CHAPITRE   V

 

On regretta que ce fût le lendemain dimanche ; car, au Riffelalp, une convention voulait (du moins en ce temps-là) qu'on s'abstînt, le dimanche, de toute grande excursion. De plus, il était difficile de se procurer des guides, ceux-ci tenant essentiellement à ne pas manquer la messe du matin. Cette convention était rendue plus stricte encore par le nombre presque incroyable des pasteurs résidant à l'hôtel. Il y avait, toute proche, une petite église en fer-blanc, fréquentée par les Anglais avec un zèle dont beaucoup d'entre eux ne faisaient peut-être pas toujours preuve dans leur pays. Austin et Val avaient entendu, de la vaste chambre qu'ils occupaient, la cloche qui, d'une sonnerie rapide, appelait les fidèles un peu avant huit heures, et, après quelques mots échangés, s'étaient rendormis. Mais, trois heures plus tard, ils avaient, ainsi que les parents Meredith, obéi à un second appel et se trouvaient maintenant dans l'église, où régnait une température de trente degrés. Un harmonium tenu par une dame qui en piétinait les pédales de façon à le faire paraître toujours essoufflé, les accueillit pendant qu'ils allaient s'asseoir.

Val offrait le type accompli de ce qu'il devait être. Il avait reçu la confirmation récemment, à Eton ; il considérait cela comme une cérémonie convenable, de signification inconnue mais vaguement spirituelle, y voyait une sorte d'avènement religieux à la majorité. Il n'avait pas de doutes quant à l'existence de Dieu et acceptait la religion chrétienne comme il acceptait la gravitation des astres et la Constitution britannique. Voilà tout.

Donc dès qu'il se fut assis, après avoir tiré son pantalon à l'endroit des genoux, il se mit à examiner avec soin l'assistance. Il espérait identifier les alpinistes qui s'y trouvaient et, vers la fin de l'absolution (lue par un doyen au teint de brique, à la petite moustache grise, à la voix expressivement éloquente), il en avait découvert une demi-douzaine. (Tom lui avait promis de le présenter à quelques-uns d'entre eux après la messe.) Il était, ce matin-là, plus enthousiasmé que jamais, sentant qu'il avait fait, la veille, un premier pas dans les sentiers de l'expérience. Toute la nuit, il avait rêvé d'ascensions, et l'église, avec son ambiance propice aux légères songeries, était exactement le milieu qu'il lui fallait pour supputer ses exploits futurs. Aussi, vers la fin des psaumes, lus par l'éloquent doyen et par la congrégation et se terminant tous par le Gloria Patri qu'accompagnait l'harmonium haletant, Val arrivait-il à mi-hauteur du Matterhorn. Gertie, maintenant, était avec lui, svelte et gracieuse, portant une jupe courte d'alpiniste, une jaquette et des gantelets. Ils n'avaient pas de guide. Ils faisaient seuls, tous deux, cette ascension... Et il lui montrait où il fallait poser les pieds et les mains... Car, à travers toutes les préoccupations extérieures, Gertie demeurait constamment présente à son esprit subconscient. Il eut plus d'un frisson d'extase, pendant un copieux sermon sur Ahab, en repensant au rideau qu'elle avait soulevé pour le voir... pour les voir partir...

I

Malheureusement, c'était le dimanche des Litanies, et cet exercice religieux, s'ajoutant à l'extrême chaleur qu'il faisait dans l'église et aux fatigues de la veille, eut aisément raison de Val. En effet, au moment où furent mentionnés " les fruits bienfaisants de la terre ", il recommença de s'interroger sévèrement : y avait-il oui ou non, chez lui, une légère tendance à la faiblesse ? Il est très malaisé de chasser les fantômes intérieurs. Il croyait avoir chassé à jamais le sien et pointant, il sentait encore son regard, il alla jusqu'à se demander si la suprême angoisse éprouvée, la veille, pendant cinq secondes, n'était pas un symptôme de faiblesse. Non qu'il eût le moindre doute au sujet de sa conduite future ; cette question avait été bien réglée, d'abord pendant la descente du Riffelhorn, puis surtout après quelques verres d'Asti spumante, et enfin, radicalement, cette fois, pendant les minutes délicieuses où, après s'être glissé dans la fraîcheur des draps, il attendait le sommeil. A l'avenir, rien ne pourrait plus le troubler ; il serait, désormais, toujours irréprochable. Seulement, dans cette atmosphère lourde, bercé par le rythme des litanies, il lui parut sage de se remémorer une dernière fois le passé et de bien s'assurer que ses craintes n'avaient été qu'intérieures. Le courage, se disait-il, consistait à négliger ces défaillances-là.

II

En vérité, cela valait presque la peine d'être allé à l'église, pour le plaisir de retrouver, en sortant, l'air délicieusement embaumé de sapin, la brise et le bleu paysage. M. Meredith poussa un long soupir de béatitude.

" Voilà bien la quatrième fois, à ma connaissance, dit-il, que cet homme prêche sur le texte : " Pourquoi sautez-vous ainsi, ô montagnes ? " Or, c'est une chose, je vous assure, que je ne leur ai jamais vues faire. "

M. Meredith présentait une image pour ainsi dire parfaite du gentleman anglais bien pensant durant une période de vacances. Il portait ce matin-là une autre complet gris à jaquette, de coupe un peu plus large ; sur sa tète intelligente, un fin panama garni d'un ruban noir et, sans doute par respect pour le jour sacré, des guêtres blanches sur ses bottines jaunes. Il avait quêté à l'église d'un air humble et entendu tout à la fois et sentait qu'il avait fait son devoir, convenablement et même abondamment, pour une durée de sept jours. En temps ordinaire, il n'allait pas souvent à l'église.

Mais le sermon du doyen (un peu long, à vrai dire, étant donné la grande chaleur), avait, en dépit de sa coulante verbosité, rendu un peu grincheux cet auditeur de choix.

" Chaque fois que j'entends prêcher cet homme-là, je sens que je suis un profane - de l'espèce croyante, naturellement ; oui, quand il commence à... - Tiens! monsieur le doyen, comment allez-vous ? "

II se retourna tout souriant vers son pasteur qui le saluait d'une voix virile.

" Je parlais justement de votre excellent sermon, continua-t-il ; vous avez pris là un texte particulièrement riche.

-  Vous savez, dit le doyen, je m'efforce toujours d'adapter mon sujet aux circonstances... Ainsi donc, voilà vos jeunes gens!... - Bonjour, madame Meredith. "

II tapa vigoureusement sur l'épaule de Val. Il était toujours " dans la note ", mâle et jovial avec les hommes, déférent avec les femmes.

Et, M. Meredith lui ayant répondu, il reprit en s'adressant aux deux frères :

" Ah! oui, ah! vraiment ? de Medhurst, n'est-ce pas ? J'ai rencontré Monsieur votre père il y a dix ans. "

Val prenait un air sombre et poli, comme font les garçons de seize ans.

" Et, alors, vous êtes venus accomplir de grandes choses, poursuivit le doyen, en lui tapant de nouveau sur l'épaule. "

La haine de Val atteignit le degré culminant, mais il sourit avec réserve et ne répondit rien.

-  Val, dit une voix.

C'était Tom accompagné de deux jeunes gens aux longues jambes.

Val s'écarta du doyen en le saluant. Rapidement, sans façon, Tom présenta ses amis les uns aux autres.

" Messieurs Ratcliffe... Valentin Medd... Dites donc, Val, ils veulent que nous allions en excursion avec eux, jeudi. "

Jack Ratcliffe précisa. Il s'agissait d'une expédition relativement simple. On commencerait par l'ascension du Theodulhorn, puis on longerait l'arête de glace qui relie ce pic au pied du Matterhorn et enfin on gagnerait, par les pentes inférieures, le bas du Hornli ; on s'arrêterait à l'hôtel Schwarz-See pour déjeuner et l'on serait de retour au Riffelalp dans l'après-midi.

" Tenez, dit Jack, je peux vous montrer ça d'ici. Suivez-moi. "

ils contournèrent l'hôtel, allèrent jusqu'à la terrasse crénelée qui donne sur la vallée, et Jack étendit le bras, indiquant l'itinéraire. Même de loin, ç'avait l'air d'un assez long trajet ; c'était une immense muraille de neige à crête aiguë et dentelée.

" II faudra partir à quatre heures du matin, pas plus tard, car il y a du chemin à faire. Il y a une vue magnifique. Etes-vous entraînés ?

-  Nous le serons d'ici jeudi.

-  Alors vous viendrez ? Nous  ne prendrons qu'un   seul   guide. Moi, je serai en tête. C'est entendu ? "

il parlait par phrases rapides, saccadées. Visiblement, c'était " un type calé ".

" Oui, nous viendrons, je crois bien, dit Tom, je n'ai jamais été par là. - Vous et Austin aussi, hein ?  "

Val acquiesça.

" Parbleu !... si vous pensez que nous soyons capables de le faire, ajouta-t-il dans un sursaut de modestie.

-  Oh ! certainement ! C'est une ascension pour les dames. Un peu longue, voilà tout. "

Dans l'après-midi ils s'imposèrent tous trois une " promenade d'entraînement " sur le Gorner Grat. L'existence civilisée en Angleterre favorise dans le corps humain des dépôts d'une substance presque entièrement inutile aux exploits athlétiques. Elle permet aussi à certains muscles, indispensables dans les grandes marches - notamment à ceux de la cuisse - de s'atrophier lentement. C'était pour éliminer l'une et développer les autres que ces trois jeunes gens en pantalons de flanelle, en chaussures lourdes et portant leur veston sur le bras avaient d'abord monté, presque en silence tant ils marchaient vite, le chemin en zig zag allant au Riffelberg, puis, laissant à leur droite le Riffelhorn déjà vaincu, s'engageaient sur cette croupe énorme et plate qui mène, sans rien de sensationnel, jusqu'aux hauteurs du Gorner.

Du sommet, la vue est superbe. On est complètement entouré de gigantesques pics neigeux ; on les parcourt d'un seul regard, du Mont Rose au Matterhorn, puis du Matterhorn au Weisshorn, et ainsi de suite, en passant par le Dôme, jusqu'au point de départ. Il est la, ce groupe éternel de colosses, flamboiement de blancheur dans le soleil, adossés à un ciel qui, vers le zénith, va s'assombrissant presque jusqu'au noir, tant l'air est léger, tant le bleu est violent. Plus bas, le grand glacier sommeille sous des plaines de neige où les pics prennent racine et bouleversées comme si des enfants monstrueux y avaient pris leurs ébats. Pourtant, les distances sont telles qu'une procession nombreuse traversant le glacier fait, sur le fond blanc, l'effet d'un petit brin de fil noir.

- Cinquante minutes depuis la dernière pause, dit Tom en touchant le tumulus. Ce n'est pas merveilleux ! Allons, il faut que nous fassions cette descente-là en vingt minutes. Je vous dirai le nom des pics plus tard, quand nous serons rentrés.

III

La conversation, ce soir-là, fut des plus animées. Ils étaient assis tous les cinq sur la terrasse autour d'une petite table et discutaient alpinisme. Sur la table, il y avait cinq verres, une bouteille et trois siphons, et Jack Ratcliffe fut presque éloquent lorsqu'il en vint à parler des effets pernicieux de l'alcool pris en route, sauf dans les cas d'épuisement véritable. Le soir, disait-il, un verre ou deux n'avaient jamais fait de mal à personne. Et Val, qui prenait le premier whisky and soda de sa vie, acquiesçait, tout en dissimulant les hauts-le-cœur que lui causait le goût nauséabond du breuvage. Austin buvait du soda pur et considérait son jeune frère éperdu avec une expression de sévérité discrète. Val sentait grandir son enthousiasme de minute en minute.

Il retomba enfin dans un complet silence, et, les yeux fixés sur Jack dont le visage s'illuminait dans l'obscurité chaque fois qu'il tirait une bouffée de sa cigarette, il construisait encore des rêves où Gertie et les montagnes revenaient sans cesse. Il se trouvait, après le repas et le vin, dans une disposition agréable, accentuée, échauffée encore par la boisson déplaisante qu'il venait d'avaler. Ses muscles se détendaient après deux jours d'exercice continu et il songeait, avec une ardeur que n'altérait pas, cette fois, la plus faible appréhension, à la partie projetée pour le lendemain sur le glacier du Gorner. (Tom, pendant le retour du Gorner Grat, avait dit d'une voix entrecoupée par la marche : " Vous savez, il faudra vous essayer un peu sur la glace d'ici jeudi. ")

La terrasse se vidait peu à peu et Val commençait à éprouver de la somnolence, quand on se mit à discuter le sujet qui le hantait depuis la veille sans qu'il osât y faire allusion.

Ils étaient restés une minute sans parler. Jim Ratcliffe, jeune homme de vingt-cinq ans, un peu gras mais tout de même " rudement costaud ", comme disait Tom, avait vidé sa pipe et s'était levé.

Le grand silence de la nuit était descendu. Le murmure des torrents, libérés, le matin, par le soleil et qui, tout le jour, s'étaient épanchés par dix mille canaux dans la vallée de Zermatt, subissaient à nouveau les entraves du gel, là-haut, à quatre ou cinq mille pieds du Riffelalp. Le monde avait disparu aux yeux des hommes, ou plutôt se repliait sous le manteau de la nuit, de sorte que les lignes ténébreuses des montagnes lointaines semblaient toutes proches.

Seul, se détachait, dominateur et terrible, étincelant sous les étoiles qu'il faisait pâlir, plus majestueux, plus inaccessible que jamais, ce bloc immense qu'on nomme le Matterhorn.

Tom prononça quelques mots. Et les phrases, alors, se succédèrent avec agitation.

" Dites donc, Jack, ces deux-là veulent faire le Matterhorn avant leur départ.

-  Eh bien, pourquoi pas ?

-  Vous croyez ? C'est la première fois qu'Ile viennent en Suisse.

-  Qu'est-ce  que  ça  fait ?   Ça  ira   tout  seul. Quels guides prendrez-vous ?

-  J'avais pensé à Ulrich Edersheim et à Henri Almer, s'ils sont libres.

-  Vous aurez de la chance si vous les attrapez.

-  Faut-il s'en occuper tout de suite ?

-  Vous  devriez  en parler  à  Armstrong ;  je crois qu'il a engagé Ulrich pour toute la saison. "

La voix calme d'Austin se fit entendre dans l'ombre.

" Si vous pensez qu'il puisse y avoir des risques... ".

-  Mon cher, il faut décider ça tout de suite si nous voulons avoir des guides. Rappelez-vous qu'il n'y a plus que quinze jours.

-   Pensez-vous   que   nous   soyons   capables d'entreprendre   ça ?   "   poursuivit   Austin   avec sérieux.

Il y eut à peine une seconde d'hésitation chez Tom.

Mais sa réponse fut si encourageante qu'elle dissipa toute incertitude.

" J'en suis absolument convaincu ; oui, tous les deux. Vous avez très bien grimpé hier. Eh bien, sur le Matterhorn, c'est la même chose, seulement on le fait pendant huit heures au lieu d'une demi-heure...

-  Mais voyons, Austin, bien sûr ! interrompit Val sur un ton de protestation indignée. En tout cas, si nous n'y arrivons pas, ce sera de notre faute, nous avons tout le temps nécessaire pour apprendre.

-  Parfaitement,  affirma Tom.  Mais  il  faut travailler ferme, vous exercer sur la glace.

-  Qu'est-ce qu'on décide pour demain ?

-  C'est tout décidé ;  une  bonne  promenade bien   tranquille   sur   le   Gorner.   Départ  à   dix heures. Nous tâcherons d'emmener Armstrong. "

IV

Les parents Meredith avaient sur la Suisse des idées entièrement opposées à celles de ces jeunes gens et, en vérité, défendables.

Pour eux, la Suisse représentait avant tout un incomparable repos, des perspectives grandioses, un air pur, un bon climat et l'oisiveté.

Il leur fallait un hôtel pouvant satisfaire à toutes les exigences modernes du confort : spacieux, coûteux, entouré de promenades à surfaces planes ; fréquenté par les gens comme il faut, et un peu, mais pas trop, par les autres, pourvu d'un ascenseur, d'un cuisinier français, de plusieurs salles de bains, et, pour Mrs Meredith, tout au moins, d'une chapelle anglaise avec un chapelain ayant, autant que possible, quelque notoriété en Angleterre. Ces diverses conditions se trouvaient réunies à l'Hôtel de la Riffelalp.

On déjeunait à loisir, vers neuf heures ; on lisait les journaux en fumant un cigare, et on contemplait le paysage jusqu'au moment du lunch. On sommeillait ensuite une heure on deux ; après quoi, muni ou non d'un panier à thé, on faisait lentement une promenade de deux ou trois kilomètres dans d'exquises forêts de sapins ; on contemplait d'autres paysages, on respirait un air de qualité supérieure, et, sans se presser, on rentrait s'habiller pour le dîner. On dînait, on passait la soirée en causeries paisibles, spirituelles, agrémentées de whisky and soda et de trois bons cigares ; puis on montait se coucher. Existence irréprochable et parfaitement combinée pour le délassement d'un avocat très occupé dont la somme régulière de travail était de nature à déconcerter ces philanthropes démagogues qui déjà commençaient à prêcher l'évangile du moindre effort.

Il y a peu de gens d'un commerce aussi agréable que les avocats éminents en vacances. M. Meredith en offrait la preuve absolue. C'était, dans toute la force du terme un gentleman II était sagace, tolérant, humoristique avec une pointe de scepticisme et possédait, sous des dehors scrupuleusement conventionnels, un esprit original. Son aspect correspondait en tous points à sa nature. Sa figure rasée avait une expression aimable et fine ; toute sa personne dénotait la fermeté, la modération et la bienveillance. Ses vieux amis savaient pouvoir invariablement compter sur lui et ses nouvelles connaissances ne tardaient pas à se considérer comme ses amis, II contait à merveille et savait accorder une attention curieuse et minutieuse à tout ce qu'on lui disait ; chacun, jusqu'au pire raseur de l'hôtel, trouvait en lui un interlocuteur sympathique. Il s'intéressait sans passion, mais très sincèrement, aux préoccupations des alpinistes. Et, ce lundi-là, il en parlait, assis sur la terrasse, à l'heure du thé, avec un magistrat et l'éloquent doyen, tandis que Mrs Meredith s'entretenait avec des vieilles dames dans le salon.

" Je ne suis pas ascensionniste, disait-il ; mais il m'arrive, je crois, de pénétrer, par instants, le secret divin de l'alpinisme. Ainsi, mon fils Tom, je l'envie quelquefois. "

Le magistrat approuva de la tête.

" Je vous comprends. A propos, votre fils s'est engagé à me rapporter une pierre du sommet du Matterhorn.

-  Vous êtes trop bon de...

-  Pas du tout ; je suis parfaitement sincère. Je la placerai dans une vitrine,  avec une étiquette mentionnant la date et les circonstances de l'ascension.

- Eh bien, voilà un exemple qui confirme ce que je voulais dire. Objectivement, n'importe quelle pierre ferait le même effet. Et pourtant, il y a un je ne sais quoi... Tenez : un de mes amis m'avait promis de me rapporter une feuille de lierre de la tombe de Wagner, pour une wagnérienne enthousiaste. Mais il ne se rappela sa promesse que plusieurs heures après avoir quitté Bayreuth. Alors il me cueillit une feuille de lierre à la première gare venue.

-  Nul doute que l'effet fut le même, dit en souriant le doyen.

-  Vous croyez ? dit le magistrat en regardant malicieusement   l'ecclésiastique. Eh   bien   moi, j'appelle cela un sacrilège. Peu importe que l'adoratrice  de  Wagner  n'ait jamais   su  la  vérité ; c'était, en soi, un crime moral.

-  Donc, poursuivit M, Meredith, l'alpinisme est, selon moi, une chose infiniment subtile. - D'ailleurs tous les sports sont subtils ; ils prouvent que deux et deux font cinq aussi souvent qu'ils   font   quatre.   Analysez,   par   exemple,   la chasse. Elle consiste en deux éléments, pas plus: l'adresse et le meurtre. Or, ni l'un ni l'autre ne suffit par lui-même. Il n'y a pas d'homme raisonnable qui puisse prendre plaisir à tirer sur des pigeons en carton soigneusement dissimulés ; de même, on ne saurait trouver d'amusement à tuer des cochons. Mais joignez les deux éléments, et vous avez un sport, "

Le doyen, afin de montrer qu'il était capable de prendre part, avec agrément, à une conversation profane, fit une citation inadéquate.

" Parfaitement, dit l'avocat. Eh bien, dans l'alpinisme...

-  Oui, c'est cela, interrompit le magistrat en posant avec précaution la cendre de son cigare sur le rebord de la balustrade, analysez un peu l'alpinisme ; c'est une question qui m'échappe un peu.

-  D'abord, il y a l'adresse. Appelez-la, si vous voulez, la gymnastique - une gymnastique compliquée, pleine d'imprévu. Et puis, il y a le danger.

-  Vous croyez que le danger...

-  Certainement. Personne ne ferait d'ascensions s'il y avait des filets tendus partout. Mais combinez l'adresse et le danger, et vous avec un vrai  sport.  Ah !  j'oubliais  l'endurance.  Elle  en fait partie, sans le moindre doute. On n'apporterait pas une ardeur véritable à vouloir monter simplement sur un toit. Il faut que la prouesse soit assez fatigante pour mettre à l'épreuve, si j'ose dire, les racines mêmes du caractère !

-  Vous oubliez, commença le doyen, les sites magnifiques dont l'attrait...

-  Excusez-moi, j'ai la conviction que les sites n'entrent pour rien dans l'affaire. J'ai interrogé mon fils avec soin là-dessus. Bien entendu, il prétend que oui ; mais, de toute évidence, cela n'est pas. Hier encore, ils sont montés tous les trois au sommet du Gorner Grat. Après le dîner, je les entendais énumérer, en les identifiant sur une carte, les pics qu'ils avaient dû rencontrer ; mais ils ne les avaient pas du tout regardés.

-  Alors, demanda le magistrat, vous pensez que  le  fait  d'ascensionner  est  une  preuve   de caractère ?

-  L'une des meilleures que je connaisse. Et l'alpinisme est un admirable exercice moral. La fatigue a vite fait d'effacer les qualités purement voyantes, superficielles, et de montrer à nu les traits véritables. Et puis, le danger   -   car il existe toujours plus ou moins - met à l'épreuve la fidélité d'un homme envers son idéal. Les poltrons, au moment critique, reculent, ou sont trop audacieux, deux choses que détestent également les vrais alpinistes. Si j'en crois Armstrong, celui qui, dans les endroits périlleux, ne veut pas se laisser attacher, est aussi peureux que celui qui refuse d'aller de l'avant.

-  A propos, dit le magistrat, ces deux Medd qui  sont avec vous,  ce  sont bien les Medd de Medhurst, n'est-ce pas ?

-  Oui.

-  Ces gens-là ont de la race. Je trouve extraordinaire qu'on puisse nier l'hérédité ; et en ce qui touche certaines vertus, telles que le  courage et l'honneur, j'aurais une confiance absolue en ces deux garçons-là. Je ne dis pas en matière de sagesse, de jugement : cela vient plus tard, avec l'expérience ; mais, pour les vieilles vertus chevaleresques, ces familles-là sont sans rivales.

Je suis un plébéien ; mais je respecte la naissance et les traditions de noblesse quand j'en constate les bons effets.

-  Pourtant,  beaucoup   de  ces  gens-là  épousent aujourd'hui des chanteuses d'opérette, des cabotines de bas étage...

-  Eh ! bien, mais, je pense qu'un peu de ce sang-là n'est pas à dédaigner. Ces femmes sont courageuses aussi, vous savez ! Il me paraît difficile de pousser l'audace plus loin qu'elles ne le font : songez donc ! danser dans un costume des plus insuffisants, sur une scène éclairée, devant des étrangers dont   l'opinion   décidera de tout votre avenir !... Mais les Medd n'ont pas donné là-dedans. Ils font partie du petit nombre qui sont vraiment l'orgueil de notre pays. Je ne les échangerais pas contre toutes les démocraties du monde !

-  M. Meredith, voilà vos jeunes gens qui reviennent,  je   crois,   observa   le   doyen,   dont   le visage commençait à trahir une légère désapprobation. (Il estimait que le sujet des chanteuses d'opérette convenait peu à des gens  comme il faut.)

L'avocat leva lentement les yeux au-dessus de la balustrade.

" Oui, ce sont eux, dit-il. Voyez donc quelle merveilleuse démarche ils ont en montant la colline. Mon fils m'en a expliqué le secret : il ne faut pas lever les pieds ; il faut les ramener en avant par une sorte de balancement ; on évite ainsi, à la longue, une grande somme de fatigue. Et quelle attention, quelle persévérance il faut pour maintenir cette allure !

-  Ils sont en vue de l'hôtel... remarqua sceptiquement le juge.  "

Ils avançaient, l'air insociable, mais extrêmement appliqué - minces, musculeux, vêtus du costume le plus pittoresque peut-être qu'on ait connu depuis l'antiquité grecque : knickerbockers bien coupés, veston, casquette, guêtres courtes et bottines larges, logiques, bien adaptées au pied. Chacun d'eux tenait à la main un piolet dont la panne brillait comme de l'argent dans la lumière déclinante ; Tom, qui marchait en tête, portait une corde roulée en bandoulière ; la réverbération du soleil sur la glace avait donné à leur teint une patine bronzée. Et ils approchaient, comme l'avait fait remarquer M. Meredith, avec ce balancement robuste et régulier qui, pour l'alpiniste, est une condition essentielle de l'endurance. Austin venait en second, puis, un peu en arrière, Val, qui marchait sur le bord du chemin ; et, en dernier, leur compagnon plus âgé, Armstrong.

Comme ils atteignaient le bas de la terrasse, une voix leur cria par-dessus la balustrade :

" Bonne journée ?

- Mais oui, très bonne, répondit Tom. "

M. Meredith, qui s'était penché pour les regarder, se redressa.

" Qu'est-ce qui se passe ? dit-il. Ces garçons-là viennent de se disputer : je connais mon Tom. Il faut que j'interroge Armstrong. "

" De l'inexpérience, je vous assure, dit ce dernier, pas autre chose. "

II était assis dans l'ombre avec M. Meredith à l'extrémité de la grande véranda.

" Inexpérience, répéta-t-il ; ignorance du danger. "

L'avocat versa du soda dans son long verre.

"  Si je comprends bien, l'origine de la faute était dans  l'insubordination ? L'étourderie n'est venue qu'après ?

-  Mon Dieu, oui. Nous étions arrivés au pied des  séracs.

-  Expliquez-moi, je vous prie...

- Les séracs sont formés par les parties écroulées et rompues du glacier. Eh bien, je n'aurais jamais l'idée de franchir ces séracs sans corde quelque expérimentés que puissent être mes compagnons. Une glissade et neuf fois sur dix, c'est la mort. Ce danger, évidemment, ne se voit pas ; on ne voit pas de trou, de précipice. Mais il y a d'abord les crevasses - quelques-unes vont jusqu'au lit du glacier, parfois à une profondeur de huit cents mètres ; et puis, il y a le danger possible d'une aiguille de glace venant à se détacher.

-  Je comprends.

- Eh bien, M. Val a refusé de s'attacher à la corde. Pendant que je la préparais, il est parti en avant, chose absolument interdite, et il est monté sur une arête. Je lui ai crié de revenir, mais il m'a répondu qu'il était très bien là, et nous avons ergoté, lui sur son arête, et moi tripotant toujours ma corde. Après quoi, il a continué d'avancer, en riant très fort et en déclarant que c'était " facile comme tout ".

-  En somme, il a nettement désobéi.

-  Non,   pas    nettement.    Indirectement.    Je n'osais pas lui donner l'ordre formel de revenir car il  se trouvait dans un endroit tout à fait mauvais,  quoiqu'il  ne  s'en rendît pas  compte. (Et je dois avouer qu'il l'avait bien escaladé.) Mais, vous comprenez, ces incidents-là ne  doivent pas  se produire. Je le  lui ai déclaré très clairement - et il m'a fait l'honneur de me bouder  !  "

M. Meredith but ce qui restait dans son verre.

 " Eh bien, qu'est-ce qu'il faut que je lui dise ? Dois-je lui interdire les ascensions ?

-  Oh !  non, grands dieux. Il n'a péché que par ignorance  et maintenant   il   le   sait.   Son frère le lui a fait comprendre,  allez !   On peut toujours s'en rapporter à un frère pour la franchise brutale.

-  Et Tom ?

-  Tom prenait des airs de Rhadamante ; je crois même que M. Val ne les a pas beaucoup goûtés...  Non,  dites-lui   doucement,   en  passant (comme vous saurez le faire),   qu'un véritable alpiniste ne désobéit jamais au chef de l'expédition, et que vous êtes sûr qu'il ne recommencera pas.

-  Alors, il est courageux ?

-  Mais oui, certainement.

-  Bien. C'est entendu ; je vais tâcher de le happer avant qu'il aille se coucher. "

Quand Val parut dans le corridor où l'attendait M. Meredith, il avait un air animé, joyeux, une jolie tournure élégante avec son plastron blanc, son visage hâlé aux yeux vifs, et il affectait une aisance exagérée.

" Vous avez à me parler, monsieur ?

-  Oui, mon garçon. Asseyez-vous...  Il s'agit de   l'excursion   de   cet après-midi.   Vous   savez, n'est-ce pas, que je me suis engagé à veiller sur vous. (Il leva sur Val, qui se tenait immobile dans une attitude digne et détachée, son regard doux et pénétrant.)

-  Eh  bien,  je  voulais   vous  expliquer  une chose que peut-être vous ignorez, Dans ces expéditions de montagne, une personne assume la tâche de guider les autres. Je viens de causer avec M. Armstrong qui, vous le savez, est un alpiniste remarquable et nullement timoré. Il m'a dit que vous paraissiez n'avoir pas compris la nécessité de la corde et pensiez pouvoir vous en passer.

Evidemment, vous n'aviez pas tort et vous l'avez prouvé. Il n'en est pas moins vrai que les ascensionnistes sont tenus d'observer la discipline... "

II s'arrêta, espérant constater que Val ne boudait plus. Mais celui-ci demeurait impassible et silencieux.

" Eh bien, reprit un peu plus froidement M. Meredith, vous voudrez bien me promettre que ce quj. s'est passé aujourd'hui ne se renouvellera pas. Je ne vous demande pas de m'en donner votre parole ; je suis persuadé que ce n'est pas nécessaire. Mais, je vous le répète, il ne faut pas que pareil fait se renouvelle. Je suis responsable de vous tant que vous êtes sous ma garde. Et dans les excursions, alors que je ne suis pas auprès de vous, il faut, s'il vous plaît, que vous considériez le chef de l'expédition, quel qu'il soit, comme votre officier. S'il vous arrivait jamais d'en diriger une vous-même, vous exigeriez de vos compagnons la même docilité. "

II y eut un nouveau silence. Val, visiblement, boudait de plus en plus. Il ne fit pas le moindre mouvement ; les paupières à demi baissées, il avait un air d'extrême insolence. Un sentiment fait à la fois de pitié et d'irritation gonfla le cœur du vieil avocat ; il se rendait compte que ses paroles avaient provoqué chez le jeune homme une humiliation et une rage que le savoir-vivre l'empêchait de manifester.

" Ecoutez, mon enfant, il est désagréable, je le sais, d'être pris en faute. Aussi, je tiens à ajouter que, d'autre part, M. Armstrong a fait votre éloge ; il m'a dit que vous aviez fait preuve d'adresse et de courage... "

II s'interrompit, surpris de la vive rougeur et de la joie profonde qui se répandaient sur le visage du jeune homme. Val se tourna vers lui, souriant et les yeux pleins de larmes.

" Merci, monsieur... Et je vous demande bien pardon. Je viens  de me  conduire comme  une brute avec vous. "

Le vieillard lui tendit la main, très ému.

Val la prit.

" Ça va bien, mon enfant, ça va bien. "

II resta quelques instants à réfléchir, après que Val eut pris congé de lui.

" Drôle de garçon, se dit-il ; un vrai paquet de nerfs !  "

 

 

 

Loading
 

 Analyse d'audience

Creative Commons License
This work is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Unported License