CHAPITRE IV

 

" Dites donc, les gars, dit Tom Meredith, il fait rudement chaud ! " Et il s'assit à l'angle du chemin en s'essuyant la figure avec son mouchoir.

C'était presque incroyable ! Quarante-huit heures avant, ils étaient encore à la gare Victoria, dans le tumulte du départ, au milieu de porteurs chargés de malles, de femmes nerveuses et criardes et de messieurs à l'air furibond, tous gens civilisés d'habitude, mais que l'agitation et l'anxiété avaient rendus à l'état de barbarie primitive. Et maintenant, les trois jeunes gens arrivaient au Riffel, venant à pied de Zermatt. Les parents suivaient à dos de mulets.

Ils avaient effectué le voyage aussi rapidement qu'on le pouvait à cette époque. La veille, ils avaient traversé la vallée du Rhône, passant dans des petites gares ensoleillées dont les fenêtres à volets verts regardaient, du fond de la vallée étouffante, les collines striées de glace qui l'encadraient et qui elles-mêmes aspiraient vers de vastes escarpements bruns ou noirs, au delà desquels on apercevait, par moments, les neiges sereines, éblouissantes de blancheur dans l'azur du ciel. Puis, sans perdre de temps, ils avaient poussé jusqu'à Zermatt.

Tom Meredith était de ces jeunes gens avec lesquels les garçons plus jeunes se lient facilement. Son extérieur, sa façon de parler étaient attirants ; il s'exprimait par petites phrases brèves, brusques, en un langage vif et coloré, très différent des périodes du professeur Mac-Intosch, qui avait discouru, trois jours auparavant, sur les mêmes sujets. C'était un jeune homme mince, musclé, vigoureux, au visage maigre, aux pommettes saillantes, aux yeux clairs et scrutateurs, sous un front un peu proéminent. Son teint hâlé était de la couleur qui convenait à son âge et à ses goûts ; ses mains étaient nerveuses et robustes.

Il avait, à cette heure, une notion de la vie particulièrement stimulante. Val, l'ayant obstinément interrogé, savait que Tom avait joué au football pendant deux ans pour Rugby et un an pour Oxford. Mais ce qui l'impressionnait le plus, c'était l'indifférence que Tom professait envers ces jeux. Il les tenait pour des récréations, n'accordant d'importance qu'à l'alpinisme, parce qu'il vous place en face de faits véritables et non de situations artificielles. L'alpinisme, disait-il, était aux jeux ce que le duel est à l'escrime. Aussi, Tom se montrait-il inépuisable sur le sujet de l'alpinisme. Pendant le voyage il avait bien, de temps à autre, regardé machinalement par la portière les petits villages qu'on rencontrait et parfois rompu les silences qui s'intercalaient dans la conversation, pour faire remarquer à ses compagnons l'obésité d'un chef de gare ou pour dire qu'il croyait qu'il y avait une cathédrale à Sion ; mais il avait discerné et montré de son doigt maigre le Weisshorn alors qu'on n'en pouvait distinguer qu'un peu de blanc apparu furtivement entre deux collines. Et tout le reste du temps, jusqu'à ce que sa mère fût assoupie, il avait parlé, sans se lasser, de questions techniques. Val était entré dans sa chambre, le soir, pour l'écouter encore, et Tom, assis dans son lit, avait continué.

Maintenant Val était trop en sueur, trop essoufflé pour poser des questions (ils avaient marché pendant cinquante minutes sans arrêt) ; il s'assit, lui aussi, et sortit son mouchoir, Austin respirait un peu fort (quoique toujours digne et réservé) à l'ombre d'un rocher.

I

Le paysage que Val avait devant les yeux est certainement l'un des plus beaux du inonde. Les trois jeunes gens émergeaient d'un bois de sapins et n'étaient plus séparés que par une petite pente du vaste plateau sur lequel est situé l'hôtel de la Riffelalp. Au-dessous d'eux s'étendait la vallée qu'ils venaient de franchir ; ils la contemplaient par-dessus les arbres et leur regard allait jusqu'à Zermatt, petit jouet d'enfant niché là-bas, à droite. En face d'eux, s'élevaient les hauts bastions de rochers et de sapins dont le faîte, qui semblait s'effriter, atteignait les gigantesques fortifications des montagnes proprement dites : d'abord les aiguilles, puis les pylônes bordés d'un blanc délicat, et enfin la majesté formidable des neiges éternelles. Au-dessus planait le ciel bleu et brillant dont l'intensité calcinait les yeux, tandis que le sombre murmure des bois hantés de mouches et le grondement lointain des torrents faisait paraître plus incommensurable encore l'immensité du silence et de l'espace.

" Eh ! mais, fit Val tout à coup.

Tom étendit la main.

" Le voilà... c'est lui. "

Val acquiesça de la tète.

En effet, colossal, isolé, bâti, comme sur des fondations, sur la haute ligne dont les autres pics semblaient n'être que le prolongement, trônait, tout contre le ciel, cet énorme lingot de roc, si escarpé que la neige ne s'y pose qu'en plaques et en traînées, et qu'on appelle le Matterhorn ; ce monstre qui dispose à lui seul d'un petit cimetière près de Zermatt, où dorment, ennoblis par leur destin, les " victimes du Matterhorn ". " Et alors, nous y monterons avant de partir?

-  Nous tâcherons, dit Tom. "

Val ouvrait de grands yeux. Pourtant, ce pic lui était déjà familier. Il avait lu tout ce qui le concernait et suivi, haletant, le récit des aventures de M. Whymper ; il s'était même formé une opinion sur la fameuse question de savoir si la corde qui, en cédant, avait coûté la vie à quatre personnes, s'était rompue d'elle-même ou si on l'avait intentionnellement coupée. Et puis, Tom lui avait beaucoup parlé de ce pic célèbre ; et enfin, il voyait maintenant, par lui-même, quel géant orgueilleux c'était, arc-bouté, eût-on dit, sur des griffes puissantes et comme haussant un peu sa tête pointue pour épier les audacieux qui s'apprêteraient à l'attaquer. Aussi, était-ce sur le Matterhorn qu'il avait concentré ses pensées, il l'assimilait à un symbole de tout ce qu'il se proposait de faire dans la vie.

" Est-ce vrai, demanda-t-il soudain, qu'on y a mis des chaînes partout ?

-- Ça ne sert à rien, répondit Tom. La foudre les fait fondre en moins de deux ans. D'ailleurs, ça ne facilite pas du tout l'ascension. Et puis, on n'en a pas besoin.

-  Est-ce que nous montons demain au Riffelhorn ?

-  Cet après-midi si vous voulez.

-  Dites-nous un peu ce que c'est.

-  Il  faut nous  remettre  en  route.  Je  vous dirai ça en marchant... - Regardez ; n'est-ce pas eux qui arrivent là-bas ? "            

II se leva, indiquant du doigt les pentes où, à cinq cents pieds au-dessous d'eux, et encore minuscule, avançait et sortait de l'ombre des arbres la petite procession de mulets et de porteurs qui escortait les parents Meredith. M. Meredith, très catégorique, avait déclaré qu'il n'irait à pied que quand il lui serait impossible de faire autrement, et à la condition que la route fût plate et pas trop longue. Les garçons pourraient se tuer de fatigue si ça leur faisait plaisir, mais non lui demander d'en faire autant.

" Oui, ce sont eux. Allons ! " dit Val en se levant.

Le Riffelhorn semblait avoir été dessiné par une Providence indulgente pour servir de gymnase aux ascensionnistes. C'était un petit pic jailli du Gorner Grat et pointant au-dessus du glacier de Gorner ; il était entouré de précipices suffisamment profonds pour donner le vertige (celui qui le séparait du glacier avait bien mille pieds de hauteur)  ; le rocher en était d'excellente matière et, en outre, on pouvait accéder au sommet de six façons différentes, à savoir par le chemin ordinaire, par la " ligne d'horizon ", par la montée partant du glacier, par celle qui partait du Gorner, et par deux autres du côté qui faisait face au Matterhorn - ces deux dernières fort courtes mais excessivement roides. La montée dite " cheminée de Matterhorn " n'avait que deux prises pour le pied sur une surface de quinze mètres.

" Alors, comment monte-t-on ? demanda Val tout essoufflé, car ils allaient bon train.

- Par les épaules et les genoux, dit Tom, de l'air le plus naturel ; du bas jusqu'en haut de la cheminée.

-  Vous l'avez déjà fait !

-  Oh ! je vous crois !

- Et si on tombe ?

-    Eh bien, je suppose qu'on tombe sur le glacier. Mais, bien entendu, on a une corde. "

II

La table  d'hôte de  l'hôtel  de  la Riffelalp  se distingue entre toutes par les contrastes qu'elle présente ; elle réunit des spécimens de tous les types les plus actifs et les plus passifs de la race humaine. On y voit des dames grandes et majestueuses, aux yeux " faits ", en jupes de soie et que leurs ombrelles élégantes attendent dans un coin ; des athlètes maigres, grillés par le hâle et qui, après avoir fait, la veille, l'ascension du Mont Rosé, se préparent à entreprendre le lendemain celle du Mont Blanc. Le teint des premières est souvent d'une conservation parfaite : elles sont montées en chaise à porteur et, en fait de marche, se sont bornées à une promenade de quatre cents mètres  sur le  sentier bien nivelé qui conduit au glacier du Findelen ;  quant au teint des athlètes, autant n'en point parler ; chez les plus favorisés, il est d'une riche nuance mordorée  et, chez les autres, de couleur olivâtre autour d'un nez rosé qui pèle et de deux yeux plissés.  Les  trois  Meredith  et  les  deux  Medd s'étaient mis au bout d'une des longues tables. Les parents de Tom avaient pris leur temps, et nulle trace de fatigue n'apparaissait sur le visage rond de Mme Meredith - dame un peu grasse, à physionomie   avenante   -   ni   chez   son   mari, homme grand et sec, ayant exactement l'air de ce qu'il était, un juriste, avec des yeux vifs et spirituels sous un front haut, et vêtu d'un complet gris de coupe soignée. Il était Conseiller du Roi et occupait au barreau une situation importante.

" Allons, Tom, dis-nous un peu, qui y a-t-il ici en fait d'alpinistes ? "

Tom inspecta les convives et les nomma. C'était une pièce vaste et haute, percée de larges fenêtres donnant sur le côté de la vallée qui confinait au Matterhorn. Le monstre était là, gardé à sa base par le petit Hornli tout noir, tel un géant assis ayant un chien entre ses genoux. L'ensemble du panorama était sublime. Mais Val ne s'en souciait guère. Ce qui le fascinait, c'était la présence à cette table de deux alpinistes au moins dont il avait lu les exploits dans des livres ; notamment de James Armstrong, secrétaire du Club Alpin. (Tom le salua de la tète et reçut en retour un signe amical, ce qui causa à Val infiniment d'envie.)

" Et vous, jeunes gens, qu'allez-vous faire cet après-midi ?

-  Le Riffelhorn, papa. " Mme Meredith regarda Val.

" Vous n'avez pas l'air très fort, monsieur. Val, dit-elle. Etes-vous sûr que...

-  Oh, je me porte très bien, merci. "

II avait pris fermement un parti : il ne voulait pas de sollicitude maternelle. " Et vous serez de retour... ?

-  Pour le dîner, certainement, répondit Tom.

-  Vous allez seuls, tous les trois ?

-  Oh, nous prendrons le chemin le plus commode - à moins qu'Armstrong ne vienne avec nous. Je le lui demanderai tout à l'heure. Tiens, le voilà. "

C'était un homme sympathique et d'extérieur agréable ; il vint s'asseoir près d'eux. Mais pour un secrétaire de Club Alpin il avait un aspect bien normal et, certes, avec son front chauve et ses favoris courts, on l'eut pris plutôt pour un clergyman. Il n'était pas même en knicker-bockers, mais portait un complet en flanelle grise avec une fleur de gentiane à la boutonnière et tenait à la main un chapeau de paille. Il se mouvait avec aisance et lenteur comme si ses membres eussent été mollement attachés à son tronc.

" Et par quoi, commencerez-vous, Tom, demanda-t-il, après les politesses d'usage. - Par le Mont Rose, entre le thé et le dîner ?

-  Par le Riffelhorn, dit Tom avec décision. Nous partons dans dix minutes. Si vous veniez ? "

Le secrétaire sourit.

" Mais vous avez déjà fait la trotte à pied depuis Zermatt ce matin. Et vos amis ?

-  Ils viennent aussi.

-  Messieurs, dit l'autre gravement en s'adressant aux  deux  frères, je  vous  mets  en  garde contre M. Thomas Meredith. J'espère que vous ne vous laisserez pas tyranniser par lui. N'aimeriez-vous pas mieux aujourd'hui rester tranquillement assis dans la véranda ? Val  protesta   avec  véhémence.   (Au   fond,   il approuvait pleinement cet homme ironique.)

-  Bien, bien. Alors, c'est le Riffelhorn. Côté du glacier ? "

Tom expliqua que ses amis n'étant encore jamais venus en Suisse il avait proposé le chemin le plus facile, mais que si M. Armstrong les accompagnait, ils emporteraient une corde et prendraient par la " ligne d'horizon ". M. Armstrong renifla.

" Vous allez faire des bêtises, je vois ça. Oui, j'irai avec vous, si vous me laissez d'abord le temps de fumer un cigare et si vous promettez de ne pas marcher trop vite. Je pense, en effet, que nous pourrions prendre, alors, par la " ligne d'horizon ".

II regarda leurs trois visages avec un sourire confiant qui fit bondir de joie le cœur de Val.

III

Une marmotte broutait au pied du Riffel, à trente mètres environ du petit lac où gît, renversé, le Matterhorn.

Il régnait dans ce vallon une paix infinie. De tous côtés s'amoncelaient des mottes de terre éboulée, des rochers, du gazon, des frondaisons grimpantes, au milieu desquels prenait naissance le sentier qui montait vers le Gorner Grat. Au-dessus, le ciel formait un dôme dont le flamboiement bleu s'assombrissait par endroits. Et cet ensemble était à lui seul un petit univers indépendant ; car les rochers de fer du Riffelhorn, noirs sur le ciel fulgurant, paraissaient éloignés de la terre autant que le soleil. Pas un son ; la brise était tombée ; et pas une ride sur l'eau. Le bruit menu que faisait la marmotte en déchirant et en broyant l'herbe avec ses dents rompait seul le silence. Une fois, elle entendit sa compagne qui se traînait dans un repli de terrain à la recherche d'une pâture plus juteuse ; puis, de nouveau, le silence... L'isolement était si complet, les espaces étaient si vastes, que la moindre interruption eût semblé tenir du miracle ; car la marmotte tenait enfermé dans son petit cerveau un monde conscient, aussi bien arrondi, aussi exempt d'inquiétude que le vallon où elle broutait et que la terre où elle vivait. Une éternité la séparait de cette chaude matinée pendant laquelle elle était venue respirer, manger et boire ; et une autre éternité la séparait du moment où, le soir venu, elle regagnerait son obscurité protectrice et son refuge calfeutré. Le soleil, pareil à une mare de feu, se mouvait là-haut, traversant le ciel comme le Destin. La marmotte portait en elle-même son propre univers, auquel correspondaient ses instincts ; en elle-même aussi les raisons qui l'avaient attirée au dehors quelques heures auparavant et qui la feraient s'en retourner quelques heures plus tard ; et elle portait en elle-même, enfin, ce qu'elle pourrait opposer à l'Inattendu, s'il survenait, et qui lui permettrait de s'adapter à son univers brisé.

Or, l'Inattendu se présenta, comme toujours ; et, dans la vie de la marmotte, intervint un phénomène qui se produisait à la venue de chaque touriste et que, chaque fois pourtant, elle oubliait Cela commença par un frémissement de la terre, mais si subtil et d'une origine si lointaine que ce fut à peine si la marmotte leva de dessus l'herbe son menton brun. Puis il cessa peu à peu. Puis il se fit sentir à nouveau.

Très vite elle se redressa.

Tout était calme. Rien n'altérait la grande voûte bleue. Le Matterhorn demeurait immobile dans son miroir irréprochable.

Nulle voix, nul cri ne troublait le lourd et chaud silence. Mais le Destin approchait. Cinq minutes s'écoulèrent. La marmotte entendit un appel perçant, un bruit de course précipitée : sa compagne s'enfuyait. Près du lac, un autre corps brun passa dans l'herbe et disparut : ses sours rentraient sous terre.

Pourtant, elle attendit, les oreilles toutes droites, en remuant doucement le museau. A dix mètres, tout contre l'horizon enflammé, un chapeau blanc se balança. Alors, elle siffla à son tour, et s'en alla.

Son petit univers était anéanti. Et, au-dessous, dans la sécurité des ténèbres, elle entreprit de s'adapter à ce qui l'environnait.

Ce fut environ deux heures et demie après la table d'hôte, que Val se prit soudain à regretter d'avoir vu le jour. Ce moment-là arrive tôt ou tard pour tout être vivant qui fait l'ascension d'une montagne. Il surgit d'un ensemble de circonstances et, généralement, s'évanouit comme il est venu, avec une rapidité surprenante. Le cas de Val était typique. Ils s'étaient mis en route moins d'une demi-heure après un repas copieux, précédé d'une longue marche en pleine chaleur, et l'ascension de la base du Riffelhorn semblait interminable à un esprit familiarisé seulement jusqu'alors avec les distances et les pentes d'Angleterre. Le soleil brûlant leur tombait verticalement sur le dos pendant qu'ils grimpaient, et Val désespérait même d'atteindre le plateau inférieur du Gorner Grat. Quand on y fut parvenu enfin, il fallut faire un long trajet sur de la terre écroulée, où Val aperçut pour la première fois une marmotte ; puis, quand ils furent arrivés aux premiers escarpements, à l'endroit où le Riffelhorn dressait son pic mince au-dessus de leurs têtes, et alors que Val espérait pouvoir se coucher tout de son long pour souffler et pour boire, Tom s'était écrié, les yeux brillants :

" Ali  ! maintenant, nous allons commencer  ! "

Val, déçu, regarda Austin et fut exaspéré de son calme. Evidemment, jamais son frère n'avait eu aussi chaud ; il était très rouge, la sueur dégouttait de son nez et de son menton ; mais il ne semblait pas exténué ; il ne protestait pas. Allons ! très bien ! Val ne protesterait pas non plus.

Sans ajouter un seul mot, Tom, agrippant le rocher, était monté d'environ quatre pieds, Austin le suivit, puis Val ; puis, un peu en arrière M. Armstrong, qui avait fait une pause afin d'arranger délicatement son mouchoir sous son chapeau et sur sa nuque. Il était toujours en pantalon de flanelle grise...

La montée ne semblait pas particulièrement difficile. Val, qui voyait tout cela pour la première fois, trouvait étrange qu'on ne se servît point de la corde, car avant que se fût écoulé un quart d'heure on aurait à droite une paroi rocailleuse où l'on ne pouvait manquer de se tuer en tombant. Mais il s'affermit par un acte de foi intérieur envers Tom Meredith, et continua. Somme toute, il était content de sa prouesse et content aussi qu'on n'eût point reparlé de la corde.

Puis vint l'instant où, subitement et violemment, il regretta d'être vivant ou plutôt d'avoir jamais vu le jour, car la mort, soudaine et brutale, lui apparaissait comme la seule perspective à envisager.

Ils avaient atteint le pied d'un petit mur de roc, haut de douze pieds, que fendait dans sa hauteur une craquelure profonde, mais pas assez profonde pour qu'on pût y pénétrer. Val eut l'impression que ce mur était absolument infranchissable. Tom se retourna.

" Ecoutez, dit-il. Vous feriez bien de regarder mes pieds. C'est le seul moment un peu intéressant et si on ne part pas du bon pied, on a de la peine à s'en tirer. "

Val le considéra avec horreur, mais ne dit rien, il lui semblait qu'ils avaient fait des choses non seulement " intéressantes ", mais même assez difficiles. Il jeta les yeux sur le versant de rochers qu'ils venaient de gravir ; le premier plan s'arrêtait à pic à quinze pieds au-dessous, et, au delà, on n'apercevrait de terrain solide qu'à trois cents pieds environ. Or, il fallait maintenant escalader un mur perpendiculaire ! Tomber, c'était la mort certaine. On heurterait d'abord la pente, on roulerait pendant quelques mètres ; on retomberait et on rebondirait pour atterrir... oui... cent mètres plus bas. Il voyait tout cela clairement et s'étonnait que... Il lança un regard à M. Armstrong.

Ce dernier avait encore entre les lèvres un brin d'herbe cueilli au pied du pic ; il le tortillait avec sa langue.

" Tom, c'est le chemin que vous prenez habituellement, n'est-ce pas ?

-  Avec une petite variante ;  nous retrouverons là-haut le vrai chemin.

-  C'est bien ce que je pensais. "

Val rejeta la tête en arrière pour observer Tom qui, maintenant, avait l'air d'une araignée colossale montant le long d'un mur et y adhérant par quelque mystérieux procédé d'aspiration. Son tronc n'existait plus ; on ne voyait plus que quatre membres d'une longueur insoupçonnée qui grimpaient en se contorsionnant. Val regarda Austin : Austin, silencieux et paraissant calme, suivait attentivement du regard les pieds et les mains de Tom.

Alors, il parcourut des yeux avec désolation les vastes espaces qui l'entouraient, l'abîme, le ciel énorme, dur et tout proche, surplombant les rochers rougeâtres. " Je ne suis qu'un imbécile, pensait-il - car il n'en était pas encore à l'épouvante - un imbécile et rien de plus. "

" Allons, venez ! dit une voix - celle de Tom, qui, juché sur le sommet du mur, les regardait en ricanant comme une gargouille. Sa figure, à contre-jour sur ce terrible ciel bleu, était noire et sinistre - sinistre jusque dans sa joyeuse expression de contentement physique. C'était le tour d'Austin ; et, comme fasciné, Val voyait monter son frère que guidaient les conseils de l'autre : " Le pied droit là... à présent la main gauche ici ;...oui, lâchez la main droite... " jusqu'à ce que, tiré par Tom, Austin se fût hissé par-dessus le mur et eût disparu. Et alors, il comprit que c'était à son tour de se mettre en mouvement.

" Quel pied d'abord ? " balbutia-t-il...

Le mauvais moment arriva quand il fut parvenu à mi-hauteur. Jusque-là, il avait obéi simplement, aveuglément, avec un sens de la fatalité plus lourd encore que son désespoir. Il s'était vu monter... monter, exactement comme Tom le lui disait - une seconde, même, il frissonna d'allégresse en se disant que pour ses débuts il s'en tirait merveilleusement. Et, soudain, la joie fit place à l'horreur.

Il se trompa dans la manœuvre ; voyant un coin de rocher qui semblait s'offrir tout naturellement à sa main droite, il le saisit et lâcha la main gauche ; sa position s'en trouva faussée  et pendant cinq secondes il eut l'impression d'être suspendu par une seule main et un seul pied - qui glissait. Il ne pouvait parler... personne ne lui parlait...

Une angoisse atroce l'étreignit. Il perçut, comme dans une vision, les rochers au-dessous de lui, et, au-dessous des rochers, le vide. Il eut la certitude que nulle puissance humaine ne pouvait le sauver ; et cette idée " Pourquoi suis-je de ce monde ! " explosa en lui comme une charge de poudre, avec une force inexprimable. Pourquoi était-il de ce monde ? Lui aussi voyait son univers brisé en morceaux.

" Allez. Je vous tiens, dit une voix grave et tranquille. Oui, allez. Faites ce que je vous dis. Mettez votre main droite dix centimètres plus haut. "

II sentit quelque chose de ferme qui lui serrait la cheville. Il obéit ; ses genoux tremblaient violemment ; mais ce qui restait à faire était facile ; à son tour, il se hissa, tiré par l'épaule, et se trouva debout sur une plate-forme à côté d'Austin. Puis, le visage grave de M. Armstrong émergea au-dessus de la crête, serein, rassurant, le petit brin d'herbe entre les lèvres.

IV

En redescendant, une heure plus tard, Val débordait d'une joie proportionnée à l'angoisse qu'il avait ressentie. Il lui semblait s'être admirablement comporté. Certes, il avait passé par un moment affreux ; mais il n'en avait rien laissé voir - et c'était en cela, exactement, que consistait le courage. A vrai dire, il s'était plus distingué qu'Austin, car Austin, ayant entendu et ponctuellement suivi les instructions de Tom, n'avait pas eu grand'peine à bien faire. Lui, au contraire, s'était mis dans un cas difficile et en avait triomphé.

Son joyeux orgueil était excusable. L'air sublime qu'il avait respiré le grisait comme du vin ; ses muscles avaient fourni leur plein jeu. Et, après tout, il avait effectué, pour son premier essai, une ascension véritable ! Armstrong lui-même n'avait-il pas implicitement reconnu qu'elle demandait un réel effort après la longue marche du matin ?

" Je croyais, dit-il à Tom en se dirigeant vers l'hôtel, que sur le Riffelhorn on se servait toujours de la corde.

-  En général, oui. Mais moi je m'en suis déjà passé.

-  Je suis content que nous ne nous en soyons pas servis.

-  Comment ? " Val répéta,

 " Mais, aussi, nous n'avons pas pris la " ligne d'horizon ".

-  Ah ? Ce n'était pas...

-  Mais non, voyons ! Nous avons pris le chemin que prennent les dames ; excepté à ce petit bout de mur, où on vous a poussé.

-  Et, ce chemin-là, c'est le plus facile ?

-  Bien sûr, mon vieux ! Armstrong a trouvé qu'il valait mieux ne pas prendre l'autre avant que vous n'ayez vu, tous les deux, ce que vous étiez capables de faire.

-  Ah ? "

II y eut un silence. Après quoi, Val posa la question qui le tentait depuis une heure :

" Et... enfin... est-ce que je..., est-ce que nous ne nous en sommes pas trop mal tirés ?

- Mais non, répondit Tom avec indifférence. "

 

 

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