CHAPITRE   VIII

I

" Vous comprenez, je n'avais pas la tête assez solide, expliqua Val pour la dixième fois, - cette fois-ci c'était à sa mère, - avec un mélange d'aisance et d'humilité qui allait en s'accentuant; Armstrong dit... " (et ici intervenait da capo l'histoire de l'officier qui devenait vert).

Le retour au foyer ne ressemblait guère au triomphe envisagé par Val. En tout cas, ce qu'il pouvait avoir de triomphal ne reposait que sur Austin, qui s'était acquitté avec distinction de l'ascension du Matterhorn. Les deux frères n'avaient pas beaucoup parlé durant le retour, Val absorbé dans la lecture de Tauchnitz, Austin causant presque tout le temps à voix basse avec Tom. A Douvres, ils avaient pris congé des Meredith, et depuis lors, le silence, entre eux, s'était appesanti. De retour chez eux maintenant, ils soupaient dans la salle à manger. Leur mère et leur sœur écoutaient leurs récits ; le général et miss Deverell jouaient au trictrac dans le hall. Gertie (Val l'avait appris dix minutes après son arrivée, sans prononcer son nom), était repartie depuis huit jours.

" Pauvre garçon, dit lady Béatrice.

-  Comme c'est dommage! dit May.

-  Parle-nous  du  Matterhorn,  dit lady Béatrice en se tournant vers Austin.

Les vingt minutes qui suivirent furent, en vérité, assez pénibles pour Val. Austin, surexcité, contrairement à ses habitudes, - il avait bien mangé, bien bu - se mit à faire de l'équilibre avec une salière, une timbale en argent et un poivrier, afin d'illustrer son récit, de donner une idée complète de sa performance. C'était en grimpant cette pente-ci qu'ils avaient le plus peiné ; c'était à ce tournant-là que le vent soufflait le plus fort ; c'était en arrivant à l'angle de la salière qu'ils avaient nettement vu les nuages et que Zermatt leur était apparu semblable à un semis de cailloux sur un drap de billard. Puis, comme l'expédition atteignait le sommet final, Austin apporta tant de feu à sa démonstration que le Matterhorn s'écroula sur la nappe en projetant de tous côtés du sel et du poivre.

Val émit une interjection de gaieté moqueuse et Austin fronça les sourcils.

" Je comprends parfaitement, s'écria lady Béatrice avec un enthousiasme affectueux. Non ; ce n'est pas la peine de les replacer ; tu sais, c'est une des salières de la reine Anne.

-  Enfin,  vous  comprenez,  n'est-ce  pas?  dit Austin.   C'est   derrière   ce   tournant-là   que   se trouve la dernière pente. On n'a plus qu'une centaine de yards à faire et on est tout en haut.

-  Ça doit être merveilleux ! soupira May qui avait   écouté,   fascinée,   en   ouvrant   de   grands yeux, et son menton sur ses mains. Oh ! Val ! si tu avais pu y monter, toi aussi ! "

Val mit dans sa bouche un dernier morceau de pudding et ne répondit rien.

" Qu'est-ce que c'est ça, s'écria encore May comme Austin, après avoir fouillé dans sa poche, posait solennellement sur la table deux pierres plates et grises.

Ce sont des pierres que j'ai ramassées sur le sommet du Matterhorn, répondit-il avec gravite. May, veux-tu que je t'en donne une? ou bien vous, maman?

-  Donne-la à May, dit sa mère en souriant.

-  Oh ! Austin ", vraiment ?

Austin, d'un air très important, poussa la plus grande des deux pierres vers sa sœur.

" Prends-la ", dit-il.

Val, de plus en plus, sentait son cœur se contracter. L'épreuve était plus dure encore qu'il ne l'avait craint. Avec une prudence avisée, il avait commencé par établir sa propre impeccabilité et, à force de répéter à chacun que seule une malheureuse lacune physique s'était interposée entre lui et le sommet du Matterhorn, il finissait presque par le croire lui-même. Mais ces récits, ces descriptions, cette adoration pour le héros lui semblaient intolérables. Il était absolument convaincu qu'Austin ne possédait pas les mêmes aptitudes d'alpiniste que lui, ni en général, la même force de caractère ! témoin l'incident du sérac ; et il se sentait profondément méconnu...

" Dis donc, Austin, te rappelles-tu le jour où je me suis attiré une histoire ? l'affaire du glacier.

-  Qu'est-ce que c'était ? " demanda May vivement.

Val vida son verre.

" Oh ! pas grand'chose. Nous étions sur le glacier et, pendant que les autres s'attachaient avec la corde, moi, je suis parti en avant. Et je te prie de croire qu'Armstrong m'a attrapé !...

-  Etait-ce dangereux ?

- Ça ne m'en avait pas l'air, à moi ! Armstrong trouvait que ça l'était... Oui, au fond, c'était plutôt dangereux. C'était sur le haut d'un pic, tu sais, - sur le glacier ; avec des crevasses tout autour. "

Austin eut un rire sardonique. Val poursuivit sans se troubler.

" Evidemment,  je n'aurais pas dû le  faire ; j'en étais tout confus après. Mais sur le moment, je ne me suis pas rendu compte du danger.

-  Oh, Val ! s'écria May.

-  Eh  bien, mes  enfants,  si  vous  avez fini, allons raconter tout cela à votre père, dit lady Béatrice en prenant sa canne. Ça l'intéressera. "

Val se tint assis un peu à l'écart pendant qu'Austin recommençait son récit. Cette fois, c'était l'édition pour pères. Elle comportait le nom des pics et leurs particularités, ainsi que quelques allusions à la bonté de M. et Mme Meredith. (Il est extraordinairement instructif d'entendre la même histoire racontée tour à tour à une mère et à un père.) Mais Val se sentait plus content, superficiellement du moins : il avait attiré sur lui, dans la salle à manger, et amorcé une réputation d'audace qui compensait sa faiblesse physique.

Le général abandonna le trictrac et s'adossa dans son fauteuil pour écouter. Austin avait la parole et l'ascension au Matterhorn fut relatée une fois de plus en détail, depuis le départ du Schwarz-See jusqu'au retour au Riffelalp, le lendemain soir. Austin débita avec une grande volubilité les noms des pics qu'on apercevait du sommet...

" Et toi, Val, dit le vieux gentleman. Je ne comprends pas pourquoi tu n'es pas monté aussi. "

Val passa sa langue sur ses lèvres, se préparant à un nouvel effort.

" J'ai vu que je n'avais pas la tête bien d'aplomb, papa, dit-il. Je n'aurais pas été sûr de moi. M. Armstrong m'a conseillé de m'abstenir ; il a connu un homme, décoré de la Victoria Cross, qui...

-  Pff ! un peu de vertige... ce n'est rien ! Tu aurais pu le surmonter.

-  J'ai cru devoir écouter Armstrong et...

-  Oui, oui, interrompit son père avec un peu d'impatience.

-  Val désirait beaucoup nous accompagner, dit Austin, généreusement ; mais nous avons tous été d'avis, les Meredith, Armstrong, les Ratcliffe et moi, qu'il valait mieux pas. "

Le général demeura silencieux. Puis, tout à coup :

" Eh bien, les garçons, dit-il, vous vous êtes donné du bon temps. C'est parfait. Miss Deverell, restons-en là pour ce soir. "

II

Val monta avant Austin, frémissant une fois encore de honte et de ressentiment. La façon erronée dont son père avait compris la chose faisait renaître toutes ses inquiétudes. Si seulement il avait pu inculquer à chacun la conviction qu'il avait obéi à une prudence légitime et non cédé à un manque de courage, il lui eût été infiniment plus facile de s'en pénétrer aussi lui-même. Mais, en même temps, sa colère le raffermissait ; la nécessité urgente de parer aux attaques du dehors lui interdisait tout loisir de s'analyser, de rechercher son opinion véritable.

Comme il entrait dans sa chambre, une vieille femme qui était penchée devant le feu se redressa.

" Eh  !  " s'écria-t-elle en levant les mains.

Val embrassa sa vieille bonne, machinalement.

" Je chauffais votre pyjama, dit Benty, et demain matin je viendrai pour que vous me disiez ce que vous emportez à Eton.

- Oh ! ça m'assomme, répondit Val de mauvaise humeur.

-  Mais    vous    partez    vendredi ! s'exclama Benty consternée.

-  Mets tout ce que tu voudras dans la malle. Ça m'est égal. Il faut que je me couche, je suis fatigué.

Benty le regarda un instant, profondément désappointée. Elle comptait qu'il serait si heureux de la revoir ! Et elle s'était préparée à. l'importante conférence du lendemain matin, où l'on déciderait si les vieilles chaussettes jaunes prendraient place dans la valise avec les neuves bleues et s'il fallait commander pour Master Val une douzaine de chemises, car les manchettes des vieilles commençaient à s'effilocher. Elle avait passé l'après-midi à les examiner une à une.

" Alors, je vais en parler à votre maman, dit-elle avec un manque de tact aussi évident que peu habituel.

-  Laisse-moi tranquille, Benty, répondit Val en s'asseyant lourdement sur son lit et en défaisait le lacet de sa bottine ; tu ne vois donc pas que je meurs de fatigue !  "

Elle s'attendrit.

" Eh bien, alors, couchez-vous comme un bon petit garçon.

-  Bonsoir, Benty.  "

Et il leva la tête pour l'embrasser encore.

Au moment d'entrer dans son lit, il se rappela qu'il n'avait rien à lire ; il mit donc ses pantoufles et alla au petit salon. Il cherchait un livre dans le casier quand Austin entra.

" Tien ! dit Austin.

-  Tiens ! dit Val. "

Austin, pendant quelques minutes, erra deçà et delà, replaçant dans sa bibliothèque personnelle des livres rapportés de Suisse, ouvrant quelques lettres qu'il trouva sur sa table, se chauffant les mains au feu, et enfin, posant avec un soin exagéré (ainsi que Val le remarqua du coin de l'œil) la pierre grise du Matterhorn sous un globe qui abritait déjà une coupe d'honneur.

" Val...

-  Oui ?

-  J'ai mis ma pierre là. Ne la change pas de place, veux-tu ? J'y mettrai une étiquette demain.

- Je n'ai pas l'intention d'y toucher, répliqua Val.

Austin garda un silence offensif. Il ôta ses bottines s'assit dans un fauteuil et se disposa à lire.

" Bonsoir, dit-il, comme Val se dirigeait vers la porte en emportant le livre qu'il avait choisi (et qui ne traitait ni de Suisse ni d'alpinisme).

- ...soir ! grogna Val en fermant la porte.

- Quel sale caractère ! " dit Austin tout haut et pour sa propre satisfaction.

Il était, ce soir, prodigieusement content de lui. Il revenait, après avoir accompli une prouesse vraiment notable, étant donné sa jeunesse et son inexpérience, et se voyait apprécié autant qu'il le méritait. Il avait rencontré chez sa mère une curiosité admirative, chez May de l'extase, chez son père de l'attention et même de la considération. Et puis, surtout, Val avait été contraint de prendre définitivement la seconde place. Ce n'était que juste d'ailleurs ; mais Val ne paraissait pas, d'habitude, enclin à reconnaître cette obligation. Maintenant nul doute ne pouvait subsister. Austin était monté au Matterhorn ; Val n'y était pas monté, Et Austin, qui avait parfaitement compris la manœuvre désespérée de Val pour reprendre le milieu de la scène au moyen de l'incident du sérac, savait que cette manœuvre n'avait guère réussi et que Val lui-même s'en était aperçu. Tout le monde connaissait de nom le Matterhorn ; le sérac n'avait pas même de nom par lequel on pût le désigner. En outre,  il  fallait  que   Val   eût  conscience   d'une baisse sensible de son amour-propre pour penser qu'en invoquant un incident aussi regrettable il pourrait regagner son crédit.

Non ; la chose était à présent bien établie. Il avait remporté la victoire ; il avait vraiment agi en frère aîné ; il avait réussi là où son frère cadet avait échoué, et conquis même une avance suffisante pour lui permettre le luxe de dire un mot généreux, - en bas, dans le hall.

Austin resta donc à lire jusqu'à ce que le sommeil le fît cligner des yeux. Alors il alla dans sa chambre et, solennellement, se mît au lit.

II

Vingt minutes après, la porte de la chambre de Val s'ouvrit discrètement. Quelques secondes s'écoulèrent. Puis, sans le moindre bruit, Val en pyjama bleu, pieds nus, une bougie à la main, apparut, rigide comme un spectre, l'oreille aux aguets. Après avoir constaté que tout était silencieux, il s'engagea dans le couloir, s'arrêta près de la porte d'Austin pour écouter et s'assurer qu'il n'en sortait aucun rayon de lumière ; il continua d'avancer et poussa la porte du petit salon, où il entra. Il était venu regarder encore la pierre grise, sous le globe de verre ; pas autre chose.

Dès qu'il l'avait vue dans la salle à manger, il avait senti qu'elle deviendrait à jamais pour lui un symbole. C'était le signe extérieur et visible d'une défaite intérieure morale. Il la haïssait de toutes ses forces en même temps qu'il l'adorait. Elle avait reposé sur le sommet du Matterhorn et des mains humaines l'en avaient retirée, l'avaient recelée depuis lors ; mais ce qui la rendait haïssable, c'est qu'au lieu de ses mains à lui, ç'avait  été celles  de  son  frère.  Rapportée  par quelqu'un d'autre, il aurait demandé qu'on lui en donnât une équille. Mais c'était Austin. Et il l'aurait voulu anéantir. Et puis, Austin lui en avait caché jusqu'à l'existence et cela encore ajoutait à son amertume. Ils avaient causé ensemble de bien des choses, depuis l'ascension ; et pourtant Austin n'avait montré la pierre qu'au moment sensationnel où les arômes de l'encens familial montaient autour du héros... C'était intolérable. Malgré tout il éprouvait le besoin de la regarder encore !

Donc, elle était là, sur le velours bleu, tout à côté de la coupe en argent. C'était un éclat de rocher, gris avec des facettes brillantes, semblable à du quartz, à du mica. Elle avait dû rester depuis des siècles sur ce sommet orageux, sous le fouet des éclairs, sous les griffes de la neige. Val la regardait, fasciné.

Ah ! si elle lui avait appartenu ! - et cela aurait pu être ! Et il échafaudait des suppositions. Il l'eût fait monter sur un socle en bois portant une petite plaque de métal, sous un globe de verre, pour... pour l'offrir à Gertie avec quelques phrases modestes. Il l'éclairait de tous côtés successivement, et, à la lumière de la bougie, la surface scintillante se hérissait de petits rayons.

Puis il éprouva le désir de toucher cette chose admirable et détestée.

Avec précaution, il enleva le globe, posa sa bougie et saisit la pierre. Il en palpa la contexture, les bords aigus, les angles ; elle pesait deux ou trois onces, pas davantage.

Puis il se remit à rêver. Le feu mourant lui chauffait agréablement les jambes ; ses pieds nus s'enfonçaient doucement dans la carpette laineuse. Et il recommença à se représenter en détail le genre de monture qu'il eût commandée : rien qu'un bloc de vieux chêne brut, approprié à l'âge et à la farouche histoire de la pierre ; un support recouvert de velours bleu pâle garni d'une frange ; une petite plaque en métal avec cette simple inscription : " V. M. à G. M. " Et G. M. l'aurait placé sur son secrétaire, en souvenir du vaillant exploit de V. M.

Hélas ! la pierre n'appartenait pas à Gertie ; elle ne lui appartiendrait jamais ! Elle était la propriété d'Austin - sa propriété incontestée, le gage de sa bravoure et de son énergie ; et Austin ronflait de l'autre côté de ce mur et, le lendemain, dès son réveil, serait à même de faire valoir les droits inaliénables qu'il avait sur elle.

Val parcourut des yeux toute la pièce. Ces coupes rangées sur la cheminée étaient à Austin ; ces jambières en peau, à Austin, ces masques, ces boucliers, cet exemplaire des statuts du club, noué d'un ruban bleu, à Austin. Et voilà que cet éloquent morceau de pierre était à Austin aussi. Et Val ?... Rien que cette casquette pendue au cadre de la photographie, et le petit coquetier en argent posé sur le bureau - il l'avait gagné deux ans auparavant. C'était tout !

Misérable, accablé, les yeux dilatés, il considérait la pierre. Ainsi tout pour Austin, toujours, et rien pour lui ! Pourquoi ? Oui, tout, jusqu'à ce dernier objet, symbolisant la force morale de son frère et sa propre faiblesse ! Et elle aurait pu lui appartenir... elle aurait pu lui appartenir !...

Alors,  dans  un  spasme  soudain,  il  lança  la pierre dans les coussins du sofa et demeura là, debout, tremblant de rage.

 

 

 

Loading
 

 Analyse d'audience

Creative Commons License
This work is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Unported License