté mentir et se plaindre aux autorités - étaient admis, y compris les insultes de tout genre, bien que les plus blessantes fussent toujours voilées par une sorte de civilité impassible.

Ces engagements duraient un jour ou deux ; puis un rapprochement était provoqué par celui qui se sentait en humeur de générosité et on faisait la paix.

Malgré le Badminton, les pensées d'Austin furent, quelques instants encore, occupées de la querelle. Il se rendait compte, pour la cinquantième fois et avec une extraordinaire netteté, qu'il avait toléré beaucoup trop longtemps cet état de choses et qu'il montrait infiniment trop de condescendance à l'égard de ce jeune frère insolent. Voyons ! les statuts du " Pop " étaient pendus là, symbolisant l'énorme distance qui existait entre lui et Val. A strictement parler, il avait le droit de bâtonner Val s'il le jugeait nécessaire - du moins, il l'avait eu pendant le dernier semestre d'Eton. Certes, un tel acte n'eût pas été convenable, mais ce droit, on aurait dû forcer son frère à le reconnaître : un petit nigaud qui n'était même pas capable de monter proprement un cheval, qui, cet après-midi, s'était laissé dévisser par le plus docile des bourrins, et au beau milieu d'un pré ! Quant à sa jambe, c'était de la blague. Personne ne s'était jamais fait mal en tombant ainsi ! Simple excuse imaginée par son frère pour se faire pardonner sa maladresse...

 


 

(1) Cercle d'Eton, extrêmement fermé.

(2)  Catégorie secondaire dans le concours de canotage.

(3) Journal Illustré hebdomadaire où paraissent régulièrement des caricatures d'hommes célèbres (politiciens, artistes, sportsmen, savants, etc.).

(4) Photographes ayant pour spécialité les groupes de sociétés sportives.

 

 

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