Deuxième partie
Rome, Venise, Londres, Bucarest, Berlin

Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares?...
(Verlaine)

BUCAREST (1)


Après deux jours d'un voyage désagréable, à cause de changements de trains (à Vienne où il m'a fallu traverser la ville en hâte avec mes bagages, pour attraper un rapide qui partait de la gare de l'État, - à Budapest, où la sauvagerie des Hongrois se manifestait par des cris, des gesticulations, des bousculades), après deux jours et deux nuits en chemin de fer, j'arrive à Bucarest.

A la gare, Mlle Rosalie B..., belle Israélite onduleuse, s'approche avec le jeune N... qui s'appelle ici Urinowski ; il a renoncé à Paris, au théâtre, et il est devenu, dans son pays natal, rédacteur d'un journal important. Très empressé, il m'accompagne à l'hôtel, m'installe. La ville me fait l'effet d'un Pétersbourg ébauché ; la rue principale, où, à la vitrine d'un marchand de musique s'étale une énorme photographie de moi, est une espèce de rue Lafayette. L'hôtel est un grand hôtel de province, aux tapis criards, aux chambres vastes et arides. Je déjeune avec Urinowski - puisque tel est son nom, - chez Capsa, le grand restaurateur de la ville et j'y mange des choses délicieuses : un pilaf d'écrevisses froid, un rôti de porc en brochette ; j'y bois une excellente eau-de-vie de prune, et j'y vois Constantin Brancovan, qui, avec son agréable et coutumière faconde, me met au courant de son existence actuelle : le voilà député, propriétaire important, président d'un hôpital, jouant, enfin, son rôle princier avec une activité louable et utile.

Après le déjeuner, visite de la salle où je dois paraître ce soir. Hélène Vacaresco vient m'y prendre, me conduit chez elle ; j'y vois sa mère, vieille dame au large visage bienveillant, aux yeux vifs et pleine d'aménité ; elle m'a entendu à Paris, " suivi " dit-elle, et, par une exception unique, sortira ce soir ses fourrures pour venir m'écouter. J'y vois le père d'Hélène, sa sœur mariée, Mme Caribol, aimable et diserte, sa cousine, l'éclatante Alexandra F... Tout ce monde très aimable, me disant continuellement combien on se fait fête de me voir ; de m'entendre, etc...

Je rentre pour dormir une heure, mais suis gêné par une odeur désagréable qui semble émaner des murs de cette grande chambre et qui me fait regretter le parfum des roses d'Ispahan dont m'a saturé la lecture des Huit Paradis lu en chemin de fer, livre par moments enchanteur (2).

A 8 heures et demie viennent me chercher en auto Mme Vacaresco, sa nièce et Mme Caribol. Après une attente énervante, des va-et-vient de jeunes filles curieuses et agitées, je pénètre dans la salle. Elle est bondée, l'estrade regorge de monde. Je commente ; je parle ; puis je chante... Piano indocile, chaleur atroce. Préoccupé de me faire entendre jusqu'au fond de la salle, je force ma voix, sens qu'elle est mal placée, qu'elle s'enroue, que je contracte les clavicules. Je chante mieux le second morceau - et suis surpris de constater chez le public un calme que j'attribue à la déception. Mais je finis par comprendre que ces gens sont, au fond, plus Orientaux qu'ils ne le croient eux-mêmes et trop indolents pour manifester. Je vais jusqu'au bout, je me lève et alors c'est une ovation interminable. On ne me laisse pas partir, on m'oblige à chanter, à chanter encore. Puis, la moitié de la foule s'en va, et, après avoir causé avec les uns et les autres, je me remets au piano ; on me demande telle mélodie, telle autre, toute cette jeunesse connaît mes recueils, insiste pour entendre l'Heure exquise, Paysage, Offrande, que sais-je ! Tout à coup, le lustre électrique fait un bruit bizarre ; je m'arrête : " Mesdames, dis-je, la volonté du destin m'oblige à cesser. " Je me lève, on se décide à partir. Le Ministre de France vient me parler ; il se souvient que nous nous sommes vus jadis à Rome, au palais Farnèse, et je me rappelle alors sa femme, assez belle. Il veut surtout me dire que la Princesse (3), retenue chez elle par une grossesse intempestive (la sixième) et par un deuil de cour (la comtesse de Flandre, soeur du roi, est morte avant-hier) voudrait m'entendre et exprime le désir que j'aille chez elle. D'autre part, la reine (4) m'a fait dire de me présenter chez elle demain à 6 heures. Il s'agit de combiner tout cela avec un voyage à Braïla, projeté pour samedi. Je dois inaugurer, dans cette ville le Cercle des Annales, Hélène Vacaresco y viendra, ainsi que les demoiselles B..., - et ce sera peut-être amusant, bien que quatre heures de chemin de fer ne soient jamais délicieuses quand on ne peut dormir et lire à son gré.

J'invite Urinowski à souper ; une sorte d'escabeche savoureux mais qui gagnerait à être confectionné avec du poisson moins dur ; des tournedos aux oignons, un vieux vin roumain qui sent la soie, etc.

 

*

Le roi est très admiré. Il a fait, en trente ou quarante ans, de ce pays de hobereaux et de petits tyrans une contrée qui compte en Europe et, durant ces temps de guerre (5), a montré une prudence, une sagesse supérieures. La principale raison de l'opposition suscitée naguère dans certains milieux par la perspective du mariage du prince avec Hélène Vacaresco, c'est la crainte de voir une Roumaine sur le trône. Ils se trouvent bien de leur roi étranger et ne veulent pas que recommencent les discordes de jadis.

Déjeuner chez les Vacaresco. Il y a le Ministre de France et sa fille, belle personne qui a épousé un Roumain, l'aimable colonel Caribol, et son intelligente femme. Mon déjeuner fort soigné, mais à mon gré trop peu roumain.

Après le déjeuner arrivent des gens, beaucoup de jeunes filles, la princesse C..., pédante, parlant avec choix et avec une sécheresse qui n'est pas désagréable ; quelques vieilles dames multicolores, Mme B..., cousine de celle qui, de celle que, etc..., des messieurs de tout âge et de tout genre, dont l'un me confie que mes mélodies lui ont été d'un grand secours " auprès des belles " ; enfin, des exemples divers de !'aristocratie roumaine où il est. difficile de se reconnaître sans un long apprentissage. Naturellement, je chante, et l'on me dit des choses beaucoup trop aimables. Une jeune fille au joli visage mais d'une extrême exiguïté chante fort agréablement, d'une voix mal assurée mais prenante, des mélodies de moi.

Ensuite je pars en. auto avec Hélène, la belle cousine joviale, et Mlle B... voir des tapis chez un vieux Turc immonde qui liquide son fonds à prix réduit. Là, des scènes inénarrables ont lieu, des fous rires, des apartés, des marchandages, toute la comédie de l'achat en Orient. Enfin, j'achète un joli tapis qui n'a rien d'ancien mais dont la couleur carminée et poudreuse m'enchante. J'achète aussi quelques étoffes et nous voilà bientôt chez un autre marchand, homme aimable, artiste et désintéressé, qui possède des merveilles mais à qui je n'achète rien, parce que les " merveilles " ne sont pas pour les artistes.

La reine ne peut décidément me recevoir à cause du deuil. J'espère que l'audience n'est que remise, car je ne me consolerais pas d'avoir absorbé sans nécessité deux volumes de Carmen Sylva...

*

Ce matin, affreuse alerte, Félix, qu'on a réveillé à 8 heures au lieu de 6 heures et demie, est arrivé chez moi à 9 heures moins 20, affolé, quand nous devons partir à 9 heures 10 pour Braïla. Je m'étais rendormi, la valise n'était pas faite. Enfin, ce fut horrible.

Après vingt minutes d'angoisse et de hâte démente, nous avons pris le train en compagnie d'Hélène et de la placide Rosalie " que rien n'altère ". Voyage de six heures à travers des plaines mornes et grises. Déjeuner dans une petite gare sordide pendant un arrêt de vingt minutes. Arrivée à Braïla, la ville la plus pauvre, la plus nue, la plus rudimentaire que j'aie jamais vue. Comment croire que ce soit là la résidence de millionnaires importants?

A la gare nous attend un couple étrange, un jeune homme fort gentil, mais d'une rare insipidité et quelques dames du comité des Annales. Le couple étrange, c'est M. et Mme M... Leur nom en dit assez sur leur confession. Leur aspect plus encore. Lui, une énormité fabuleuse rappelant le suffète de Salammbô, quelque chose d'inimaginable, avec un ventre qui n'a pas l'air possible, qui ballotte un mètre en avant du corps, un cou qui déborde du col en traversin épais, un visage point laid jadis, sans doute, mais que la graisse a déformé en respectant l'ovale, ce qui a quelque chose de répugnant, des mains fines couvertes de rubis, d'émeraudes et de diamants. Elle, une vision infernale. Je murmure à Hélène : " La Noire Ker ! "

Cette femme m'épouvante. Dans une robe de Drecoll et sous un chapeau de Reboux, c'est une grande créature pâle comme la mort, à cause du plâtre dont elle est enduite, des yeux où le noir est tracé en lignes fines à l'extérieur et à l'intérieur des paupières, formant deux cercles, des yeux de chouette empaillée ; un nez busqué et pointu, des cheveux acajou luisants et frisés, un air dominateur, une voix criarde, impérieuse. Elle décrète, ordonne : " Vous, dans cette voiture, vous, dans celle-là, allons, vite, venez ! pas par là - mais non, pas vous, vous ! " On croirait qu'elle dirige un troupeau de galériens ; tout cela en souriant de façon forcée pour être aimable, mais si fière de jouer un rôle dans cette ville perdue, qu'elle est saoule d'orgueil et de puissance ! Ils ont là une auto, deux autos, trois voitures, trois cochers, des valets de pied. Le gros mari est un très, très riche armateur de ce port du Danube, grand ami du roi, commerçant honorable et important. J'entre avec lui dans l'un des coupés, où j'ai sans cesse l'impression que son ventre grandit et va m'étouffer. Leur hôtel est immense ; des chambres dont on pourrait faire des appartements entiers. Nous goûtons du dindonneau froid (le dindonneau roumain est exceptionnellement blanc, tendre et savoureux), une salade que je fais précéder de cette excellente Tüica, eau-de-vie de prune, boisson populaire qu'on boit dans de petites burettes, sans verre - tandis qu'Hélène prépare la Mastica dont je me suis lassé à Tunis et qui me rappelle des choses désagréables. Nous faisons un tour dans la ville - dans les magasins - où j'achète des faux cols (car, dans la précipitation du départ, nous n'en avons pas emporté). Visite à la salle des conférences : je pousse un cri d'horreur en voyant un piano droit ; on me calme en m'assurant qu'on doit en apporter un autre, Rentré à l'hôtel, je dors deux heures et, nous voilà partis pour la salle.

Elle est pleine de femmes très élégamment mises, d'hommes en habit, en uniforme... Allocution d'Hélène. Dans le foyer, deuxième contact avec la Noire Ker, qui, cette fois, est en fascinant décolleté noir orné de paillettes, fourreau strictement serré sur le buste, moulant une assez belle taille ; sans chapeau, elle est plus effrayante encore. Et maintenant elle fait la gentille, la dindonnette, avec des mines mignonnes, mais on sent à travers tout cela l'aigreur, l'ambition débridée, la colère et la vanité.

Je parle, je chante, le piano est sourd, j'ai la voix voilée, rentrée, mauvaise. Je me trouve exécrable. Cependant, le succès paraît grand ; on m'oblige à rechanter plusieurs morceaux, on se presse autour de moi. Le Pays musulman est compris, goûté par ces gens qui, bon gré, mal gré, ont été pendant si longtemps mêlés aux Turcs, qui vivent aux portes mêmes de l'Orient... On me parle d'albums à signer, d'autographes à donner, etc. Enfin, nous partons, car le couple M... donne un souper.

A mon entrée, des tziganes, soudain debout, jouent la Marseillaise que j'écoute avec componction, et, passant son bras plâtré sous le mien, la dama di casa m'emmène dans la salle à manger. La maison, qui dans cette ville semble un palais, est pleine de fanfreluches, de peluches, de dorures, de lampadaires, de bronzes, de faux tapis persans. Dans la salle à manger, autour d'une table brillamment. parée, nous voilà assis, affamés. Alors commence une série de scènes incroyables. La harpie aux yeux ronds prend la parole et rien ne peut la lui arracher ; elle bouscule les domestiques, rudoie son mari, vante sa maison, contredit, interpelle, impose ses phrases en les martelant, tandis qu'elle vous fixe de son regard de hibou, crie, rit bruyamment, redevient féroce pour gronder un valet de pied, vous ordonne de boire, entremêlant ses injonctions de mille flatteries doucereuses, accepte avec suffisance les compliments que je lui fais par politesse et, feignant la modestie, les surcharge en faisant son propre éloge, parle de sa ville natale, Varsovie, déblatère avec mépris contre le trou où elle est obligée de vivre, cite ses relations, me déclare que je dois déjeuner le lendemain chez elle, veut m'empêcher d'aller visiter un village turc aux environs, m'assourdit d'arguments, de démonstrations, prend au sérieux toutes mes plaisanteries, s'imagine que je suis subjugué, entre en rage parce qu'il n'y a plus de vin du Rhin. " C'est la première fois qu'une telle chose m'arrive depuis que je reçois ! " etc. Puis, le jeune homme gentil et insipide se lève, prend un verre et adresse un toast à Hélène. " Je... je... dans... je... le cercle des Annales... quand... je... vous... je... " Et il se rassied. Je me lève à mon tour, le verre en main, je remercie de l'accueil qui m'est fait et termine en buvant à la santé des musiciens groupés dans l'antichambre, qui soulignent mes paroles par un trémolo convulsif. Chocs de verres, marivaudages, etc... Les musiciens jouent quelques airs roumains, dont l'un, en fa avec un si bécarre, a du charme et du brio.

Après le souper, Hélène dit quelques vers charmants (c'est, dit-on, une grande faveur, car elle ne se prodigue pas dans son pays, qui l'a lésée d'un trône !). Puis, je m'assieds au piano (c'était fatal) et, mis en train par un très bon vin, je chante plusieurs morceaux de façon satisfaisante - surtout la Splendeur vide. Hélène Vacaresco est une auditrice parfaite : dans son visage coloré brillent des yeux de myope pleins d'intelligence et de promptitude ; elle comprend vite et à fond, ayant au plus haut degré le sens étymologique et percevant les moindres répercussions des mots. Nous partons enfin, en promettant que nous ferons notre possible pour venir déjeuner demain, et rentrons en échangeant des sarcasmes à l'endroit de la Noire Ker.

*

Ce matin, réveil tardif et impossibilité morale et physique d'affronter à nouveau la Noire Ker. Alors, après divers conciliabules, nous téléphonons que nous n'irons pas déjeuner. Elle répond par une lettre insolente adressée à Hélène, où elle s'excuse de ne pouvoir nous accompagner à la gare " parce qu'elle a du monde à déjeuner et doit rester avec ses hôtes, ne pouvant imiter le sans-gêne des artistes célèbres, admis sans doute dans les grandes capitales ". J'ai recommandé à Hélène de lui écrire qu'elle ne m'avait pas montré la lettre.

Promenade en voiture sur les bords du Danube, énorme, gris, sale, où s'alignent d'innombrables bateaux qui appartiennent tous au gros M... Déjeuner dans un restaurant grec, plats assez mauvais, boissons médiocres. Heureusement, Hélène possède, selon sa propre expression, " une vessie imperturbable et des entrailles de fer ". Départ. Trajet dans un train bondé, obscur. Arrivée tumultueuse à Bucarest. Je rentre, me change et vais dîner tout seul chez Capsa où je rencontre Constant Brancovan et Stopford qui revient de Constantinople

" Avant-hier, me dit-il d'une voix pâteuse, j'ai eu une journée bien remplie à Constantinople : à 10 heures visite au Grand Vizir, à midi déjeuner au restaurant Turc, à 2 heures je suis allé voir les derviches tourneurs, à 4 heures je suis allé voir des gens mourir du choléra, à 6 heures je me suis livré à la débauche ", etc.

*

Déjeuner frugal chez Capsa. J'observe des messieurs qui causent ; quelle conviction, quelle ardeur à se persuader ! Il semble que de toute cette activité cérébrale doive sortir un pays fort, brillant, à l'organisation puissante... En sera-t-il ainsi? Ces gens-ci sont des Italiens ; colonie romaine, oui, bien romaine : à peine d'alliage slave. Quant à l'influence germanique dont il est sans cesse question, elle n'est qu'à la surface. Les Latins ne deviennent pas Germains si facilement que cela. Mais je crois en effet que le sérieux du roi, son austérité d'Hohenzollern marié jeune et sitôt chargé de soucis, paralyse les élans de ce peuple.

Après le déjeuner, visite à une folle, Mme X... qui, jadis vitriolée, n'en porte pas la moindre trace. La pauvre femme est fort simple et aimable, mais d'une agitation qui épuise. Elle m'offre du café, je refuse, elle me conjure d'en prendre, je refuse ; elle le fait venir, je refuse ; elle m'en sert, je le prends ; elle me l'enlève, y ajoute du sucre, je me récrie, elle me le reprend pour le désucrer, je proteste, elle sonne, je proteste encore, elle resonne, elle s'assied, je me calme, elle se relève, se rassied, me tend de la confiture de cédrat, je refuse, elle me supplie, j'accepte ; je goûte : " Vous n'aimez pas ça? - Mais si ! - Non, vous n'aimez pas ça. Voulez-vous autre chose? - Non. - Oui, vous voulez autre chose. " Elle court à la sonnette, je l'adjure de ne pas appeler, elle sort, revient... Enfin, j'ai cru mourir de fatigue et d'énervement.

Me voici maintenant en taxi-auto découvert, allant cahin-caha vers le palais du prince où je dois être reçu à 6 heures par la princesse. On m'avait prévenu que la route était mauvaise, mais je ne pouvais prévoir à quel point. Jamais je n'ai rien vu de semblable. Des ornières, des trous, des monticules, une boue de cinquante centimètres ; on est projeté en l'air, puis on enfonce dans des gouffres, puis on se cogne, puis on ne peut plus avancer, puis survient une montée à pic, tout cela dans les ténèbres. Je me faisais l'effet de Voltaire pendant son passage à Francfort, - je ne sais pourquoi, d'ailleurs, car il ne parle pas, que je sache, de route accidentée. Les gens du palais passent, par le parc et n'ont pas à souffrir de cette route abominable ; mais c'est montrer peu d'égards envers les visiteurs que de ne pas la faire arranger. J'arrive un peu en retard, et comme on comprend que c'est à cause de la route, cela fait tout de suite un sujet de conversation que la princesse, intimidée comme le sont toujours les princes, saisit avec empressement.

Le salon est presque beau de hideur. On a voulu, et c'est fort bien, faire quelque chose d'oriental, de slave, qui soit dans le goût du pays. Mais quel résultat ! Un carrelage bleu foncé, des murs en or, des lampadaires incrustés dans le mur, des sièges de forme byzantine dorés en bois uni, vrais accessoires de théâtre, un piano doré, peint de bouquets de lis, etc. Au mur, des moulages de Donatello teintés, des photographies de tableaux de Boecklin, des photographies de gens en veston ou en jupe tailleur dans des cadres byzantins. Il y a là une vingtaine de personnes à qui l'on me nomme, mais dont on ne me dit pas les noms ou dont le nom m'échappe ; je distingue un prince Furstenberg, aimable et quelconque, parce qu'il se présente lui-même en se nommant, selon l'habitude de son pays ; Mme Mavrodi, la dame d'honneur, va de-ci, de-là, tenant à la main une lettre écrite par Benckendorff à la princesse et me concernant ; elle est souriante, affairée, grisonnante. La princesse, qu'une grossesse avancée alourdit, est fort belle. Ce qui frappe tout d'abord, c'est la merveilleuse coloration de ses cheveux et de sa peau ; elle est vraiment et littéralement en or. Les yeux bleus ont ce je ne sais quoi de fixe et d'un peu vitreux qui se remarque chez tous les membres de la famille d'Angleterre et les sourcils cet air étonné et impérieux par où le vieille duchesse de Cobourg elle-même ressemblait à la reine Victoria, peut-être à force d'avoir vécu près d'elle. Les dents sont égales, éclatantes et robustes, le teint d'un rose nacré, le nez petit et droit, les lèvres un peu épaisses aux coins tombants, le cou, les épaules, le port admirables, les cheveux fabuleusement dorés, abondants et serrés en une forte natte autour de la tête. Elle parle net et vite, avec un accent anglais prononcé, mais fort correctement. Elle appelle sa fille, grasse jouvencelle au joli visage (6), me présente, puis un petit enfant de quatre à cinq ans, ravissant bébé qui joue par terre avec un chien noir ; enfin paraît un garçonnet de dix ou douze ans en costume marin et suivi d'un précepteur anglais. Je distingue dans un groupe de jeunes gens et de jeunes filles la blondeur ébouriffée du prince Carol, l'aîné. Tout cela très " Graphic", très " Femina ", très photographie de journal illustré.

Inutile de plus rien raconter. Je chante, je chante, je chante encore. La princesse, très aimable, sourit, comprend souvent, pense qu'elle comprend tout le temps ; tout le monde est d'abord figé, puis peu à peu l'on s'échauffe, on ose demander ceci, puis cela. Il y a l'inévitable vieux monsieur éminent qui passe pour drôle (7), que la princesse taquine gentiment et qui a " son franc-parler " ; l'enfant préférée mutinement blottie près de la princesse (8) ; la dame " lettrée " qui, de temps à autre, émet discrètement quelques paroles (moins banales, je dois le dire, que celles qu'on entend d'ordinaire dans ce genre de milieux), et, par-dessus tout, planant, régnant, imprégnant toute cette atmosphère de satisfaction naïve qui émane de la plupart des princes, que leur entourage entretient et qui est due à leur manque d'imagination, à leur candide orgueil et à leur paisible ignorance de la vie.

 

 

 

 

 


(1) J'y étais appelé pour y faire des conférences.

(2) De la princesse Bibesco.

(3) La reine mère actuelle.

(4) Carmen Sylva.

(5) Intervention roumaine en Bulgarie.

(6) Aujourd'hui ex-reine Élisabeth de Grèce.

(7) M. Carp qui, franchement germanophile, s'efforça, pendant la guerre, de pousser la Roumanie dans les bras de l'Allemagne.

(8) L'actuelle reine de Yougo-Slavie.

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