Robert de Montesquiou

Le Chancelier de Fleurs

DOUZE STATIONS D'AMITIE



II

CHAPITRE DEUXIÈME

PRÉDESTINATION


Gabriel de Yturri naquit à Toucouman, ville de la Province Argentine, le 12 mars 1864, si j'en crois une pièce que j'ai sous les yeux.
Je ne tiens, ni pour une puérilité, ni pour une coquetterie vaine, même chez un homme, le goût de ne pas révéler son âge. Whistler cachait le sien avec un soin jaloux. Mon admirable ami laissait pareillement flotter, sur la date de sa naissance, un voile qui ne s'éclaircit jamais complètement pour moi:
Au reste, en dépit du cruel mal auquel furent en proie ses dernières années, son extérieur était resté naturellement juvénile.
Il appartenait à une honorable famille de la localité que j'ai dite. Son père se nommait Pierre de Yturri ; et sa mère, Geneviève Surita. Si je ne me trompe, ses parents maternels, étaient alliés à de hauts représentants du pays.
Au reste, tout cela importe peu mais il n'est pas non plus sans intérêt de le noter en passant.
De son père, mort jeune, et qu'il avait à peine connu, il me parla rarement. Des souvenirs d'incompréhension et de violence paraissaient, dans son esprit, inséparables de cette mémoire; des scènes conjugales. Et, comme Celle qui en fut la douce victime était cette, mère charmante, que mon ami chérissait de tout son cœur, on s'explique le silence un peu hostile qu'il observait à l'égard de l'époux qui n'avait pas su la rendre heureuse.
Gabriel ne fut pas le seul fruit de cette union sans douceur. Il avait un frère, lequel demeura dans leur pays, et y mourut, il y a longtemps déjà, marié, et père.
C'est tout ce que je crois devoir noter, à cette place, des origines du héros de ce livre.
Au cours du récit qu'il m'inspire, et, bien notamment, à l'aide de sa correspondance, les détails s'ajouteront d'eux-mêmes.
On peut se le représenter, au début de son existence, comme un enfant charmeur et vif, intéressant, curieux, exceptionnel. Tous ceux qui l'ont connu depuis, se l'imagineront aisément ainsi.
J'ai sous les yeux une petite photographie qui le représente à cette époque. C'est un gamin plaisant, debout; les jambes croisées sur un tabouret, et accoudé, du bras droit, contre une table de style. Il est vêtu d'une robe en forme de soutanelle, d'un large col souligné d'un nœud de ruban; de gentilles bottes, et d'une toque de fourrure blanche, ornée de deux pompons, couronnée d'une cordelière.
Maintenant, à quelle date se place la Révolution qui, pour la première fois, va mettre en scène mon généreux ami, dans l'importante lettre, qui va suivre ? Il serait facile de le préciser.
Cette lettre, elle est d'un prêtre éminent, non moins par sa situation que par sa dévotion, lequel, on va le voir, eut à jouer un rôle plus que prépondérant, providentiel dans la carrière de Celui dont la destinée devait être de venir, de si loin, me prêter l'appui de son intelligence, éclairée sureminemment par une cordialité incomparable; Ce prêtre, un des plus distingués représentants du clergé de l'Angleterre, était le frère de l'avant-dernier archevêque de Londres, et fut longtemps le secrétaire du Saint Cardinal Manning. J'ai nommé le Père Kenelm Vaughan.
Au cours d'un de nos voyages au Royaume-Uni, Yturri me l'avait fait connaître, et je lui dois l'honneur d'avoir approché le vénérable prélat dont je viens de citer le nom. Aussi, dans les premiers instants qui suivirent la mort de mon ami, je crus devoir en avertir, avant tous, celui à qui j'en avais dû la présence dans ma vie.
J'adressai au Père Vaughan une carte de faire-part, accompagnée des lignes qui suivent :
" Cher et vénéré Père,
De quelle douleur ne serez-vous pas pénétré par la nouvelle que vous portent ces mots ? - Et, pourtant, vous savez mieux que personne, qu'ils ne revêtent tout leur caractère poignant, que pour ceux qui sont sans espérance. Ce n'était pas le cas de notre ami, ni le mien. Nous l'avons prouvé. Moi, en lui amenant, de connivence avec le digne abbé H..., un confesseur éclairé et pieux; lui, en le recevant avec le dernier accent de son ardeur inégalable.
Ceci dit, mon cher Père, avec les consolations qui en résultent, la vie n'en reste pas moins pour moi, désolée, isolée, et obscurcie par la perte du compagnon qui l'a emplie et comblée, vingt ans, de son zèle affectueux et effectif.
Vous me plaindrez, je le sais. Me le dire sera, de votre part, une sérieuse faveur.
Votre nom revenait souvent, avec gratitude, avec dévotion, dans les souvenirs de mon cher disparu. Il lui a porté ce bonheur, que formulait ainsi le noble prêtre dont je parlais plus haut : " L'élu de Vaughan ne pouvait périr! "
Votre bien affligé et respectueusement affectionné.


Comte Robert de Montesquiou.

S'il vous était possible de noter, pour moi, quelques détails de votre première rencontre avec Gabriel, de son enfance, des, choses d'alors, ce serait de grand prix pour moi, et je vous en aurais beaucoup de reconnaissance. "
A cette page; je reçus la réponse, suivante :

Mon cher Comte,

" Je vous suis très reconnaissant de la lettre si touchante que vous m'avez envoyée, et qui est venue me chercher sur ces plages lointaines du Mexique. La nouvelle qu'elle m'apporte me remplit d'un profond sentiment de joie mêlé d'une vive douleur.

Mon âme se réjouit, grandement en voyant qu'une Providence spéciale a veillé, non seulement sur la vie, mais aussi sur la mort de notre cher Gabriel. C'est une grande consolation pour moi de savoir que, non seulement il a vécu tant d'années sous votre toit hospitalier, favorisé de votre protection et de votre amitié ; mais encore qu'il a eu le bonheur de mourir dans vos bras. Quelle heureuse inspiration vous avez eue d'appeler l'abbé Huvelin auprès de notre cher ami mourant! Personne, en effet, mieux que lui, ne pouvait l'assister à ce moment suprême. C'est le prêtre le plus saint et le plus savant que je connaisse, possédant une lumière et un don extraordinaire pour aider et consoler les âmes en détresse, au moment de la mort.
Tous ces détails, que vous avez eu l'obligeance de me donner, m'ont rendu heureux en même temps qu'ils m'ont tranquillisé.
Naturellement, je sens plus que je ne saurais le dire, la perte de notre commun ami. Je comprends et je partage la grande peine que vous devez éprouver, privé d'un compagnon si bon, si intelligent, si vif, si affectueux. Mais rappelez-vous, pour vous consoler, que c'est Dieu lui-même qui fixe l'heure et les circonstances de notre trépas. Or, Dieu nous aimant d'un amour de père, l'heure qu'il a déterminée pour nous faire sortir de ce monde est, sans nul doute, la meilleure, et il arrange tout pour le mieux en ce qui touche nos intérêts éternels. Que cette pensée vous console, mon cher Comte, et vous empêche de vous laisser trop troubler par l'absence momentanée de votre ami.
Je ne puis vous donner que très peu de renseignements sur les antécédents du bien-aimé Gabriel. Il appartenait à une bonne et respectable famille de Toucouman, dans la République Argentine. Sa mère, que je connaissais, était une sainte personne, toute à son Gabriel, qui lui ressemblait en beaucoup, de choses.
Je rencontrai Gabriel, pour la première fois, à Buenos-Ayres, comme membre de la " Croix-Rouge ", Société dont je faisais moi-même partie. Sa note dominante était l'activité, et l'intrépidité. Pendant la Révolution, je le voyais très souvent à cheval, parcourant les rues, au péril de sa vie, pour porter secours aux blessés. Voyant ces belles qualités, et pour l'éloigner des mauvaises influences, je l'emmenai avec moi en Europe. Je le fis entrer dans un collège à Lisbonne, sous la direction des Pères Dominicains Anglais.
Durant les années qu'il passa auprès de votre personne, je le voyais rarement; mais, chaque fois; il me parlait de vous avec enthousiasme et affection, et dans les termes de la plus grande reconnaissance à l'égard de tout ce que vous faisiez pour lui.
Que Dieu vous en récompense éternellement !
Maintenant, je vais avoir la grande consolation de dire un Triduum de messes pour le repos de son âme, que j'ai tout lieu de croire sauvée, si je ne suis pas trompé par la voix qui me le dit.
Avec toutes mes sympathies et mes meilleures bénédictions, je suis heureux de me redire votre dévoué serviteur en notre Divin Sauveur et Consolateur. "

Kenelm Vaughan.

27 Septembre 1905.

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