Deuxième partie
Rome, Venise, Londres, Bucarest, Berlin

Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares?...
(Verlaine)

LONDRES


 

La duchesse de Manchester m'a demandé de venir jouer le Bal de Béatrice d'Este à une soirée qu'elle donne pour le roi et la reine. D'autres engagements coïncidant avec la date fixée m'ont décidé à amener toute l'équipe des créateurs. Cela n'a pas été facile car ils ont tous des occupations régulières dans des théâtres, des concerts, etc.

A peine arrivé je suis allé m'entendre avec la duchesse sur l'emplacement de l'orchestre, la durée du concert et bien d'autres détails. Cette brave femme en a profité pour se mettre au piano et me chanter des chansons américaines de son enfance. C'était très touchant.

Ce matin, essayage d'une culotte qu'il m'a fallu commander en hâte, le roi ayant décidé inopinément qu'on se mettrait en costume de cour. Cette nouvelle avait beaucoup agité les musiciens, mais je les ai calmés, prenant sur moi de les exonérer de la culotte.

*

Tout cela s'est très bien passé. Tout à fait ce qu'on est convenu d'appeler a great success. C'était un dîner suivi d'une soirée puis de souper. Le roi avait bien voulu me désigner pour faire partie des convives priés à souper. Quant au dîner, il n'était composé que de gens du corps diplomatique, de la cour et de la suite du Grand-Duc de Hesse qui est là avec sa femme et dont la présence donne à cette soirée un caractère un peu officiel. Le roi est en maître de la Jarretière, ainsi que le grand-duc et deux ou trois autres.

Je suis arrivé de bonne heure afin de surveiller l'installation des pupitres. Les domestiques, affolés par le service du dîner, courent dans les couloirs sans écouter ce qu'on leur dit, s'envolent par des portes battantes en jonglant avec des plats et se soucient fort peu de nous et de nos pupitres. Incidents compliqués auxquels je mets fin en allant dans une office chercher deux femmes dont je m'empare de force et que j'oblige à venir dans le salon, malgré leurs protestations scandalisées, pour transporter les timbales et les harpes. A peine sommes-nous installés que les convives repus font leur apparition au haut de l'escalier au son d'un orchestre brillant, celui d'Alfred de Rothschild qu'il a prêté à la duchesse pour la circonstance.

Plusieurs dames entrent dans le salon où nous sommes : lady Gosford, pâle et belle, la duchesse de Portland au teint rosé, aux grands yeux étonnés et vêtue de cette façon très particulière aux Anglaises, à la fois voyante et distinguée. Mais malgré leur allure, leur élégance et leurs bijoux éclatants, elles sont toutes éclipsées par une femme plutôt petite, un peu boiteuse, au visage un peu fané, aux gestes un peu raides et chez qui les vestiges d'une beauté incontestable sont  grandement secourus par d'ingénieux artifices, mais de laquelle émane un charme inexprimable qui tient peut-être au sourire, un sourire qui ne ressemble à aucun autre, de même que la majesté et l'autorité qu'elle impose tiennent sans doute à la dignité inconsciente du port de tête et à la ligne harmonieuse des épaules : c'est la reine, que je trouve un peu vieillie depuis le déjeuner chez Lister à Paris. Jamais je n'ai vu, je crois, d'aussi beaux bijoux que ceux qu'elle porte ce soir : sur la tête un léger diadème de diamants surmonté de cinq gros cabochons d'émeraudes ; au cou un collier de chien en diamants relié par des petites chaînes de diamants à une plaque souple, en diamants également et en forme de triangle, d'où pendent cinq autres grosses émeraudes en forme de poire : un quadruple ou quintuple rang de perles descendant presque jusqu'à la taille et plusieurs bracelets complètent cet ensemble scintillant. Sa robe est en dentelles noires sur fond de satin gris. Ces mots si rebattus : une distinction suprême, sont, en vérité, les seuls qui donnent une idée de ce qui caractérise la reine Alexandra. Quand elle était jeune et ravissante, comme dans ses portraits de jadis, quelle apparition ce devait être ! Et encore aujourd'hui, je le répète, toutes les femmes qui l'entourent, semblent, dès qu'elle paraît, des choristes autour d'une prima donna.

La reine me reconnaît, fait un pas vers moi, je m'avance et elle me dit aussitôt : " J'espère que vous n'êtes plus enroué comme quand j'étais à Paris? " Ce commencement banal est suivi d'autres banalités ; la conversation de la reine est très différente de son physique. D'ailleurs sa surdité vraiment très accentuée en fait une affaire assez pénible : on craint de la froisser en parlant trop fort et si l'on parle normalement elle ne comprend rien et répond au hasard par un sourire délicieux, en vous regardant profondément, la tête un peu baissée, les yeux levés vers vous. Pendant cet entretien fade et un peu incohérent, entre le roi. Il me paraît énorme, bien plus gros qu'à Paris. La culotte fait ressortir la dimension colossale des mollets, le ventre et le cou sont accrus. Il sourit, de la bouche seulement, en levant un coin des lèvres, s'approche et me dit d'une voix grave et grasse en me tendant la main avec parcimonie : " J'espère que vous n'êtes plus enroué comme quand j'étais à Paris. " Je marmotte je ne sais quelle niaiserie : " Y a-t-il longtemps que vous êtes arrivé à Londres? " me demande-t-il, etc... Et pendant que nous échangions ces propos mémorables, il lançait constamment des regards du côté de la porte par où arrivaient des invités, épiant, je l'apprends plus tard, la venue de Mrs K..., la " favorite ", sur laquelle il compte pour son bridge. Tosti arrive en courant, me prend par le bras pour me présenter à la princesse Victoria qui me demande, un programme à la main, des explications sur le Bal de Béatrice d'Este. Mais je m'aperçois à son visage, dès les premiers mots, que le seizième siècle, Ludovic Le More, la cour de Milan et tout le reste ne lui représentent pas grand'chose. Alors je vais au plus court : " C'est un ballet, madame, un ballet ancien. " - " Oh ! un ballet ancien... comme c'est intéressant ! " Je n'avais jamais rencontré le Grand-Duc de Hesse, mais j'en avais  beaucoup   entendu   parler   et   de   bien   des façons. C'est un mélomane passionné, au courant de beaucoup de choses, et je suis très surpris quand il me dit qu'il connaît la plupart de mes mélodies, me parlant en détail et avec trop d'éloges des Études latines, prenant à témoin la Grande-Duchesse, qui est effacée, timide ; en la regardant, je pensais à l'autre, à la première, si  belle, si arrogante (1)...

Enfin, le concert commence. Dès les premiers accords, je m'aperçois que la reine est enchantée. Assise tout près de nous, elle entend à merveille, ce qui ne lui arrive jamais ni au concert ni au théâtre où, placée dans la loge royale, elle se trouve hors de la portée des sons. Le premier morceau l'étonne, la ravit par son éclat cuivré, et je dois dire que le roi lui-même en oublie pendant quelques instants la porte d'entrée par où se faufilent silencieusement les retardataires. Les sept morceaux du Bal se succèdent avec beaucoup de succès. Passons... De temps en temps Edouard VII, un oeil sur la porte, esquisse un applaudissement de ses grosses mains gantées de blanc. Parfois il bat la mesure sur ses genoux avec son bicorne. Mais soudain, il aperçoit dans l'encadrement de la porte Mrs. K... Une vive satisfaction rayonne dans son petit oeil et à partir de ce moment il ne regarde plus la porte.

Après le Bal de Béatrice, la duchesse s'approche de moi avec cette légèreté massive qui lui est propre et me chuchote passionnément que la reine veut réentendre le Bal en entier, mais qu'il faut attendre que le roi soit à sa partie de bridge et elle me prie de chanter les mélodies figurant au programme. Je m'exécute ; après quoi, Tosti, qui est assis tout près de moi, me conseille sotto voce de chanter au roi quelques pages d'Offenbach. Et c'est alors, pendant plus d'une demi-heure, de l'Offenbach en veux-tu en voilà. Depuis le Fifre enchanté jusqu'à la Créole et Madame l'Archiduc, l'évocation de trente années de Paris, pendant laquelle le roi revivait peut-être en pensée la jeunesse du prince de Galles, sa joyeuse et insouciante jeunesse, le Café Anglais, les bals de l'Opéra, les Variétés, Hortense Schneider... Son gros visage impassible et à peine souriant n'en laisse rien paraître ; mais après la dernière note de chaque morceau il grogne : " Encore, je vous prie. " Beaucoup plus démonstratif que son souverain, le vieux sir Frederick Lascelles exulte ; il rit et rit et rit encore avec des exclamations : " Isn't he wonderful ! " Sa vieille et fine tête à barbe blanche se ride et se plisse en sourires ravis. La reine prête l'oreille, un peu inquiète peut-être, car dans tous ces couplets d'opérette il pourrait bien se glisser quelque grivoiserie et la princesse Victoria est là, la princesse Victoria qu'elle s'obstine à considérer comme une adolescente devant laquelle il n'est permis de rien dire qui ne soit irréprochablement pur et qu'elle s'abstint d'amener, l'année dernière, dîner chez Lady de Grey parce que la fille de celle-ci était dans une position intéressante et qu'en la voyant la princesse Victoria (qui a plus de quarante ans) " pouvait se douter de quelque chose ".

Enfin, le roi se lève : l'heure du bridge est arrivée. Il me remercie d'une façon aimable mais toujours un peu guindée et sort, du pas d'Henry VIII, suivi de ses partenaires habituels. Aussitôt, la reine s'approchant du piano et enveloppant tous les musiciens d'un sourire charmeur, nous déclare d'un air de petite fille volontaire qu'elle désire réentendre tout le Bal de Béatrice d'Este. Tête stupéfaite et flattée des musiciens ; tête des assistants qui en avaient peut-être assez !

Après cette seconde exécution, on se disperse et des laquais viennent préparer le salon pour la sauterie, car il faut bien amuser la princesse Victoria : malgré son naturel sérieux et ses grands yeux vagues il n'y a pas de soirée pour elle sans une petite sauterie.

L'orchestre d'Alfred fait retentir une valse effrénée, des couples se forment ; et grande est ma surprise en voyant la reine se lever précipitamment, enlacer l'explorateur Nansen (actuellement ministre de Norwège à Londres) et l'entraîner dans une danse animée. L'étonnement est général, car depuis la mort du duc de Clarence, elle n'avait plus dansé et quelqu'un me dit à l'oreille : " C'est Béatrice d'Este qui l'a mise en train. " La reine et la princesse Victoria ne dansent pas très bien, m'a-t-il semblé : elles y apportent une sorte d'application crispée. En tout cas, elles ont l'air d'aimer ça : la reine a dansé trois valses et un quadrille !

Les deux grandes tables rondes dressées en bas pour le souper se remplissent et quand je descends il n'y a plus de place. La reine m'aperçoit par la porte grande ouverte, parle bas à la duchesse - très rouge, très agitée et dont le corsage a des défaillances du côté de l'épaule - qui bondit vers moi : " On  va vous faire une place ! " Je proteste, je veux me dérober, mais  elle me  retient  de  toute la force de ses bras  robustes, elle me fait asseoir à la table de la reine entre la jolie petite Mme Astor qui a l'air d'une rose givrée et le blond Nansen qui me  lance un regard  contrarié. En m'asseyant  je lui rappelle que  j'eus  l'honneur de le rencontrer naguère   chez la  princesse   Mathilde,   mais   je  ne crois pas devoir lui rappeler aussi l'horreur et le dégoût de celle-ci quand il lui raconta, ce soir-là, que  lui   et  ses  compagnons  avaient   souvent,  au Pôle Nord, bu de leur propre urine pour se désaltérer. On commence à manger. Et ici se place un épisode  sensationnel :  le   roi   avait   dit   qu'il   ne souperait pas,  ayant beaucoup  mangé à dîner et qu'il préférait jouer au bridge. Il projetait de s'esquiver  pendant  le   souper  et  de rentrer se   coucher,   ayant   un   conseil   à   présider   ce  matin   de bonne heure. Il attendit  donc  qu'on  fût  à table et descendit l'escalier, suivi de deux ou trois messieurs, mais son plan fut déjoué par la porte  de la salle à manger qu'on   avait  laissée  grande  ouverte et qui permettait à tous de le voir. De plus, la vue de la table servie ranima son  appétit ; il entra donc dans la salle à manger où il ne restait plus une seule place et, soit qu'il fût froissé de ce qu'on ne lui en eût pas gardé une, soit  qu'il ne voulût déranger personne, il dit brusquement à la duchesse : " Ne bougez pas, je vais attendre la reine dans la galerie. " Et le voilà qui, à la consternation de tous et causant un malaise extrême, se met à faire les cent pas dans le vestibule, passant et repassant devant  la porte ouverte. On n'osait ni s'asseoir ni se lever, ni manger ni ne pas manger. Seule, la reine s'amusait énormément de cette situation ridicule. Elle est ravie, me dit-on, quand surviennent de ces petits incidents, qui, aux yeux du roi, prennent une grande importance et sa joie malicieuse et innocente est la seule vengeance qu'elle tire à l'égard de ce mari à qui elle a tant à pardonner... Elle bavarde gaîment, fait des espiègleries, vole une fraise à son voisin lord Charles Montague, lui met un petit four dans son assiette sans qu'il s'en aperçoive, - mais, surtout, fait semblant de ne pas voir le roi quand il passe devant la porte. Pour lui la tentation de la table devient irrésistible et il se décide soudain à entrer et à s'asseoir à table. Les domestiques sont au comble de l'émoi et l'on me passe, après le consommé froid, la glace. Comme je n'avais pas dîné, j'étais un peu inquiet. Heureusement, quelques minutes après, le roi a fait des signes à la reine qui s'est levée. Tohu-bohu de chaises. On se lève, on se range sur leur passage et ils sortent avec mille inclinaisons aimables et quelques handshakes.

Après quoi nous nous  sommes rassis  et  avons recommencé à manger mais très gaîment, cette fois.

*

Villa-Urrutia (2) me raconte sur Félix Faure, sur sa vanité, sur son protocole particulier, des choses vraiment singulières. Quand il reçut la députation envoyée par le roi d'Espagne pour lui remettre la Toison d'Or, à la tête de laquelle étaient M. Martinez-Rios, homme des plus importants, et le marquis del Muni, à peine les garda-t-il cinq ou six minutes.  Il se leva soudain d'un air majestueux, indiquant que l'audience était terminée, et puis se retira,   laissant  les   Espagnols   stupéfaits.   C'était, paraît-il, l'heure d'un rendez-vous avec une belle personne. Les Espagnols descendirent, outrés, mais ils le furent bien plus quand le coupé de l'ambassadeur approchant du perron, le portier l'arrêta pour qu'il fît place à celui de M. Faure, qui vint se ranger devant les marches. Le président survint aussitôt, fit aux délégués un petit salut hâtif, protecteur et souriant, et monta dans sa voiture. Il n'avait même pas   attendu   leur   départ   pour   effectuer  le   sien. Quelques jours après, toujours à propos de cette Toison d'Or, il donna un dîner à l'EIysée en l'honneur du Grand-Duc et de la Grande-Duchesse Wladimir, car le Grand-Duc lui avait servi de parrain dans le nouvel ordre. La Grande-Duchesse était donc assise à droite du président, et la stupeur fut générale quand on s'aperçut  qu'on  servait  M. Faure avant elle. On crut d'abord à une inadvertance du maître d'hôtel,  mais on  se persuada  bientôt que c'était un ordre donné, un protocole établi par le maître de céans. Enfin, quand la reine de Hollande vint pour la première fois à Paris, non seulement il n'alla point la chercher à la gare, mais encore il exigea qu'elle lui fît la première visite. Elle y consentit de très mauvaise grâce, sur les instances de M. de Stuers, mais ne put s'empêcher de dire, sinon à M. Faure lui-même, du moins à quelqu'un de son entourage, moitié rieuse, et sur le ton de bouderie espiègle : " Oh ! ce n'est pas gentil, monsieur le Président ! Quand je suis allée à Vienne, l'empereur François-Joseph est venu m'attendre à la gare ! "

*

Dîner à Coombe, chez Lady de Grey. Lady Gosford était venue me prendre en auto et nous arrivons à Coombe les derniers.

Plusieurs personnes assises prennent le thé. L'une d'elles, placée à contre-jour, me fait un salut fort aimable ; je la fixe : c'est la reine, que je n'avais pas reconnue ! Je m'approche et balbutie quelques mots d'excuse qu'elle n'entend pas... Quand elle a fini son thé, elle se lève et déclare qu'elle veut aller faire une promenade en automobile. Voilà Lady de Grey obligée de l'accompagner, car la reine n'a pas amené de dame d'honneur. On se disperse. Quelques-uns suivent la reine dans sa promenade. Je reste avec Lord de Grey, Lady Juliet (3), Tosti et Emily lznaga. Flânerie dans le grand et magnifique jardin. Des rosiers par centaines, chargés de roses, un plant de lis éblouissant, tout le charme, toute la richesse de ces " jardins de curé " où les jardiniers anglais sont insurpassables. Conversation à bâtons rompus. Nous rentrons, on me pousse au piano et nous voilà, Tosti et moi, fredonnant des refrains de chansons. J'ai le malheur d'esquisser, pour l'amuser, une petite chanson de Dalbret, entendue quelques jours avant mon départ : Le soir, dans les petits coins ténébreux... Le voilà qui devient fou, me la faisant chanter cinq, six fois de suite, me redemandant sans se lasser tel passage puis tel autre, inlassablement.

La reine revient. Miousic. Je chante. Quoi? un peu de tout. Mais Tosti ne veut me laisser chanter que la chanson de Dalbret. Il est cramoisi de joie, ses yeux bleus lui sortent de la tête...

La reine me parle de Béatrice d'Este, qui, décidément, lui plaît beaucoup. J'ai, d'ailleurs, l'impression qu'elle ne sait pas du tout pourquoi cela lui plaît ; la trompette, peut-être ?... Elle me dit combien elle aime jouer à deux pianos (et je me rappelle ce que m'avait raconté Webber (4) sur ces séances), et le plaisir qu'elle éprouve à jouer à quatre mains (et c'est alors tout ce que m'avait raconté Tosti qui me revient en mémoire). Elle me demande de lui envoyer de mes mélodies, " celles, dit-elle, que je connais déjà ". C'est bien là un désir de princesse : ces gens-là n'aiment que ce qui leur est familier, ce qui ne les intimide plus, détestent ce qui est nouveau pour eux, s'en méfient ; c'est ce qui explique la continuité de leurs affections et l'aveugle entêtement de leurs antipathies. Vers 7 heures, la reine dit qu'elle veut aller dormir un peu avant le dîner. (Elle a, comme beaucoup de personnes obligées à une représentation constante, la faculté de dormir quand il le faut.) Et elle monte l'escalier avec un petit regard de connivence à Lady de Grey en lui recommandant de la réveiller un quart d'heure avant le dîner. Après quoi, chacun va s'habiller.

On se retrouve dans le salon où Lady de Grey raconte qu'elle a trouvé la reine endormie d'un sommeil d'enfant. Après avoir toussé plusieurs fois pour la réveiller, mais sans succès, elle s'est décidée à la secouer légèrement par l'épaule. " Déjà ? " a dit la reine d'un air candide ; puis elle s'est levée, a ouvert un petit sac à main, en a tiré un collier de chien qui constituait sa toilette du soir. " J'ai l'intention de m'amuser beaucoup pendant ce dîner. " a-t-elle dit de son air d'enfant sage qui va faire une petite farce.

La voici qui entre avec la même robe montante, mais rehaussée de cet éclatant petit collier massif en gros diamants et grosses perles ; elle a un air dispos, guilleret, à la fois touchant et comique. Pendant le dîner, elle parle avec une extrême animation à ses deux voisins. Soudain, je la vois qui se livre à une mimique bizarre, faisant une affreuse grimace : c'est, me dit-on, qu'elle imite Mme Waddington, l'ancienne ambassadrice de France, imitation extraordinaire, paraît-il, qu'elle exécute depuis trente ans sans se faire prier. A peine est-on sorti de table qu'elle parle de vouloir entendre encore de la musique. Je traîne un peu les choses en longueur ; mais devant son impatience, je finis par me remettre au piano. J'y suis resté près de deux heures, à chanter les choses les plus diverses, les plus extravagantes, depuis des chansons du seizième siècle jusqu'à des chansons de café-concert, en passant par Lulli, Bach, Mozart, Gounod, Schumann, Brahms, Saint-Saëns et bien d'autres encore. Elle se montre insatiable et elle est surtout, je crois, contente  de  si  bien  entendre : car je l'ai priée de s'asseoir tout près de moi et elle a accédé à ce désir sans en paraître le moins du monde froissée. Grâce à cette précaution, elle perçoit parfaitement les paroles que je prononce, elle qui entend toujours la musique de trop loin ; elle s'en amuse, s'y intéresse ; et dans ses yeux brille non la curiosité d'une sourde qui veut comprendre, mais l'attention d'une personne qui comprend.

 

 

 

 

 


(1)  Actuellement Grande-Duchesse  Cyrille de  Russie.

(2) Ambassadeur d'Espagne à Londres.

(3) Lady Juliet Duff, fille de Lord et Lady de Grey.

(4) M. Amhorst Webber, compositeur anglais.

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