Ma
Douleur, donne-moi la main, viens par ici.
Baudelaire.
1907
I
CHAPITRE
PREMIER
PRÉLIMINAIRE
Le
beau vers de Victor Hugo :
J'ai dans l'âme une fleur que nul
ne peut cueillir
ne s'applique pas seulement à l'Amour.
Cette forme de l'affection, uniquement sensible, qu'est l'Amitié,
offre, elle aussi, un favorable plant pour l'éclosion de la fleur mentale.
Il y a plus de vingt ans qu'elle prit naissance dans mon cœur.
Elle survit à la disparition de Celui qui avait tracé d'inoubliables
souvenirs sur ses feuilles et sur ses pétales.
Ce sont ces souvenirs que je veux fixer dans ces pages. Quelques mots
sur le titre que je leur donne.
Il y a quatre ou cinq ans, je me trouvais dans un lieu public, avec
l'ami qui fait le sujet de ce livre. Le mal qui le détruisait lentement,
accentuait, chaque jour, ses ravages, mais avec des alternatives de
pis et de mieux qui faisaient illusion même au patient qui en était
le théâtre ; même au témoin anxieusement appliqué sans relâche à déjouer
la menace de mort, suspendue au dessus d'une tête précieuse.
Cependant, par pitié pour soi, par pitié pour lui, ce témoin n'était
pas sans aborder parfois, souvent, avec le clairvoyant condamné, les
questions de l'Au-delà, dans ce qu'elles peuvent avoir de rassurant
pour les séparations redoutées.
Il y apportait un enjouement, quelquefois factice, quelquefois senti,
se plaisant à rechercher, à faire ressortir, pour qui lui donnait la
réplique, les motifs secrets, les visibles raisons de ne pas trop tenir
à la vie.
Deux jeunes hommes de notre connaissance vinrent nous saluer; l'un,
diplomate français à l'esprit cultivé et fin ; l'autre, porteur d'un
nom célèbre dans les lettres, en apparence, lui-même, promis à de nobles
destinées d'art, par son goût de l'étude, l'abondance de sa lecture,
la maturité de son jugement, la délicatesse de son cœur.
Hélas ! lui aussi, peu d'ans après, devait
quitter la vie, fauché en sa fleur, laissant, même aux indifférents,
un regret de plus que le deuil du jour. Que dire de la douleur de ses
amis, du malheur de ses proches?
Ces jeunes gens nous trouvèrent à demi-tristes, rieurs à moitié, du
sempiternel retour, entre nous, et jusque dans les milieux les plus
hostiles à ces sortes de propos, du sujet lugubre et consolant, des
espérances immortelles.
Et, comme l'un deux s'étonnait de telles paroles, proférées sous l'éclatante
lumière, dans l'atmosphère mondaine, et cherchait à bannir loin de nous
les présages funestes, je feignis de le suivre dans son raisonnement,
non sans affirmer que je jugeais sage de se tenir prêt, et de tout disposer
pour assurer, non seulement la sérénité de ce dernier passage, mais
encore la sécurité d'une digne renommée, dans le futur, pour les mérites
acquis, les dons exercés, les qualités multipliées.
C'est alors que, parlant de mon compagnon, et le ton gravement enjoué
du colloque nous y induisant, je terminai sur ces mots: " Si le
malheur voulait que je fusse le survivant, je me consacrerais à faire
durer une si belle mémoire, dans un livre, dont le titre est déjà trouvé.
- Plaise à Dieu que je n'aie jamais à l'écrire! "
Et, faisant allusion au rude contrôle que plusieurs accusaient mon ami,
sinon tout-à-fait faussement, du moins exagérément, d'exercer sur tout
ce qui touchait à ma vie, j'ajoutai que, pour atténuer la rudesse du
haut titre de Chancelier qui convenait à ce caractère, le livre ne s'intitulerait
pas: Le Chancelier de Fer, mais: Le Chancelier de Fleurs.
Le beau titre s'inscrit aujourd'hui tristement, - fièrement aussi, -
sur l'amicale monographie, qui s'apprête à varier d'arpèges personnels
et de traits, appropriés, le lumineux thème arraché au regret, par une
amitié historique et fidèle :
" Car, comme je sais, par une trop certaine expérience,
il n'est aucune si douce consolation, en la perte de nos amis, que celle
que nous apporte la science de n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir
eu avec eux une parfaite et entière communication.
O mon ami, en vaux-je mieux, d'en avoir le goût, ou si j'en vaux moins?
J'en vaux certes bien mieux. Son regret me console et m'honore. Est-ce
pas un pieux et plaisant office de ma vie d'en faire à tout jamais les
obsèques?
Est-il jouissance qui vaille cette privation? "
Ainsi s'exprime l'amitié de Montaigne pour La Boétie.
Ainsi s'exprimeront à jamais toutes. les rares, les vraies, les nobles, les saintes amitiés que
le deuil aura dédoublées.

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