CHAPITRE VI

 

" Est-ce que ça te regarde? dit Val avec froideur. Et du reste... "

II s'arrêta brusquement pour laisser à un domestique qui entrait le temps d'emporter, un verre et des plateaux.

Les deux frères causaient dans le fumoir désert, avec cette franchise débridée à laquelle on ne se risque, entre amis, que lorsque les derniers liens d'affection sont près de se rompre.

Austin avait commencé par une phrase si laborieusement circonspecte qu'elle eut pour résultat inévitable de provoquer l'irritation de Val ; tout en la prononçant, il s'adonnait à l'ajustement méticuleux de quelques brins de tabac échappés d'une cigarette ; et Austin aurait affirmé qu'il avait été poussé à la dire par l'air nonchalant affecté par Val à son entrée. Le frère aîné, parfois, ne pouvait retenir ses critiques, bien qu'il en sût depuis longtemps l'inutilité ; il était de ces gens qui, à proprement parler, ont toujours raison et possèdent le don surprenant de discerner le moment où les autres sont dans leur tort ; eux, quand ils ont tort, cela n'a pas d'importance. Il venait de faire remarquer pour la seconde fois que " c'était très joli de dire ceci ou cela ", mais qu'un fait demeurait certain : " Val, cet après-midi, n'avait pas observé la règle. Puis il avait ajouté, avec une humilité exaspérante :

" Tout comme toi, mon cher, j'ai beaucoup de choses à apprendre ; moi aussi, je suis obligé de faire exactement ce qu'on me dit. "

Quand le garçon fut sorti (en bâillant, pour indiquer qu'il était près de minuit), Val termina sa phrase :

" Du reste, j'ai parlé de tout ça avec le père Meredith. Je ne vois pas la nécessité d'y revenir, surtout avec toi...  "

Austin ferma les yeux à demi, comme résigné.

" Et pourquoi pas " avec moi " ?

- Parce que, tu viens de le dire toi-même, tu n'y entends rien. "

C'était vrai. Austin, tout d'abord, eut l'intention de ne pas répondre. Mais Val, assis sur le bord de la table, balançait ses jambes d'un air tel, qu'il n'y avait plus moyen de garder le silence.

" J'en sais assez, du moins, pour... pour me conduire convenablement, sur la glace, envers un homme comme Armstrong. Tu m'as fait honte, positivement. "

Val tourna sur lui une figure insolente.

" Tu es vraiment trop bon, mon vieux ; mais tu ferais mieux de garder ta honte pour le jour où tu en auras besoin toi-même. "

Austin se leva, très digne.

" Après cela, je n'ai plus rien à te répondre. Pourtant, rappelle-toi que je suis, dans une certaine mesure, responsable de ce qui peut t'arriver ; je ne veux pas être obligé d'écrire à la maison que...

- Toi, responsable? demanda Val en feignant une stupéfaction candide. Je croyais que c'était Meredith. "

Austin alla vers la porte. Avant de l'ouvrir, il se retourna.

" Tu ne te rends pas compte, sans doute, que tu empêches les domestiques d'aller se coucher. Tout le monde est déjà monté. "

Val répondit sans le regarder :

" Eh bien, fais-en autant ; si tu veillais trop tard, ça pourrait nuire à ton beau physique. "

II

Cinq minutes après, Val monta à son tour.

Il avait eu l'avantage dans ce dernier petit engagement. En général, c'était lui qui, le premier, se fâchait et quittait la place. Mais cette fois, encore tout vibrant de son entrevue avec le " père Meredith ", il avait porté des coups plus forts, plus précis que d'habitude, et sans flancher.

Pourtant, quand il atteignit la chambre qu'il partageait avec son frère, c'en était fait de son assurance. Il se sentait repris d'une incertitude et d'un malaise éprouvés déjà sur le glacier en constatant que son audacieuse étourderie n'avait pas suscité d'admiration. Il se figurait tout d'abord avoir été si bien !... Un spasme l'avait saisi et il avait poussé de l'avant, sachant parfaitement qu'il avait tort, mais néanmoins entraîné par un vague désir de se prouver à soi-même le courage qu'il souhaitait d'avoir. Il avait gravi le sérac adroitement, rapidement, jusqu'à la crête et, là, s'était balancé avec un sentiment de triomphe. Puis, peu à peu, il avait compris la gravité de sa faute.

Austin lisait résolument dans son lit. Une tête brune un peu haussée, une épaule soulevée, un volume de l'édition Tauchnitz, révélèrent à Val que son frère ne dormait pas. Il se mit à siffloter. La tête s'agita impatiemment sur l'oreiller. Val sourit et cessa de siffler.

" Je te demande pardon ", dit-il avec une politesse laborieuse.

Il se déshabilla, se coucha ; des velléités lui venaient d'être généreux. Il se blottit dans ses draps.

" Dis donc, mon vieux, quand tu auras fini de lire, tu éteindras la lumière ; moi, je vais dormir.

-  Tu peux l'éteindre tout de suite. Je t'attendais, voila tout.

-  Bien vrai ? Je peux attendre un peu, si tu veux.

-  Non, ça va bien. "

Val se dressa dans le lit, tourna le bouton et se renfonça sous les couvertures. " Dis donc, Austin ?

-  Quoi ?

-  Je regrette d'avoir été si désagréable tout à l'heure, dit Val avec effort.

-  Bon,  bon,  ça  va bien,  répondit une  voix froide.

(Un des statuts les plus sévères de la guerre fraternelle voulait que les excuses fussent acceptées sur-le-champ et que l'offensé ne parlât pas de l'agression.)

Mais Val se sentait décidément très généreux.

" Oui, vraiment, je le regrette. Et j'étais tout à fait dans mon tort cet après-midi. "

Austin était encore un peu ulcéré ; il ne put se tenir de sermonner.

" Je suis heureux que tu t'en rendes compte, fit sa voix dans l'obscurité. C'est très important, tu sais, de ne pas...

-  Mais puisque je t'ai dit que je regrettais ! Veux-tu que je te le répète ? "

Et, après un silence :

" Je croyais que cet endroit n'était pas dangereux. Mais je comprends maintenant que la question n'est pas là. Le père Meredith m'a donné mon compte, je t'en réponds... Dis donc, est-ce que tu crois que Tom était contrarié ?

-  Tu veux le savoir ? Tout à l'heure tu t'es fâché parce que je te disais que...

-  Mon Dieu, mon Dieu ! s'écria Val en brisant le cours de cette phrase entortillée ; je te pose une question. "

Austin renifla : ce fut très distinct, dans l'ombre.

" Eh bien..., oui, il était contrarié, puisque tu tiens à le savoir. Il a dit... "

Austin se tut. Il aimait harceler l'adversaire.

" Quoi ? qu'est-ce qu'il a dit ? demanda Val brusquement.

-  Il a dit que c'était imprudent de faire des ascensions avec des gens qui n'obéissaient pas.

-  Il a dit ça ?

-  Puisque je te le dis. " Un silence.

" Austin.

-  Quoi ?

-  Est-ce que je ne devrais pas lui faire des excuses ?

-  Je ne crois pas que ça servirait à grand'chose. Ce qu'il faut, surtout, c'est ne pas recommencer. "

II y eut dans l'obscurité un bruissement où se manifestaient l'impatience, l'indignation.

" Dieu de Dieu, Austin ! tu ne peux donc pas ouvrir la bouche sans prêcher ! Dois-je te dire encore... ".

Une voix calme lui imposa silence.

" Je crois que tu ferais bien de dormir. Tu n'es pas en état de parler de ça ce soir. Bonsoir, Val. "

Un ronflement plein d'insolence lui répondit.

III

Tom, le lendemain, entra dans la véranda où l'attendait son petit déjeuner. Val, en knicker-bockers et en chapeau de paille, se leva et vint à lui.

" Bonjour, Tom. Vous allez déjeuner ? "

Tom acquiesça.

" Est-ce que je peux m'asseoir avec vous ? je voudrais vous parler. "

II alluma une cigarette.

" Tom, je voulais vous dire que j'étais embêté de l'affaire d'hier... vous savez bien, mon refus d'obéissance... Je ne me rendais pas compte que c'était si important.

- Ça va bien, mon vieux, dit Tom mal à son aise. (Il n'aimait pas qu'on dît de ces choses-là.)

- Non, vraiment, je ne savais pas. Je croyais que l'endroit où nous étions n'était pas dangereux... oui, poursuivit Val ardemment... oui, je devine ce que vous allez dire : que la question n'est pas là. Maintenant, je le sais. "

Tom, au comble de l'embarras, se mit à beurrer son pain. Il ne concevait pas qu'on pût faire tant d'histoires. Certes, Val avait commis une faute, mais on le lui avait dit, il ne recommencerait plus, et voilà tout.

Val tira rapidement trois bouffées de sa cigarette.

" Alors, vous voudrez bien que j'aille encore avec vous ?

-  Mais  naturellement,  voyons, mon pauvre vieux ! Comment pouvez-vous croire...

-  Vous n'avez pas dit à Austin que c'était imprudent de faire des ascensions avec des gens qui n'obéissaient pas ? "

Le pauvre Tom fouilla dans sa mémoire. (En vérité, ce jeune admirateur devenait un peu agaçant !)

" Heu... je ne me rappelle pas.

-  Vous ne l'avez pas dit ?

-  Je ne crois pas.  " Val se leva.

" En tout cas, je... " - il s'arrêta. " Enfin... je regrette beaucoup et j'ai pensé que je devais vous le dire. Et je vous promets de ne plus recommencer.

-  Très bien, murmura Tom.

-  Je vous verrai tout à l'heure ", dit Val en sortant.

" Austin, prononça-t-il d'une voix grave quelques minutes après, dans le fumoir. Je voudrais te parler. Peux-tu venir ? "

Austin soupira avec effort et le suivit.

Val, de l'air d'un homme qui conduit un criminel à l'échafaud, descendit quelques marches et se dirigea vers un coin discret de la terrasse ensoleillée. Là, il se retourna.

" Tu m'as dit, n'est-ce pas, hier soir, que Tom avait déclaré ne plus vouloir faire d'ascensions avec des gens qui n'obéissaient pas. Me l'as-tu dit, oui ou non ? "

Austin soupira et s'assit sur la balustrade.

" Non.

-  Si.

- Je t'ai dit que Tom avait dit (il se prit la tète à deux mains avec une expression d'ahurissement résigné), que Tom avait dit qu'il n'était pas prudent d'aller en expédition avec des gens qui n'obéissaient pas.

-  Ça revient exactement au même.

-  Je ne trouve pas, répondit l'autre avec lassitude.

-  En tout cas, il ne l'a pas dit ; ni rien de semblable. Je viens de le lui demander.

-  C'est qu'il l'a oublié. Je te répète qu'il me l'a dit, dans le fumoir, tout de suite après  le dîner.

-  Y avait-il quelqu'un avec vous ?

-  Je ne crois pas. " Val ricana.

" Très commode, dit-il. Quoi qu'il en soit, Tom prétend qu'il ne t'a rien dit du tout. Il dit qu'il sera ravi de continuer à faire des ascensions avec moi, et tout ce que tu m'as raconté hier soir à propos de lui, c'était de la blague... Du moins, expliqua Val avec une courtoisie agressive, tu dois avoir mal compris... Voilà ! termina-t-il faiblement.

-  Et c'est pour me dire ça que tu m'as fait venir ici ?

-  Il me semble que c'en valait bien la peine.

-  Et moi, ça me paraît singulièrement insignifiant,  répliqua  Austin  en  se  levant.  Je  t'ai rapporté mot pour mot les paroles de Tom, ni plus ni moins. Et tu me traînes jusqu'ici pour me  faire  des  tas  d'explications,  tout  comme... tout comme   une   femme... Si tu as fini, je te demanderai la permission de rentrer. "

Et il s'éloigna d'un pas majestueux et indolent.

C'était vraiment là le côté terrible de Val et qui le caractérisait tout entier. Ses nerfs étaient tendus comme des cordes de violon que le moindre frôlement fait résonner toutes ensemble. Et une fois incitées, les vibrations ne s'arrêtaient plus ; et il plongeait alors jusqu'au fond de son être ; et il disséquait des petites phrases qui ne signifiaient rien ; et il se torturait, et il torturait les autres ; il se ressaisissait, se calmait un instant, puis recommençait. Enfin, le silence se faisait en lui et alors, ces mêmes nerfs lui suggéraient des rêveries, des visions, des situations dramatiques, des émotions aiguës que ne justifiaient pas les événements.

C'est ainsi que quelques heures plus tard, comme les trois jeunes gens se mettaient en marche vers le glacier de Findelen, d'un pas alerte qu'accompagnait le balancement des cordes et des pistolets, la paix était revenue dans l'âme de Val. Austin commençait à retrouver son équilibre ; et Tom se disait qu'on se lassait des meilleures choses - même d'admirer les Alpes et d'y accomplir des exploits.

 

 

 


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