CHAPITRE  VII

I

" Maintenant, dit Armstrong, qui était en arrière, silence pendant que nous traversons. C'est le seul passage vraiment scabreux et en parlant on risque de faire tomber de la glace. "

Ils marchaient depuis près de huit heures déjà, s'étant mis en route avant l'aube. L'illustre Ulrich en personne les conduisait. C'était un petit homme, si maigre qu'on eût dit un mannequin mal fait, vêtu d'habits trop larges; il avait une barbe rugueuse, un teint hâlé couleur de vieux chêne, des yeux minces et brillants, un nez camus et une bouche souriante. il portait un pantalon serré au-dessous du genou par une ficelle et un vieux veston qu'il endossait depuis douze ans pour toutes ses expéditions.

Le jour n'était pas encore levé qu'ils avaient gravi les premières pentes du Gornet Grat et gagné le glacier. Trajet simple et facile; il n'avait pas même été question de la corde. Là, ils avaient vu se métamorphoser le ciel et s'évanouir les étoiles ; la divine lueur rose et dorée de l'aurore descendait du haut des pics, en rampant, pour venir à leur rencontre. Quand ils atteignirent le Theodulhorn - point culminant du long mur de glace qui, du côté droit, aboutissait au Matterhorn - il faisait grand jour ; et des milliers de ruisseaux rendus à la vie mêlaient leur voix à ce chœur profond et murmurant qui chante jusqu'au soir dans des vallées de glace et de lumière.

Du Théodule, ils contemplèrent d'abord les pics élevés qui les entouraient : le Breithorn, les Jumeaux, les énormes masses du Mont Rose, le Matterhorn, le Gobelhorn, le Mont Blanc. En face d'eux, le Riffelhorn avait l'aspect d'un petit château en ruines. Puis, ils avaient examiné le chemin où ils allaient s'engager. C'était la longue arête qui monte du point où ils se trouvaient jusqu'à la base du géant, une vraie lame de couteau, ébréchée, dentelée, mais d'un parcours facile - si, toutefois, l'on fait abstraction de la fatigue. Or, le soleil les brûlait comme sortant d'une fournaise grande ouverte ; la glace, presque partout, était convertie en une neige où le voyageur imprudent eût enfoncé jusqu'aux genoux ; le vent qui leur fouettait le visage les rafraîchissait, mais les épuisait aussi en les obligeant à lutter contre lui. Deux fois, ils s'étaient arrêtés pour manger et deux fois Val s'était dit qu'il aimait mieux mourir que de continuer. Mais il s'était abstenu de toute parole inutile et deux fois, le visage impassible, s'était docilement remis en chemin derrière Ulrich, qui ouvrait la marche. Une sorte de fureur, engendrée par la fatigue et la monotonie, le saisissait par moment, à voir les jambes infatigables du guide, qui se mouvaient devant lui, indépendantes l'une de l'autre et pourtant associées en une rapidité harmonieuse qui désespérait leur observateur. Il lui semblait que si ce petit corps malingre était brusquement enlevé par la peau du cou, les jambes continueraient à remuer en l'air comme des ciseaux automatiques. Derrière Val, venait Tom Meredith, puis les deux Ratcliffe, puis Austin et enfin Armstrong. A vrai dire ils étaient trop nombreux pour une seule corde ; mais l'absence de tout danger réel justifiait qu'on s'en contentât.

Il est extrêmement difficile de diagnostiquer avec exactitude les effets psychologiques produits par une longue expédition dont la plus grande partie s'effectue sur le bord de gigantesques précipices, alors que la mort, quatre heures durant, tient son œil fixé sur les voyageurs. Il serait absurde de dire que ceux-ci n'étaient séparés d'elle que par trois mètres ; bien d'autres choses les en séparaient encore : la corde, la prudence instinctive, la vigilance expérimentée d'un homme à chaque bout de la corde. Mais ces choses-là n'ont que peu de poids pour un esprit imaginatif, surtout s'il habite le corps d'un garçon de seize ans accablé de fatigue... Il serait tout à fait faux de dire que Val eût montré ou même ressenti la plus petite défaillance. Sa tension nerveuse s'était manifestée tout d'abord au passage du Bergschrand, dans la montée du Théodule. Retenant son souffle, comme pour s'alléger, se mordant la lèvre, regardant droit devant lui mais apercevant néanmoins de chaque côté des profondeurs bleues, il avait franchi d'un pas vif et sans prononcer un seul mot le pont de neige suspendu au-dessus du ravin. Mais depuis, il avait plongé du regard pendant plus de quatre heures dans des gouffres plus terrifiants encore ; il avait, durant une halte, entendu de la bouche d'Armstrong un récit laconique - et par là même plus impressionnant - de la fameuse tragédie du Matterhorn, où, sur sept explorateurs, quatre s'étaient tués dans la descente : les victimes " avaient glissé sur le dos, les mains tendues ", puis, l'une après l'autre, étaient tombées de cette hauteur incalculable, comme des cailloux ; et, naturellement, il s'était, à cinq ou six reprises, représenté les détails probables d'une chute au cas où la corde viendrait à se desserrer autour de lui, ou à se rompre ; il avait sans cesse devant les yeux la vision de cette glissade " les mains tendues... "

Et puis, il était excessivement las. Ainsi que l'avait dit M. Meredith, il se trouvait dépouillé des apparences superficielles, de ces aspirations, de ces velléités dont l'ensemble incoordonné ne constitue pas encore un caractère ; il ne lui restait plus, pour soutenir son être physique, que le moi nu et chétif qui lui était échu à sa naissance et qu'avaient à peine modifié ses seize années... Ils faisaient face au Matterhorn, maintenant, ou plutôt se trouvaient au-dessous, petites taches de vie, infimes, négligeables, au milieu de toute cette mort étincelante et livide ; dominés, écrasés par le monstre inconcevablement énorme, terrifiant, qui atteignait le zénith et supprimait une moitié de l'univers visible ; partout ils voyaient de gigantesques rochers frottés de neige çà et là ; des creux, de larges vallons, des pics hostiles et menaçants, et à leurs pieds, arrondie en forme de croupe, la grande paroi qu'ils devaient   suivre   en   descendant   pour   remonter ensuite jusqu'au-dessus du Hornli, qui, tel un chien de garde, le dos tourné vers eux, semblait fouiller du regard la zone lointaine où, dissimulé par des coteaux et des forêts, gisait, plat et bien abrité, le petit village de Zermatt. Plus d'une fois le jeune homme, en considérant tout cela, avait éprouvé un spasme d'envie à l'égard des touristes plus prudents... Il fixait des yeux ce creux en forme de coupe et soudain eut conscience qu'un changement allait survenir.

Mais pourquoi en fut-il profondément impressionné ? Peut-être à cause de l'absence de chemin tracé comme il en existait sur l'arête qu'ils venaient de franchir ; peut-être parce que le Matterhorn surplombait, horrible, ce parcours circulaire ; en fait, c'était la base même du Matterhorn qu'il leur fallait traverser. Les périls, ici, étaient flagrants. Sur l'arête, du moins, nulle menace ne venait d'en haut. Ici, d'innombrables amoncellements s'élevaient jusque dans le ciel, formant le mur de roc et de glace qu'il y avait à gravir. La mort de quiconque tomberait, s'effectuerait aux yeux de tous - pas de rebord compatissant pour la dérober aux regards, car au fond de cette soucoupe penchée où ils allaient s'engager, on voyait saillir des masses de glace craquelée et sillonnée de raies bleues par où se révélaient de larges ouvertures confinant aux entrailles mêmes de la terre. Il était facile de prévoir le drame : s'ils tombaient tous, ou si l'un d'eux seulement se détachait, les mêmes détails se reproduiraient : ils " glisseraient sur le dos, les mains tendues ", pas très vite, d'abord, mais irrésistiblement, puis, de plus en plus vite jusqu'à ce que...

Ce fut à ce moment qu'Armstrong recommanda de ne pas parler.

" Et rappelez-vous, dit Tom, qu'il faut planter le piolet au-dessus de soi et non au-dessous ; ne vous appuyez pas trop fort dessus.

-  Attendez!  dit Val. Que dois-je faire si je glisse ?

-  Il ne faut pas glisser.

-  Mais pourtant, si...

-  Il ne faut pas. "

Val serra les dents avec une sorte de désespoir.

Ulrich se retourna, souriant, hochant la tête. Il portait de grosses lunettes noires qui lui donnaient un aspect effrayant, implacable, énigmatique. On ne voyait sourire que ses lèvres. Il leva son bâton puis tailla une marche devant lui, dans la déclivité.

-  Vorwaerts ! cria-t-il  ; et il enjamba le rebord.

II

Austin, qui suivait patiemment Jack Ratcliffe, éprouvait moins de difficulté qu'il n'aurait cru à marcher sur la glace...

Imaginez une soucoupe tenue presque verticalement, dont le côté inférieur reposerait sur un petit tas de glace et de cailloux, dix fois grand comme elle et dont le haut serait appuyé à un monticule conique, irrégulier, haut d'un mètre et demi environ, couvert, sur ses versants, de neige et de pierres. Maintenant, donnez à la soucoupe un kilomètre de diamètre, et agrandissez tout le reste en proportion ; dites-vous qu'elle est faite de glace solide avec, çà et là, de la neige éparse que le vent fait voler ; figurez-vous un groupe de quelques hommes la traversant de gauche à droite, allant du haut vers le bas, et vous aurez une idée assez juste de la situation de nos amis. Il faut vous rappeler que la surface de la soucoupe est extrêmement   irrégulière, hérissée de rochers et que la glace même dont elle est formée offre par endroits des protubérances rondes ou anguleuses.

Donc, la descente ne semblait guère difficile à Austin. Il s'agissait de placer les pieds sur les marches taillées par Ulrich et de les poser avec soin, car la moindre glissade eût mis tout le monde en danger ; mais on pouvait prendre son temps, car la marche dépendait d'Ulrich, que sa besogne contraignait à n'avancer que lentement ; Austin avait devant lui Jack et l'imitait dans sa manière de tenir le piolet : il le serrait très fort dans ses deux mains, le bout tranchant un peu élevé, tourné à gauche, le ramenait à droite avant chaque pas et, pour maintenir son équilibre, s'appuyait dessus pendant qu'il posait son pied. il trouvait tout cela fort aisé, en comparaison, par exemple, de certains exercices de gymnastique. Néanmoins, à mesure que les minutes s'écoulaient, il avait la sensation d'un effort. Faire un pas est en soi un acte des plus simples, comme d'attraper une balle ; mais attraper une balle cinq cents fois de suite équivaut à un total bien plus considérable que cinq cents risques courus chacun isolément. Et puis, il y avait encore ceci : l'idée bien ancrée qu'on ne devait pas se permettre une seule erreur dans cette opération si simple répétée cinq cents fois.

D'autres considérations s'offraient à l'esprit d'Austin. D'abord, les marches étaient toutes dissemblables et séparées l'une de l'autre par une distance un peu trop grande pour ses enjambées. Ou était parti en retard ; le soleil réchauffait depuis longtemps ce berceau d'avalanches et Ulrich, à n'en pas douter, jugeait prudent de ne pas perdre trop de temps à tailler des marches ; aux endroits où la neige était épaisse, il n'en taillait pas du tout. En outre, la contemplation attentive des marches (celle qu'on occupait et celle qu'on devait atteindre) avait, à la longue, un effet psychologique ; elles semblaient si hautes, si éloignées l'une de l'autre, les conséquences fatales d'un faux pas étaient si évidentes !... On sentait constamment comme la menace d'un coup qui n'arrivait pas... Et l'intellect répétait sans cesse, comme un refrain : " Souviens-toi que tu es sur de la glace - sur de la glace. Et que la glace est notoirement une matière glissante... " Toutes ces idées assaillaient les nerfs à la fois dans le silence absolu qu'Armstrong avait prescrit ; alors, Austin se dit qu'il valait mieux penser à autre chose.

Or, les sujets de réflexion ne manquaient pas.

Il s'imposa d'observer l'effet du soleil sur les hachures de la glace, l'éclat délicieusement suave de cette poussière de diamants ; et il songeait à des boissons fraîches dans de hauts gobelets ; il aurait payé cent livres une de ces boissons-là ! A la dernière pause, il avait fait fondre un peu de neige dans du cognac et de l'eau ; mais au lieu de le rafraîchir, elle lui avait brûlé le palais. Une image extrêmement nette flottait devant ses yeux : le fumoir de Medhurst, le plateau chargé de siphons, de glace, le carafon de citronnade...

Il remarqua le tissu d'un des bas de Jack Ratcliffe, qui émergeait, tendu par un muscle massif, entre une guêtre jaune légèrement déformée et les plis mouillés d'une culotte en grosse serge. Il se dit que ces bas-là se faisaient en Ecosse. Ou bien venaient-ils de Paisley ?... Non ; c'étaient des châles qu'on faisait à Paisley...

Puis, une ou deux fois, il regarda Val, se demandant comment il supportait tout cela. Par moment, il apercevait sa casquette ornée d'une mouche à saumons (il avait trouvé ridicule cette idée de porter une mouche à saumons en Suisse). Val semblait en bonne forme... à n'en pas douter ; l'incident du lundi l'avait maté ; il avait très peu parlé depuis le départ, s'était montré d'une scrupuleuse obéissance...

Il fallut faire une enjambée plus longue que les autres. Austin hésita quelques secondes, puis, de toutes ses forces, enfonça son piolet et sauta : pendant un temps perceptible, aucun de ses deux pieds ne reposa sur la glace. Il atteignit la marche et demeura en équilibre, avec une sensation de faible picotement à la lèvre supérieure et au front. Il se surprit à se demander comment Val s'en était tiré. Il découvrit aussi en soi-même un désir extraordinairement vif de se retrouver sur les rochers, là-bas, en face, à un demi-mille de distance encore. Ils étaient arrivés au premier tiers de la pente, qui se faisait plus roide, plus accidentée. Ils avaient un peu dévié dans leur trajet, allaient plus directement vers le bas. Tout d'abord, Austin se demanda pourquoi. Mais, pendant les arrêts, tandis que les autres avançaient et qu'il se tenait immobile, ancré par sa hachette, il remarqua que cette manœuvre avait pour but de les faire passer sous un bloc de glace suspendu à un rocher saillant. Et, à mesure qu'ils s'en approchaient, il vit et comprit. Bien que novice, il comprit que c'était le passage le plus difficile qu'ils eussent encore rencontré ; non seulement le plus difficile, mais aussi le plus dangereux - et le plus terrifiant. Voici pourquoi. Au beau  milieu   du  trajet  suivi  jusqu'alors,   cette masse se projetait en avant, haute de quinze à vingt pieds, semblable à un morceau de falaise brisée arrêté brusquement dans sa chute.  Sur cette masse, étaient entassées de la neige et des pierres, formant un monceau assez grand pour cacher à ceux qui le voyaient d'en bas l'extrême pic du Matterhorn. Des yeux inexpérimentés l'eussent pris pour la crête d'une avalanche soudaine retenue dans la violence de son cours. Au-dessous, décrivant une courbe précipitée, courait un canal de glace, profond de quinze pieds, large de vingt pieds, lisse comme du verre, et qui, décrivant un angle beaucoup plus aigu que celui du parcours qu'on avait à effectuer, allait se perdre trois cents pieds plus bas environ, dans les pentes confondues de la muraille de glace.

On pouvait le franchir de deux façons : soit en le suivant dans sa descente pour le traverser et le remonter ; soit en gravissant le rocher protubérant. Dans le premier cas on était aux prises avec une paroi de glace ; dans le second, cette même paroi fort abrupte, ou plutôt ce canal, se trouvait immédiatement au dessous. Et dans les deux cas, une chute présentait la plus extrême gravité...

Austin se demandait ce qu'on pouvait bien attendre ainsi. Devant lui et placé un peu plus haut, John Ratcliffe, droit comme un pilier, les deux pieds sur la marche, tenait son piolet fiché dans la glace ; devant John, Jim était également immobile, et au delà de Jim, apparaissaient la tête et l'épaule gauche de Tom Meredith. Nul ne bougeait. Austin entendait Armstrong qui, derrière lui, chuchotait à part soi et s'énervait. Ulrich, à n'en pas douter, se livrait à une reconnaissance, à une estimation des deux chemins : Austin percevait le bruit de sa hachette. Puis une décision fut prise, sembla-t-il, et Austin eut un soupir de soulagement (tout valait mieux que cette attente), car il vit soudain, tourné vers la gauche, le profil barbu du guide, que suivirent aussitôt ses larges épaules. Ils allaient donc franchir le rocher. La pente était si roide qu'Austin ne voyait d'Ulrich que le haut de son corps ; ce petit homme alerte et actif était planté face au rocher dont il frappait le bord avec sa hachette ; entre chaque coup, on entendait le bruit clair des morceaux de glace tombant dans le canal. Soudain, il apparut tout entier, ayant grimpé prestement sur la large marche qu'il venait de tailler ; puis, il attaqua de son ustensile le point suivant... Austin se mit à étudier plus attentivement le parcours probable qu'on allait entreprendre. Il y avait d'abord la grosse bosse de glace sur laquelle se tenait maintenant Ulrich et qu'on franchirait en quatre enjambées. Derrière elle, il n'apercevait qu'un haut rebord de rocher surplombant le canal ; il leur faudrait passer pardessus ou par-dessous ce rocher au delà duquel il y avait encore de la glace...

Il suivait des yeux, comme en rêve, Ulrich qui gravissait lentement le bloc ; il vit aussi Val s'effaçant sur la gauche afin de laisser au guide plus de place pour la corde, puis se tenant immobile, baissant la tête, et visible seulement jusqu'aux genoux, tout comme Ulrich quelques instants auparavant. Les autres n'avaient pas bougé.

Ulrich se retourna, indiqua, par un signe, qu'on se mettait en mouvement et rassembla la corde dans ses deux mains. Il faisait une silhouette pittoresque sur le fond lumineux, debout, les jambes écartées, penchant vers le sol sa figure attentive au profil d'oiseau.

Val monta, en s'aidant de son piolet ; Tom Meredith occupa immédiatement la place laissée vacante ; et Austin se prépara. Derrière lui, le piolet de M. Armstrong tourmentait la glace.

Comme Austin, arrivé au pied du bloc, se retournait pour regarder encore le canal perfide qui serpentait vers la droite, il entendit M. Armstrong, qui le suivait de près, chuchoter quelques mots rapides en allemand ; et, par-dessus les épaules des trois autres, qui étaient montés sur le bloc, il vit poindre le visage d'Ulrich. Un court dialogue eut lieu à voix basse entre ce dernier et Armstrong ; Ulrich approuva de la tête à deux ou trois reprises et disparut.

" Ecoutez-moi,  jeunes  gens,  chuchota  Armstrong. Il faut que nous sautions. Vous le premier, Val. Regardez bien Ulrich ; faites exactement comme lui ; mettez les pieds à la même place et sautez quand il vous le dira. Les autres tenez ferme. Il ne faut faire ici aucune faute... Attendez, et que personne ne bouge avant que l'ordre en soit donné. "

II fit signe à Austin de s'écarter et le dépassa avec une agilité extraordinaire chez un homme aussi lourd. Il s'insinua tout contre le bloc protubérant, tailla deux petits trous où il incrusta ses talons et s'assujettit à sa place au moyen de la corde qu'il tenait à deux mains. Austin comprit qu'il prenait ses précautions pour le cas où une même chute les entraînerait tous. Mais le jeune homme ne pouvait encore se persuader que le bond prescrit fût possible.

" Allons-y, chuchota l'autre vivement. Serrez bien la corde. En avant, Jack. "

Accroupi au-dessous du bloc, solidement appuyé sur son piolet, les deux talons joints dans une craquelure de la glace, Austin entendait les préparatifs qui se faisaient au-dessus de sa tête et un murmure de mots échangés.

Il se rappelait avoir vu, au delà du rocher, de la glace bosselée, pareille à celle qu'ils venaient de parcourir. Or, le rocher était perpendiculaire, et, rongé par la glace et la neige, n'offrait aucun point d'appui pour la main ou le pied ; en outre, il était suspendu exactement au-dessous du canal. On ne pouvait envisager que deux autres systèmes : ou bien traverser le canal, ou bien trouver, beaucoup plus haut, un chemin détourné. Mais on avait opté pour la solution intermédiaire, qui, apparemment, impliquait un saut. Un saut formidable : il s'agissait de prendre son élan sur la glace et de bondir par-dessus le rocher pour retomber, sur la glace encore, de l'autre côté. Et là, on aurait, pour se réconforter, la vue réjouissante d'un canal de glace, luisant et presque à pic... Eh bien, quoi ? tout cela était probablement fort naturel... Il éprouvait une certaine difficulté à avaler ; il essaya de se mouiller les lèvres... Qu'elle était belle, la vallée, dans, le fond, tout là-bas, loin de la neige !...

Ulrich sauta.

Chacun s'agrippa fortement à sa place pour le cas où il glisserait ; mais le bruit de ses pieds retombant sur la glace fut net, clair, ne décelant aucune instabilité.

Austin ne pouvait voir ce qui se passait. Il observait avec une grande attention les chaussures de John Ratcliffe, implantées dans la glace à quelques centimètres de sa propre tête.

" Val, attendez, chuchota la voix de Tom, Ulrich n'est pas prêt... Là, allez-y. "

II y eut un silence.

" A gauche, le piolet... Les deux pieds bien ensemble... allez-y, bon Dieu  !  "

Austin attendait.

" Allez... allez... chuchota M. Armstrong comme se parlant à soi-même.  "

Austin attendait... Pourquoi Val était-il si long ?...

Tout à coup, Armstrong s'élança ; sans prononcer un mot d'excuse, il passa brusquement devant Austin, et grimpa sur la première marche taillée dans le bloc.

" Voulez-vous bien... dit-il en un chuchotement irrité.

Mais quelque chose l'interrompit : soudain, sans que rien l'eût fait prévoir, un cri gémissant s'éleva, un cri désespéré où, tout d'abord, Austin ne reconnut pas la voix de son frère.

" Je ne peux pas ! Je ne peux pas, gémissait la voix. Ce n'est pas la peine. Je ne peux pas. C'est trop loin. Je ne peux pas... Oh !...

- Val, sautez à l'instant. Ne faites pas l'imbécile ! commanda brièvement Armstrong au-dessus de la tête d'Austin.

-  Ecoutez, mon vieux... commença persuasivement Tom.

-  Laissez-moi faire, monsieur  ! fit l'autre voix, tranchante,  impérative.   Tenez-vous  droit,   Val. C'est honteux !... Voulez-vous sauter ? Si vous ne sautez pas, je vais dire à Ulrich de vous tirer.

-  Je ne peux pas... Je ne peux pas... Non ! Oh ! non... "

Austin croyait être en proie à un rêve incroyable. Rien de tout cela ne lui semblait réel, excepté la neige piquante où il enfonçait ses doigts et les deux guêtres de l'homme qui se tenait maintenant à la place de Tom - ces petits détails vulgaires qui n'excédaient pas l'atteinte de ses sens.

Les deux jambes guêtrées se mirent en action, violemment, furieusement. Un mouvement se produisit là-haut, un bruit de hachettes enfoncées : on se rangeait pour laisser passer Armstrong ; et la voix impitoyable recommença :

" Faut-il vous donner des coups de botte pour vous faire sauter, monsieur ? Je vous jure que je vous en donnerai si vous ne sautez pas... Tenez-vous droit, vous dis-je. Ne restez pas accroupi comme ça. Allez, sautez !  "

Puis, de nouveau, un silence.

Il sembla plus tard à Austin qu'une demi-heure au moins s'était écoulée entre ce moment-là et celui où ils se mirent à rebrousser chemin ; Armstrong en tête, pâle de colère, et laissant aller ses membres comme un homme exaspéré au point d'oublier toute prudence ; ensuite les trois amis avec des visages calmes et préoccupés à la fois ; et en dernier, Val... Val qui n'était pas reconnaissable. Un bout de corde traînait misérablement derrière lui. Mais, en réalité, il ne s'était pas écoulé plus de dix minutes.

Ulrich, deux ou trois fois, en une sorte d'allemand inintelligible, était intervenu de derrière le rocher où il attendait. Ce lamentable charabia avait fini par donner lieu à un dialogue entre le guide et Armstrong. Puis, de nouveaux mouvements s'étaient produits et Ulrich avait alors dénoué la corde autour de sa ceinture, car il ne pouvait revenir en arrière et se joindre aux autres.

Austin, quand Tom passa, lui loucha le bras : " Qu'est-ce que nous allons faire ? " Tom leva la tête ; ses yeux disaient beaucoup de choses.

" Armstrong va nous faire passer par en haut, répondit-il. "

III

" II y a des gens ainsi faits, dit Armstrong avec bonne humeur. On ne peut guère leur en vouloir. C'est de la faiblesse nerveuse. "

Dans le salon occupé par les Meredith, les parents de Tom et le secrétaire du Club Alpin tenaient ensemble un petit conseil.

Les excursionnistes étaient rentrés juste à point pour la table d'hôte, à cause du retard imprévu occasionné par le fâcheux petit incident ; mais le reste de l'expédition s'était bien passé. Après avoir rebroussé chemin assez longtemps, ils étaient montés plus haut afin d'éviter l'obstacle devant lequel Val et ses nerfs avaient capitulé.

Ulrich, venu seul à leur rencontre, s'était rattaché à la corde avec eux, et ils avaient gagné avec assurance et rapidité le sentier supérieur du Hornli. Le reste n'avait présenté aucune difficulté.

" Mais,  n'est-ce  pas,  un  profane  appellerait cela tout simplement avoir le trac ? observa l'avocat de cette voix froide et indifférente que les " parties adverses " connaissaient si bien. Et je pense que vous le lui avez dit.

-  Certes, je le lui ai dit au moment où cela me paraissait utile. Parfois un vif sentiment de honte peut avoir raison de l'appréhension nerveuse. J'ai déjà eu l'occasion de le constater.

-  Vous aviez déjà vu des cas de ce genre ?

-  Oui,    quatre    fois.   Les   deux   premières, l'homme formellement accusé d'avoir peur s'est dominé  presque   instantanément.   La   troisième fois, c'était une femme ; elle a piqué une attaque de nerfs, puis s'est laissé traîner comme un colis. Et la quatrième fois, il a fallu renoncer.

-  Comment cela ?

-  Nous en sommes arrivés à administrer des coups de pied. Nous étions tous en danger par la faute d'un seul - et il n'y avait pas d'autre chemin.

-  Mais vous dites avoir échoué...

- En effet. Nous avons dû passer la nuit sur le rocher et redescendre le lendemain par où nous étions venus.

- Et pourquoi n'avez-vous pas essayé de ce système avec Val ?  "

Le secrétaire hésita un instant.

" J'ai bien failli le faire. Mais je n'ai pas pu ! Il y avait dans son regard une telle détresse... Et puis, enfin, nous pouvions prendre une autre route. "

II y eut un silence et Mrs. Meredith se remit à son ouvrage.

" J'espère, dit Meredith, que vous lui avez parlé au retour ?

- Oui. Comme il marchait un peu en arrière, je me suis attardé sous prétexte d'arranger ma bottine - et je l'ai arrêté au passage.

-  Eh bien ? "

Armstrong se mit à bourrer sa pipe.

" J'ai bien été faible, répondit-il d'un air pensif. Bien entendu, je lui ai déclaré qu'il ne devait plus entreprendre de grandes expéditions. Mais à part cela, je me suis montré aussi modéré que possible.

-  Que lui avez-vous dit ?

-  Je lui ai dit de ne pas se mortifier ; que certaines personnes n'avaient pas la tète assez solide pour faire  de  l'alpinisme.  (J'ai  connu  un officier décoré de la croix de Victoria, qui devenait vert dès qu'il fixait un précipice.) J'ai ajouté que je regrettais de lui causer une  déception, mais qu'il devait se compter parmi ces personnes-là.

-  Et alors ?

-  Il m'a paru très remonté, répondit l'autre un peu sèchement, tout en allumant sa pipe. Oui, très  remonté - très  content.  C'est  un garçon sensitif et... et qui me fait de la peine, ajouta-t-il en appuyant.

-  Est-ce que vous croyez un seul mot de tout ce que vous venez de me dire ? demanda finement l'avocat. "

Armstrong se mit à rire de bon cœur.

" Eh bien, oui, je vous assure. Du moins, c'est vrai pour bien des gens. Mais il y a aussi ceux qui sont sur la limite, sur la frontière, ceux qui, d'abord, n'ont pas la tête très solide et qui, en outre, font craindre continuellement que leur volonté ne soit pas la plus forte....

-  Et Val est de ceux-là ?

-  Je n'ai pas le droit de l'affirmer. Rappelez-vous que l'autre jour il s'est montré audacieux. Il est très possible que ce qu'on exigeait aujourd'hui de lui fût vraiment au-dessus de ce que sa  tête  peut  endurer  -  qu'aucun  effort d'énergie ne pût surmonter le vertige.

-  Etait-ce un endroit réellement dangereux ?

- C'était ce qu'on peut appeler un endroit désagréable, mais pas dangereux du tout, à la condition de bien s'y prendre ; et ce qu'il y avait à faire ne dépassait les moyens d'aucun de ceux qui étaient là.

- Ainsi, vous êtes bien sûr que ce garçon eût été capable de faire le saut en question ? "

Armstrong leva rapidement les yeux vers lui.

" Je ne lui aurais pas demandé de sauter sans cela, répondit-il avec calme. Oui, capable physiquement. Mais moralement, il semble que non... "

L'avocat se leva, alla vers la table et déboucha un carafon.

" Un peu de whisky ? " dit-il.

IV

Austin, ce soir-là, en se couchant, était en proie à un singulier mélange de sentiments où dominaient tour à tour une honte objective, une sorte de pitié et une légère notion de triomphe. La première lui était suggérée par son Meddisme, si l'on peut dire ; la seconde, par l'humanité, et quant à la troisième, son cœur de frère aîné pouvait-il en être tout à fait exempt ?

Il avait eu tout le temps nécessaire pour se composer une attitude, n'ayant pas échangé cinq mots avec Val depuis la catastrophe. Sitôt rentré, celui-ci était monté dans la chambre, avait happé un peignoir de bain et s'était éclipsé jusqu'à la fin du dîner. Depuis, Austin avait tenu avec Tom et les Ratcliffe, sur la terrasse un conclave solennel ou ils avaient discuté sur le Matterhorn et débattu la façon dont on s'y prendrait pour notifier à Val qu'il ne devait plus les accompagner en excursion. La conclusion adoptée par Austin était de la catégorie " Pauvre vieux ! " ; il se proposa d'être magnanime, d'attribuer la déplorable aventure de Val à des causes purement physiques et de résoudre ainsi, délicatement, l'affaire du Matterhorn. Cette conclusion-là avait été, tout compte fait, celle des Ratcliffe. Eux aussi avaient relaté des cas, rencontrés au cours de leur longue expérience et assimilables à celui de Val ; eux aussi avaient cité l'exemple de l'officier décoré de la Victoria Cross, qui ne pouvait supporter la vue d'un précipice. Tom s'était montré plus réservé, fumant beaucoup, parlant très peu. Questionné directement par Austin, il avait convenu, poliment et laconiquement, que la " théorie du manque de ressort physique " était de beaucoup la plus vraisemblable. En résumé, conversation sinon dénuée de quelque condescendance, du moins excessivement indulgente ; et c'était précisément cet alliage d'indulgence et de supériorité, réchauffé par une bouteille de vin mousseux, qu'Austin portait en lui quand il pénétra dans la grande chambre qu'il occupait avec son frère.

Val était déjà couché et plongé, tout comme Austin quelques jours auparavant, dans la lecture d'un roman ; étendu sur le dos, il tenait son livre levé à la hauteur de ses yeux. Il grommela un mot d'accueil et continua sa lecture. Puis, au moment où Austin, ayant achevé ses prières, commençait à se déshabiller. Val ferma le livre assez brusquement pour attirer son attention, fît une sorte de cabriole en se blottissant dans les draps et, d'une voix assurée, joyeuse, il entama le sujet.

" Dis donc, Austin, ai-je été assez grotesque aujourd'hui !

- Oh ! tu sais... " commença Austin, pris au dépourvu.

Mais il n'eut pas besoin de se lancer dans des commentaires : Val continua aussitôt avec une volubilité suspecte et comme pour en finir :

- Oui, absolument grotesque. J'en suis honteux. Et j'ai longuement causé avec Armstrong ; il est d'avis que je ne dois pas m'attaquer au Matterhorn. Il dit qu'il a connu des gens dans le même cas que moi. Entre autres, un officier décoré de la croix de Victoria et qui devenait vert dès qu'il fixait le fond d'un précipice... Je suis très ennuyé, mon vieux, de m'être donné en spectacle comme ça. Je n'aurais même pas dû essayer. Mais, tu comprends, je ne pouvais pas savoir, avant d'avoir essayé, si j'aurais le vertige ou non. Eh bien, décidément, il paraît que je l'ai. Ça tranche la question. "

Austin se sentit envahi d'une violente irritation. C'étaient là exactement les mots qu'il se proposait de dire lui-même ; mais toute sa pitié l'abandonna dès qu'il les entendit prononcer par Val. Il plia son smoking sur sa chaise, puis son gilet.

Val continua.

" Je t'envierai énormément, tu sais, mon vieux, quand tu monteras au Matterhorn. Mais Armstrong croit comme moi que je ne dois même pas y songer.

-  Nous aussi,  répondit Austin,  cruellement.

-  Vous ? qui vous ?

-  Tom, les Ratcliffe et moi. "

Val avala sa salive. Mais il poursuivit sans sourciller.

" Ah ! j'en étais sûr, que vous parliez de ça ! Evidemment, c'est la seule solution. Je suis rudement embêté... surtout quand je pense que nous sommes venus exprès... Mais c'est bien ton avis, n'est-ce pas, que je ferais mieux de m'en tenir là ? "

Austin se retourna pour prendre son pyjama.

 " Oui, dit-il. C'est dommage que tu ne l'aies pas découvert plus tôt. "

De nouveau, il y eut un arrêt dans le colloque ; et, cette fois encore, le jeune homme tint la pose admirablement.

" C'est vrai, dit-il. Mais je ne pouvais pas le savoir avant d'avoir essayé dans un endroit vraiment mauvais ; et...

- Tom dit que cet endroit n'était pas mauvais du tout. Il n'y avait pas le moindre danger,

tu sais. "

Val se mit à rire. Et Austin, bien que peu perceptif, reconnut que le rire venait de la gorge et non du cœur.

" En tout cas, il était bien assez dangereux pour moi. Il avait l'air dangereux ; et Armstrong dit que c'est justement ça qui est mauvais quand on n'a pas la tête forte. "

Austin entra dans son lit et tira les couvertures jusqu'à son menton.

" C'est possible... ça ne te fait rien d'éteindre ? je voudrais dormir. "

Le commutateur était près du lit de Val et la lumière s'éteignit avec une étonnante promptitude

" Dis donc, Austin, tu tiens à dormir tout de suite ?

-  Oui.

-  Tu ne veux pas causer un peu ? reprit la voix  dans  l'obscurité,  avec  un  tremblement  à peine sensible.

-  Mon cher, nous aurons tout le temps de causer demain... Bonsoir. "

Val ne répondit rien.

" Bonsoir ", répéta Austin pris de remords. Le silence persista.

" Sale boudeur  ! se dit Austin sous ses couvertures,

Il éprouvait le besoin de se raffermir un peu.

II s'éveilla dans la nuit, au milieu d'un rêve tumultueux, plein de pics chancelants, de gouffres verdâtres et se retourna dans son lit. Il écouta, guettant la respiration de Val. Il ne l'entendit pas ; et, par une intuition indiscutable, il comprit que Val, lui aussi, était éveillé, en proie au chagrin, tourmenté par le mépris de soi-même. Il comprit, en ces quelques minutes (durant lesquelles son amour-propre ne lui permit pas de rompre le silence), qu'il avait eu raison de penser que l'attitude de son frère était bien une attitude et rien de plus, une pose où il s'était raidi, puisque tout son aplomb tombait en même temps qu'elle. Mais il garda le silence. Il se dit que cette humiliation serait profitable à son frère, qu'elle le rendrait peut-être moins suffisant. Il s'abstint de parler et bientôt se rendormit.

Quand il rouvrit les yeux, il faisait grand jour et Val n'était plus là. Austin, après s'être habillé, regarda par la fenêtre. Val, sur la terrasse, en plein soleil, parlait avec ardeur et même, lui sembla-t-il, avec éloquence, à Tom et aux deux Ratcliffe. À cette vue, le cœur d'Austin redevint dur.

En passant devant le lit de son frère, il remarqua que la taie d'oreiller n'était pas fripée ; Val c'était flagrant, avait retourné son oreiller pour une raison quelconque. Austin examina l'autre côté et vit qu'il portait des traces de larmes. Il le considéra quelques instants. Puis, il le replaça soigneusement tel qu'il l'avait trouvé et descendit déjeuner.

 

 

 

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