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CHAPITRE III
Le dîner dont avait parlé lady Béatrice eut lieu la veille du départ des deux garçons, si l'on peut appeler " dîner " une réunion où ne figurent que deux invités ; et quand Val descendit, encore un peu essoufflé de s'être habillé en hâte, il les trouva causant avec les jeunes filles tandis qu'Austin était pittoresquement assis par terre, sur la carpette, devant
Val avait rencontré deux ou trois fois déjà le professeur Mac-Intosch, qui était un ami de collège de son père ; mais son aspect ne manquait jamais d'impressionner, d'inspirer une sorte de crainte respectueuse. Car, d'abord, il était grand, très voûté et portait des lunettes ; ensuite, son costume le signalait avec évidence comme un génie du plus haut rang. (Les admirateurs du professeur Mac-Intosch le tenaient pour inconscient d'une différence quelconque entre ses propres vêtements et ceux de tout le monde ; il passait, du moins, pour ignorer que la tenue du soir fût habituellement déterminée par un autre code que celui du goût individuel.) II portait un veston et un gilet en velours marron, un pantalon noir flottant et, suprême étrangeté, un bonnet en velours cramoisi rappelant ceux des papes de
Le second invité, auquel il n'accorda qu'un regard, était le Père Maple, homme de petite taille, grisonnant, au teint pâle et aux yeux brillants ; il était vêtu comme un simple clergyman, pantalon et longue redingote. Val, qui s'attendait à quelque chose de plus sensationnel, fut un peu déçu.
" Ainsi donc, jeunes gens, vous partez demain pour
Austin répondit affirmativement. Ils devaient prendre le train de sept heures quinze, pour attraper à Londres celui d'onze heures, partant de
" Ah ! murmura Je professeur, qu'elles sont loin mes ascensions ! Plus de dix ans déjà !... Cher vieux Tyndall ! que de promenades et de causeries !
- Le professeur Tyndall ? demanda May, véritable adoratrice qui aurait douté de Dieu plutôt que de la supériorité du professeur Mac-Intosch...
- Oui, ma chère ! pauvre vieux Tyndall ! Je me rappelle qu'un jour, sur le glacier de l'Aletsch... "
Lady Béatrice entra dans un froufrou de soie, suivi de son mari et s'excusant d'être en retard, mais sans rien perdre pourtant de sa dignité. Sa femme de chambre était, paraît-il, seule coupable.
I
Depuis quinze jours Val avait, si l'on peut dire, mangé, bu, humé de
Il devint très éloquent vers la fin de son monologue, présenté sous forme de conférence paternelle, faite aux deux jeunes garçons, sur " l'équipement moral et mental du montagnard ".
" Vous pouvez m'en croire, jeunes gens, dit-il avec force, c'est faire preuve d'une folle témérité que de vouloir entreprendre des ascensions quand on n'a pas la tête solide et des nerfs appropriés. On ne doit pas plus s'enorgueillir de les posséder que rougir de ne les posséder point. (Pour ma part, je me sens à l'aise sur une " arête " autant que sur une grand'route ; mais là n'est pas la question.) Suivez mon conseil : si vous ne vous sentez pas apte, ayez le courage de ne point tenter ce que vous ne pourriez réaliser ; il faut plus de courage pour refuser de faire une ascension que pour se montrer audacieux. Rappelez-vous cela. "
II se tut pour introduire dans sa bouche une cuillerée de glace à la vanille ; et le prêtre, qui l'avait écouté attentivement, les yeux baissés, leva son regard vers lui.
" Alors, monsieur le professeur, vous croyez qu'on ne peut acquérir, par un effort de volonté, le calme nécessaire ?
- Certainement pas, Père Maple, certainement pas ! c'est une question purement physique. Je me rappelle avoir dû bander les yeux à un officier - c'était sur
- Pensez-vous que ce qu'on nomme communément des vertus - je ne trouve pas d'autre mot - soit purement le résultat de certaines conditions physiques ? "
Un large et indulgent sourire s'épanouit sur le visage du professeur :
" Ah ! ah ! Père Maple, nous touchons ici à un terrain délicat. (Il lança un regard sur les jeunes convives qui l'observaient.).je suis un affreux matérialiste, vous savez, un affreux matérialiste ! "
II acheva sa glace en silence et d'un air extrêmement discret.
" Et vous, euh... Monsieur Maple, que pensez-vous de tout cela ? demanda le général. (C'était un homme modeste et inintelligent ; toutes ces questions lui semblaient très importantes, très confuses ; d'ailleurs, il éprouvait un mépris traditionnel pour les papistes, mais le dissimulait à merveille sous des empressements courtois.) Pour moi, un chien est un chien, voilà tout ! " (II caressa sa moustache grise.)
Le prètre, qui avait de nouveau baissé les yeux, le regarda en souriant.
" Je crains, dit-il, d'être en complet désaccord avec le professeur. Je tiens qu'un homme n'est que ce que fait de lui sa volonté ; ou plutôt qu'il devient tel. Et que des qualités comme la maîtrise de soi-même et le courage peuvent assurément s'acquérir. "
Val commença soudain à s'énerver. Cette conversation lui paraissait prodigieusement ennuyeuse.
" Parlez-nous encore de la façon dont on taille les marches dans la neige ", dit-il timidement au professeur.
II
La soirée qui précède un jour dont on attend quelque chose d'agréable ou d'exceptionnel a toujours un effet stimulant sur les esprits imaginatifs et, en sortant de table, les deux frères étaient dans un état voisin de l'exaltation. Val, tout de suite, disparut pour aller jeter un coup d'œil aux bagages qui encombraient déjà le petit salon du premier.
Il monta quatre à quatre, franchit le palier et le couloir en courant et se planta devant les paquets, à considérer une fois de plus les piolets dans leurs gaines de cuir, les parapluies et les cannes attachés en faisceaux, les deux valises encore ouvertes attendant les derniers emballages du matin, les couvertures roulées, au milieu desquelles - il le savait - reposait l'écheveau de corde. Il ne pouvait croire que ce fût vraiment la veille du départ...
Il redescendit plus lentement, après être revenu sur ses pas pour s'assurer que ses bottines étaient bien dans la valise, ces bottines lourdes de la graisse dont il les avait enduites copieusement lui-même et que, selon les instructions du Badminton, il avait déjà portées pendant deux ou trois jours. En rentrant dans le hall il entendit le son du piano. Cela le contraria : il ne pourrait pas, si l'on faisait de la musique, interroger le professeur sur la question des couloirs. Mais, du moins, il pourrait réfléchir en paix ; il se glissa donc sans bruit, traversa le hall sur la pointe du pied et s'assit sur un canapé derrière le fauteuil de sa mère.
Dans les moments d'exaltation, les choses extérieures prennent une valeur tout à fait disproportionnée à leur importance véritable et les choses les plus habituelles nous apparaissent dans une lumière inconnue. Il advint donc que Val, ayant devant les yeux une scène qu'il avait vue et revue sans cesse toute sa vie durant, y découvrit dans deux ou trois détails infimes changés, une signification qui, en réalité, n'avait nul rapport avec leur essence.
C'était le prêtre qui jouait, l'homme dont un musicien profane avait dit, vingt ans auparavant, que l'Eglise ne gagnait en lui qu'un nouveau marchand de sacrements tandis que le monde perdait un artiste. Et bien que Val ne comprît rien à la musique, il ne pouvait, étant donné les circonstances, manquer d'être considérablement impressionné par cette performance exquise. Tout d'abord, il observa le visage de l'exécutant, maigre, calme, attentif, sur lequel tombait la lueur des bougies, muant en pur argent les cheveux gris qui entouraient les oreilles et les tempes. Mais il ne pensait qu'aux ascensions. Une idée traversa son esprit : l'étonnement qu'un homme qui ne partait pas le lendemain pour
Val ne savait pas et ne sut jamais quelle était cette musique. Mais un certain " motif " commença graduellement à colorer ses pensées. Il se prit peu à peu à le chercher, à le guetter, heureux de le retrouver quand il reparaissait en insistant doucement, comme un ami qui intervient et persuade avec un tact infini. Tantôt cette phrase était simple et claire, comme parlant seule dans le silence ; tantôt elle perçait à travers l'enchevêtrement d'une controverse. Soudain, elle retentit au milieu des clameurs d'une mer orageuse, puis, de nouveau, se mit à parler tout bas, tendre et invincible.
Ainsi, la musique faisait son oeuvre. Val ne put jamais préciser, plus tard, à quel moment Gertie Marjoribanks lui apparut sous un aspect nouveau. Les assistants étaient tous silencieux. Lady Béatrice tenait fermé sur ses genoux son éventail de plumes ; Val apercevait ses doigts chargés de bagues. Son père était assis en face, une de ses longues jambes passée sur l'autre, pointant vers le plafond un long pied au bout duquel se balançait un escarpin, les mains croisées derrière la tête, le visage grave et calme ; Austin se perdait dans l'ombre de la fenêtre, presque invisible ; Miss Deverell, installée un peu plus loin, près d'une lampe, avait abandonné son ouvrage et, rejetée en arrière, écoutait. Au-dessus d'eux, tout autour d'eux, régnait la sombre beauté du vieux salon.
Et Val eut conscience qu'il regardait fixement Gertie Marjoribanks, comme s'il la voyait pour la première fois.
Elle était assise de profil, dans une attitude qui sembla au jeune homme la chose la plus belle qu'il eût jamais vue (bien entendu ce n'est pas ainsi qu'il l'aurait définie) : un peu penchée en avant, ses mains fines et blanches jointes autour de son genou, son visage qu'ombrageaient ses cheveux noirs, fendu et un peu levé, les lèvres entr'ouvertes, laissant passer un souffle calme. Mais ce qui, dans son visage, donnait à Val une telle sensation de beauté, c'était - dans la mesure où pouvait la discerner - une expression de sincère et complète extase ; la douceur et la délicatesse de la musique avaient pénétré en elle et l'avaient métamorphosée... Val subissait pour la première fois une initiation mystérieuse. Il sentait qu'il s'était passé quelque chose, et qu'autour de lui tout en était transformé. Il continuait de regarder cette svelte et brune jeune fille, plus jeune que lui d'un an, dans sa robe blanche, ses bras ronds entourant son genou ; en ces dernières minutes, elle avait perdu toute parcelle de cette légère affectation dont les jeunes filles ne sont presque jamais exemptes, et son être entier était possédé par la sonorité délicieuse qui emplissait
Comme il se retournait, un peu nerveux, sur son siège, la musique cessa.
III
Le sobriquet le plus cruel qu'on ait jamais donné à une chose vraiment admirable est celui de calf-love (1). Certes, on peut sourire de ses gaucheries, de ses naïvetés, de ses brusqueries, mais elles résultent simplement de ce que les moyens d'expression dont dispose cet amour ne sont pas adéquats à ce qu'ils veulent exprimer. Un garçon qui aime pour la première fois a, évidemment, des dehors maladroits et heurtés ; intérieurement, il est sentimental et infatué ; mais ces défauts n'entachent pas plus la simplicité, la noblesse et la pureté merveilleuses de la passion, qu'un harmonium grinçant n'affecte la beauté de ce qu'il chante.
La première maladresse de Val advint, ce soir-là, au moment où chacun prenait son bougeoir pour monter dans sa chambre.
Le prêtre avait reçu les remerciements de chacun (le professeur lui-même avait eu la bonté de lui dire " qu'au temps où il s'occupait de musique il n'avait jamais entendu mieux jouer ce morceau ") ; le général l'avait accompagné jusqu'au porche et Austin jusqu'au bas du perron. Puis, après quelques paroles échangées, on était allé dans la galerie, où se trouvaient rangés les bougeoirs en argent.
Val attendait cet instant. Il avait tout projeté pendant que le prêtre jouait et manifesta un empressement qui lui valut de sa mère un sourire approbateur (lady Béatrice avait eu fort à faire pour styler son fils cadet). Gertie arriva pour prendre sa bougie et déjà Val lui en avait réservé une dont la bobèche ne cliquetait pas. Il la lui tendit avant de l'allumer, pour avoir le plaisir de tenir le bougeoir d'un côté pendant qu'elle le tiendrait de l'autre. Puis il approcha le rat-de-cave et ses doigts touchèrent les doigts de Gertie. Le choc fut tel qu'il lâcha le côté qu'il tenait, et le bougeoir, sans la bobèche, heureusement, tomba par terre avec fracas. Il se baissa pour la ramasser, et, dans son trouble, saisit le soulier de Gertie, ce qui lui causa un second choc.
" Oh ! mon cher Val ! " dit sa mère.
- Pardon, maman. "
II se redressa et sentit, avec horreur, qu'il devenait écarlate.
" Tu oublies la bobèche, mon garçon ! " dit son père derrière lui.
Cette lacune réparée, Val débita tout d'un trait la phrase qu'il avait préméditée :
" Bonsoir, Miss Gertie, et au revoir. Je ne vous verrai pas demain matin, - à moins que vous ne soyez levée à six heures et demie. "
II savait qu'il n'y fallait pas compter ; pourtant, il avait décidé de dire cela. C'eût été si bon de lui dire encore au revoir ! Mais il trouvait la proposition excessivement hardie.
" Comment ! s'exclama May, à six heures et demie ! ! !
- Eh bien, alors, au revoir, Miss Gertie, répéta Val. "
Et pendant une seconde vibrante, leurs yeux se rencontrèrent...
IV
II y eut, cette nuit-là, un indescriptible conflit dans le cœur de Val : un garçon exalté par l'amour " pose " intérieurement et se joue à soi-même la comédie d'une manière presque inconcevable. Il combine des rencontres entre lui et celle qu'il aime, rédige des conversations, joue des drames, et tout cela, dans des mises en scène où son imagination excelle à utiliser le matériel dont il dispose, avec un relief et une puissance dramatique dont il serait, à froid, parfaitement incapable. Chose curieuse, ces drames s'achèvent d'ordinaire en tragédies si touchantes, si poignantes, qu'elles font venir les larmes aux yeux de l'auteur : Val ne fit pas exception à
Toutefois, ces dénouements ne lui vinrent à l'esprit qu'après l'épuisement des situations les plus simples, après qu'il fut mort dans les Alpes, s'étant dépouillé de son veston et de son gilet pour en couvrir sa bien-aimée ; après qu'il eut, avec effort, rapporté le corps inanimé de Gertie et fut tombé lui-même, expirant, au clair de lune, pendant qu'une foule l'acclamait...
Il s'éveilla en sursaut : le grand jour entrait à flots dans sa chambre et Charles, le domestique, se tenait près du lit :
" II est cinq heures et demie, master Val, et M. Austin va prendre son bain. "
II resta étendu quelques minutes à se remémorer ses émotions.
II y avait eu, la veille, quelque chose de dramatique, de déchirant, dans la pensée de ce départ matinal (qui aurait lieu tandis qu'elle reposerait encore, calme et belle) vers les dangers des hautes Alpes ; mais le dramatique s'était effacé, faisant place à
Ce fut un Val grave et maussade qui, avant de descendre déjeuner, entra chez sa mère pour lui dire au revoir et qui, en passant devant la porte de la bien-aimée, fit un peu plus de bruit qu'il n'était nécessaire. Arrivé au bout du couloir, il se retourna. Si cette porte allait s'ouvrir, laissant apercevoir un visage encore tout rosé de sommeil...
" Il faut te grouiller ! dit Austin, la bouche pleine. La voiture sera là dans dix minutes. "
Val ne répondit pas. Il inspecta le jambon en fronçant les sourcils d'un air terrible. Qu'avait-il besoin de jambon ? Intérieurement, il arrangeait avec soin la situation : il se voyait à présent sous les traits d'un amant romantique, obligé par le devoir à s'en aller au loin braver des périls indicibles. Il irait, ferait des prodiges, puis reviendrait, quinze jours après, hâlé, résolu,
mais infiniment modeste et. et la retrouverait sans doute, retenue à Medhurst par quelque circonstance imprévue. Et sinon, elle lirait les journaux qui, d'ici là, donneraient des nouvelles sensationnelles venant de
" Voilà la voiture, dit Austin. Tes affaires sont-elles descendues ?
- Je pense que oui, Charles a dû...
- Bon Dieu ! si tu te fies à Charles !
- Occupe-toi des tiennes, veux-tu ? " dit Val agressivement.
Or, ce qui semblait impossible arriva.
II était là, nu-tête, en complet gris, sur le perron, et il faut bien le dire, dans une attitude un peu voulue, pendant qu'Austin, toujours pratique et actif, comptait les paquets que Charles disposait sur
Il contempla une dernière fois la maison endormie, portant son regard lentement le long de la façade, depuis l'aile Nord où était sa propre chambre jusqu'à l'aile Sud où logeaient les jeunes filles. Et comme ses yeux se posaient en cet endroit, l'impossible - son dernier espoir - se réalisa. Un rideau fut soulevé, puis retomba : mais non sans que Val eût pu distinguer, comme dans un éclair, un visage entouré de cheveux noirs dénoués.
" Quand tu auras fini de rester là sans rien faire, dit Austin de l'intérieur du coupé, avec une vivacité extrême (souvenez-vous qu'il avait dû s'occuper de tout), peut-être pourrons-nous partir. Nous sommes déjà en retard de dix minutes ! ".
Les deux frères ne se parlèrent plus jusqu'à la gare.
(1) Traduction littérale : amour de veau. C'est ainsi qu'on appelle, par raillerie, le premier amour d'un tout jeune homme.
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