CHAPITRE III

 

Le dîner dont avait parlé lady Béatrice eut lieu la veille du départ des deux garçons, si l'on peut appeler " dîner " une réunion où ne figurent que deux invités ; et quand Val descendit, encore un peu essoufflé de s'être habillé en hâte, il les trouva causant avec les jeunes filles tandis qu'Austin était pittoresquement assis par terre, sur la carpette, devant la cheminée. Il prononça les mots d'usage et se retira dans l'embrasure d'une fenêtre.

Val avait rencontré deux ou trois fois déjà le professeur Mac-Intosch, qui était un ami de collège de son père ; mais son aspect ne manquait jamais d'impressionner, d'inspirer une sorte de crainte respectueuse. Car, d'abord, il était grand, très voûté et portait des lunettes ; ensuite, son costume le signalait avec évidence comme un génie du plus haut rang. (Les admirateurs du professeur Mac-Intosch le tenaient pour inconscient d'une différence quelconque entre ses propres vêtements et ceux de tout le monde ; il passait, du moins, pour ignorer que la tenue du soir fût habituellement déterminée par un autre code que celui du goût individuel.) II portait un veston et un gilet en velours marron, un pantalon noir flottant et, suprême étrangeté, un bonnet en velours cramoisi rappelant ceux des papes de la Renaissance. Son gilet fendu laissait voir un plastron ourlé que retenaient trois perles. Ses pieds étaient chaussés de bottines cirées à bouts carrés. Une tradition de la famille Medd voulait que le professeur possédât un savoir gigantesque. Il n'était titulaire d'aucune chaire dans aucune université connue des Iles Britanniques ; mais il avait été jadis conférencier adjoint à l'Owen's Collège, à Manchester, où ses vues surprenantes et inorthodoxes avaient, semblait-il, éveillé la jalousie du monde scientifique ; à la suite de quoi Chicago avait assumé d'honorer comme il le méritait cet homme dont son propre pays se montrait indigne. En ce qui concernait la spécialité du professeur, le général, questionné avec précision, eût certainement répondu de façon évasive : il ne se piquait nullement de culture, mais il avait toujours pensé que le professeur s'occupait surtout de " science ". On demeurait incertain sur la source à laquelle il avait puisé ces renseignements, mais les détracteurs du professeur n'hésitaient pas à déclarer que le seul admirateur du professeur Mac-Intosch était le professeur Mac-Intosch. Tout cela, d'ailleurs, n'était, dans l'esprit du Général, qu'une confirmation de l'éminence de son ami, car seul un grand homme pouvait déchaîner autant d'orages scientifiques et provoquer un pareil déversement d'amertume. Le professeur habitait Hendon, dans une petite villa, avec sa femme et passait, disait-on, la majeure partie de sa vie dans la salle de lecture du British Muséum. Il avait publié deux ou trois brochures sans nom d'éditeur et travaillait à une oeuvre colossale qui devait être le monument de sa vie incomprise (on n'en spécifiait point le sujet). Aussi, Val, assis près le la fenêtre, le regardait-il avec un respect mêlé d'effroi.

Le  second invité,  auquel il n'accorda qu'un regard, était le Père Maple, homme de petite taille, grisonnant, au teint pâle et aux yeux brillants ; il était vêtu comme un simple clergyman, pantalon et longue redingote. Val, qui s'attendait à quelque chose de plus sensationnel, fut un peu déçu.

" Ainsi donc, jeunes gens, vous partez demain pour la Suisse! " dit le professeur de sa voix cordiale. (Val était encore un peu trop jeune pour s'expliquer l'antipathie que lui inspirait cette cordialité, ou même pour se rendre compte qu'il l'éprouvait.)

Austin répondit affirmativement. Ils devaient prendre le train de sept heures quinze, pour attraper à Londres celui d'onze heures, partant de la gare Victoria.

" Ah ! murmura Je professeur, qu'elles sont loin mes ascensions ! Plus de dix ans déjà !... Cher vieux Tyndall ! que de promenades et de causeries !

-  Le   professeur   Tyndall ?   demanda   May, véritable  adoratrice  qui  aurait  douté  de  Dieu plutôt que de la supériorité du professeur Mac-Intosch...

-  Oui, ma chère ! pauvre vieux Tyndall ! Je me   rappelle   qu'un   jour,    sur   le   glacier   de l'Aletsch... "

Lady Béatrice entra dans un froufrou de soie, suivi de son mari et s'excusant d'être en retard, mais sans rien perdre pourtant de sa dignité. Sa femme de chambre était, paraît-il, seule coupable.

I

Depuis quinze jours Val avait, si l'on peut dire, mangé, bu, humé de la Suisse et rien que de la   Suisse.   Son   imagination   était   surchauffée, ainsi qu'il arrive à cet âge ; et Austin, lui aussi, était surexcité ; la venue du professeur à ce moment leur paraissait donc extraordinairement opportune. Aussi, avant qu'on eût fini le poisson, le sujet qui suscitait leur enthousiasme s'était-iI emparé de toute la table - et le professeur s'était emparé du sujet. Il en usait souvent ainsi. Ses amis le proclamaient " un causeur ", ce qui, par une loi fatale, l'incitait aux monologues prolongés. Cette réputation et le silence religieux de ses admirateurs le contraignaient positivement à profiter d'occasions comme celles-là pour développer un discours sur quelque sujet que ce fût. (Après quoi, ses amis disaient entre eux que " le professeur avait été très en forme ".) L'impression dominante, ce soir-là, était que le petit groupe de savants associé pendant si longtemps aux questions d'Alpinisme se trouvait réduit maintenant au seul professeur Mac-Intosch. Tyndall, Huxley, Hardy n'étaient plus ; Mac-Intosch seul demeurait. Il ne le disait pas ouvertement, mais on ne pouvait tirer de ses paroles aucune autre conclusion et, à mesure que les minutes s'écoulaient, il inspirait plus de considération et d'affectueuse ferveur. On avait aussi l'impression qu'il ne s'était guère effectué d'expédition sensationnelle sans qu'il y fût étroitement mêlé ; on apprit ainsi que, l'un des premiers, il avait rencontré la troupe - réduite, hélas ! - qui revenait de la première ascension au Matterhorn ; qu'il avait observé, à travers un télescope, la conquête du Finsterhaarborn par Hardy ; et qu'on ne pouvait citer de pic ou de défilé notoire qu'il n'eût lui-même gravi à un moment donné. Mais, encore une fois, ces choses, il ne les disait pas...

Il devint très éloquent vers la fin de son monologue, présenté sous forme de conférence paternelle, faite aux deux jeunes garçons, sur " l'équipement moral et mental du montagnard ".

 " Vous pouvez m'en croire, jeunes gens, dit-il avec force, c'est faire preuve d'une folle témérité que de vouloir entreprendre des ascensions quand on n'a pas la tête solide et des nerfs appropriés. On ne doit pas plus s'enorgueillir de les posséder que rougir de ne les posséder point. (Pour ma part, je me sens à l'aise sur une " arête " autant que sur une grand'route ; mais là n'est pas la question.) Suivez mon conseil : si vous ne vous sentez pas apte, ayez le courage de ne point tenter ce que vous ne pourriez réaliser ; il faut plus de courage pour refuser de faire une ascension que pour se montrer audacieux. Rappelez-vous cela. "

II se tut pour introduire dans sa bouche une cuillerée de glace à la vanille ; et le prêtre, qui l'avait écouté attentivement, les yeux baissés, leva son regard vers lui.

" Alors, monsieur le professeur, vous croyez qu'on ne peut acquérir, par un effort de volonté, le calme nécessaire ?

-  Certainement  pas,   Père   Maple,   certainement pas ! c'est une question purement physique. Je me rappelle avoir dû bander les yeux à un officier - c'était sur la Jungfrau - et le prendre par la main pour qu'il avançât. Et je ne parle pas   du   vertige   ordinaire,   je   veux   parler   du " nerf ", comme on dit, que bien des gens attribuent à une disposition morale et qui n'a rien à voir   avec   cela.   C'est   physique,   comme   toute chose, du  reste !  Je ne blâmerais pas plus un homme d'avoir... d'avoir peur dans une descente dangereuse que de tomber dans un précipice si je l'y poussais.

-  Pensez-vous que ce qu'on nomme communément des vertus - je ne trouve pas d'autre mot   -   soit   purement le résultat de certaines conditions physiques ? "

Un large et indulgent sourire s'épanouit sur le visage du professeur :

" Ah ! ah ! Père Maple, nous touchons ici à un terrain délicat. (Il lança un regard sur les jeunes convives qui l'observaient.).je suis un affreux matérialiste, vous savez, un affreux matérialiste  !  "

II acheva sa glace en silence et d'un air extrêmement discret.

" Et vous, euh... Monsieur Maple, que pensez-vous de tout cela ? demanda le général. (C'était un homme modeste et inintelligent ; toutes ces questions lui semblaient très importantes, très confuses ; d'ailleurs, il éprouvait un mépris traditionnel pour les papistes, mais le dissimulait à merveille sous des empressements courtois.) Pour moi, un chien est un chien, voilà tout ! " (II caressa sa moustache grise.)

Le prètre, qui avait de nouveau baissé les yeux, le regarda en souriant.

" Je crains, dit-il, d'être en complet désaccord avec le professeur. Je tiens qu'un homme n'est que ce que fait de lui sa volonté ; ou plutôt qu'il devient tel. Et que des qualités comme la maîtrise de soi-même et le courage peuvent assurément s'acquérir.  "

Val commença soudain à s'énerver. Cette conversation lui paraissait prodigieusement ennuyeuse.

" Parlez-nous encore de la façon dont on taille les marches dans la neige ", dit-il timidement au professeur.

II

La soirée qui précède un jour dont on attend quelque chose d'agréable ou d'exceptionnel a toujours un effet stimulant sur les esprits imaginatifs et, en sortant de table, les deux frères étaient dans un état voisin de l'exaltation. Val, tout de suite, disparut pour aller jeter un coup d'œil aux bagages qui encombraient déjà le petit salon du premier.

Il monta quatre à quatre, franchit le palier et le couloir en courant et se planta devant les paquets, à considérer une fois de plus les piolets dans leurs gaines de cuir, les parapluies et les cannes attachés en faisceaux, les deux valises encore ouvertes attendant les derniers emballages du matin, les couvertures roulées, au milieu desquelles - il le savait - reposait l'écheveau de corde. Il ne pouvait croire que ce fût vraiment la veille du départ...

Il redescendit plus lentement, après être revenu sur ses pas pour s'assurer que ses bottines étaient bien dans la valise, ces bottines lourdes de la graisse dont il les avait enduites copieusement lui-même et que, selon les instructions du Badminton, il avait déjà portées pendant deux ou trois jours. En rentrant dans le hall il entendit le son du piano. Cela le contraria : il ne pourrait pas, si l'on faisait de la musique, interroger le professeur sur la question des couloirs. Mais, du moins, il pourrait réfléchir en paix ; il se glissa donc sans bruit, traversa le hall sur la pointe du pied et s'assit sur un canapé derrière le fauteuil de sa mère.

Dans les moments d'exaltation, les choses extérieures prennent une valeur tout à fait disproportionnée à leur importance véritable et les choses les plus habituelles nous apparaissent dans une lumière inconnue. Il advint donc que Val, ayant devant les yeux une scène qu'il avait vue et revue sans cesse toute sa vie durant, y découvrit dans deux ou trois détails infimes changés, une signification qui, en réalité, n'avait nul rapport avec leur essence.

C'était le prêtre qui jouait, l'homme dont un musicien profane avait dit, vingt ans auparavant, que l'Eglise ne gagnait en lui qu'un nouveau marchand de sacrements tandis que le monde perdait un artiste. Et bien que Val ne comprît rien à la musique, il ne pouvait, étant donné les circonstances, manquer d'être considérablement impressionné par cette performance exquise. Tout d'abord, il observa le visage de l'exécutant, maigre, calme, attentif, sur lequel tombait la lueur des bougies, muant en pur argent les cheveux gris qui entouraient les oreilles et les tempes. Mais il ne pensait qu'aux ascensions. Une idée traversa son esprit : l'étonnement qu'un homme qui ne partait pas le lendemain pour la Suisse pût avoir dans la physionomie une telle expression de contentement. Et, pendant ce temps, la musique faisait son oeuvre.

Val ne savait pas et ne sut jamais quelle était cette musique. Mais un certain " motif " commença graduellement à colorer ses pensées. Il se prit peu à peu à le chercher, à le guetter, heureux de le retrouver quand il reparaissait en insistant doucement, comme un ami qui intervient et persuade avec un tact infini. Tantôt cette phrase était simple et claire, comme parlant seule dans le silence ; tantôt elle perçait à travers l'enchevêtrement d'une controverse. Soudain, elle retentit au milieu des clameurs d'une mer orageuse, puis, de nouveau, se mit à parler tout bas, tendre et invincible.

Ainsi, la musique faisait son oeuvre. Val ne put jamais préciser, plus tard, à quel moment Gertie Marjoribanks lui apparut sous un aspect nouveau. Les assistants étaient tous silencieux. Lady Béatrice tenait fermé sur ses genoux son éventail de plumes ; Val apercevait ses doigts chargés de bagues. Son père était assis en face, une de ses longues jambes passée  sur l'autre, pointant vers le plafond un long pied au bout duquel se balançait un escarpin, les mains croisées derrière la tête, le visage grave et calme ; Austin se perdait dans l'ombre de la fenêtre, presque invisible ; Miss Deverell, installée un peu plus loin, près d'une lampe, avait abandonné son ouvrage et, rejetée en arrière, écoutait. Au-dessus d'eux, tout autour d'eux, régnait la sombre beauté du vieux salon.

Et Val eut conscience qu'il regardait fixement Gertie Marjoribanks, comme s'il la voyait pour la première fois.

Elle était assise de profil, dans une attitude qui sembla au jeune homme la chose la plus belle qu'il eût jamais vue (bien entendu ce n'est pas ainsi qu'il l'aurait définie) : un peu penchée en avant, ses mains fines et blanches jointes autour de son genou, son visage qu'ombrageaient ses cheveux noirs, fendu et un peu levé, les lèvres entr'ouvertes, laissant passer un souffle calme. Mais ce qui, dans son visage, donnait à Val une telle sensation de beauté, c'était - dans la mesure où pouvait la discerner - une expression de sincère et complète extase ; la douceur et la délicatesse de la musique avaient pénétré en elle et l'avaient métamorphosée... Val subissait pour la première fois une initiation mystérieuse. Il sentait qu'il s'était passé quelque chose, et qu'autour de lui tout en était transformé. Il continuait de regarder cette svelte et brune jeune fille, plus jeune que lui d'un an, dans sa robe blanche, ses bras ronds entourant son genou ; en ces dernières minutes, elle avait perdu toute parcelle de cette légère affectation dont les jeunes filles ne sont presque jamais exemptes, et son être entier était possédé par la sonorité délicieuse qui emplissait la pièce... Val examinait minutieusement son visage, ses mains, ses bras, ses pieds, son épaisse chevelure... Et, tout à coup, nettement, il se sentit traversé par un élancement douloureux : il venait de se rappeler que le coupé l'attendrait le lendemain à six heures et demie pour le conduire à la gare.

Comme il se retournait, un peu nerveux, sur son siège, la musique cessa.

III

Le sobriquet le plus cruel qu'on ait jamais donné à une chose vraiment admirable est celui de calf-love (1). Certes, on peut sourire de ses gaucheries, de ses naïvetés, de ses brusqueries, mais elles résultent simplement de ce que les moyens d'expression dont dispose cet amour ne sont pas adéquats à ce qu'ils veulent exprimer. Un garçon qui aime pour la première fois a, évidemment, des dehors maladroits et heurtés ; intérieurement, il est sentimental et infatué ; mais ces défauts n'entachent pas plus la simplicité, la noblesse et la pureté merveilleuses de la passion, qu'un harmonium grinçant n'affecte la beauté de ce qu'il chante.

La première maladresse de Val advint, ce soir-là, au moment où chacun prenait son bougeoir pour monter dans sa chambre.

Le prêtre avait reçu les remerciements de chacun (le professeur lui-même avait eu la bonté de lui dire " qu'au temps où il s'occupait de musique il n'avait jamais entendu mieux jouer ce morceau ") ; le général l'avait accompagné jusqu'au porche et Austin jusqu'au bas du perron. Puis, après quelques paroles échangées, on était allé dans la galerie, où se trouvaient rangés les bougeoirs en argent.

Val attendait cet instant. Il avait tout projeté pendant que le prêtre jouait et manifesta un empressement qui lui valut de sa mère un sourire approbateur (lady Béatrice avait eu fort à faire pour styler son fils cadet). Gertie arriva pour prendre sa bougie et déjà Val lui en avait réservé une dont la bobèche ne cliquetait pas. Il la lui tendit avant de l'allumer, pour avoir le plaisir de tenir le bougeoir d'un côté pendant qu'elle le tiendrait de l'autre. Puis il approcha le rat-de-cave et ses doigts touchèrent les doigts de Gertie. Le choc fut tel qu'il lâcha le côté qu'il tenait, et le bougeoir, sans la bobèche, heureusement, tomba par terre avec fracas. Il se baissa pour la ramasser, et, dans son trouble, saisit le soulier de Gertie, ce qui lui causa un second choc.

" Oh ! mon cher Val ! " dit sa mère.

-  Pardon, maman. "

II se redressa et sentit, avec horreur, qu'il devenait écarlate.

" Tu oublies la bobèche, mon garçon ! " dit son père derrière lui.

Cette lacune réparée, Val débita tout d'un trait la phrase qu'il avait préméditée :

" Bonsoir, Miss Gertie, et au revoir. Je ne vous verrai pas demain matin, - à moins que vous ne soyez levée à six heures et demie. "

II savait qu'il n'y fallait pas compter ; pourtant, il avait décidé de dire cela. C'eût été si bon de lui dire encore au revoir  ! Mais il trouvait la proposition excessivement hardie.

" Comment  ! s'exclama May, à six heures et demie !  !  !

-  Eh bien, alors, au revoir, Miss Gertie, répéta Val. "

Et pendant une seconde vibrante, leurs yeux se rencontrèrent...

IV

II y eut, cette nuit-là, un indescriptible conflit dans le cœur de Val : un garçon exalté par l'amour " pose " intérieurement et se joue à soi-même la comédie d'une manière presque inconcevable. Il combine des rencontres entre lui et celle qu'il aime, rédige des conversations, joue des drames, et tout cela, dans des mises en scène où son imagination excelle à utiliser le matériel dont il dispose, avec un relief et une puissance dramatique dont il serait, à froid, parfaitement incapable. Chose curieuse, ces drames s'achèvent d'ordinaire en tragédies si touchantes, si poignantes, qu'elles font venir les larmes aux yeux de l'auteur : Val ne fit pas exception à la règle. Plus d'une fois, cette nuit-là, avant de s'endormir, il fut sur le point de sangloter en se figurant quelque exquise scène d'adieux, ou bien une rencontre, quelques années plus tard, entre elle, heureuse, riche, éclatante, et lui, vagabond au visage ravagé.

Toutefois, ces dénouements ne lui vinrent à l'esprit qu'après l'épuisement des situations les plus simples, après qu'il fut mort dans les Alpes, s'étant dépouillé de son veston et de son gilet pour en couvrir sa bien-aimée ; après qu'il eut, avec effort, rapporté le corps inanimé de Gertie et fut tombé lui-même, expirant, au clair de lune, pendant qu'une foule l'acclamait...

Il s'éveilla en sursaut : le grand jour entrait à flots dans sa chambre et Charles, le domestique, se tenait près du lit :

" II est cinq heures et demie, master Val, et M. Austin va prendre son bain. "

II resta étendu quelques minutes à se remémorer ses émotions.

II y avait eu, la veille, quelque chose de dramatique, de déchirant, dans la pensée de ce départ matinal (qui aurait lieu tandis qu'elle reposerait encore, calme et belle) vers les dangers des hautes Alpes ; mais le dramatique s'était effacé, faisant place à la tristesse. Il lui apparut soudain que s'il n'avait pas vu plus tôt combien elle était adorable, ce ne pouvait être que par une méchanceté de la Providence. Suis-je donc idiot ? ou aveugle ? se disait-il. Ah ! ce qu'auraient pu être ces trois semaines, ces longs après-midi, ces cavalcades ! Dire qu'il avait laissé à Austin le soin d'ouvrir des palissades ! qu'il avait laissé May aller se promener avec elle dans les bois au lieu de l'accompagner lui-même !... Et il n'avait plus monté à cheval depuis quinze jours ! Puis il tressaillait en se rappelant la catastrophe du soir précédent : le bougeoir par terre, ses gestes malheureux...

Ce fut un Val grave et maussade qui, avant de descendre déjeuner, entra chez sa mère pour lui dire au revoir et qui, en passant devant la porte de la bien-aimée, fit un peu plus de bruit qu'il n'était nécessaire. Arrivé au bout du couloir, il se retourna. Si cette porte allait s'ouvrir, laissant apercevoir un visage encore tout rosé de sommeil...

" Il faut te grouiller ! dit Austin, la bouche pleine. La voiture sera là dans dix minutes. "

Val ne répondit pas. Il inspecta le jambon en fronçant les sourcils d'un air terrible. Qu'avait-il besoin de jambon ? Intérieurement, il arrangeait avec soin la situation : il se voyait à présent sous les traits d'un amant romantique, obligé par le devoir à s'en aller au loin braver des périls indicibles. Il irait, ferait des prodiges, puis reviendrait,   quinze   jours   après,   hâlé,   résolu,

mais infiniment modeste et. et la retrouverait sans doute, retenue à Medhurst par quelque circonstance imprévue. Et sinon, elle lirait les journaux qui, d'ici là, donneraient des nouvelles sensationnelles venant de la Suisse.

" Voilà  la  voiture,  dit  Austin.  Tes  affaires sont-elles descendues ?

-  Je pense que oui, Charles a dû...

-  Bon Dieu ! si tu te fies à Charles !

-  Occupe-toi des tiennes, veux-tu ? " dit Val agressivement.

Or, ce qui semblait impossible arriva.

II était là, nu-tête, en complet gris, sur le perron, et il faut bien le dire, dans une attitude un peu voulue, pendant qu'Austin, toujours pratique et actif, comptait les paquets que Charles disposait sur la voiture. Val avait la jambe gauche légèrement portée en avant, la main droite sur la hanche, serrant son chapeau, et tenait dans l'autre une canne ; il sentait que le soleil matinal l'éclairait par-dessus les buissons et que, ressemblant vaguement au jeune Bonaparte, il était à l'endroit précis où sa silhouette devait produire le meilleur effet. Alors, tout le poignant de sa situation l'étreignit avec une violence nouvelle. Elle dormait, et lui, avant d'aller lutter contre- les forces de la nature, s'imprégnait de tout ce qu'il lui fallait quitter.

Il contempla une dernière fois la maison endormie, portant son regard lentement le long de la façade, depuis l'aile Nord où était sa propre chambre jusqu'à l'aile Sud où logeaient les jeunes filles. Et comme ses yeux se posaient en cet endroit, l'impossible - son dernier espoir - se réalisa. Un rideau fut soulevé, puis retomba : mais non sans que Val eût pu distinguer, comme dans un éclair, un visage entouré de cheveux noirs dénoués.

" Quand tu auras fini de rester là sans rien faire, dit Austin de l'intérieur du coupé, avec une vivacité extrême (souvenez-vous qu'il avait dû s'occuper de tout), peut-être pourrons-nous partir. Nous sommes déjà en retard de dix minutes ! ".

Les deux frères ne se parlèrent plus jusqu'à la gare.

 

 

 


(1) Traduction littérale : amour de veau. C'est ainsi qu'on appelle, par raillerie, le premier amour d'un tout jeune homme.

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