Robert de Montesquiou

Le Chancelier de Fleurs

DOUZE STATIONS D'AMITIE



IV

CHAPITRE QUATRIÈME

CORRESPONDANCE

 

Alter


 

 

Le prix d'un cœur qui nous comprend.

MUSSET.

 

La plus considérable, parmi ces contributions au dessin, par des traits qui ne sont pas miens, de cette fascinante figure, c'est ce qui me reste de sa correspondance. Ce qui me reste, c'est, je pense bien, tout ce que cet ami m'a écrit. J'éprouvais un respect, mêlé de fétichisme, pour son écriture, comme pour sa parole, et je ne me souviens guère d'avoir détruit de papier où courut sa main. Tout cela, qui fut du feu, va, d'un coup, rentrer dans la flamme. Bis in eadem. Non que je redoute l'investigation de regards clairvoyants, et de cœurs élus, dans cette cataracte épistolaire. Et les autres n'importent pas. Non. Mais le sort des lettres me paraît douteux, toujours souvent douloureux. Échappées, au va-et-vient des heures, arrachées à l'aléa des emportements et des accalmies, les lecteurs qui s'en délectent, sont surtout ceux qui y cherchent des tares. Le style décousu de la lettre les autorise, en ce qui est de l'art; et l'humaine imperfection ne les en exempte point, pour ce qui est du cœur. En ce cas, le plus sage ne sera-t-il pas toujours qu'un soin pieux, je ne dis pas, amende, mais élimine, évite l'inutile et fasse jaillir l'excellent?

C'est ce soin pieux que je veux prendre ; et je ne pense pas que jamais matière s'y soit offerte avec plus de richesse. Là, encore, il faudra se borner; mais une attention vigilante, et, j'ose dire, experte, y doit exceller.

Ces lettres, elles sont des centaines ; il faut les presser, les pressurer, pour en extraire, avant l'extinction, la sève obscure de l'encre, la suavité du sentiment, la saveur du génie. Je dis: avant l'extinction ; car je le répète, ensuite, il n'y aura plus qu'à faire brûler, à laisser s'éteindre. Des indiscrets ne viendraient plus qu'y chercher des fautes d'orthographe et des imperfections de nature. C'est pourquoi, si l'on y réfléchit avec sagacité, il serait plus que puéril, coupable, aux yeux des amateurs de belles âmes, de déplorer la dessiccation de tels gulf-streams d'écriture.

La correspondance est fungible; elle appartient au groupe, efficace entre tous, des vénérables choses qui périssent par, et après l'usage. Tout écrit digne de ce nom, et qui fut chaleureux comme les sentiments qui l'inspirèrent, et en dictèrent l'expression, mérite de s'appliquer ces vers :

 

Soudain sa tiare
Prend feu comme un phare
Et brille avec lui !

 

Ce qu'il contint de doux est comme autant de fleurs, auxquelles fut dévolu de colorer le passé, et de le parfumer.

Conserve-t-on, sans puérilité, des fleurs séchées, ou du moins, sans vaine sensiblerie?

Ce qu'il contint de fort, est l'équivalent mental de cette onction qui versait aux athlètes vigueur et souplesse. Lui, a versé aux efforts parfois fléchissants, force et courage. La lutte cessée, regrette-t-on l'huile répandue ? - A quoi bon regretter l'encre, le combat fini?

Donc, notre correspondance (car il y a aussi mes lettres, dont je parlerai, à leur tour) m'apparaît comme un gave dont le courant tourmenté joue, contre des obstacles qui l'embellissent, et sous des lumières qui le diversifient.

En ce qui concerne mes lettres (au nombre de cinq cents environ), je réduirai à sa plus simple expression ce qu'il sied d'en extraire. Je me suis mis dans mes œuvres. Peuvent m'y chercher ceux qui ont, ou auront souci de moi.

Pour mon ami, c'est fort différent. On le verra, il aurait pu écrire. Il a su ne pas le faire.

Et comment ne pas l'en louer, en présence de cette production des mondains, de laquelle le mérite ne se montre pas toujours au niveau de son abondance?

C'est donc à ses lettres qu'il importe (et c'est de haute importance, on s'en rendra compte) de demander le secret de son esprit et de son âme.

Je conserverai les enveloppes vides. Fuies d'où s'est envolé - et pour ne revenir jamais! - ce que le Poëte a appelé: " divins oiseaux du cœur ! "

 

*

 

Jusqu'à ce point de mon travail, la logique du souvenir et l'illumination intérieure du sentiment vrai, ont suffi, ce me semble, à me le faire rédiger avec netteté, diriger avec certitude.

Un ardent désir de le voir se poursuivre ainsi, me suffira-t-il pour réussir ? - Il n'en est pas moins vrai que me voici aux prises, je ne saurais me le dissimuler, avec une difficulté presque insurmontable.

Il s'agit, en effet, en opposition à ces " tièdes " qui composaient déjà l'Église de Thyatire, et que l'apôtre voulait, pour cela, " revomir " - il s'agit dis-je, de faire apparaître, palpiter et se répandre, une âme généreuse, un cœur chaleureux, puis disparaître, sur la fin; mais comme un phénix qui renaît de son embrasement et ressuscite de ses cendres.

Certes, rien de plus noble qu'une semblable mission; et, j'ajoute, rien de plus aisé, avec la documentation qui m'est fournie; mais à la condition qu'il s'agisse d'un autre, et que l'Être sincèrement exalté par cette correspondance, avec une merveilleuse variété de sentiments, ne soit pas précisément celui qui la publie.

Et, cependant, faudra-t-il que ce scrupule, avec ce que l'action de passer outre peut entraîner de blâme, pour moi, par suite d'une telle contribution à mon éloge, m'empêche de faire resplendir le magnifique dévouement, fût-il aveugle, qu'une destinée, par ailleurs difficultueuse, m'a donné d'inspirer et de satisfaire? - A Dieu ne plaise!

Je m'honore de braver le sourire qui pourrait accueillir cette révélation, parce que je me fais gloire d'avoir inspiré l'attachement qui l'a dictée.

Du reste, cet ouvrage, dont l'avenir fera ce qui lui plaira, le traitant comme il le mérite, n'est, pour le moment, destiné qu'à un petit nombre. Ce petit nombre, ce sera ceux qui, à travers les malentendus de la vie, et en dépit des méconnaissances du monde, ont su démêler dans l'Être exceptionnel qu'ils virent longtemps auprès de moi, quelques-uns de ces traits qui suffisent, par leur noblesse, à renseigner sur ce qui ne se livre point, d'un sentiment ou d'une pensée.

Songer que je m'adresse à ceux-là simplifie ma tâche. Intelligentibus pauca. Il me semble qu'ils ne se refuseront pas à entrer avec moi dans cette bienveillante complicité posthume, et dans cette collaboration d'outre-tombe, qui doit permettre à une ombre (pour cela heureuse) de s'exalter au-delà du tombeau, dans une foi qui, pour être excessive, n'en eut pas moins cette beauté de rayonner sur deux espérances.

Qu'ils consentent à oublier, si cela gêne leur illusion, le rôle trop prépondérant et trop unique joué dans ce scénario par celui qui leur en offre le spectacle. Qu'ils s'en souviennent, seulement, s'ils y prennent de l'intérêt, de l'attendrissement, du plaisir, au nom desquels ils lui pardonneront, en songeant qu'après tout, lui seul pouvait donner à cette publication une forme relativement adéquate; que charger un tiers de la réaliser pouvait en compromettre l'ordonnance, et que, tout comme cette résolution forte dont Stendhal affirme qu'elle rend supportables des situations qui ne l'étaient pas sans elle, de même, une détermination simple, mue par une inspiration sincère, peut assurer stabilité et équilibre à une attitude, même insolite, comme à un geste, même inaccoutumé.

Qu'y aurait-il de plus surprenant, au cours d'un drame musical, que d'entendre la parole humaine oser s'exprimer, en dehors de cette convention du chant, tout d'abord difficile à admettre; mais qu'une suite de raisonnements, unie à une continuité de résonances, nous fait accepter, au point de n'en plus vouloir sortir? Une fois admise, jusqu'à se faire oublier, au cours de cet amical drame, l'exaltation hyperbolique de Celui qui en fut un des personnages, peut-être le leitmotiv d'amitié pure, en apparaîtra doué d'assez de beauté pour rayonner en dehors de toute contingence, impersonnel et innommé.

C'est le plus cher vœu de l'auteur de ces pages. Or, songeant à Celui qui les inspire, non moins qu'à ceux auxquels il les destine, il se répète avec confiance ce mot de l'Auteur des Caractères : " Il y a un goût, dans la pure amitié, que ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres. "

Seulement, je conjure (et j'aime à croire qu'on me l'accordera), de ne pas penser que je trouve cela beau parce que j'y suis impliqué. Au contraire, cela seul me gêne. Je voudrais qu'il en fût autrement, qu'il s'agit d'un autre, afin de pouvoir m'exprimer, avec plus de liberté, sur le sentiment que m'inspire un don, à ce point, absolu, de ses forces mentales et cordiales.

En outre, comme il n'est pas mauvais, pour les réfuter à l'avance, de s'objectiver dans certaines imputations pouvant être dirigées contre nous, je me représente qu'on me fasse, à la fois, l'affront, et l'éloge, de prétendre que (dans le but plus ou moins louable, bien intentionné et bien atteint, d'honorer le défunt, ou de servir mes intérêts) je puisse avoir composé cette correspondance.

Je dis : l'affront et l'éloge - parce que ceux qui se livreraient à ce jeu puéril, devraient tout d'abord réfléchir qu'ils ne peuvent m'infliger le premier de ces deux termes, sans me décerner en même temps le second.

D'une part, l'affront, puisque ce serait m'accuser de mensonge; et, d'autre part, l'éloge, parce que ce serait me reconnaître un talent bien différent du mien, et bien appréciable.

Je n'en conserve pas moins d'importants fragments autographes, comme pièces à conviction, et comme justification directe contre cette possible allégation qui, pour être puérile, n'en est pas moins possible, et, pour être négligeable, n'en mérite pas moins d'être prévue.

 

*

 

Dès 1886, mon jeune correspondant (qui représenta, si l'on veut, pour moi, au cours de cette période de mon existence, un exemplaire exalté de ce que l'on est convenu d'appeler élève, ou disciple), m'écrit avec beaucoup de grâce.

Qu'on ne l'oublie pas, c'est un jeune sauvage, aussi délicat de sentiments, aussi raffiné d'essence que ceux décrits par Chateaubriand, dans ses Natchez. Mais ses moyens merveilleux attendent d'être mis en œuvre.

Que dis-je : attendent? - Ils trépignent sur place, ils piaffent, ils s'ébrouent, avec l'ardeur du coursier fougueux, hennissant et cabré. Pour le subjuguer, il faut une main savante. Aucun geste rude n'y serait habile. Mais il désire, en son enivrement juvénile, faire se développer ses actions sous des regards approbateurs. C'est sans doute à ce service impressionnant et inoublié qu'il faut attribuer l'allumement et le prolongement d'une gratitude excessive.

Mais, pour conduire jusqu'à la parole la suite de ce raisonnement, il nous faut sortir de cette comparaison d'un instant à un aimable hippogriffe.

Il n'y a guère plus de quelques mois que ce jeune Chactas est à mon école. Un hasard le fait se trouver dans un groupe de Parisiens lettrés et artistes.

" Figurez-vous, m'écrit-il, avec un étonnement enjoué, non feint et réjoui - que je passe, dans ce milieu, pour une personne extrêmement intéressante !

" On trouve que je parle le français d'une façon inouïe, avec une justesse rare et une connaissance de la valeur des mots étonnante pour un étranger.

" On ne sait pas que le mérite en revient à une personne sublime qui m'a appris à connaître les choses, à les apprécier et à les aimer. Alors, dans ces moments-là, mon bon ami, je sens redoubler, pour vous, mon affection déjà cependant si vive ! "

Tel est le premier accent, et, je le répète, le leitmotiv de tout ce qui va suivre. - Le pauvre enfant, qui croit plaisanter en disant qu'on lui trouve de l'intérêt, ne sait pas que la personne dite sublime est elle-même tombée sur un sujet fort exceptionnel ; et bien particulièrement en ce qui concerne les questions de linguistique.

" Les uns, dit saint Paul, ont le don des langues ; les autres ont le don de les interpréter. " Saisissante démarcation de deux familles d'intelligences. Mon ami appartenait à la première de ces deux familles; mais à un tel degré de rapidité, dans le flamboiement du terme autour de sa parole, qu'il fallait en conclure à quelque redescente, en sa faveur, des langues de feu de la Pentecôte. Plus tard, il m'écrira, de Londres, avec ce communicatif enjouement qui le caractérise, dans ses bonnes heures :

" J'oubliais de vous dire que le langage ne me fait aucun défaut. Je ne sais pas bien au juste ce que je dis ; mais tout le monde me comprend sans difficulté. Tant mieux ! "

C'est alors que se place une de ces amusantes descriptions auxquelles il excellera, et qui seront une des grâces de sa correspondance " L'avantage qu'il y aurait pour moi à être très au courant de la langue anglaise, me fait m'y donner, en ce moment, avec toute mon application ; et, pour m'aider, en même temps que pour occuper ma soirée, je vais, tous les jours, chez un vieux petit bonhomme, le plus étrange et le plus curieux du monde. Depuis vingt-cinq ans, il n'est pas sorti une seule fois de sa chambre. Je prends avec lui une leçon qui me coûte un shilling; il me garde deux heures, et quelquefois plus; voilà déjà six leçons; et j'ai fait des progrès extraordinaires, non seulement pour parler, mais pour écrire en anglais.

" Le petit vieux est étonnant d'instruction, et de résignation, dans sa noire misère. Il parle l'allemand. Son auteur favori, qu'il possède presque par cœur, c'est Schiller. Il sait l'espagnol mieux que moi et nous traduisons Don Quijote. Quant au français, il n'y a pas de finesses qu'il n'en connaisse.

" Quelquefois, quand il veut rire, avec sa bouche, plissée et son œil fin, il récite des passages de Rabelais.

" Et, avec çà, l'accoutrement le plus indéfinissable. Je n'ai pas encore pu savoir avec quoi il était drapé, si c'est une vieille robe, ou une soutane. La seule chose que j'en ai pu saisir (car l'abat-jour vert qui couvre la lampe envoie directement des rayons indiscrets sui son buste), j'ai donc vu un énorme plastron en soie damassée noire, avec une petite épingle représentant une tête de mort. Quand il remue un peu pour me donner une explication, l'énorme plastron remue aussi ; et, alors, j'ai pu voir qu'il était directement placé sur la peau, d'où s'échappaient en même temps des flots de poils longs et gris.

" Voilà le portrait exact de la seule personne avec qui j'aie ici commerce d'amitié, et avec laquelle il me soit donné d'avoir quelques expansions. "

Le portrait n'est-il pas bien tracé, sans écriture cherchée; mais vu d'un œil  artiste et rendu avec la touche alerte et pittoresque des bons faiseurs de Mémoires ? Cette touche, nous la retrouverons, toujours allégrement inspirée, et nettement posée. J'ai voulu, seulement, et l'occasion s'étant d'elle-même offerte, en donner un échantillon. Mais il convient de procéder avec plus de méthode, si nous ne voulons pas nous égarer au milieu de tant de fragments épars et de phrases dispersées.

Relisant ceux qui m'ont paru les plus expressifs, parmi eux, il m'a semblé que je pouvais en composer quatre groupes ordonnés, qui me permettraient de les assortir avantageusement pour eux, tout en les employant à une auto-description de Celui dont ils émanent.

Ces quatre groupes, eux-mêmes subdivisés en plusieurs parties, pourraient s'intituler: CARACTÈRE, AFFECTION; PERSONNES ET FAITS, MALADIE ET MORT. Ces titres parlent d'eux-mêmes. Le premier groupe nous renseignera sur l'essence même de l'individu. Le second parlera du sentiment qu'il m'avait voué. Le troisième contiendra de ses appréciations sur beaucoup des spectacles ou des types offerts à ses regards aigus, à sa description primesautière.

Ces trois groupes feront l'objet du présent chapitre.

Quant au quatrième groupe, il répandra sa triste libation sur les pages consacrées plus loin à cette phase douloureuse.

 

*

 

Ce CARACTÈRE, il est fait d'élans et de dépressions. Pas de moyen terme. Rien de médiocre, ni de tempéré. Combien de fois l'ai-je comparé au Ludion, toujours au sommet, ou tout au fond de sa colonne de cristal. Ce caractère, les mots qui le définissent, et le résument, c'est Enthousiasme, Ardeur, Ferveur, Vibration, Élan. Pour cela, il m'était si cher !

Quelques traits corrélatifs, puisés dans la correspondance, entre leurs sautes et leurs alternances d'espérances et de désenchantements, couleur du temps et couleur de l'âme: et toujours avec le leitmotiv du dévouement et de l'affection:

" Mon cher ami, me voici donc de nouveau dans ce cher Paris qui m'accueille avec sa plus belle parure de fête. Matinée radieuse, temps exquis, non sans une petite pointe de froid, qui ne fait que ragaillardir et vaut mieux que l'éternelle et délétère étuve atmosphérique où je vous ai laissé. " (aux bords de la Riviera). - " Je suis très bien disposé, ce matin, et je vois tout en rose. "- " J'envisage la rentrée avec confiance, espoir et plaisir. " - " C'est vrai, que de choses sérieuses nous avons en train ! Mais trous triompherons ! " - " Je me sentais hier une force de 5O0 chevaux, persuasive et convaincante. Je saurai la retrouver, chaque fois qu'il s'agira de vos intérêts. "

" Oh! que ne puis-je communiquer aux personnes qui peuvent vous être utiles, le feu sacré dont je suis plein ! " -

" Hélas ! les jours se suivent... mais il semble avoir conservé encore quelques rayons de la radieuse journée d'hier. Je crois que, si j'étais né dans l'Antiquité, j'eusse été un fervent dévot de Zeus, tellement le vivifiant soleil a de plus en plus de pouvoir sur moi. Il est, pour mon tempérament, ce que vous êtes pour mon esprit. " - " Votre lettre  de ce matin est du genre de celles qui m'encouragent et me transportent. " - " Je ne peux pas m'empêcher, et je crois que je ne le pourrai jamais, de me sentir gai, fier, expressif, descriptif, etc., etc., quand vous m'encouragez par votre bonté, votre bonne grâce ;  et stupide, borné, court, quand vous ne le faites pas. " - " Je regrette que vous répondiez sans chaleur à ma dernière lettre, dans laquelle j'avais mis la meilleure partie de moi-même, au point d'en rester, pendant quelques jours, faible, exténué, épuisé. " - " Je vous communiquerai toute la satisfaction intérieure dont je suis plein et qui vient de très haut ; quoique je ressente aujourd'hui la dépression fatale (les lendemains de grande exaltation. " - " Vous m'avez assez souvent vu déprimé, pour savoir que je peux rebondir, de même. " - " Dans ce trouble général, je ne vois enfin que vous de clair et de lumineux, et je vous aime de tout cœur. "

Et, comme le hasard le ramène dans un lieu, où j'avais naguère remporté certain succès d'art, il écrit, plutôt il s'écrie :

" J'y suis allé pour me ressouvenir des plus belles heures de joie ivre que j'aie passées de ma vie. "

Puis, ce dernier mot :

" J'arrive ici (dans an restaurant), glacé, mal à l'aise, en proie à une indescriptible dépression, sans appétit, enfin malade comme un chien, quand le garçon, sans trop savoir pourquoi, m'apporte un journal du jour. Je reconnais le titre. Je comprends que c'est votre article. Je le relis, je l'admire. A l'instant, je me trouve mieux que jamais, léger comme une gazelle, avec un appétit de tigre. Tout cela, en moins de temps que je ne mets à vous le dire. - Soyez donc béni, ô enthousiasme, ô sacrée suprématie de l'intellect sur notre pauvre machine humaine !... "

Autre exemple : il est très souffrant, alité, cette fois, atteint d'une influenza compliquée d'un dégoût de toutes choses. Sur ces entrefaites, Georges Hugo nous envoie des billets, pour toute la série des fêtes du jubilé de son aïeul. Je préviens le malade. Il bondit, exulte, s'exalte; il est réellement guéri et, non seulement en état d'assister aux cérémonies, mais d'y prendre part avec une allégresse sans bornes.

 

*

 

La première de ces subdivisions du CARACTÈRE, Je l'intitule: Esprit et Grâce. Elle contient quelques mots enjoués, quelques paroles affables, dont nous trouverons, au reste, plus loin, des types plus accentués et en plus grand nombre.

Ses toutes premières lettres, celles de 86, dans lesquelles sa verve débute, où son verbe s'essaie inconsciemment, insistent sur ce point, qu'il ne sait ni voir, ni écrire. Et, comme il arrive souvent à ceux qui font cette affirmation avec sincérité, il prouve dans le même instant, qu'il voit avec acuité, qu'il écrit avec charme, qu'il décrit avec justesse. Je le répète, il a déjà ce style spontané des mémorialistes que, plus tard, il doit aimer avec passion.

Son hésitation entre plusieurs idiomes lui fait émailler sa phrase de barbarismes d'amusant aspect. Il parle d'un homme à l'air méditabond, du degré de bienté entre une personne et une autre, et des " bonnes absences que fait " de lui quelqu'un qui le loue hors de sa vue.

L'idée d'un revoir le fait " tressaillir de joie ". Il a découvert des bibelots qui l'ont fait frémir de plaisir à l'idée de celui qu'ils devront causer. Mais, en songeant qu'ils pourraient lui échapper, il sent " sa vie s'enfuir " ! (sic). N'oublions pas qu'il s'agit d'un Méridional d'Amérique, ainsi que le disait spirituellement une de nos Amies. L'hyperbole est son élément: il la manie avec un rare bonheur. Il en tirera, sans y penser, des effets saisissants. Il amplifie avec sincérité, et c'est, avec sincérité, qu'il exagère. Mais, pour le moment, nous n'en sommes qu'aux gracieusetés, aux dehors affables. Il écrit :

" Que de choses à dire ! Mais, puisque nous allons nous revoir, je les garde pour le tête-à-tête, et pour le bras-dessus-bras-dessous. "

Ses sollicitudes sont délicates, ses soins vigilants :

" Hier soir, en présence de ce froid, je suis allé dans votre jardin, mettre les arbustes en sûreté au fond de la véranda. Cela n'a pas été sans utilité; car, cette nuit, il a gelé fort. "

Ailleurs :

" Mes pensées vont toutes vers notre rencontre. Ce matin, je discute avec moi-même sur le sujet de la plantation des plates-bandes. Elles sont plus belles et plus durables quand on s'en occupe de bonne heure.

" Puisant des forces dans le désir de vous servir et de vous être agréable.

dès votre départ, je suis moi-même parti  à la recherche de ce qui manquait encore pour l'achèvement de la jolie œuvre de décor que nous avons commencée ensemble.

" Je tiens à vous dire avec quelle émotion ravie et attendrie, je jouis de cette belle demeure " où tout n'est qu'ordre et beauté ". Pas un coin n'est oublié ; vous en serez surpris vous-même. Il est vrai qu'il s'agit de vous faire plaisir, et qu'il faut que tout soit digne de vous recevoir. "

Il aime les fleurs; surtout celles qui me sont chères. Il écrit de Bâle :

Tout l'Hôtel est décoré d'hortensias bleus. Est-ce un hasard? En tous cas, cela m'a paru de bon augure. "

Et, de passage au Pavillon de Neuilly :

" La maison m'a semblé en bon état, la cour, toute rose d'hortensias, et les lauriers, beaux comme ceux de Corfou ! "

Et cette phrase touchante :

" Je vous écris de ma petite chambre, où brille un petit feu, et près d'une tasse de thé. Tout cela environné de silence; moi, au milieu; rasséréné et calme. Et je suis tenté de croire que voici une heure de parfait bonheur ! " Voilà pour la grâce.

Voici maintenant pour l'esprit; j'entends cette juvénile gaîté, ce comique drôle, avec lesquels il présente de menus faits.

Il s'agit de trouver une chauve-souris qui doit servir de modèle à un artiste de nos amis, pour l'exécution d'un bronze :

" Voici un " phylostome fer de lance ", tout frais. Faites bien attention. Je l'ai loué très cher. Il y a de grandes responsabilités. On peut ôter les épingles et lui donner la forme qu'on voudra.

" Je viens de rencontrer Gandara, qui est en train de commettre l'indiscrétion de regarder cette lettre par-dessus mon épaule. Il me raconte des choses merveilleuses, que je vous conterai moi-même demain. Amusez-vous bien; et soignez bien le phylostome ! " - " Je trouve ce feuillet et je vous écris pendant qu'une fille sans grâce et sans beauté se met au piano et fait du bruit sans charme ". - " Ici, grande solitude. Seule, la volumineuse et ballottante figure du Marquis d'A..... persiste, et se dessine sur l'Océan. "

- " Après la messe de ce matin, je suis allé voir le père Capias (un mendiant centenaire), dans la chambre que vous connaissez. Je l'ai trouvé tout joyeux, et rasé de frais. Moi, grelottant et emmitouflé, lui, gaillard, en gilet. - Et comme je lui demandais : " Comment, Père Capias, vous n'avez pas froid? Il m'a répondu : " Je ne suis pas si c... que ça ! " - Quel enseignement ! "

Enfin, il parle tour à tour de " la callosité morale que ferait à l'esprit l'abus des protestations " ; de " l'enfer mouillé ", que lui représente, par un temps de pluie, un endroit ennuyeux; puis " d'un vin de Tokay, bu chez Madame Madeleine Lemaire, et dont, en le buvant, il semblait qu'on bût le printemps, avec toutes ses fleurs ! "

Il parle " d'un ménage bourgeois, persuadé que l'air bourru et désagréable constitue la distinction " ; - d'une veuve, " dont la rousseur déconcerte " ; et d'autres personnes en deuil " avec leurs larmes paralysées et refroidies, leurs larmes en gomme arabique ! "

Certain brouillard de Londres lui donne " envie d'éclater en sanglots, comme les serviteurs d'une de nos amies, en présence des nuits claires de Norwège. "

Il ne s'étonne pas qu'une vétille me manque parmi " les trois millions de choses " que je possède. - Un lendemain de Mardi-Gras, il se déclare " d'humeur grisâtre et cendrée ". Enfin, sur le point d'arrêter une cuisinière récemment sortie de chez une dame de ma famille, il lui demande les raisons de sa rupture avec cette patronne. Et le cordon bleu de lui répondre : " C'est que Madame la Marquise était trop atrabilieuse ! "

Certains traits qui vont suivre se teintent de philosophie, et je les rassemble sous ce titre.

" Vous avez dû recevoir dans votre solitude les nouvelles du désastre de la pièce de M. de Goncourt, à l'Odéon. J'ai bien pensé à vous en voyant comment des vaut rien (sic), des c... d'encre traitent une personne consacrée. - Je ne doute pas que la pièce ne soit un chef-d'œuvre, à en juger par les blasphèmes que lance le vulgaire effrayé. "

Il juge sagement certaines différences de races :

" Dans ce pays-ci (en Angleterre), ce que vous appelez : mon don d'éloquence, produit le plus mauvais effet, et je ne puis y réussir que par le laconisme et le mutisme les plus complets. Aussi, je me contiens le plus possible. "

Il déclare " aimer les vieilles habitudes " ; mais ne pouvoir " s'accoutumer au subordonnement des circonstances, " En art, il est de bon conseil : " Pour les sonnets, je pense que l'absence de titre, chez certains, augmentera la valeur de ceux dont le titre s'impose. " Il affirme qu'en amour, " les paroles éloignent les faits. " - Il parle de raréfier une correspondance, pour " permettre au temps de fournir des choses à dire." Il constate " l'espoir menteur, et renouvelé du jeu " ; - et " l'exagération qu'alimente la solitude. " - Puis, comme c'est à moi que ce discours s'adresse, il ajoute : " Sans vous faire de reproches, on peut dire que vous êtes né, que vous vivez et que vous mourrez en exagérant la protection ou le bannissement. "

 

*

 

Comme dernier trait de ce caractère, j'ai gardé cet Amour Filial qui lui donne une touchante beauté : - " Quid dicam de pietate in matrem " - Que dire de sa tendresse pour sa mère? écrivait Lélius parlant de Scipion. - Cette parole peut s'appliquer à mon Ami. Écoutons-le ;

" Je viens de finir tous les livres que vous m'aviez prêtés, de Loti. Que de choses charmantes! J'ai pleuré comme un enfant en lisant des scènes d'une touchante simplicité qui me reportaient, là-bas, à Toucouman, chez ma mère, dont je retrouve, dans presque tous ces romans, la physionomie et le caractère. " - " J'ai reçu hier une longue et très intéressante lettre de ma querida madrecita, de qui je commençais à être inquiet. Elle est encore très impressionnée par une espèce de pronunciamento, ou révolution, dont le paisible Toucouman vient d'être le théâtre: Elle me raconte que les balles ont sifflé pendant deux jours et deux nuits dans la cour même de sa maison, où elle avait été obligée de s'enfermer avec Carmen (une jeune servante) et de rester quarante-huit heures sans boire ni manger. Toutes ces choses ont beaucoup fatigué ma pauvre chère mère ; et elle me dit qu'elle ne compte plus que sur mon arrivée, pour se remettre. " - " J'ai reçu la plus touchante et la plus tendre lettre de ma chère mère, dont le silence prolongé commençait à m'inquiéter. Cette lettre m'a été remise par l'intermédiaire du Consul Argentin à Bordeaux. Ma mère est très malheureuse, à cause de la perte probable et prochaine de Carmen, sa seule compagne, qui s'éteint lentement à l'âge de 19 ans, emportée par une inconnue et étrange maladie. Ma mère me dit que maintenant, il faut plus que jamais que j'aille combler ce vide, et qu'elle m'attend toujours dans sa misteriosa soledad.

" Cette lettre, reçue dans une mystérieuse solitude, m'a fait pleurer à torrents. "

" Oui, il faut attendre avant de donner une forme à mes projets filiaux. C'est peut-être parce qu'ils sont si beaux que je crains de les réaliser. J'envoie à ma mère un souffle de vie en lui faisant la promesse formelle d'aller la retrouver. " Le principal, comme elle dit, c'est de se revoir. "

" Une chose qui est venue me tranquilliser, c'est la réception d'une longue lettre de ma chère mère, bien triste et dolente, et qui n'a bien ému. Une espèce d'éruption de tendresse endormie a eu lieu dans mon âme, de toute cette tendresse. emmagasinée en moi, depuis si longtemps. Cette crise de pleurs (je n'ai pas honte de l'avouer) m'a fait beaucoup de bien. Ma mère me désire et m'appelle. Jamais elle ne m'a écrit une lettre aussi nette, aussi émouvante, aussi touchante, me montrant le devoir sacré que j'ai envers elle, dans ses derniers jours.

" Mon dimanche prochain, je vais le consacrer à lui répondre, lui disant bien franc la situation, lui promettant de faire tout mon possible en ce moment favorable, et d'employer toute mon activité pour aller là-bas, payer cette dette d'amour filial ! "

Dans l'intervalle, le voyage s'accomplit : en 90. Nous en verrons plus loin de plus longs récits.

" Comment vous dire maintenant que je touche à ce bonheur tant désiré, le degré de ma reconnaissance pour m'avoir aidé à le réaliser ? Je laisse à l'avenir le soin de vous prouver que vous n'avez pas eu tort en me faisant tant de bien. " - " J'espère que vous avez reçu nos lettres du 5 juin. je dis nos, car ma mère a voulu vous adresser quelques paroles sincères et senties. Je vous prie en grâce de lui répondre directement, car elle y compte, ainsi que sur un portrait. Vous ne pouvez vous représenter combien elle vous aime, et les jolies choses qu'elle disait en contemplant votre image. "

L'heure du départ est arrivée. Ils ne doivent jamais se revoir !

" Malgré votre flatteur encouragement, je n'essaierai pas cette fois de vous décrire la déchirante séparation d'avec ma mère ! Pour elle, c'était le trépas, c'était le cimetière, pire encore, puisque ce qu'elle se voyait enlever par une destinée plus forte et plus cruelle que la mort, c'était comme un cadavre vivant que l'on arrachait de ses bras !

" Moi aussi, j'ai beaucoup souffert; mais je puis m'en distraire. Tandis qu'elle !... - J'ai du moins la satisfaction de penser que, tout le temps qu'il m'a été donné de passer auprès d'elle, j'ai tout fait pour lui être agréable, pour la soigner, pour lui éviter de mauvais moments. Cette consolation me calme un peu, car je suis resté dans un état de sensibilité tel, que je me trouve seulement un peu à l'aise quand je puis m'y abandonner librement, et à portes closes. - Oui, je vous en prie, un mot pour ma mère. Elle a tellement besoin d'une consolation de cette grandeur ! "

" Je viens de recevoir, de Londres, où elles avaient été adressées, des lettres de ma mère. Jamais sa tendresse, ni ses regrets ne m'ont ému davantage. Elle me dit que le merveilleux arbre (II en sera parlé.) commence à se peupler, et que tout annonce le printemps ; mais que ma voix lui manque pour compléter le concert. - Pour vous, elle me charge de mille choses touchantes. Elles sont venues raviver toutes les heures que nous remplissions là-bas de votre souvenir. Comme elle vous aimait, d'après mes récits. Elle s'était tellement habituée à vous considérer comme un être surnaturel, qu'avec la sincérité qui n'existe que dans ce pays-là, elle n'aurait nullement songé à douter si je lui avais dit qu'au moment où vous me quittiez, quand j'allais la rejoindre, je vous avais vu frapper du pied la terre, et vous envoler vers des régions inconnues, emporté par des ailes d'or ! "

Une heure plus cruelle a sonné. Il est à Tunis, et m'écrit, en 1901, le jour des Cendres :

" Ce mot sec et laconique, comme un coup de trique, m'arrive. Vous le comprendrez. Il s'agit, comme vous voyez, d'une attaque d'apoplexie qui aurait frappé ma pauvre mère. Mais je ne me fais aucune illusion. On sait ce que c'est que ces mots de préparation. Je suis, anéanti de douleur et d'angoisse, sans avoir un cœur sur lequel tomber dans cet horrible moment, où je vois bien que, pour la première fois, je connais la douleur.       

" Ce qui augmente mon serrement de cœur et d'entrailles, c'est, en somme, l'incertitude.

" Par moments, je me reprends à espérer que ce n'est pas ; mais, vous aussi, vous ne pensez pas qu'on fasse traverser l'Océan à une si terrible alarme quand il y a encore de l'espoir,

" Et pourquoi la destinée a-t-elle voulu que je reçoive cette triste nouvelle dont, bien que cent fois prévue, je ne pensais pas qu'elle m'apporterait un si effroyable et indicible déchirement, sans que vous soyez là, seul ami qui puissiez me consoler, et atténuer ma suffocation douloureuse ?... "

Il continue sa route désolée par la Sicile et l'Italie. De Palerme, il me récrit :

" Bien cher Ami, votre mot réconfortant et attendu m'arrive, et me donne un peu de courage, dans le désarroi où je me trouve. Je suis affaibli et sans forces, après ce long va-et-vient, par ces trois semaines de froid. Et ces rudes moments m'ont trouvé bien mal préparé pour résister à un tel assaut.

" L'incertitude est atroce. Je reçois deux nouvelles lettres désespérées, navrantes, à cette distance, et qui déchirent mon pauvre cœur impuissant. Non, parmi les remords divers qui m'accablent, celui de l'insuffisance des ressources manque heureusement ! Ma pauvre mère m'avait écrit, il y a environ six mois, que ses affaires embrouillées s'étaient rétablies, et qu'elle n'avait besoin de rien. Hélas ! que vous dire encore ? Je fais, pour vous écrire; un sacrifice surhumain. Voilà pourquoi je n'entre pas dans le détail de vos bonnes lettres, toutes reçues. J'ai bien songé à partir. immédiatement pour Marseille et Tarbes, seul lieu où mon chagrin aurait trouvé un apaisement, plutôt que dans ces chambres inconnues, uniques théâtres et seuls témoins de mon étouffante angoisse !

" Comment vous exprimer ma reconnaissance pour votre bonté déchaînée dans ma triste et cruelle expectative ? - Qu'il me suffise de vous dire que mon cœur ému, qui n'aura désormais à aimer, que vous, enregistre, pour vous les rendre au centuple, toutes ces démonstrations sensibles. - Ces chocs inattendus, tristement au-dessus de mes forces, m'ont achevé.

" Le déchirement dont je souffre est, non seulement moral et cordial, mais cruellement. physique. Ce nouveau coup, survenu au moment où je commençais à espérer - tels nous sommes ! - me rend bien malheureux, et si loin de toute présence amie, et sincèrement compatissante.!

" Je ne vous parle pas des tristes détails qui m'arrivent par chaque courrier : la longue agonie, où mon nom seul était prononcé, mêlé à des regrets et à des reproches ! - Elle, si chrétienne, et si résignée, se révoltant à l'idée de mourir sans m'avoir revu ! Autant d'inexorables détails qui viennent aviver ma blessure, et accentuer mes remords !

" Puisque vous comprenez si bien ce que j'éprouve à l'idée de mon douloureux retour, j'ajoute que la seule chose capable de me l'adoucir serait de vous retrouver sur le seuil, et de vous serrer longuement et silencieusement la main !... - Oui, ce serait bien consolant d'arriver dans une maison paisible, de s'étendre enfin sur un lit connu, de serrer une main amie, après tant de cahots, tant de tristesse ignorée, de solitude inconnue et de larmes refoulées ! "

Il arrive à Naples :

" Je n'ai ni le goût ni le courage d'entreprendre aujourd'hui le récit d'une visite chez la Marquise de Casa-Fuerte, où j'ai dû me rendre, malgré mon sourire cassé; et où je vous ai servi de mon mieux, devant un groupe choisi, dont Madame Serao. - Parlons de vos bonnes lettres, si douces, si touchantes et si vraies ! C'est presque à se féliciter d'être malheureux et malade, pour les avoir déterminées et méritées. Vous savez combien je les ressens !

Elles m'ont été particulièrement, cette fois, un baume fort, qui m'a fait oublier - et qui me fait espérer ! "

Voici maintenant le leitmotiv de l'AFFECTION qui, pour excessive qu'on puisse la tenir, n'en a pas moins droit d'être considérée comme l'une des plus nobles qui ait fait battre le cœur d'un être. Ce sera le titre de la seconde des trois grandes divisions qui partagent les extraits cités dans ce chapitre.

Cette affection, j'ai bien pu en écrire, à un prêtre qui m'en parlait, au lendemain de l'avoir perdue :

" Je ne dirai pas : avoir mérité (on ne mérite pas de telles faveurs); mais avoir obtenu la prédilection d'un cœur si haut, d'une âme si belle, demeurera la gloire et l'honneur de ma vie ".

Ici la documentation fourmille, foisonne, pareille à d'envahissantes graminées de sentiments, à de gourmandes végétations de pensées. Et, parmi, bourdonne, susurre, murmure l'essaim tour à tour triste, ou joyeux, des récurrences et des souvenirs. Ces fragments sont rangés par ordre de dates, à partir de 1885.

" N'êtes-vous pas la seule personne au monde qui ait droit à tout Ce qu'il peut y avoir de bon et de noble dans mon âme ? - Je commence décidément à me faire à la solitude. Hier, j'ai passé toute la journée dans les bois. J'y ai beaucoup pensé. Tout d'un coup j'ai senti qu'il se faisait comme une aération dans ma tête; et j'ai compris, plus clairement que jamais, dans quelle mesure je vous suis attaché, et tout ce que je vous dois. - C'est à vous que je dois de voir clair. - La chose est bien simple : vous savez à quel point je tiens à votre amitié, et combien elle m'est chère. Eh bien, si, en partant, je puis la conserver, et si, en restant, je dois la perdre, je n'hésite pas un seul instant. Tous les plaisirs imaginaires que je pourrais goûter, seraient empoisonnés par le manque de la douce chaleur de votre affection. Je n'ai qu'un désir, c'est de vous être agréable ; et je suis plus que jamais prêt à vous le prouver.

" C'est dans cette atmosphère de grandeur, où l'on se détache de toutes les petitesses et de toutes les frivolités de la vie, que j'ai mieux senti la valeur de votre amitié, et, par suite, toute la sincérité et la loyauté que je vous devais en échange.

" Je pourrais vous écrire plus posément; alors il n'y aurait certainement pas de pâtés ; mais aussi vous ne trouveriez pas, dans ces pages, l'empreinte de mon âme, qui se voit ici dans chaque ligne.

" Je vous écris de ma petite chambre, après une journée bien remplie et heureuse. Je ne crois rien pouvoir vous dire de plus agréable, à vous qui avez été si bon pour moi. Comme j'aime maintenant cette chambre ! Elle a entendu les voux faits par vous sur tous les tons. Elle entend, maintenant, les bénédictions que je vous envoie pour les voir couronnés, grâce à vous.

" Votre dernière lettre interprétant mal mon silence a fait jaillir les flots de sentiments qui vous sont réservés au fond de moi. Sachez que, dans ce cœur de mon être, je nourris la plus grande et la plus sainte des affections, la plus sincère et la plus pure. - En vous je puise le courage dont j'ai besoin, vous représentez mon salut, vous êtes mon espérance et mon bien. "

" Je compte ne pas faire de phrases, cette année, pour vous la souhaiter bonne et heureuse. Vous savez bien ce que je pense, et comment je vous suis attaché L'année qui vient de finir, et où votre constante affection pour moi a réalisé le miracle que vous savez, resserré plus étroitement les liens qui nous unissent ; et, dans ce moment où je me pare de toute la sincérité qui est à ma portée, je vous jure que je ferai désormais tout, pour ne pas démériter de cette amitié ennoblissante, qui est la gloire et l'orgueil de ma vie.

- " N'ayez jamais l'idée que je puisse vous reprocher quoi que ce soit. Sachez plutôt que, jusqu'à mon dernier accent sera pour vous bénir. " - " Dieu me garde de douter, un seul instant, de votre amitié ! - Que me resterait-il alors ? -- Que serais-je sans elle ? - Vous savez que ce sentiment constitue ma richesse, et que, si je désire arriver à quelque chose, c'est pour le mériter davantage. N'êtes-vous pas l'arbitre de ma vie, et le maître de ma destinée ? " - " Ne doutez jamais de ce que je vous dis, soit espérance, soit découragement. Si je commençais par vous tromper, Vous, à qui, dans le monde entier, ouvrirais-je mon cœur ? " - " Votre lettre de la Fête-Dieu en a fait une véritable fête pour moi. La partie encore sévère ne m'a pas fâché ; car, enfin, chacun sait bien, quand il s'examine, ce qu'il a de blâmable. Quant aux phrases que vous traitez avec trop d'indulgence, sachez qu'elles ont été écrites avec la plus grande simplicité, et sans se douter qu'elles seraient jugées dignes d'un si bel éloge. Mais je suis heureux de voir que les deux sentiments que j'ai le plus à cœur, que je respecte le plus et qui prennent plus de consistance, de jour en jour, n'ont pas été suspectés : mes bonnes résolutions et le culte que je vous ai voué. Ç'aurait été cruel ; car mon affection pour vous est en relation directe avec ces bonnes intentions ; et je pense à vous avec cette sérénité que donne la conviction qu'on a droit à la réciprocité d'une amitié précieuse. " - " Ce n'est pas un crime, après tout ce que je vais vous dire. Quoi d'étonnant si la seule idée qui me réchauffe et la seule chose qui me sourie, en ce moment, soit de rejoindre mon seul ami, ce qui constitue toute ma famille et tout ce que j'aime dans ce monde. Là, vivre ignoré, n'existant que pour lui être utile, et ne demandant, comme seule récompense, que le bonheur de le voir dans l'intimité de ses heures perdues. Dans l'existence de mon ami, il y aura sans doute, de grands changements, des déménagements, des aménagements, au cours desquels mes services pourraient être utilisés. - Voilà ce que je pense, quand je me surprends, ma tête entre mes mains. Tout cela, est-ce autant de chimères irréalisables? Peut-être. Mais elles me servent de lénitif à cette triste et froide réalité ; et vous ne pouvez pas m'en vouloir beaucoup de venir humblement vous offrir d'être, pour vous, mieux qu'un serviteur fidèle, et plus qu'un indifférent ami.

" Enfin, dans la lettre que j'attends de vous, répondez-moi à ce sujet. Je m'inclinerai comme toujours devant votre volonté sacrée ; et, fût-elle contraire à mes désirs ardents, j'aurai toujours eu un moment de bonheur, en vous faisant cette demande, et en la croyant possible, même un instant. "

- " Ce retour,j'y aspire avec véhémence; je désire, avant de rentrer dans la vie sérieuse et occupée, me fortifier par votre vue, et puiser en elle le courage nécessaire. " - " Je vous attends avec une joie sans pareille, pensant, au fond, qu'après tant de luttes et d'efforts, j'ai bien mérité cette récompense, la meilleure qu'on pouvait me donner dans ce monde : vous revoir ! " - " Je vous dirai que je nage dans des flots de joie à l'idée de vous revoir. Il me semble que, tous les jours, je vous comprends et vous apprécie davantage. Hier, j'ai eu une crise de nostalgie. Alors, je me suis concentré pour mieux me souvenir de cette expression si vive, de cette voix si forte, de ces paroles si sensées. Et, me rappelant toutes ces choses, j'étais heureux, et j'ai remercié la Providence de m'avoir donné un ami tel que vous. " - " Je vous attends avec une joie qu'on pourrait comparer à la plus poignante angoisse ; et il me semble que je n'aurai jamais goûté votre précieuse compagnie comme je me propose de le faire maintenant. " - " Je suis encore tout imprégné de votre bonne grâce, et de la délicatesse de votre accueil. Vous n'auriez pas mieux fait si nous nous connaissions depuis huit jours !

" Vous savez que je vous suis dévoué, corps et âme, et pour toute la vie. Disposez donc de moi, comme vous voudrez. Je donnerais tout pour vous épargner des moments de tristesse. - C'est votre découragement surtout qui m'attriste. - Il est vrai qu'il me coûte toujours beaucoup de m'objectiver dans la dureté et la sécheresse de " l'Auteur de vos jours ! " - " Mon Dieu ! si une vraie affection, une vraie tendresse, un vrai dévouement pouvaient se capitaliser, comme vous seriez riche !... " - " Votre mot de ce matin m'a attristé, parce que j'ai cru lire, entre les lignes, du découragement. Oui, j'ai du remords de me trouver loin de vous, en ces moments affairés, et un signe de vous suffirait pour me faire accourir. " - " Je suis bien content de vous savoir plus calme. Je crois que vous avez pris le meilleur parti, et que tout finira selon vos vœux. Vous n'avez pas eu tort de me faire partager votre désarroi ; cela soulage quelquefois. J'en ai tellement pris ma part, que j'ai renoncé, au dernier moment, à une matinée où je me faisais une fête d'aller. La tranquillité de quelques sentiers perdus était plus de saison. " - "  Votre mot m'attriste profondément, puisque vous me retirez le droit d'être auprès de vous quand vous souffrez. Mais vous ne sauriez imaginer combien je redoute de vous aborder quand il existe entre nous un malentendu quelconque; seul nom pouvant convenir à quoi que ce soit qui nous sépare. J'abdique donc tout sentiment qui ne peut être, que factice et morbide; quand il ne s'agit pas de vous. J'irai vous trouver demain matin, soumis et libre, pour ne plus tous quitter qu'après vous avoir vu rasséréné. Je vous assure de toute la profondeur tendre de mon reconnaissant dévouement. " - " Dites-moi que vous êtes bien remis, que votre esprit se rassoit, que votre belle et féconde imagination a pris son essor ; que, dans votre grand et généreux cœur, il y a toujours une petite place, faite d'indulgence et d'affection pour moi, et sachez-moi, alors, bien heureux ". - " Dans ma vie de prodigieuse activité, ces dernières semaines, la seule source où je puisais paix et gaîté, c'était le plaisir préventif de vous revoir; mais sans aucune de ces arrière-pensées qui font les entrevues amères. " - " Inutile de crier à nouveau la justesse de tout ce que vous dites. Vous savez bien jusqu'à quel point je vous considère comme un oracle, quand je ne juge pas à propos de faire l'idiot ! " - " J'ai été bien profondément touché de votre bonne lettre de ce matin. Je n'ai besoin de m'inspirer d'aucun exemple pour vous vénérer ainsi que vous le méritez. Il suffit que l'opacité fasse place à la lumière. " - " Je compte toujours sur votre sagesse et inépuisable bonté pour comprendre et pour excuser.

" Vous savez avec quelle sincérité je regrette quand je vous déplais. J'ai passé, à cause de cela, une journée empoisonnée. " - " Malgré mon malaise et les restes de ce cruel énervement dont le résultat a été de nous peiner, ma première pensée est à vous. Puissent ces lignes finir d'effacer ce souvenir douloureux ! " - " S'il m'arrivait de vous déplaire sérieusement, je souhaiterais de quitter l'existence pour vous témoigner mon regret de vous avoir offensé, vous que je considère comme une personne sacrée, et m'inspirant une gratitude que je suis prêt à lui prouver avec ma vie ! " - " J'irai chercher auprès de vous l'apaisement qui ne peut me venir que de votre bonté. - Comme je crains de m'être laissé influencer, dans ma dernière lettre, par le triste temps qu'il fait ici depuis mon arrivée, et comme je désire que le jour de Noël, vous n'ayez rien à me reprocher, je m'empresse de vous écrire ce mot pour détruire cette mauvaise impression. " - " Quoique, très attristé de votre silence, je ne veux pas que le Noël vous trouve sans un mot de salut de moi, et un commencement de mes vœux, toujours très fervents, et ardemment dévoués pour tout ce qui vous touche. " - " Enfin voici de vos chères nouvelles, si affectueuses et si évocatrices !... Oui, je me crois ici; mais en réalité, je ne vis que là-bas depuis que vous y êtes, et en vous lisant, je revois ce cher cadre, si rangé et si calme, si modeste et si grand ! Et un sincère, un cuisant regret me prend de n'être pas auprès de vous. (Il est à Biskra). Même la pluie m'attirerait ! Ici, on finit par la souhaiter, depuis trois semaines d'inexorable soleil, sécheresse et ciel bleu.

" je me suis juré de ne plus m'absenter de vous. Je souffre trop de la solitude et de la distance. "

Le réconfort qu'il tire de mes lettres, les lignes suivantes en fout foi :

" Quant à ce que vous dites de mon Étoile, c'est bon à vous; mais je ne sais si je crois encore en elle. Peut-être vous êtes le seul ayant le pouvoir de la ternir ou de la faire briller. Je crois même n'avoir ressenti les symptômes de posséder une étoile que depuis que vous m'avez honoré de votre précieuse amitié. - Vos encouragements me font redoubler de courage. Je lis, je médite et j'espère ! "

" Je regrette beaucoup d'avoir laissé passer déjà un jour sans répondre à votre chère lettre ; une de celles dont le seul moyen de reconnaître sa beauté, et sa bonté, est de répondre sans délai. " - " Nous avons tellement épuisé les termes qui expriment l'émotion ou l'attendrissement, que me voilà fort embarrassé pour vous donner une idée de l'effet qu'a produit en moi la lettre de ce matin, pleine de solennité, de grandeur et d'espérance. Elle m'a ramené à la vérité, moi qui croyais qu'il serait préférable de ne la regarder en face qu'en me réveillant dans le monde nouveau. C'est pour cela que mes dernières lettres feignaient d'êtres gaies, et mêmes railleuses. Je voulais ainsi me tromper moi-même, faisant comme les enfants qui, dans l'obscurité, éclatent de rire, pour ne pas avoir peur. Mais ne croyez pas, pour cela, que je me sente faible. Non, la dose de force et d'encouragement que m'a donnée votre belle lettre de ce matin, peut durer indéfiniment. " - " Les paroles si flatteuses et si bonnes de vos deux lettres, me remplissent de la plus juste fierté, et du plus noble orgueil. Vous êtes mille fois bon de penser à moi ainsi, et de dire que je vous manque. Vous pouvez en déduire ce que je dis, moi? " - " Votre lettre du 23 m'a fait éclater mille fois de rire, et elle m'a fait pleurer. Celle du 25, je la reçois à l'instant. C'est une des plus belles qui me soient venues de vous ; pleine de bons conseils et de prévoyances vigilantes. Je veux la conserver, comme un monument de l'intérêt que je vous inspire, et de votre affection. " - " Vous dites que ma lettre vous a ému; que dirai-je de la vôtre ? Vous n'avez eu que deux larmes anticipées en songeant à celui qui n'est plus. Moi, j'en ai versé des torrents, et de bien sincères. J'ai entendu dire que, chez les âmes sensibles, les vraies joies, comme les vrais chagrins se traduisaient toujours par des larmes. C'est mon cas, comme vous voyez. " - " J'éprouve, un plaisir infini et étrange quand je reçois, de vous, ces nouvelles du jour même, et sans penser que vous tracez ces lignes de très loin, je crois, en les touchant, sentir palpiter quelque chose qui sort de vos mains ! - Quant à la proposition monstrueuse de cesser de correspondre avec vous, je n'y réponds même pas. Autant me proposer, pendant que vous y êtes, de me passer désormais du pain quotidien. - J'ai eu, ces jours derniers, de grands moments de tristesse; et il m'a fallu bien relire vos chères lettres pour m'assurer de votre affection, et continuer à avoir confiance et espoir. - Toutes ces désillusions, je les supporte ; mais vous savez que la seule qui m'atteindrait au cœur mortellement, serait celle qui me viendrait de vous. Je prie Dieu de me l'épargner. "

" Je suis accablé de vos bontés, et je ne sais que vous dire qui vous donne une idée du transport de joie que me cause la vue de l'enveloppe bleue qui m'apporte de vos nouvelles, et la preuve palpable que je ne suis pas oublié. J'ai eu hier, en recevant votre dernière lettre, une crise de reconnaissance, je ne puis l'appeler autrement. Non, je ne vous oublie pas ; je cherche, au contraire, dans votre souvenir, de la force et du courage. Mais je crois pouvoir me passer de protestations qui ne sauraient que se répéter avec monotonie. Vos dernières lettres, reçues presque en même temps, sont admirables. Elles ont touché et fait vibrer les meilleures cordes de mon âme. Je les ai lues et relues. Elles me faisaient le même effet, qu'à vous, la vue de la belle dame que vous savez. Je les trouvais, chaque fois, plus rares et plus précieuses. " - " Vos bonnes paroles m'ont apporté de la consolation dans cette solitude bruyante, où je me trouve, par moments, horriblement déprimé, dans cette immensité inconnue. " - " Vos bonnes paroles, qui ont le pouvoir de réjouir mon cœur, et de le faire jaillir; ont complété ma guérison. " - " Votre chère lettre achève cette guérison d'une crise de désespérance jusqu'ici jamais ressentie dans de telles proportions. Je suis sûr que l'idée de m'être mis enfin en règle avec vous par ma dernière épître a contribué, pour une grande partie, à cet heureux résultat. Les effroyables brouillards, dissipés depuis quelques jours, ont emporté, bien loin, je l'espère, ma tristesse !... "  - " Ne me laissez pas longtemps sans réponse. Vos paroles me feront, comme toujours, le magique effet que vous connaissez. Et peut-être, quand elles arriveront, aurai-je encore besoin de quelque chose qui me réjouisse, et achève de me guérir. " - " Pourquoi vous parler de choses tristes, à vous qui m'envoyez des lettres si pleines de lumière? Les deux dernières m'ont tenu sous leur charme, durant toute cette semaine, et fait oublier mes petites misères. Oui, quelle joie de se revoir ! Et surtout, dans ce pays de soleil. Je me trouve si seul dans cette ville obscure !... " - " Au milieu de ce froid, et de toutes ces privations, je vous prie de ne pas me laisser encore souffrir de ce côté. Au contraire, ne me ménagez pas les bonnes paroles. Je puis tout supporter, vous le savez, sauf d'en être privé. Et cette idée suffit à me plonger dans le plus mortel des découragements. "

- " Je viens enfin de recevoir votre chère lettre, qui m'a fait frissonner. Que d'émotions j'ai ressenties en lisant vos belles pages, et comme aujourd'hui, plus que jamais, je voudrais être dans la solitude et dans la paix, pour vous répondre dignement ! Tout m'intéresse en elles, tout me plaît et tout me flatte. J'interroge, je questionne la Providence pour qu'elle me dise qui je suis, ce que j'ai fait pour être ainsi distingué par vous. Et mon cœur murmure avec orgueil, mais avec reconnaissance : Tu es un élu ! "

Notez, je m'empresse de l'ajouter, que cette reconnaissance ne s'adresse qu'à des bienfaits purement moraux. Car Celui qui ne se lasse pas de varier l'expression de sa gratitude avec une si persuasive éloquence, celui-là est très fier, très ombrageux ; et si l'on souhaite de lui rendre un service matériel, il y faut prendre de grands soins, s'aviser d'ingénieux détours, afin, d'y parvenir sans l'offenser et avec délicatesse.

 

*

 

Maintenant, quelques fragments qui attestent de son goût pour mon œuvre. Il n'est pas un intellectuel; il est un cordial. Sa compréhension, pour venir du cœur, si elle est moins subtile, n'en est que plus passionnée :

" Dites donc un peu si vous travaillez. Il n'y a que cela de vrai en somme. " - " Je viens de lire votre article; des larmes émues m'ont jailli des yeux. Et il y en aura de plus précieuses que les miennes. " - " Je sors ébloui de la lecture de votre article, qui ne m'a pas seulement fait sourire, mais a profondément ému toutes les fibres de mon sentiment et de ma pensée et prouvé que, dans mon œil, il y avait aussi de la lumière. Je sens que ce verbe irrésistible trouvera des échos. " - " J'ai lu et relu votre belle étude sur Bœklin. Elle donne un grand désir de s'initier à l'œuvre de ce peintre, et vous a fourni l'occasion de faire beaucoup d'attristantes et philosophiques réflexions sur la méconnaissance. Tout cela est documenté et profond, dans un style ailé et spirituel. Le passage sur l'Enfant gâté des Nations m'a délicieusement amusé. " - " J'achève l'attachante lecture de votre brillant commentaire d'Hello. On en sort désireux d'approfondir toute l'œuvre du penseur méconnu qui poussa ces cris désolés. On en sort aussi en aimant davantage le commentateur filial, désintéressé et désireux d'admirer qui, ne fût-ce qu'à ce titre, (et il y en a tant d'autres !) mériterait lui-même la gloire ! " - " Je trouve, à mon retour, ce beau et lapidaire livre qui m'enchante, et dont le chemin, grand ouvert déjà, est semé de palmes ! " - " Je ne veux pas vous rendre ces épreuves sans vous dire tout le bonheur qu'elles m'ont procuré dans ma solitude de ce dimanche. J'y ai retrouvé de vieilles connaissances, et ne les en ai que mieux aimées, avec cette lucidité que donne la maladie. Mais cela a été de l'enchantement, à la fois sérieux et hilare, quand je suis arrivé à Saint-Frusquin, tout simplement merveilleux, irrésistible, sûr de durer. Ce chapitre sera connu, et reconnu comme un avertissement littéraire, destiné à mettre l'humanité en garde; tout en la réjouissant. "

"  J'ai passé l'après-midi à lire et à relire ces beaux, lumineux et tragiques sonnets. Dans le mélancolique beau temps automnal, j'ai dit adieu à Versailles, et j'ai revécu, dans les jeux d'eaux retombant en fusées de muguets, toute la grâce et toute la force de vos nobles vers, toute la justesse de leurs impressions impérissables. J'ai eu l'intuitive assurance que, dans  un avenir lointain, quand tous ces marbres finiront de s'effriter, quand tous ces bassins taris, ces parterres fanés ne seront plus, c'est dans vos Perles Rouges que les penseurs curieux et les rêveurs sensibles rechercheront ce qu'était Versailles. "

Mais tout cela n'est que la trame légère et forte d'une étoffe qui doit offrir de plus nobles rinceaux. Ils s'amplifient dans les suivantes subdivisions. Voici le Zéle, verbe ailé et brûlant qui semble s'envoler tel qu'un ardent Phénix, ressuscité de ses cendres. Le Zèle, terme pareil à une langue de feu qui se pose, pour l'illuminer et le dévorer, sur ce front dont il est l'étiquette sublime. Au reste, chacun des mots qu'il me faut maintenant tracer au-dessus de chacun des groupes de fragments dans lesquels se partage cette correspondance, apparaît comme un des traits mêmes de ce caractère, comme un lambeau de ce cœur. Ces mots, ils pourraient s'écrire encore : Foi en moi, dévouement, élan.

" La solitude ne me paraît pas encore par trop triste. Je veille, et surveille tout. Je me donne comme tâche de faire, chaque jour, quelque chose d'utile et conforme à vos instructions. " - " J'ai bien stimulé tout le monde. A la fin de la semaine vous aurez les grappes de glycines, avec leurs feuilles (un bronze que j'avais commandé). Et demain, vous me retrouverez, moi, avec des grappes de dévouement, et des rameaux d'affection. " - " Toutes ces sorties et ces rentrées ne me sont agréables, vous le savez, que parce qu'il est question de vous, et que je crois vous servir. " - " J'ai parlé de vous avec toute la chaleur communicative et enlevante que vous pouvez imaginer ; de vos bontés cachées, qui leur étaient inconnues. " - " X... choisirait mal sa place pour déposer ses œufs de maléfice. Il trouverait à qui parler. Votre cause est sainte. Ne craignez rien de ces pestes. Vous en aurez raison. " - " Rencontré, hier, l'affreux Z... dont la bêtise malveillante m'a écœuré à la fin, et qui a entendu de ma bouche apocalyptique des vérités éternelles ! - Et c'est comme ça ! - Aucun être humain ne m'a jamais vu dans un pareil état de fureur. Recevez-en la réaction, faite des douceurs que vous méritez seul. " - " Que ne puis-je être là pour communiquer aux autres la sainte et belle flamme dont je me sens brûler pour tout ce qui vous touche, vous et votre œuvre !... " - " Pourquoi me tenir rigueur de la souffrance que j'éprouve, mal traduite, j'en conviens, quand je vois que tout n'est pas à l'unisson de votre mérite? " - " Recevez toutes les assurances du seul moi qui vaille et qui compte ; de celui qui vous est dévoué à la vie et à la mort. " - " J'ai pris un refroidissement, qui a failli tourner au tragique. Je vous en parle parce que tout danger est passé. La Providence me conserve pour vous assister dans vos travaux. "

" Maintenant je ne puis plus supporter l'absence. Je vous attends, les bras en croix et le cœur en joie, plein de douceurs amassées, durant ces jours où j'ai failli quitter la vie, et qui m'ont fait voir combien elle est courte pour la passer auprès de vous ! "

Voici maintenant de nobles protestations qui résonnent avec plus de force, plus de vibration, plus d'étendue.

" Comment faire, que dire pour vous faire comprendre le cruel déchirement que me cause, bien que prévue, la terrible réalité de ce départ? Je suis anéanti. Je me sens comme un automate. Cependant je ne veux pas attendre davantage pour vous assurer qu'au milieu de ce trouble, de ces doutes pour l'avenir; au milieu de cette solitude, après m'être vu en si précieuse compagnie, ce qui se détache de clair et de palpable c'est mon attachement pour vous, ma reconnaissance pour vos innombrables bienfaits, que je me plais à énumérer, puisque ce sont autant d'occasions que j'ai de vous bénir. "  A la veille d'arriver, je veux me recueillir, et penser aux meilleurs moyens de conquérir ce que je souhaite. J'examine toutes les difficultés, et les façons de les vaincre, avec l'expérience acquise au contact de la vie et sous votre direction inestimable.

C'est à tout cela que je pense, bien souvent, la nuit, quand étouffant de chaleur, je quitte ma cabine pour chercher de la fraîcheur sur le pont, où je m'oublie quelquefois jusqu'à trois heures du matin, regardant le sillage phosphorescent que laisse le navire, et contemplant la Croix du Sud qui me rappelle les parages où nous sommes et remplace la Grande Ourse, laissée depuis longtemps derrière nous.

" Mais c'est à vous surtout que je pense, cher ami, qui avez été, pour moi, la bonté même. Je vous évoque et je parle tout haut avec vous. Alors, comme pour me répondre, je crois voir surgir, des eaux enflammées, votre figure lumineuse.

" Alors, comme un crescendo d'espérance s'empare de moi ; une voix secrète me dit que je réussirai pour que vous puissiez continuer à m'accorder l'honneur sans pris de votre amitié, et que je puisse atteindre la seule récompense qui en soit une pour moi, et pour laquelle je me sente le goût de lutter : vous revoir ! "

- " Je veux tout de suite vous dire tout le bonheur que votre lettre m'apporte, la confiance qu'elle me donne, la foi que je retrouve, l'enthousiasme enfin, ce flux divin, que je sens de nouveau circuler à flots. " - " Vous le savez, il n'y a au mondé que vous et que votre œuvre qui vraiment m'intéressent et m'importent. " - " Quoi qu'il arrive, mes sentiments pour vous, qui sont faits de dévouement, de respect et de reconnaissance, sont à tout jamais immuables. " - " Par suite du retard postal de cette saison, votre lettre de la Saint-Sylvestre ne me parvient que ce matin. Songez à tous les griefs que je vous faisais de me laisser sans nouvelles, le premier janvier. Et pourtant, j'aurais presque mieux aimé cela que recevoir, de vous, cette plainte attristée et injuste, que m'a fait bien du mal. Nous connaissons l'indifférence systématique de votre entourage qui, dés votre enfance, vous a fait souffrir, vous que ne demandiez que de la compréhension et de la tendresse. Mais l'avenir bénira vos privations qui ont été la source de votre rêve et l'aliment de votre pensée, faits d'amour refoulé, et de sensibilité incomprise. Écrivez-moi donc, que vous êtes remis, que vous voyez clair, et que maintenant, nous nous acheminons à grands pas vers la fin des doutes.

" Secouez donc, et faites s'envoler, avec l'année qui s'enfuit, toutes ces mauvaises idées que vous n'avez plus le droit d'avoir; et entrez tout droit, avec votre noble tête relevée et joyeuse, dans cette nouvelle année qui vous tend des mains pleines de belles et de réalisables promesses.

" Vous avez raison de compter sur moi ; mon modeste orgueil ne connaît plus de bornes, quand vous voulez bien me faire croire que je suis pour quelque chose dans l'éclosion d'un esprit comme le vôtre, et d'un caractère comme il ne s'en rencontre pas beaucoup dans l'humanité. - Votre lettre de ce matin m'a profondément attristé. Vous avez le plus grand tort de vous laisser aller à ces découragements aussi arbitraires qu'injustes. Vous savez pourtant que nous sommes tombés cent fois d'accord sur l'aspect différent que doivent revêtir pour vous la notoriété et la gloire. Elles n'en seront pas pour cela moins réelles.

" Ce que compte, c'est une belle œuvre solide et durable, et la vôtre est déjà noblement pourvue. Quand on est tout près, on juge mal. C'est pourquoi vous parlez ainsi. Nulle part cette vérité n'apparaît avec autant d'éclat que sur cette terre d'Italie. - Qui se souvient maintenant (et en quoi cela a-t-il empêché l'éclosion géniale de ces grands artistes ?) des petitesses de toutes sortes, et des personnelles inimitiés auxquelles, tout comme maintenant, ils étaient en proie? Benvenuto Cellini fondant son immortel Persée, embelli encore de la légende des meubles jetés dans la fournaise, pour l'alimenter, et de l'argenterie précipitée dans la fonte pour la      faire couler avec plus de richesse, en présence de l'artiste anxieux, fébrile, prêt lui-même à s'élancer dans la fournaise si le moule éclatait, pour ne pas assister à la joie de ses ennemis impatients de sa défaite.

" Eh bien, votre Persée, à vous, est moulé, fondu et ciselé; et les petitesses, les mesquineries, les injustices et les haines, de tout temps compagnes inséparables des grandes œuvres, symboliseront sa tête de Méduse. Et les filons d'or que la postérité y trouvera, ce sera vos belles années de jeunesse, consacrées à l'étude et au travail ; ce sera bien des droits que vous avez sacrifiés ; ce sera des amours que vous n'aurez pas eues ; tout cela lancé aussi dans la fournaise de la vie, pour alimenter votre enthousiasme et faire avancer votre labeur.

" Et ce nouveau Persée littéraire fera la joie, l'enseignement, le ravissement des générations pensives. - Voilà ce qui est important, voilà ce qui compte, voilà ce qu'il faut se dire. -Et, tout cela, je le vois, en ce moment, devant mes yeux ravis, comme dans un tableau lumineux. "

" Je dois vous dire que les moments où vous vous découragez, malgré votre sceau d'élu, ces moments-là sont criminels ! - C'est à cette distance et dans le recueillement qu'entraîne le repos que je me reporte avec ravissement vers ces instants radieux où, rien que parce qu'il vous a plu de livrer une partie de vous-même, vous avez été reconnu et applaudi par tout ce qui compte. - Et ce n'est que le commencement !

"Tout ce qu'il y a de bon en moi se révolte à l'idée de ne pas être auprès de vous en ce moment. Laissez-moi donc le droit qui me revient et dont j'ai la conscience de ne pas avoir démérité, de partager avec vous les joies et les inquiétudes de cette publication nouvelle.

" Je veux être plus que jamais le desservant fidèle de ces Autels privilégiés.

C'est à leur pied que je ferai mon abjuration complète et sincère. Où trouverai-je mieux que là une excuse généreuse pour des erreurs, passagères heureusement, où nous plonge parfois notre humanité faible et prompte? "

" Après votre départ, accablé par tant d'émotions, excessives pour un convalescent, je me suis endormi, et j'ai fait un rassurant, un symbolique rêve duquel je sors avec confiance et espoir ; avec la certitude, aussi, que nul assaut ne pourra rien désormais contre le beau et saint monument de notre amitié. La grande et bienfaisante paix que votre présence a laissée dans mon esprit troublé et dans mon cœur mortifié m'en sont le meilleur garant. Merci ! - J'achevais une nuit de repos ; et, dans mon rêve, je me suis vu en votre présence, vous assurant de mon fidèle dévouement et de mon admiration affectueuse, en termes émouvants et intraduisibles. Et ce fut pour moi un bonheur de plus, de constater, au réveil, que le songe lui même vient commenter mes réels sentiments pour vous, très cher et grand cœur ! " - " Ah ! que votre lettre, reçue dans l'inquiétude et l'anxiété, m'a fait de plaisir et de bien ! Je ne veux pas attendre pour vous répondre et vous remercier. Tous ces mots, émanant de personnes belles et prestigieuses, ces mots où mon pauvre nom, qui n'est riche que de votre divine amitié, se trouve associé au votre, me touchent et me ravissent. Je pense à vous à tout instant, avec émotion, et attendrissement, devant tous ces chefs-d'œuvre de vos pairs. Je souffre de ne pas les admirer avec vous. De quel droit suis-je au soleil, taudis que vous êtes dans la brume? Dégrévez-moi de ce remords, et dites-vous, qu'au soleil ou dans la brume, je demeure toujours enthousiaste et ailé, quand il s'agit de votre personne et de votre œuvre. "

" Dimanche des Rameaux. - Je vous envoie cette branche d'olivier, reçue dans l'Église de la Victoire, après la, messe entendue religieusement aux côtés de la Marquise, votre amie. Je l'ai accompagnée ensuite chez Madame Serao, qui vous connaît et vous apprécie, et qui m'en a donné de délicates preuves. Ce pieux, pacifique et victorieux rameau, recevez-le avec tous les augures et tous les symboles qu'il comporte. " - " Vendredi saint. - Je sors de la cathédrale, où je me suis recueilli, et où j'ai prié de toute mon âme, de toute ma ferveur. Je me trouve mieux, et sens de nouveau l'espoir renaître. Faites de même, et remettons-nous entre des mains qui ne peuvent pas nous abandonner. " - " Je tiens à vous dire que je suis tout avec vous, malgré l'apparence rébarbative qui, j'espère, ne vous trompe plus, et qui provient de la double souffrance que j'éprouve à vous voir dans l'inquiétude, vous que je voudrais tant savoir heureux ! Des heures de paix, et de bonheur, même, se préparent pour nous. Agissons de concert et tout se réalisera. J'en ai eu le pressentiment, et comme la promesse, au crépuscule de ce bel après-midi, où l'on entendait déjà le chant des oiseaux et le grondement des sèves, devant cette noble demeure si bien faite pour vous, et dont le style, à la fois simple et orné, droit et noble, délicat et pur, doit représenter à l'avenir votre image vraie ! "

" Me voilà fort embarrassé pour trouver des mots expressifs et dignes de formuler ce que j'éprouve depuis que vous m'avez honoré au point de proclamer qu'ils étaient toujours justes et chaleureux. Si vous connaissez mes regrettables moments de soi-disant révolte, que je déplore, vous ne doutez pas, non plus, du sincère repentir qui les suit. Cette fois, il est aggravé de l'idée de notre séparation, et personne plus que moi n'a le droit de parler de la secrète affinité de nos esprits, et de nos destinées. Vous éloigner en me laissant pareil malaise, serait un châtiment plus grand que la faute.

" Ce matin même, j'allais vous dire tout cela quand notre rencontre a eu lieu; votre attitude a arrêté mon élan. Je voulais vous dire aussi que, si vous le vouliez, j'étais prêt à vous accompagner dans ce voyage. Vous vous rendez dans une maison, où l'on vous souhaite, sans vous comprendre, je crains, suffisamment. J'aurais été heureux d'employer à vous y faire mieux apprécier, ce que je peux avoir d'éloquence persuasive et, cela même non sans égoïsme, car ce sont les seules minutes où mon bonheur va jusqu'à l'enivrement. " - " Du fond de ma souffrance, j'offrais à Dieu de tout mon cœur ce qui en pouvait servir à éloigner de vous quoi que ce soit de dangereux ou de pénible. Votre silence s'ajoutait à ma peine, ce silence qui me venait du seul point de l'univers d'où je pouvais, d'où je devais attendre la consolation de ces mots affectueux et attendris qui sont comme les friandises de la douleur.

" Vous savez que je serai toujours là où je pourrai vous être utile. Car il y a, pour moi, une chose qui domine tout : mon profond et unique attachement pour vous. Jamais je ne l'ai mieux compris qu'en ces cruelles heures où j'ai revécu ma vie ; cette vie dans laquelle toutes mes joies ont été vos moments heureux, comme toutes mes peines ont été vos soucis. "

A présent, avant de tirer le bouquet, de ce feu d'artifice sentimental, laissons-en s'élancer comme d'affectueuses gerbes, comme d'amicales fusées, maintes jolies formules de fin de lettre.

Leur variété est extraordinaire. Elles ne se répètent pas une fois. Elles se colorent de la nuance de l'instant, par un adjectif approprié, qui se met à l'unisson du temps qu'il fait, de ce dont on souffre ou dont on sourit.

C'est l'hiver, il assure gentiment de ses " réchauffantes " pensées. La lettre d'après, il assure de pensées " graves ", sans doute, parce qu'on eut froid au cœur. Puis comme, probablement, les frimas sont partis, avec les tristesses, il assure allègrement de ses pensées " réjouies ".

Il frissonne, il aime, il bénit, comme d'autres prieraient d'agréer une salutation distinguée. Il a " de la joie au cœur " pour un projet de voyage, et des " larmes aux yeux " pour une espérance de retour. Les mots cordial, fidèle et immuable reparaissent indéfiniment dans ses locutions, qui ressemblent à des libations sur les autels des dieux du serment ou sur des tombes toujours fleuries. Et ces mots démonétisés reprennent de leur lustre, et de leur sens au contact de sa main loyale. Et quand il prononce le mot effusion, on croit voir se répandre, au devant de soi, de l'encens et des aromates. Il vous souhaite l'envol de vos soucis, et, pour vous y encourager, il prend à témoin les forces obscures, les pouvoirs secrets, et s'exprime sur un ton sibyllin, qui vous épouvante et vous rassérène.

Il vous cite des noms d'amis dont il avoue que vous êtes estimé ; mais ce n'est que pour mieux faire ressortir la supériorité de sa propre interprétation de vos rehauts et de vos mérites. Si vous contribuez à lui rendre la santé, il va vous faire profiter de vos bons offices envers sa personne :

" A bientôt; les forces acquises seront, avant tout, consacrées à la défense de vos intérêts et de votre cause.

" Ce qui est important, c'est de vous servir, et je suis prêt. "

Et il signe de ce mot servus, qui devient touchant quand celui qui le porte l'inscrit lui-même volontairement sur son front indomptable et fier. Car, alors, il rappelle l'émouvant dienen, que murmure l'altière Kundry serviable et illuminée.

Mais, pour varier avec celle d'une pluie de notes, notre première comparaison à des retombées d'étincelles, voici, jeux forts et jeux doux, les registres de ces claviers, effleurés du doigt de l'absence.

" Il y a si longtemps que je ne vous ai écrit, et que je n'ai écrit, que je ne trouve pas la formule exacte pour vous dire ce que j'éprouve quand je vous quitte. Il me semble que je ne suis plus moi-même, et que tout me manque. J'ai déjà le plus ardent désir de vous revoir. " - " Le trouble du moment trame un nuage qui m'empêche de voir la réalité de ce grand départ, lequel, bien que désiré, n'en est pas, pour cela, moins douloureux. Portezvous bien, gardez-moi toujours une place prés de votre cœur et recevez, en cette minute suprême, avec toute mon affection et ma reconnaissance, le dépôt de mon souvenir. " - " Il me semble que mon attachement s'accroît à mesure de la distance. " - " Je vous dirai mieux combien l'absence et la distance me font mieux voir à quel point je vous suis attaché, et comme toute vraie joie ne me peut venir que de vous. Ma pensée vous accompagne et vous êtes toujours présent devant moi. " - " Envoyez-moi votre bénédiction; que j'attends avec piété et fervent propos. " - " Reposez-vous avec confiance sur mon amitié qui, le jour où elle vous manquerait, serait la première à en souffrir. " - " Merci pour la joie que vous me donnez aujourd'hui, vous en serez récompensé par mon zèle, comme vous l'êtes déjà par ma reconnaissante affection. "

" Je veux encore vous dire ma gratitude; mais, dans toutes les formules connues, je n'en trouve aucune qui corresponde à ce que je sens. " - " Ayez foi et confiance en moi qui, de plus en plus, veux me montrer digne de votre chère amitié, désormais sans prix pour moi. Toutes mes bénédictions, du fond de mon bonheur qui est votre œuvre. " (Je lui avais facilité, par des recommandations, un retour dans son pays, auprès de sa mère.)

 - " Je suis prêt à suivre tous vos conseils, pourvu que vous ne me retiriez pas la seule chose à laquelle je croie en ce monde misérable : votre amitié ! - Je crois avoir trouvé la signification des pierres de la bague. Mais il faudrait toutes les pierres qui existent, et toutes celles qui sont à découvrir, pour que chacune parlant à son tour, exprime la mesure de l'admiration, de l'affection, du respect et du dévouement que je vous ai consacrés. - Cette noble solitude (Versailles) me parle de vous, et droit au cœur.

" J'ai vécu ces deux jours avec votre souvenir, en rangeant vos lettres, et cela m'a rendu heureux. " - " Vos bonnes paroles ont produit l'effet d'une huile qui ferait mouvoir les rouages de l'espérance. " - " La petite vue me plaît surtout parce que j'y découvre le sanctuaire vers lequel doivent se diriger toutes mes dévotions et d'où me viennent toutes mes croyances. " - " Il n'y a que ce qui vient de vous qui me rende heureux. " - " De vous seul me viennent la lumière, la confiance et la foi ! L'espoir et le courage que vous me conseillez ont les yeux tournés vers vous, seule source d'où ils peuvent me venir. " - " Affectueux vœux et souhaits dont vous connaissez la ferveur. " - " Merci des paroles émues du jour de l'an, et qui trouvent chez moi l'écho que vous savez. " - " Au revoir, cher ami, cette pensée m'est seule douce, quoique nous en disions ou fassions. " - " A la veille du revoir, pour lequel je me donne de bien douces peines. Arrivez donc. Tout est prêt, et semble se réjouir de vous recevoir. - J'étends mes bras jusqu'au débarcadère, pour vous accueillir déjà. "

" Portez-vous bien, seul et grand ami, accomplissez au mieux ce que vous avez à faire, et revenez bien vite, sachant que je vous attends avec cette grande impatience de l'âme que rien autre ne saurait combler. " - " J'ai visité hier les Lobre, qui vous apprécient, et vous aiment. Pas autant que moi, cependant ! - Toute mon affection, à défaut du bonheur que je voudrais vous donner, même au prix de ma vie. " - " Quant au cœur, à tout ce qui vibre en moi, de bon et de noble, et qui vous appartient, je ne saurais ni pourrais le modifier. " - " Je remercie Dieu, et vous, de mon état. J'irai, ce soir, le faire mieux, à la messe de minuit, où je le prierai aussi pour la continuation de votre prospérité qui m'est plus chère que la vie. "

" Moi aussi, je me crois capable de mettre dans un mot un peu de mon cœur ému et reconnaissant; la preuve c'est que je commence par vous envoyer ici la meilleure part du mien, à laquelle je joins toutes mes excuses senties pour la peine qu'involontairernent j'aurais pu vous causer au cours de l'année écoulée. "

 

*

 

Maintenant, voici le bouquet, bouquet de flammes, bouquet de fleurs, bouquet d'accents, bouquet d'images, bouquet de sentiments et de pensées.

J'ai gardé pour la fin ce qui ressemble le plus à de la littérature. Mais que c'en est encore loin, heureusement! Ce sera la troisième des grandes divisions en lesquelles j'ai partagé ces extraits. Je l'intitule PERSONNES ET FAITS; elle comprendra de vives, d'amusantes peintures, de piquants, d'intéressants récits : des figures indiquées d'un trait, et de plus finies; d'émouvants récits de voyages.

Lors de son arrivée à Paris, le jeune visiteur est descendu dans une villa de famille, qui lui a laissé de bons souvenirs. Il y retourne parfois et en décrit les pensionnaires avec humour.

" Je lis avec transport, dans votre dépêche, que vous rentrerez la semaine prochaine, et je me réjouis des instants que nous allons avoir à passer ensemble.

" Le temps est superbe, et la verdure garde partout un je ne sais quoi de printanier. Puisse tout cela continuer pour vous recevoir dignement et s associer ainsi à la joie de vous revoir !

" M. de P... est toujours l'oracle pontifiant de la Villa ; mais je lui préfère la bonne vieille petite Madame L... Elle a eu jadis des relations fort aristocratiques ; puis, ballottée par la destinée, elle est venue échouer dans cette pension. Elle a plus de quatre-vingts ans, et la seule chose qui, je le crois bien, la fait vivre encore, c'est la chaleur qu'elle a conservée dans son corps menu, pour s'être chauffée jadis devant la cheminée d'un château royal. - Pour laisser le temps de ranger ma chambre, et dans l'impossibilité d'aller au jardin, c'est du salon de la villa que je vous expédie mon courrier, ce matin ; mais impossible de concentrer mes idées, à cause de deux Norwégiens qui font, devant le piano, un fort désagréable bruit, qu'ils appellent chanter.

" Quelle étrange race ! Voilà deux énormes garçons, deus frères, d'un blond blanc, avec des chairs d'une fraîcheur de salade, des moustaches comme de la soie jaune. Ils ont apporté des bottines de la couleur de leur moustache, mais agrémentées de bouts et de talons en vernis noir !

" Vous voyez ça d'ici. Madame L... prétend qu'ils ressemblent à des cygnes empaillés. Mot juste; car c'est surtout la grâce qui leur manque.

" Oh ! que cette petite vieille est amusante ! Il faut vous la représenter toute petite, très proprette, recherchée même : ongles soignés, toutes ses dents et ses cheveux couleur de neige, qu'elle ramène en avant en forme de saucisses blanches. Rien ne lui échappe; et quand quelque bêtise résonne à table, elle me jette un coup d'œil "picaresque ".

" Hier soir, elle une parlait de la maison bien plus agréable pour elle quand Madame H. l'habitait, et surtout Madame de G..., une amie de soixante ans ! - " Nous occupions à nous trois tout un étage, me disait-elle; et nous nous réunissions dans ma chambre tous les matins, pour prendre notre café. Mais il fallait voir nos accoutrements ! C'était à mourir de rire. Madame H..., surtout, dont il aurait été difficile de préciser le sexe, avec son grand burnous rouge et la tête prise dans un filet. On aurait dit un vieux zouave. "

- Vous m'avez permis de vous écrire même des folies. Vous voyez que je vous obéis. "

Maintenant il est à Blois. Il y fait d'intéressantes rencontres.

" Hier, samedi, jour de grand tralala, à cause du marché, je me promenais au milieu de toutes ces coiffes, en regardant la marchandise, lorsque mon attention fut soudain attirée par la vue d'une charmante jeune femme, dont la tenue correcte contrastait avec ce milieu rustique. Je la regarde, je l'examine, et mon pressentiment devient une certitude quand j'aperçois derrière la jeune femme une dame plus âgée et un petit garçon ressemblant trait pour trait... à qui ? - Je suis sûr que vous l'avez déjà deviné.

" Je prends mon air le plus gracieux, je m'approche, je m'explique. Mon audace est couronnée de succès: on me déclare physionomiste, affirmant. qu'il est inouï de reconnaître les gens d'après leur portrait. Car vous avez compris, n'est-ce pas? Que je me trouvais en présence de la famille de la Gandara. - La mère, une aimable femme, m'invite à venir les voir, et l'enfant s'offre à me conduire à travers la ville. J'accepte. Il me conte toute leur histoire. J'apprends alors que sa mère est Blésoise; que sa belle-sœur, qui s'appelle Natchel, est née sur les bords du Danube ; que lui-même a vu le jour à Blois, dans l'hôtel où j'habite et qu'au moment où il venait au monde, le lit de l'accouchée était transpercé par les balles des Prussiens.

" Après mon dîner, le petit bonhomme se présente, au nom de ses parents, pour m'inviter à passer la soirée. Je fais ainsi la connaissance du père, un homme grave, distingué, tranquille et silencieux. Sa femme me fait des récits de monde et de spectacles, tandis que l'enfant s'occupe à empailler des oiseaux, sous la clarté diffuse, d'un foyer incertain qui donne à la scène un aspect étrange.

" Et, dans cette pénombre s'élève, comme une fleur, la jeune femme qui, sans exagération, est vraiment un prodige de beauté, d'un enfantillage un peu surprenant et d'une excessive nonchalance, grande, mince, les traits les plus délicats, les cheveux les plus fins, d'un blond clair.

" La famille ayant annoncé son intention d'écrire au peintre pour lui parler de notre rencontre, j'ai pris les devants, et viens de lui adresser une lettre, non sans lui faire de grands compliments sur la beauté de sa femme.

" Le petit empailleur a dessiné pour moi la charge d'Antonio. La voilà. "
A présent, voici la vente Goncourt :

" Bonne journée où, malgré la lutte des concurrents et la rage des enchères, j'ai pu acquérir les objets que vous désiriez : la canne en porcelaine de Sèvres, pâte tendre, à fleurs de lys royales; les beaux candélabres aux armes cardinalices; une maquette de Rodin, avec dédicace au défunt. Je suis éreinté de ce conflit d'émotions et de microbes !... "

Visite au Musée Gustave Moreau, longtemps avant son inauguration.

"Je sors de chez M. Rupp, et serais bien en peine de parler d'autre chose que de ce que je viens de voir. Mon cœur s'est fermé, étreint comme dans un étau par l'émotion poignante de ce spectacle inconnu et insoupçonné..... Je suis anéanti par la sensation éprouvée. Merci encore pour ce beau, nouveau et intéressant spectacle que je vous dois. Je le considère comme mes étrennes. Agréez donc, vous aussi, comme les vôtres, toute la répercussion qui vous en revient. "

Autres émotions:

" Je ne saurais vous dire la joie que j'éprouve à lire dans le journal le bel article à vous consacré par Verlaine. Quelle réponse aux critiques sans importance ! Et c'est dans le moment où un plébiscite vient de le placer au rang de prince des poètes, qu'il prend la plume pour faire votre éloge.

" Qui voulez-vous qui, après cela et à la fin, s'attarde à écouter les blagues de mauvais goût et de mauvaise foi ?...

" Je porte à la duchesse (de Rohan) un joli sonnet sur Josselin, que Verlaine vient de composer pour elle sur ma demande. "

Le rare auteur des Vies imaginaires vient d'étre opéré, rue d'Armaillé. Il est de nos amis :

" Malgré la fatigue d'hier, je suis allé chez Schwob, avec des confitures. J'y ai trouvé Pozzi, excellent et rassurant. Tout va donc bien de ce côté. "

Puis, c'est un pauvre félin, un beau chat d'Alep, qui faisait partie de ma ménagerie et qu'il a fallu faire soigner dehors.

" A la suite du voyage que vous savez, je suis arrivé assez las. Je n'en étais pas moins sur pied, ce malin, de bonne heure, et disposé à tout essayer pour sauver le pauvre animal. Je me procure l'adresse du meilleur vétérinaire de Paris, mais que j'ai grand'peine à trouver. il me faut courir de la rue de Berri au faubourg du Temple. C'est là que se trouve la clinique.

" Après beaucoup d'allées et venues, me voici en face de l'homme qui doit décider du sort de l'infortuné matou. C'est une sorte de Jaccoud des animaux, assez rude pour ses clients. Du premier coup d'œil il me dit que le chat est affligé de tous les maux : luxation, lésion, etc. J'insiste, comme vous le pensez, et avec tout l'intérêt que m'inspire la moindre chose qui vous est chère. Le dernier mot du savant est celui-ci : " Il y a une chance sur dix de le sauver ! Espérons ! "

" Un petit mot, au moment où je me dispose à aller voir " Mitaine " (c'est le nom du chat.)

" C'est un vrai voyage. J'espère trouver le malheureux encore vivant. Je vous dis cela pour vous habituer à l'idée de le perdre. - Tous les soins les plus minutieux lui sont prodigués. Hier, avant de le quitter, j'ai voulu voir son installation. Rien de plus curieux que cet hôpital de chats exactement aménagé comme celui des humains : vaste chambre carrée, lits à grillages, chauffage surveillé. Au dessus de chaque couchette, une pancarte porte le nom du malade; avec la date de son entrée et les médicaments à lui administrer. J'ai assisté à la préparation des premiers remèdes, et je suis parti sur cent recommandations de toutes sortes. " - " Hélas ! faut-il regretter ce voyage, qui ne devait pas aboutir au résultat souhaité? J'arrive de ma triste visite ; l'état du malheureux animal est désespéré ; et le vétérinaire ne se fait plus aucune illusion. Vous en aurez du chagrin et cela me fait de la peine. Les soins ne sauraient être plus empressés : le chat est bien. emmailloté et on lui administre plusieurs fois par jour, bains, frictions et drogues. C'est une consolation. Je ne tarderai pas à me mettre en route, car le dénouement ne peut plus se faire attendre. " - " Cela devait arriver, il est quatre heures, je rentre ; le temps est affreux, et le malheur accompli. Hier, après vous avoir écrit, je suis retourné voir la pauvre bête, qui, blottie dans le coin le plus sombre de sa niche, ne parut même pas s'apercevoir de mes caresses. Triste spectacle ! N'y songez plus, et ne gardez que le souvenir de cette blanche, douce et souple mémoire !... "

Si j'ai cité ce passage, d'ailleurs toujours alerte et gentiment conté, c'est parce qu'il offre, une nouvelle et double preuve de la bonté de cœur de celui qui s'afflige, pour si peu, avec sincérité et avec grâce. - Mais de plus nobles attendrissements sollicitent sa compassion.

Madame la Comtesse Gontran de Montesquiou-Fezensac, née de Sinety, vient de mourir à Cannes. Elle laisse une petite fille. - Voici ce qui me tombe sous les yeux en parcourant un journal. Je ne saurais vous dire la profonde émotion qui s'est emparée de moi à la lecture de ces lignes. Cette personne intéressante et nécessaire, n'est donc plus. Ce malheur était prévu sans doute ; n'importe, on pouvait encore espérer, d'autant plus que votre silence à ce propos me faisait croire à un mieux sensible.

" Vous ne serez pas étonné que cette mort me cause de la tristesse ; vous m'aviez appris à connaître de loin Celle que n'est plus, et à admirer ses qualités de cœur, d'esprit et de caractère. Mais ce n'est pas seulement cette mort elle-même qui me fait du chagrin, et me trouble en ce moment ; c'est la part que vous avez dû prendre à ce triste événement qui bouleverse votre existence. N'êtes-vous pas le seul homme de la famille ayant assez de liberté d'esprit pour faire face à ces funèbres préparatifs ?            Mais j'ai confiance en votre courage qui devient touiours plus grand et plus ferme en raison de la difficulté des circonstances.

" Je comprends maintenant votre silence. Peut-être vous êtes à Paris, en ce moment. C'est avec une impatience fébrile que j'attends de vos nouvelles. Contez-moi bien tout en détail. Vous pouvez tout me dire, vous le savez, et que je suis votre ami jusqu'à la mort. Quelle tristesse ! Quelle tristesse ! Une personne si digne de vivre, et si pleine de droits !

" N'est-ce pas odieux que ces mêmes journaux qui consacrent des pages entières au panégyrique de " Tigrette ", ne trouvent que trois lignes pour annoncer la disparition d'une personne portant un des plus beaux noms du monde, pleine de qualités et de mérites, une martyre, enfin ?

" J'en suis à me demander, devant votre silence, si cette nouvelle ne serait pas inexacte.. Votre lettre annoncée va m'éclaircir tous ces doutes. -          " Je l'ai enfin, cette chère lettre, plus que jamais désirée et attendue. Hélas ! c'était donc vrai. Pauvre morte,   où l'a-t-on placée ? - Les pages que         vous lui consacrez sont d'une grande tristesse ; mais d'une tristesse lointaine. Il y a en elles comme d'une légende, qui fascine, mais laisse curieux. Je vous en prie, un récit plus réel, et plus circonstancié, de tout. Je voudrais, par exemple, connaître (je suis assez votre ami pour cela) ces quelques lignes tardivement et violemment arrachées, à un moment de résolution fébrile, et qui ont ouvert un faible jour sur le fond désolé de ce gouffre intérieur. " - Comment ne pas être intéressé par une chose si mystérieuse, rendue encore plus poignante par la proximité du tombeau ? Elle laisse une petite fille. Pauvre enfant, où est-elle ? Avec votre père, ou avec les autres ? - Une foule de questions se présentent à mon esprit ; mais je crains de vous importuner. N'allez pas penser au moins que ce soit curiosité pure. Mais je ne puis détacher mon esprit de ce drame auquel vous êtes mêlé. - La dépouille reste-t-elle à Cannes ? Quelle est l'attitude de votre père ? Se montre-t-il plus tendre pour vous ? Lui donnez-vous des occasions de vous le dire ? - Que l'aspect de ce visage de morte, à travers la dentelle blanche, qui le pâlissait encore, a dû vous impressionner !

" J'attends une nouvelle lettre, que je souhaite plus explicative et plus longue. Ces derniers jours où je vous sentais dans l'embarras et le chagrin ont été, pour moi, de mortelle angoisse. Mais je vois que je ne m'étais pas trompé en me fiant à votre courage ; il est à la hauteur de ce que j'attendais de lui. "

Le récit est expressif. II m'émeut encore longtemps après la disparition de cette personne intéressante et nécessaire dont il fait durer le souvenir. Ces deux qualificatifs exacts et simples sont bien frappés. Le narrateur, à son insu, trouve souvent de ces mots qui fixent une ressemblance. C'est ainsi que, parlant de la Duchesse de Rohan, qui lui témoigna toujours une précieuse bienveillance, il l'appelle : cette " amie fidèle et exacte. " Qui ne la reconnaîtrait de ceux qui la connaissaient bien ? - A son tour, voici la Comtesse Greffulhe :

" J'ai quelques récits à vous faire ; mais je les ménage pour ne pas me trouver à court, - Aujourd'hui c'est le hasard qui me fournit mon sujet. Ce matin, en ouvrant mon journal, j'y lis l'annonce d'un grand mariage qui se célébrait, le jour même, dans notre église de Passy. Je suis donc allé me confondre avec la foule dans un coin de ce sanctuaire d'où je pouvais tout voir et tout entendre. orchestre de violons fort bien dirigés, et voix bien timbrées. La musique attirait toute mon attention, car ce que je pouvais voir de l'assemblée me semblait terne, et composé de figures vouées à ces sortes de cérémonies ; et des toilettes à l'avenant. Soudain, une porte s'ouvre, et donne passage à une Fée, une créature rayonnante, vêtue avec une extrême simplicité, en même temps qu'une extrême recherche : la Comtesse Greffulhe, à un degré de beauté qu'il semblait impossible d'atteindre, même à elle-même ! Toute la nef s'en est illuminée ; tous les regards se sont dirigés vers cette nymphe autour de laquelle flottait une lueur.

Jamais je ne l'avais vue si bien mise; toute vaporeuse : un nuage descendu d'un ciel ; charmante robe d'un gris clair, corsage orné de dentelles, chapeau blanc, très haut, sans bords, garni de quelques fleurs d'un rose tendre, mais moins tendre que les couleurs de son teint délicat. Enfin un parasol d'un joli vert au manche de laque japonais.

" Après m'être bien rempli les yeux de cette belle vision, je me suis sauvé pour l'emporter tout entière, et vainement essayer de vous en envoyer le reflet. "

Autre, de la même :

" J'ai reçu M. Houssin dans votre salon Empire. C'est un homme d'une nature droite qui, sous des allures toutes simples, possède un véritable talent. Nous parlions de sa statue à la pose émouvante, quand il aperçoit, sur une console, le portrait de Madame Greffulhe, en costume d'Isabey, drapée d'une écharpe et les mains rapprochées dans un si gracieux mouvement. Alors le sculpteur s'écrie : " Mais c'est ma statue ! " - En effet, l'attitude est exactement semblable à celle de la maquette vue par nous, dans son atelier. J'ai dû lui jurer que ce portrait était antérieur à notre visite. Il le croyait inspiré par vous, en souvenir de Desbordes-Valmore.

" Que dites-vous d'une si mystérieuse rencontre du passé et de l'avenir ; au point qu'il suffirait d'infuser de la douleur dans cette beauté pour en faire la double et durable personnification de ces deux femmes, qui, toutes les deux, et chacune à sa façon, auront joué dans votre existence un si noble rôle ? "

J'expose une commode décorée d'hortensias. Elle plaît. Il me l'écrit en termes ravis. - Un cheval apparaît sur le turf, qui porte le nom de la fleur symbolique. Un tel nom doit porter bonheur. Mais cela ne va pas sans quelques hésitations et déceptions.

" Tout mon regret que mon silence accablé vous ait paru de la maussaderie. C'est enfantin, si vous voulez; mais la défaite de ce cher symbole m'avait porté un vrai coup, dont vous comprendrez l'étendue, quand je vous dirai tous les projets de Perrette qui s'y rattachaient. Sachez donc que j'avais été jusqu'à choisir, le matin même, chez Lachaume, la corbeille en osier argenté, pleine d'hortensias, qui devaient vous porter la nouvelle de leur victoire !... Mais ce n'est que partie remise. Les meilleurs renseignements en font foi, le coureur est admirable et digne de porter ce nom invincible." - " Au moment de partir pour vous voir, un irrésistible pressentiment me faisait rebrousser chemin pour courir à Maisons-Laffitte, et y assister au triomphe de votre cher symbole, acclamé par des milliers de voix enthousiastes, comme votre œuvre le sera par l'avenir.

" Je ne veux pas attendre à ce soir pour vous en envoyer la nouvelle, avec ce souvenir d'une journée qui vous appartient, ainsi que vous appartiendront d'autres, et de plus grands jours dont je suis certain. "

Encore une fois, en citant ces boutades, je ne me dissimule pas ce qu'elles offrent de juvénile, voire de puéril (l'épistolier l'écrit lui-même : " C'est enfantin si vous voulez "). Mais la bouillante sincérité du sentiment qui les dicte n'est pas, ce me semble, sans les douer de grandeur et de grâce. Et le ton de la correspondance intime et familière qui les présente, n'est-il pas de nature à en autoriser les hyperboliques éclats?

A Versailles, il rencontre Miss Marbury " bonne, intelligente et fine ", et s'éprend, avec elle, de ce projet, pour moi, de conférences, en Amérique, dont la réalisation doit suivre. Il me l'écrit. On répond du succès final; toutes les objections sont prévues: la " bienveillance " des confrères, les blagues des journaux, tout cela ne fait que servir. Il faut venir en hâte, pour s'entendre sur la question art; lui se charge de la question cuisine. Et il ajoute :

" Vous connaissez ma raison et mon économie. Si donc je vous incite, c'est que le projet me semble, non seulement viable, mais déjà couronné.

" Enfin, mème, (phénomène inouï !) un académicien consulté parait ne pas avoir déconseillé la chose ! "

Cette réalisation suit son cours. Je me suis retiré à Artagnan pour préparer ces conférences. Mon zélé collaborateur, demeuré à Versailles pour tout disposer, avait projeté de venir me rejoindre. Il m'écrit alors :

" Je ris en pensant que vous me croyez en route dans votre direction, tandis que de tout autres évènements se préparent. Il est question que je vous précède en éclaireur, afin d'employer mon zèle communicatif à tout mettre entrain, dès à présent, sur place. Si j'admets cette idée, c'est à la condition de revenir vers le 1er décembre, pour repartir en janvier. Qu'en dites-vous? Ce n'est pas la mer à boire, et je ne vois rien là qui m'épouvante. Je me sens animé de forces nouvelles, et nullement terrifié de ces quatre traversées successives. Moi qu'effrayait le voyage de Paris à Versailles ! - Je crois que si j'ai jamais eu mission à remplir, dans votre belle, mais difficile existence, c'est en cette circonstance, et dans ce moment. Aussi, je me laisse faire, et m'abandonne à ma destinée, les genoux fléchissants, les mains jointes et les lèvres murmurantes. "

A cette occasion, il organise à Versailles un repas de gala :

" Charmants convives, bonne chère, belles fleurs, et, pour couronner, comme pour conclure, Moreno, inspirée, récitant six sonnets des Perles Rouges, devant les " bassins augustes. " - Seulement, je tombe mort, et demain il faut vivre ! "

" Je n'en puis plus! Tant d'émotions; de secousses, de fièvre, parmi lesquelles j'ai vécu tous ces temps derniers, m'ont exténué. Ce qu'hier encore je prenais pour de la force, n'était que la suprême tension de mes pauvres nerfs surmenés. Aujourd'hui, j'ai vu plus clair, et j'ai compris qu'entreprendre un pareil voyage, sans m'y disposer par un peu de calme, à la veille des luttes qui se préparent, équivaudrait à me suicider. Telles sont les bonnes raisons, que vous comprendrez, je n'en doute pas, et qui me font décider d'aller vous retrouver pour prendre, auprès de vous, un repos bien gagné, tout en continuant d'organiser, avec assiduité, cet exode passionnant. "

Des années se sont écoulées; à la suite d'imprudences réitérées, et peut-être par la faute d'une existence expatriée, non conforme à des exigences d'atavisme et de race, mon pauvre ami est devenu un valétudinaire errant, qui demande aux stations d'été, aux migrations d'hiver, de problématiques soulagements, des répits vains. Sur ces entrefaites, je me bats en duel, tout-à-fait à l'improviste. Quelques années auparavant, il m'avait assisté admirablement, en des circonstances similaires. Mais, cette fois, je bénis le ciel de son absence. Jugerait-il aussi sainement tout le décours de ces nouveaux démêlés; et son trouble ne risquerait-il pas de diminuer mon sang-froid, qui m'est nécessaire? Tout se passe correctement. Alors seulement, je l'avertis du combat et de son issue. Après les premières communications télégraphiques, il m'écrit :

" Encore un mot. Je n'en sais plus le nombre, ayant perdu toute notion de la vie, depuis vingt-quatre heures.

" Votre dépêche d'hier, m'annonçant votre départ, est venue m'apaiser. Sans cela, je comptais rentrer à Paris aujourd'hui, ne consultant que mon angoisse. Je viens de passer des heures bien cruelles; mais tout s'efface devant le résultat final. Hélas ! il faut encore des jours avant que j'apprenne le détail, forcé que je suis d'attendre, pour gagner Biskra, la fonte de neiges récemment tombées. Je commence à trouver des notes dans les journaux ; mais c'est de vous que je veux tout savoir. Écrivez-moi autant que vous le pourrez. Je ferai de même. Ne vous préoccupez pas des courriers. Les lettres sont comme les prières, elles finissent toujours par trouver leur voie. - Je ne savais pas, jusqu'à aujourd'hui, combien vous m'étiez cher. - Ainsi que je le prévoyais, dans ma dernière lettre, me voici forcé de prolonger ici, (à Alger) les chemins se trouvant bloqués par les récentes neiges.

" Je suis navré d'être privé de vos nouvelles pendant tout ce temps, et juste à l'heure où elles me sont les plus précieuses. C'est donc par les journaux de ce soir que je vais apprendre les premiers détails publics. Mais c'est vous qui devez donner ceux d'ordre privé. Ne manquez pas de le faire. Dites les noms des personnes qui vous ont assisté en ces moments graves, et qui vous ont témoigné de leur sympathie. Vous pensez à quel degré tout cela m'intéresse. Comme je le craignais, je me trouve dans l'impossibilité de continuer ma route, fermée par les neiges. C'est vous dire que je me trouve totalement privé de vos nouvelles directes (Elles lui avaient été adressées, sur ses indications, dans une autre ville qu'il devait gagner dans l'intervalle.). Les journaux seuls se chargent de me renseigner et il s'en acquittent fort bien. La phrase : " Il l'a échappé belle ! " me fait encore frémir. En effet, tous ces comptes-rendus apparaissent très sympathiques ; au moins tous ceux que j'ai lus. Mais pourquoi l'étrange abstention du Gaulois? - Le Figaro, lui, comme toujours, se montre excellent, et c'est le principal. Avez-vous lu dans ses colonnes, le jour même de votre duel, le bel article signé Horatio, et entièrement consacré à vous, à nous ? Tâchez donc de savoir qui est cet Horatio si favorable.

" Je compte partir demain ; j'espère que l'oasis méritera son nom, en me donnant du calme, et en apaisant ma soif. Soyez assuré de toute mon affection dont seulement aujourd'hui je connais l'étendue et la force. " - " Un mot hâtif (de Biskra) dans le désarroi de mon arrivée. J'ai trouvé ici vos lettres avec l'émotion que vous pensez. Elles m'ont fait toucher du doigt les heures que vous venez de traverser et qui vous ont offert une nouvelle occasion de donner la mesure de votre énergie que je connais et dont je suis fier.

 

*

 

Terminons par les récits de voyage.

En 1886, mon correspondant est à Versailles. Il m'écrit plaisamment et mélancoliquement : " Je prévois une grande tristesse; mais elle n'est pas encore bien définie. " Puis, sans s'y attarder davantage, il m'adresse sur son séjour et son entourage, de ces pittoresques récits auxquels le prédisposent, sans qu'il s'en doute, une observation éveillée, servie par une notation alerte, au tour plaisant, à l'expression vive. Cependant, et de la meilleure foi du monde qui en rehausse encore l'agrément, il se défend d'y prétendre : il écrit " pour prouver qu'il est vivant, qu'il se souvient et ne veut pas être oublié. " Quant à attendre de lui " des morceaux choisis de littérature ", c'est peine perdue, il ne sait " ni voir, ni penser, ni écrire " ; il donne " des signes de vie, voilà tout"; il fait ce qu'il peut. Au reste, Versailles qui doit plus tard agir sur lui avec beaucoup de force, Versailles qui doit lui livrer de ses trésors, et après avoir exalté ses rêves et apaisé ses maux, devenir le lieu de son repos suprême, Versailles ne lui a pas encore confié son secret. Il le trouve " ennuyeux et monotone ". Il serait capable, il n'y trouverait que dire :

" Voulez-vous que je vous parle des Anglais à mine cartonnée et étonnée, rencontrés au Palais ou au Parc ; ou bien de mes étranges voisins de table parmi lesquels une jeune fille martyrisée par sa marâtre, et qui me fait grand'pitié? - Il vous faut bien de l'indulgence pour trouver du goût aux historiettes que je vous envoie. Elles sont puisées à une source naguère calme, devenue brillante et agitée. Je veux parler du petit hôtel visité ensemble, aujourd'hui en proie au public spécial et au petit monde singulier qui hante les villas de famille. On n'entend, par les allées du jardin, que des interpellations du genre de celle-ci : " Par ici, Duchesse ! " - " Mais comment donc, Princesse ? " échangées entre vieilles à l'air falot et à la toilette surannée. - Vous me voyez très péniblement impressionné par l'arrivée  d'une nouvelle sorcière (pour changer !) qui ressemble, de la plus extraordinaire façon, à un chat-huant ou à une chouette, et dont l'apparition funeste est venue se percher tout juste en face de moi, dans notre salle ä manger. Je fais des démarches pour changer de place; mais je n'ai pu encore y réussir, et il me faut subir, matin et soir, la présence morne, rigide et intimidante de cette hideuse créature au nez crochu et court, aux yeux ronds embusqués sous d'énormes lunettes, et au silence menaçant.

" Beaucoup d'intimités se sont établies. Je reste à l'écart. Personne ne m'intéresse, hors la jeune fille martyrisée ; mais je n'ai pas envie de m'exposer aux fureurs de sa marâtre qui commence à me regarder avec des yeux pas commodes. J'ai bien assez de ceux du chat-huant.

Cependant, le charme opère. Le promeneur solitaire prend un livre, peut-être déjà ce Saint-Simon, qui doit plus tard le passionner et lui commenter la royale Palmyre. Il se dirige vers Trianon ou au Bosquet du Roi, s'éprend d'une statue, apprend à reconnaitre dans les vieilles maisons le visage du passé; les jours pluvieux, il perfectionne sa lecture; et, si le soleil reparaît, il poursuit son expérience. Il note avec justesse les rapports de vétusté qui existent entre certains groupes de promeneurs ou de résidents, et le décor qu'ils habitent. Et, le soir venu, dans cette ville morte, autrefois voluptueuse, il établit un saisissant parallèle entre les ballets, jadis donnés par mon ancêtre Courtenvaux avec la Pompadour déjà phtisique, et les assemblées de dévotes qui s'assoupissent aujourd'hui, dans les chapelles, sur les chapelets, aux sons grêles de l'harmonium.

Il quitte Versailles pour la Bretagne. Le voici à Brest. Il attend le bateau qui doit le conduire à une petite plage; et, dans l'intervalle, il visite la ville, la rue de Siam, pleine de boutiques et d'objets curieux, le port, les ponts, le chàteau historique. Des marins se pressent autour d'un orchestre ambulant. Or la nouveauté, la beauté, ce sont ces jeunes Bretonnes aux blanches coiffes toutes diverses, qui semblent de clairs oiseaux en train de s'abattre sur le front de ces jolies filles décrites par Loti. Mais il faut s'arracher à ce poétique spectacle. Le bateau part. Combien la rade est magnifique !

" Je me félicite d'être là, tout seul, et de pouvoir m'abandonner tout entier à la suave mélancolie qui s'empare de moi, quand je suis demeuré longtemps sans voir cette immensité bleue, si grandiose et si belle I - La traversée a duré deux heures, qui ont été pour moi deux heures de béatitude et de recueillement. J'ai pensé à ma mère, à mon pays, à mon avenir ; à vous, bien entendu ; je me suis demandé, pourquoi vous n'étiez pas là ; et je me serais reproché de n'avoir pas insisté pour vous décider à y venir, si la pensée que de sérieux intérêts vous appelaient ailleurs, n'était venue me rappeler à l'ordre. "

Mais voici le but du voyage :

" Un coin caché, ignoré et perdu, où jamais ne s'est posé le pied d'un profane touriste. - Jamais je n'oserais essayer de vous en faire une description. Qui pourrait se flatter d'y réussir? C'est l'endroit le plus beau du monde. Comme j'y arrive un dimanche, la population, entièrement composée de braves pêcheurs, s'est groupée sur le quai pour assister à la descente du bateau. Nouvelle exposition de coiffes, plus charmantes encore que celles de Brest. Elles sont portées par des femmes ou filles de pêcheurs au bras de leur mari ou de leur fiancé, Eux, ce sont de vrais mâles, au teint foncé, à l'allure virile, au regard hautain de l'homme pour qui tout est petit, habitué qu'il est à se mesurer, tous les jours, avec la grandeur de l'Océan. Je retrouve, parmi ces gars, des figures de connaissances Voici d'abord Sylvestre, mon frère Yves et Yann. Tous ont l'air gai et heureux. On leur offrirait des palais, ailleurs, qu'ils refuseraient de quitter, pour eux, leur petite patrie. Je le comprends presque. Et vous, qu'en dites-vous ? - Je faisais toutes ces réflexions en me dirigeant vers la seule auberge du pays où l'on avait retenu pour moi une chambre. Cette auberge est située sur le quai, d'où l'on aperçoit la mer, entre des rochers énormes, et le port rempli de bateaux de pêcheurs, se détachant sur le flot vaste et l'horizon sans fin. Mais l'appétit vient m'arracher à l'extase, un appétit violent et inconnu. Heureusement, le dîner était prêt, en grande partie composé de poissons, de homards pris au moment de les servir, de sardines presque vivantes. Puis je me retire, pour réparer la fatigue du voyage ; mais non sans déjà projeter pêches, excursions et bains.

" Hélas ! à mon arrivée dans ma chambre, une déception m'attendait. Les fenêtres ne donnaient pas sur le large ! - A l'aspect de ma désolation, l'aubergiste, une brave femme, bonne bretonne, une vraie mère pour ses clients, me dit qu'elle va me loger à côté, chez son frère et selon mon désir.

" Et voilà comment, mon cher ami, je vous écris d'une belle chambre, modèle parfait des installations de Bretagne. La vue est la plus noble qu'on puisse rêver. Je domine l'étendue, je vois le petit village caractéristique et paisible; et, sous mes fenêtres, des enfants jouent, se parlent et chantent dans un dialecte qui m'est inconnu. Plus loin, l'église se détache sur la plaine bleue, et le clocher dentelé a l'air de me souhaiter la bienvenue. Tout cela me plaît. Je n'ai encore rien vu du pays, ni fait aucune de ces promenades dans les rochers qu'on me dit superbes. Je vous en enverrai la description, si vous ne me dites pas qu'elle vous ennuie. Je voudrais vous faire partager tout ce que j'éprouve en de tels moments. C'est pour cela que je vous adresse ces descriptions d'un style bien faible, mais d'un sentiment très vif. C'est pour moi un soulagement de vous faire ces récits, qu'il vous est aisé de ne pas lire. Je puis cette fois dire, comme Madame de Sévigné : " Cela sort de moi avec violence ". Mille choses encore me viennent aux lèvres et à la plume, me chantent dans la tête et dans le cœur ; et qu'il me faut remettre à un autre jour. Ce que je tiens à vous dire, c'est que je ne vois rien de beau, que je n'éprouve rien de grand sans penser à vous et sans regretter de ne pas vous avoir auprès de moi pour les amplifier et les embellir encore. "

" Je m'isole dans les rochers géants, pour essayer de vous faire encore partager l'émotion dont je suis rempli. J'ai devant moi la plus magnifique vue qu'on puisse rêver ; et, pour compagnie comme pour accompagnement, le bruit de la mer, mystérieux et unique. Je lève les yeux, et j'admire la majesté de ce spectacle incomparable, et je me moque de moi, pour avoir l'audace de songer à la rendre.

" Parlons plutôt des grottes de Taulazken, peut-être d'aspect plus saisissable. Ce sont d'immenses salons dans les roches ; on y respire une fraîcheur délicieuse, et l'on y rencontre des creux dans le sol, véritables baignoires naturelles, dignes d'un Empereur Romain. Ces baignoires sont pleines de poissons oubliés par la mer ; l'eau y est cristalline et j'y ai pris un bain exquis. Je fais de grandes promenades, des excursions sans fin. Hier encore j'ai été en pleine mer, avec des pêcheurs. Nous n'avions emporté qu'un peu de pain et de viande avec de l'eau douce. Mais que d'émotions, quels cris de joie, chaque fois qu'on ramenait au bout de sa ligne quelque monstre résistant qui cherchait à nous entraîner avec lui dans les profondeurs ! J'ai rapporté à l'auberge ma part de la pêche, que la maîtresse de la maison, l'excellente Madame Dorso Kernadec a accommodée pour nous, ce matin. Et comme le poisson que l'on a pris soi-même a, vous le savez, un goût particulièrement savoureux, me voilà devenu un intrépide pêcheur. -Dans mes heures libres, je lis beaucoup. Je reprends les livres de Loti, deux fois intéressants dans ce cadre sauvage qu'il a dépeint avec tant de poésie ! "

La relation suivante a été adressée à la Duchesse de Rohan, quelques années plus tard :

"  Madame la Duchesse,

" Monsieur de Montesquiou me transmet votre flatteur désir de tenir de moi des impressions de vacances. En voici quelques-unes dont je vais essayer de faire passer à travers votre esprit le souffle simple et tragique, dans toute son éloquence muette. - J'ose croire que ce récit vous intéressera, Madame, car je vous ai vue, vous associer et compatir à la douleur des humbles.

" Donc, dans cette Ile de Noirmoustier, devenue solitaire, et où tout évènement prend de l'intérêt, il m'a été donné de contempler un tableau navrant de misère et de détresse. Dans une ferme voisine du chalet que j'habite, se Ioge un pauvre ménage avec ses enfants ; gens naïfs et presque primitifs, comme il ne s'en trouve, je crois, qu'au fond de la Bretagne, ou de la Vendée. Pendant que l'homme s'occupe aux champs, la femme vaque aux soins du logis. Ainsi, samedi dernier, après avoir sorti la vache, et torché la marmaille, elle se mit à boulanger le pain de la semaine. Et c'est à cette besogne qu'elle contracta, sans doute, ou du moins, ressentit, les premières atteintes du mal : fluxion de poitrine, " chaud et froid ", comme elle le dit.

" Loin de s'arrêter, elle tint à poursuivre, allumer, surveiller le four, car elle refusait de se soigner avant d'avoir accompli cette boulange suicidaire. - C'est lundi seulement que je la vis toute fiévreuse et déjà irrémédiablement atteinte, mais loin de s'attendre à une fin prochaine. Après avoir donné quelques conseils hygiéniques, je promis de revenir, les jours suivants, sous prétexte d'apporter quelques pastilles, et autres menus soulagements ; mais au fond (dois-je l'avouer ?) attiré par une secrète curiosité ; non de la curiosité malsaine d'une Faustin prenant une leçon de convulsion, devant les affres de Lord Annandale; - mais une curiosité où dominait un sentiment humanitaire et charitable.

" Le lendemain, quand je me présentai, le mal avait fait des progrès notables. La malade ne m'en remerciait pas moins, renouvelait le récit de son imprudence; et sa main, aux gestes désespérés désignant alternativement sa poitrine oppressée et l'angle lointain de la chambre, me signalait une vaste planche, où se tenaient debout les dix énormes miches homicides, qui paraissaient contempler leur œuvre de mort à travers les trous hypocrites de leurs yeux de mie !

" Le médecin, ayant annoncé qu'il n'y avait plus, de sa part, rien à tenter, on eut recours au prêtre. Ce furent alors des préparatifs pour recevoir dignement Le Bon Dieu : des torchons propres, un vieux Christ et quelques chandelles.

" La chambre se remplissait lentement de femmes aux regards noirs, au nez crochu et cruel, sorties on ne sait d'où, espèces de corbeaux humains que l'odeur de la mort attire.

" Le prêtre parut, confessa la mourante, et les assistants furent admis à lui voir administrer le Saint Viatique.

" C'est ici que se place un détail bien caractéristique, et impressionnant, pour l'œil qui sait voir les larmes des choses. L'homme de Dieu prépare la moribonde à l'Extrême-Onction, l'exhorte à demander pardon pour les péchés commis par chaque sens : la vue d'abord ; mais l'ouate faisait défaut, pour étancher les saintes huiles. On cherche, on se remue ; le grave silence de la chambre est troublé d'un bruit de sabots inquisiteurs. Vainement du reste; les pauvres armoires ne contenant pas même de charpie, en cet intérieur besogneux où le mari ne connaissait que la place de sa bêche. Or, il fallait se presser, les minutes étaient comptées. Alors, le prêtre avise un des pains dont une entaille laissait voir sa mie pâle et implorante, qui semblait demander à remplacer le coton absent, et à racheter ainsi, par un contact symbolique et sacré, son inconscient forfait.

" Il parut alors, à mes yeux hallucinés, et tristement ravis d'un tel spectacle, qu'une bénédiction et un pardon descendaient sur ces pains, de tout temps nourriciers de l'humanité, et dont la salutaire mission à travers les âges, s'était vue, tout à coup, entachée et compromise.

" Les consolations de la religion semblèrent calmer les souffrances de l'être éprouvé. J'en profitais pour m'absenter, me promettant de repasser dans la soirée. A neuf heures, j'étais de nouveau sur le seuil de la pauvre demeure; mais la funèbre visiteuse m'avait devancé de quelques minutes.

" Il faudrait un inconnu vocabulaire de la douleur pour décrire le désespoir communicatif du veuf désolé, et les attitudes naivement navrées de ces paquets noirs et humains, sanglotants et inconsolables. - Entre ceux-ci se détachait une figure, qui me saisit par sa contenance étrangère à l'évènement, et plutôt comme de quelqu'un d'habitué, qui accomplit un métier. J'appris que c'était une spécialiste de ces sortes de circonstances; qu'on ne manquait jamais de la requérir en pareille occasion, et qu'elle passait la nuit à marmotter des chapelets. Le sien s'égrenait avec sécheresse et monotonie; elle en faisait cliqueter les ave, non sans affectation, au long du bois de lit, et comme attendant un salaire proportionné à leur nombre. Ils défilaient, peu exaucés, je le crains, soupçonnant cette chapeletière calculée et sans piété, de prolonger, d'éterniser, en ce coin de terre, une victime oubliée de la Révocation de l'Edit de Nantes. Or, comme je demandais à quelle heure la défunte avait rendu le dernier soupir, le mari, d'un geste silencieux et éloquent, me désigna la gaine de la vieille horloge familiale, dans laquelle le cadran glacé marquait lugubrement son heure arrêtée à la minute suprême, selon une coutume perdue, et pleine d'émouvante beauté.

" Alors, je m'éloignai, escorté de gémissements d'autant plus retentissants qu'ils avaient été plus contenus, et dont les anciens Tragiques, avec leurs chœurs, et les Prophètes, en leurs lamentations immortelles, ont, seuls, atteint le degré de lugubre et la solennelle intensité de déchirement dans la plainte. "

La scène suivante se passe à Honfleur :

" A peine en possession de votre lettre, je me suis rendu à l'Hôtel de Ville (un sombre bâtiment tortueux) pour m'enquérir de la demeure de Baudelaire. Là, on me dit qu'il faut aller au Commissariat de police. J'y cours. Les employés s'interrogent: " Eh! dites donc, Pierre, connaissez-vous un nommé Baudelai ? " - Pierre répond : " Non! " naturellement. Et l'on m'envoie à la Mairie où la même scène se reproduit. Personne ne connaissait le nommé Baudelai ! - J'avais beau m'expliquer : " Monsieur, il s'agit de Baudelaire; un grand poète français, mort il y a des années, et qui habitait ici avec sa mère, Madame Aupick. " - C'était du grec. Je commençais à désespérer, quand survint un monsieur qui n'ignorait pas le nom du Général Aupick, et qui me fournit le renseignement demandé. La maison est aujourd'hui habitée par un vieux maître d'école en retraite nommé M. Bahon. Je me remets en route. Après une assez longue marche dans la direction de la mer, j'arrive enfin. Au dehors, rien qui trahisse le mérite d'un tel logis. Je sonne; on m'ouvre ; je demande à visiter les jardins. Le propriétaire me reçoit lui-même avec beaucoup d'affabilité, me disant qu'il comprenait fort bien le sentiment dont j'étais animé, pour entreprendre ce pélerinage artistique; et que, par suite, il se mettait à ma disposition, pour me faire tout visiter. N'avais-je pas droit à pareil accueil, après tant de difficultés?

" L'hôte me conduit d'abord à une magnifique terrasse dominant la mer radieuse. C'est là, j'imagine, que Baudelaire aura écrit les fameux vers :

 

Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

 

" Cette terrasse est si belle, que le Général Aupick, longtemps ambassadeur à Constantinople, la comparait au Mirador du Sultan, d'où l'on embrasse le Bosphore.

" L'aimable propriétaire me conduit ensuite dans un pavillon affectionné par le poète. Puis, nous gagnons la maison, celle-là, pleine de souvenirs. Dans le cabinet de travail du résident actuel, se trouve une photographie de Baudelaire la plus belle que j'aie jamais vue, et qui me semble devoir être la plus ressemblante : beau mouvement, grand, simple et naturel ; la tête encadrée de cheveux longs et soyeux qui retombent en mèches abondantes.

" Craignant d'abuser, je m'excuse, je remercie et fais mine de me retirer ; mais mon guide ne veut pas me laisser partir sans m'avoir fait visiter le plus intéressant : la chambre à coucher. Et, par des petits escaliers aux jolies boiseries, nous arrivons à une chambrette mansardée, demeurée telle qu'elle est depuis que l'écrivain l'a quittée. Même petit lit, même matelas, rideaux de percaline à fleurs, pareils à la couverture; une commode, une table; une chaise, c'est tout.

" Le bon Monsieur Bahon se plaît à conserver cette pièce intacte; au moins autant, je crois, entre nous, pour le prestige que cela confère à sa maison, que pour l'émotion intime qu'il en ressent.

" Il n'en est pas moins vrai que cette visite m'a causé une sensation profonde. Est-ce parce que je la ressentais pour vous?

" Je me suis confondu en remerciements, en échange desquels j'ai reçu cette réponse de celui qui les écoutait avec complaisance : " qu'il se mettait à la disposition de tous les amateurs. "

" Ça, c'est le mot de la journée. Et même, comme je faisais observer que rien, dans l'intérieur de la maison, ne décelait son importance, on m'affirma qu'une plaque était déjà commandée, sur laquelle il y aurait inscrit : Villa Baudelaire !

" Et je sortis " muet, emportant mon extase ", c'est le cas de le dire. " Je vous l'envoie tout entière, puisque c'est à vous que je la dois. "

Une lettre est consacrée au château de Verteuil :

" Somptueuse forteresse, qu'on ne se lasse pas de parcourir, y découvrant, à chaque pas, de nouvelles raisons de s'extasier. Que dire des tapisseries, le plus beau bibelot qui soit, au monde? "

Ferrières, à son tour, n'est pas moins apprécié, pour la splendeur de son décor et la bonne grâce de ses hôtes :

" Je me lève avec le jour pour humer l'air d'un parc féérique ; mais dont je puis affirmer, sans mentir, qu'il ne me fait pas oublier " mon petit Liré ", pas plus que le mont Palatin ne remplaçait, pour l'exilé, sa douceur angevine.

" A demain les récits. Qu'il vous suffise de savoir que l'éblouissement des belles choses va, pour moi, de pair, avec la gratitude pour l'excellent accueil. "

Angleterre. Seulement quelques notes, non sans saveur :

" Vous ne sauriez imaginer la solennité qu'on donne ici à l'accueil d'un présenté. Tout d'abord il est reçu dans un cabinet éclairé très faiblement. Je ne vous dirai pas que les hôtes prennent pour l'accueillir des figures de circonstance; non, ils gardent celles qu'ils ont, et c'est précisément celles-là !

" Il me reste à vous raconter un cordial entretien avec Father Vaughan, dimanche dernier, dans le Palais de l'Archevêché. Il arrivait d'Italie et m'a reçu les bras ouverts, heureux de me voir à Londres. Il a tenu à me présenter au saint Cardinal devant qui toute l'Angleterre s'incline à cause de son savoir, de sa charité, de sa philanthropie. Nous avons attendu dans un vaste local. Puis le grand prélat est apparu, tout semblable au portrait de Watts, d'une maigreur presque desséchée. Son aspect m'a profondément ému, et c'est à genoux que j'ai reçu sa bénédiction. Puis il m'a fait asseoir auprès de lui, et, durant une demi heure, s'est entretenu avec moi en anglais, en français, en espagnol, me parlant avec beaucoup de bonté, d'esprit et de grâce. Il m'a invité à dîner avec lui et le père Vaughan pour- dimanche prochain. "

" C'est dimanche dernier qu'a eu lieu mon dîner dans le Palais du Cardinal Manning; dîner plein d'onction et de sainteté. mais c'est tout ! - Comme on m'avait invité à l'avance, je m'attendais au traditionnel dîner de curé, copieux et abondant. Jugez donc de ma déception, quand après le premier plat, qui était un gigot, je vois apparaître... une tarte ! Triste preuve que le dîner était fini ! Ce dîner, composé d'une jambe de mouton garnie de cabbagge et de pommes de terre, et d'un pie aux fruits. Avec cela, de l'eau, de l'eau pure. Tout le monde semblait content. Mais moi qui n'avais pris, dans toute ma journée, qu'un verre de lait, et un petit pain, pour ne pas gâter mon repas, je faisais triste figure. -- J'ai su, depuis, que le Cardinal était président d'une Ligue de sobriété et de tempérance.

" Après le dîner, quelques minutes de réception, dans un salon fort ancien. Puis le père Vaughan a demandé une particulière bénédiction pour moi, et je me suis sauvé, pour rentrer manger dans mon boarding-house ! J'ai envoyé l'invitation à ma mère. Rien ne peut lui faire plus de plaisir que de me voir reçu en si haut lieu, et par de si dévotieuses personnes. "

" J'ai assisté, il y a quelques nuits, avec un ami, au feu d'artifice monstre, qui se tire; tous les ans, dans les jardins du Palais de Cristal.

" J'y ai bien pensé à vous, sachant que ces spectacles vous plaisent.

" La plus fiévreuse imagination ne saurait rien rêver de plus prodigieux. Or, dans cette foule d'environ soixante mille personnes, je crois bien que mon compagnon et moi, seuls, avons ressenti quelque chose, et manifesté de l'étonnement en présence d'une manifestation à ce point grandiose. De la bouche de tous les autres, s'échappait parfois mystérieusement un nice, un endeed, un really, non sans crainte d'être entendu ! Vous avez décidément raison de dire que c'est un pays où il n'y pas de jeunesse.

" Tout cet embrasement s'est terminé par une reproduction enflammée de la chute du Niagara, au milieu d'un bruit qui ajoutait à l'illusion de la réalité. " Puis il a fallu courir au train, et quand, d'une hauteur, nous avons voulu donner un dernier regard au souvenir de tant de flambées, le jardin nous est apparu tout incendié de feux de Bengale, mélangés aux jeux des fontaines qui luttaient avec eux de gerbes multicolores... c'était le Bouquet ! "

Italie ! Italie !

" Je ne lis plus que Burckhardt, et Dieu sait s'il y a à lire ! - Ainsi préparé, je me suis déjà rendu aux Offices. (Mais êtes-vous en état de goûter mes sensations d'Italie ?)

" Est-ce de l'impressionnabilité laissée par la maladie ? J'en ai été bouleversé. Certains chefs-d'œuvre m'ont tellement attendri, que je n'ai pu aller jusqu'au bout de les admirer. Des flots de larmes me voilaient les yeux ! Que de beauté ! Quelle source intarissable d'émotion saine et pure ! Et combien elle vaut mieux que toutes les autres ! - Que serait-ce si vous étiez ici, pour la partager ?

" Hier, par un beau soleil, je me suis rendu à Fiesole; et je ne saurais vous dire le charme éprouvé par cette pure journée d'automne, au milieu de cette solitude si pleine de beauté. Au couvent de San-Francesco, dans un mélancolique jardin délaissé, j'ai fait un bouquet de trois plantes précieuses une immense boule d'hortensias aux teintes verdâtres, quelques branches de citronelle, et de l'héliotrope. Puis j'ai repris le chemin de Florence, à pied, pour m'arrêter en route à la Badia de San-Domenico, où l'Angelico vécut avant de se fixer à Saint-Marc, et où Pic de la Mirandole fit ses commentaires de la Genèse.

" J'étais donc là, en face de cette célèbre Loggia où se déroule, par la plus paisible. des vallées, l'immense vue de Florence, quand je vois apparaître, sur le seuil d'un bosquet, la Reine des Veuves, auréolée de ses fins cheveux blancs, et accompagnée d'une de ses filles. Vous avez reconnu Madame Wagner. Comme je me sentais las, et peu en disposition de parler, je ne songeais pas à me faire moi-même reconnaître, quand la noble dame, s'approchant de moi, et dans un simple mouvement de grâce.spontanée, en même temps que d'affabilité naturelle, me dit en indiquant le paysage : " E bello, questo, signor, non e vero ? "

" Encouragé par cette bienveillance, je m'avance alors avec beaucoup de respect : " J'aurais craint, dis-je, Madame, de déranger votre rêverie; mais puisque vous me faites l'honneur de m'adresser la parole, permettez-moi de vous faire souvenir que j'eus l'honneur de vous être présenté, à Bayreuth même et dans quelles circonstances sympathiques. " - Je lui rappelle, alors, notre visite, la soirée de Wahnfried, et tout le détail de ce voyage mémorable. Elle m'écoute avec beaucoup de bonté, me parle de vous avec une compréhension charmante, et nous nous entretenons, sur votre compte, dans les termes que vous pouvez penser. Puis, au moment de se séparer, je la prie d'accepter le bouquet récolté par moi dans le monastère, attribuant, ajoutai-je à cette fleur qui vous était chère, le bonheur d'avoir fini ma promenade sur une rencontre si prestigieuse. Alors, elle, avec beaucoup de finesse, et pour me faire bien entendre qu'elle avait compris : " Je regrette seulement qu'il ne soit pas bleu. "

" Elle m'a autorisé à lui rendre visite demain, vers six heures.        Sachez donc, à ce moment-là, que, dans ce cadre digne de vous, où toute l'atmosphère est saturée d'art, vos louanges seront chantées avec la conviction admirative et attendrie dont je recèle le secret. "

" Je ne veux pas quitter Rome sans avoir aperçu le Pape, dont le seul nom me remplit d'émotion, dans ces murs tout pénétrés de leur passé, de leur prestige et, de leur gloire. (J'ai vainement, hélas ! recherché la lettre qui contenait l'intéressant récit de cette visite au Saint-Père 'et de l'audience particulière accordée à mon ami à la suite de la Messe dite par S. S. le premier jour de cet an là.)

" C'est de la Villa Serbelloni que je vous écris. J'aurais voulu vous donner de mes nouvelles, hier soir même et dès mon arrivée dans ce pays de fleurs et de volupté. J'ai déjà visité plusieurs villas somptueuses, situées dans les jardins embaumés, où la flore des tropiques se mêle à la plus luxuriante des végétations et où l'hortensia bleu alterné avec la rose, et jusqu'à la verte panachée ! " - " Il faudrait épuiser tous les termes connus, et en inventer de nouveaux, si je voulais essayer de vous dépeindre l'impression d'enthousiasme et de ravissement, la commotion ressentie dès mon arrivée à Venise, et qui ne font que s'accroître d'heure en heure ! J'y renonce. Tout cela doit avoir été dit : et je ne doute pas que, me connaissant, vous n'imaginiez facilement l'excès d'une extase qui ne fut jamais plus motivée. - Je ne vous entretiendrai donc aujourd'hui que de votre arrivée, car je ne veux pas entendre parler d'assister à un          pareil spectacle sans votre compagnie et votre commentaire. J'ai retenu, dès hier, un joli appartement, le seul libre, sur les Zattere. Il est composé de deux belles pièces, que je vous abandonnerai, cherchant pour moi une chambre dans le voisinage ou dans la maison même, s'il s'en trouve de libre. Le temps est exquis, doux, enveloppé et caressant. Pas un moustique, en dépit de vos prédictions l Et nul autre ennui que le harcèlement incessant d'offres de toutes sortes et de toutes provenances. Il semble que la basse humanité se règle ici sur les pigeons de Saint-Marc. Elle s'apprivoise exagérément.

" Mes hommages à votre belle amie, dont la grâce en deuil et l'élégant mystère ne sont pas loin de s'assimiler au charme de ces gondoles que j'ai sous les yeux. Et vous, cher Poète, sachez que, dans le cadre incomparable de ce merveilleux musée en plein air où le Créateur le dispute à l'artiste, je me trouve plus digne d'être votre ami, grâce à la façon émue dont je ressens toute cette grandeur et dont j'éprouve toute cette beauté. "

Casino de Nice :

" En présence de tant d'impressions diverses, d'émotions et de sensations nouvelles, de récits à faire, je ne sais vraiment par où commencer. Peut-être vaudrait-il mieux garder tout cela pour notre rencontre prochaine, que je me plais à espérer imminente. Vu l'impossibilité de vous rendre où vous souhaitiez d'être, dans l'incertitude d'un choix, je ne vois rien de mieux à vous conseiller que de venir me retrouver ici, dans cette maison propre, élégante, confortable et soignée dont la table est bonne, et où l'ennui silencieux des convives anglais ne saurait être tenu pour un défaut, quand on sait s'y soustraire. Le quartier tranquille et aristocratique assure la paix de votre travail. Le temps est devenu admirable. Et, après avoir dépensé tant d'extase à m'émerveiller devant ces chefs-d'œuvre de l'art, j'en trouve encore devant ce spectacle inouï de la nature, où tous les plus rares éléments sont réunis : la mer la plus bleue, les palmiers les plus verts, les coteaux les plus riants, et la flore exotique la plus vernie. Quel changement d'avec Rome où l'atmosphère saturée de prières est remplacée ici par des parfums confus, comme le tintement des cloches matinales de la Ville des Papes a fait place à la discrète senteur des campanules.

" Hier, avant d'avoir reçu votre lettre, et voulant profiter du jour radieux, je suis allé à Monte-Carlo, avec l'intention de chercher et de visiter Mme X... Il était deux heures, Elle venait seulement de se lever et ne pouvait me recevoir qu'à six. J'avais donc tout le temps nécessaire pour jouir de ce lieu féérique et maudit, plein de tentations et d'embûches, où la nature même, plus apprêtée, paraît se faire complice de tant de brillants méfaits, et où les personnes réfléchies et renseignées peuvent, seules, se risquer sans danger.

" Quel contraste avec le dehors ensoleillé, de ces profondes et vastes salles, éclairées en plein jour, et où la foule qui se tasse, qui s'écrase, mue par un seul désir, ignore (ou s'en fiche I) que resplendissent au dehors, et à quelques pas, le soleil, les fleurs, le ciel bleu, la mer infinie !... Que n'a-t-on dit sur toutes ces misères, près de tant d'or, et sur tous ces espoirs déçus ? Mais rien n'en égale la réalité. Comment oublier ces expressions hâves, ces yeux brûlés, ces lèvres pendantes, tant de rougeurs et tant de pâleurs? Ces vieilles cosmopolites, oublieuses du maintien, et laissant s'étaler leur âge ; ces perruques de travers, incessamment dérangées par un imprudent, frénétique et désespéré grattement. Des personnes entrées jeunes et sortant vieilles, les joues creuses, les mains dans les poches vides, l'air idiot et morne, et cela en quelques instants. Non, c'est jusqu'à Nice seulement que ce beau pays mérite le nom séduisant de Côte d'Azur. Au delà, son vrai nom devrait être celui de la Côte Verte, si l'on songe à tant de biles retournées autour des tapis de cette couleur !...

" Après ce cauchemar, j'avais besoin d'un peu de beauté. J'étais servi à souhait, par mon rendez-vous de six heures, avec Madame X... Et je me dirigeai vers son hôtel. Je l'ai trouvée un peu faible, un peu pâle, mais rassurée sur sa santé, et toujours jolie. A mesure que je lui parlais de mon voyage, auquel elle voulait bien s'intéresser, son visage s'animait d'un rire plein de jeunesse et de gaîté. Le récit de ma visite au Pape l'a particulièrement captivée, peut-être par suite d'une affinité que j'ai constatée entre le saint vieillard et cette gracieuse muse ; tous les deux ont une voix, dont la gravité et la force étonne à l'entendre sortir de leurs corps délicats et frêles. "

Un orage en mer :

" Vos craintes à propos du Portugal ont bien failli n'être pas vaines. Nous sommes arrivés avec trente heures de retard, après un effroyable orage, dont cet immense navire neuf, duquel c'était le voyage d'essai, aurait pu être victime. Certaines minutes ont été réellement critiques. La machine s'est arrêtée et, par suite, la lumière électrique, plongeant tout dans l'obscurité. Alors des cris d'angoisse ont retenti de partout, et se mirent à redoubler quand une porte qu'on avait oublié de fermer a laissé l'eau s'irruer dans les cabines.

" Il a fallu tout le sang-froid du capitaine pour retenir des personnes insensées qui, déjà munies de leur ceinture de sauvetage, voulaient se jeter par dessus bord, préférant, disaient-elles, cette mort immédiate, à une lente descente, avec le bateau, dans les profondeurs de l'abîme. Des Argentins, des Péruviens, des Brésiliens, s'agenouillaient devant des Missionnaires en route pour Dakar, et demandaient une bénédiction, afin de mourir en chrétiens. Une grosse dame légère qui se rendait en Afrique pour je ne sais trop quel commerce, et dont les allures avaient étonné tout le monde, au moment de l'embarquement, courait en chemise, offrant toute sa fortune à l'homme qui la sauverait. Certains prétendent qu'un fort gaillard, un matelot rablé, ayant accepté le marché, on les retrouva enlacés après la tempête. Quant à moi, je me sentais peu ému. Et ce que plusieurs ont pris pour un étonnant courage, n'était, sans doute, qu'une heureuse prescience, puisque, le lendemain, tout le monde, rassuré, se racontait, en riant, toutes ces péripéties. "

A Lisbonne, la rue est commerciale et bruyante, toute remplie par les cris des varinas (marchandes de poisson) et des gallegos (crieurs de loteries.) De jeunes oisifs s'y rencontrent, la badine à la main; et, dans les environs de Noël, de noirs troupeaux de dindons y promènent leur gloussement, aussi caractérisé que le pie des Anglais ou notre boudin de France.

Mais, cette rue, elle offre des spectacles plus curieux :

" J'ai assisté hier à la pompe funèbre d'une fille de race royale, morte, trois heures après sa naissance. Rien de plus singulier et, disons-le, de plus grotesque, de plus criard que les funérailles processionnelles auxquelles donne lieu cette cérémonie. En ce moment, surtout, où je me sens plus que jamais pénétré par la majesté de la Mort, je devais être particulièrement choqué par cette mascarade fanfaronne. Je veux essayer de vous peindre une des personnes les plus en vue parmi celles qui accompagnaient ce petit cercueil. Un grand seigneur, célèbre pour ses bizarreries, enfermé dans une gigantesque voiture du siècle passé, un carrosse vert pistache, aux larges glaces permettant de le voir assis à l'intérieur, droit, rigide, et fixant avec orgueil tout le déploiement de sa livrée. Le tout traîné par quatre chevaux, montés à la Daumont; domestiques poudrés, perruques blanches et costumes de couleurs si éclatantes, qu'à les regarder un certain temps, on avait les yeux blessés jusqu'à la torture.

" Après le cérémonial de l'Église, on a revu le noble fantoche parcourir rues et places de la ville, provoquant l'admiration de tous. A Paris, on lui aurait jeté des pommes cuites; ici, on se contente de dire : e costume. C'est l'habitude. Voilà. "

Algérie, Tunisie :

" Rien à vous dire, d'ici, que vous ne connaissiez. Somme toute, disproportion entre le voyage, et ce qu'on trouve au but : soleil assez rare, installations inconfortables, médiocre chère ; et, pour compensation, l'offre, à chaque pas, de Turqueries fausses, débitées par des voleurs fieffés. - Quant à la villa Landon, c'est un prodige d'avoir créé, en plein désert, une semblable merveille, où toute la grâce de l'Occident s'associe à la volupté paresseuse de l'Orient : divans profonds, vastes lits de repos, coussins fleuris, tapis diaprés, tout cela mélangé à d'authentiques mobiliers Louis XV, à de sinueuses chaises à porteurs en vernis Martin, à de vieilles argenteries dignes d'affoler des collectionneurs. Cependant le maître de toutes ces belles choses en paraît las, parle de les quitter et songe à recréer d'autres paradis terrestres, comme s'il s'agissait de déménager un entresol et de changer de place une jardinière ! - Que n'étiez-vous à certain déjeuner de gazelle, qui vous aurait plu ! Je l'ai pris chez d'aimables connaissances locales. Au reste, je me crois en pleines Mille et une Nuits. Je ne sors pas de chez les Baschagas, les Cheiks, les Kaīds, les Kadis. L'un d'eux m'a facilité l'acquisition d'un admirable chapelet de corail, que je vous offre d'avance, et que vous aimez déjà. - Rencontre de vos précieux amis Mardrus, qui me rappellent de belles heures du Pavillon, pleines d'émouvante poésie. Lui, deux fois intéressant, dans ce pays dont il est l'interprète-né avec son verbe coloré, et ses connaissances orientales. Elle, toujours mystérieuse et rare, singulière et charmante, et parfaitement conforme au joli nom de " Princesse Amande" que lui ont donné les gens d'ici, à cause de sa blancheur. - Tout cela ne m'empêche pas de vous évoquer dans votre tranquille retraite, si paisible et si digne, et je vois très bien venir l'heure où, comme l'ami que vous savez, je me contenterai de feuilleter un guide; bornant là mes velléités de déplacement, toujours onéreux, et presque toujours décevant ! "

 

*

 

Les extraits suivants, les derniers, sont empruntés à trois lettres qui me furent écrites par Yturri, en 1890, au cours du voyage qu'il fit alors dans son pays, pour voir, encore une fois, sa mère bien aimée. J'avais eu le bonheur, comme je l'ai dit, de pouvoir lui faciliter ce voyage, par d'influentes recommandations, et de lui offrir, pour les siens, quelques souvenirs d'Europe. La première de ces trois lettres est datée du 20 mars.

" Ma vie, dont la description vous a été faite dans ma lettre du 10 (Cette lettre, malheureusement, s'est égarée 'en route et ne m'est jamais parvenue. Les sentiments qui durenf animer, alors, celui qui l'écrivit, ne laissent pas douter de la beauté dont elle fut empreinte. C'est, pour ce livre, comme ce fut, à ce moment, pour moi, une perte irréparable.), quand, encore tout palpitant, je me suis arraché aux bras de ma mère, pour vous adresser l'explosion de ma joie - ma vie se poursuit, la même, toute à la douceur de me laisser aimer. L'expression " Lune de miel ", appliquée à l'amour filial, ne serait pas exagérée pour formuler ce que j'éprouve à me trouver auprès de ma vieille mère, dont une voix me dit que je ne la reverrai plus.

" Mon frère, que je vois moins, paraît aussi m'aimer ; en tout cas, me témoigne de ces sentiments qu'inspire l'homme qui a vu du monde, comme on dit ici.

Avec ma mère, il n'a pas encore été question de retour. Ce serait l'attrister d'avance. Il sera toujours temps.

" Parlons plutôt des présents. Ils ont fait merveille. Quant à la petite boite à musique, on ne se lasse pas de l'entendre.

" Me voilà donc avec une famille, et une vraie. Des enfants qui tourbillonneut autour de moi, en m'interpellant, une mère qui suit chacun de mes pas, pour s'assurer que je ne manque de rien. J'ose à peine croire à tout cela, et, parfois, il me semble rêver. J'en éprouve un étrange bien, et comme une métamorphose intérieure. C'est comme si des parcelles de fiel, que j'avais dans l'âme, avaient disparu, pour faire place à la plus limpide douceur.

Sauf ces parents, je ne vois personne. Quelques anciens amis de collège se sont présentés, plutôt, je crois bien, pour m'examiner que pour me voir; et quoique beaucoup d'entre eux soient plus jeunes que moi, ils m'ont paru déjà vieux, je les retrouve barbus et noirs, et j'ai grand'peine à les reconnaître. Je vivrai donc seul, tout à mon recueillement, ne trouvant personne à lui préférer. Je ne m'en plains pas.

" Encore un mot de ma cargaison qui, en dépit de vos prévisions, est arrivée parfaitement intacte. Pas un seul accident. Tout excite l'admiration, réjouit, fait fureur.

" Mais je ne vous dis rien de ce que je voudrais vous faire entendre. Je m'y reprendrai.

" Penser à vous, parler de vous est ma plus grande joie. Avec qui le pourrais-je mieux faire qu'avec cette mère si pleine de cœur et de bonté tendre? Je lui dis votre bienveillance pour moi, ce que je vous dois; ce que nous vous devons, puisque, sans vous, peut-être, elle n'aurait pas eu cette joie de m'embrasser avant de mourir.

" Je lui parle de toutes ces choses, à l'abri de l'arbre, qui lui servait " d'ombrage, de volière et de consolation ". Alors je vois ses yeux profonds s'inonder de larmes, et sa bouche murmurer des bénédictions. Qu'elles vous arrivent avec les miennes, et qu'elles contribuent à vous donner des jours de paix et de bonheur, en attendant les jours de gloire que vous méritez, et que je prédis, avec cette clairvoyance qui nous vient de l'éloignement ! "

La seconde lettre est du 29 avril.

" A part la joie d'être avec ma bonne vieille mère, l'existence ici, est monotone. Voilà deux mois que j'y suis. Ce voyage devait s'accomplir. Je ne me serais jamais pardonné de n'avoir pas fait l'impossible pour donner cette joie à Celle qui ne souhaitait rien autre, avant de mourir. Elle est souffrante; en proie à bien des petites misères, et l'on me dit que si j'avais tardé plus longtemps, je ne l'aurais pas retrouvée. Au lieu de cela, ma vue lui a fait un bien sensible. Je le constate et j'en suis heureux.

" Mais elle-même comprend très bien, que mon séjour ne peut se prolonger, et elle est résignée.

" Maintenant que je vous ai dit ces choses qui me tenaient le plus à cœur, parlons d'autres sujets. Les récits que vous me faites me charment. Je m'imagine l'agrément de votre installation, transformée par la magique baguette que connaissent tous ceux qui vous ont approché. Quand je n'ai pas le bonheur d'être auprès de vous, il m'est plus agréable de vous savoir travaillant dans la solitude, que brillant et répandu. C'est que, même en ce lieu, parmi tout ce qui me touche de plus près au monde, je n'oublie pas que votre amitié domine tout, ma patrie et ma parenté. Les livres que vous m'avez envoyés viennent de m'arriver, Je me prépare à les dévorer. J'avais fini les autres, et rien n'est plus --malaisé, dans cette ville, que d'y trouver de quoi lire, même en y mettant le prix. Rien ne pourrait vous donner une idée, même approximative, de l'enthousiasme, voisin de la folie, ressenti par moi, à la lecture des Misérables.

Je les avais gardés pour l'arrivée, parce qu'à bord, je ne manquais pas de bouquins. Mais, chez moi, dans cette paix, j'ai tout ressenti, le grandiose, le merveilleux, le génial. J'ai ri, j'ai pleuré. Je tressaillais d'épouvante. Enfin, jamais je n'ai éprouvé, d'une façon aussi violente, tant d'émotions, en même temps, fictives et vraies. Mais, hélas ! l'ouvrage est achevé, me laissant le plus lumineux et le plus ténébreux des souvenirs. Car d'autres distractions, il n'en faut pas chercher. Je préfère la solitude à des compagnies insuffisantes. Quelques amis, personnes d'âge, des parents des deux sexes, voilà toute ma société.

" C'est avec un groupe de cette sorte (* Ce morceau a été publié, par moi, dans mes Roseaux Pensants, au chapitre intitulé: Quatuors de Masques, avec la relation de Noirmoustier.) que nous sommes allés, dimanche dernier, à la chasse aux perroquets; et j'ai assisté à une chose fort pittoresque. Partis dès l'aube, hommes, femmes et enfants, accompagnés de quelques gauchos, porteurs d'ustensiles et de provisions, nous arrivons dans une forêt d'orangers, chargés de fruits et couverts, à cette heure du matin, par des milliers de perroquets du plus beau plumage. L'oiseau ne se nourrit qu'avec ce fruit doré. Avant de commencer la tuerie, on veut s'installer, reconnaître le terrain et chercher le voisinage de l'eau. Nous trouvons une clairière ombragée d'arbres géants aux troncs moussus et tout étoilés d'orchidées. Un ruisseau cristallin traverse l'endroit, si clair que les poissons y sont visibles et qu'on les peut tirer à coup de flèches. Tout le monde s'agite; l'un, récoltant du bois, d'autres, apprêtant de grands feux. Des femmes rient en nettoyant des poissons; et, plus loin, des perroquets abattus sont pris demi-vivants encore, et poussant les cris les plus stridents. On les achève, on les déplume, rejetant les vieux, embrochant les jeunes. - Le perroquet est délicieux, il a le goût du canard; Comme il ne se nourrit que d'oranges, toute sa chair est imprégnée de cette saveur.

" Vous vous représentez cette bande allègre, dans ce milieu agreste et coloré; chacun gai et plein d'appétit. Une dame joue de la guitare ; d'autres dansent en attendant le repas qui fume de tous côtés: Enfin, on mange des poissons frais, les provisions apportées, des pièces de viandes cuites à ces feux improvisés; et, pour finir, des perroquets bouillis, rôtis et en ragoût. Le repas terminé, on danse encore ; puis, on retourne chez soi, heureux ou faisant semblant, des orchidées plein les mains et des plumes de perroquets ! Par moments, l'excès de la gaîté environnante me gênait. Le site me semblait si beau que j'aurais voulu ne m'y trouver qu'au milieu de personnes choisies. Mais il fallait bien faire comme les autres, et j'en ai pris mon parti. "

" Je m'efforcerai de suivre tous vos lumineux conseils. La recommandation que je vous fais, moi, c'est de bien profiter du plus beau printemps du monde, le printemps de Paris, et de me le raconter.

" Aujourd'hui, jour de votre fête, je pense bien à vous, et suis bien à vous. "

La troisième et dernière lettre est du 1er juin.

" Enfin, cher Ami, vous voilà de retour à Paris! Je préfère vous,savoir là. Il m'est plus facile de vous y retrouver, et revoir en pensée. Vous m'attristez en me rappelant quelques-unes de nos querelles. En effet, que de temps perdu, au lieu de me laisser aller à votre sage et intelligente direction Mais peut-être aviez-vous besoin de cette épreuve. Et tout en regrettant que la Providence ait fait, de moi, le méchant instrument chargé d'exercer votre patience, je ne puis me rappeler, sans admiration, ces inoubliables moments où mon imparfaite humeur vous arrachait un homérique flux de reproches furieux et de paroles débordées !...

" Mais, à ce propos, je voulais, depuis longtemps, vous parler de la métamorphose qui s'est opérée en moi, et, je le crois bien, pour toujours. Pareil au serpent qui change de peau, j'ai laissé tomber ici, comme un vieux vêtement, l'étrange mal qui me faisait souffrir. Est-ce le pays, l'air natal, la famille, vos bons avis, qu'il faut remercier de ce miracle? Je ne sais. Mais le fait est que le principal trait de mon caractère parait être désormais la douceur ! - Dites vous cela dorénavant si quelque chose vient vous rappeler qu'il n'en fut pas toujours ainsi.

" Je ne saurais vous dire combien cette constance de vos sentiments, que j'ai tant de fois constatée en vous, à l'égard de tel ou de tel, est, pour moi, une consolation. Je me dis alors que votre bonté ne me reprendra point cette place à part et privilégiée que votre amitié m'a faite.

" Vous me laissez entrevoir que vous avez des soucis. Que ne puis-je les alléger ! Je ne pense pas comme vous, qu'il soit coupable de faire partager de loin ses contrariétés, à des amis fidèles. Leur tristesse commence avec l'impuissant désir de soulager. Moi, je vous écris :

 

Console-toi, poète, un jour, bientôt, peut-être,
Les cœurs te reviendront!

 

" Et tout ce qui suit, qu'on dirait fait pour vous dans cet admirable poème. Vos encouragements me fortifient et je me sens prêt à les faire fructifier.

" Mais pour le moment, mon vrai chagrin est de me perdre en conjectures, avec vous, sur le sort de ma lettre du 10 mars, cette lettre envoyée à Buenos-Ayres, cinq jours après mon arrivée ici, et qui devait partir par une des nombreuses lignes desservant ce port, avec continuité. Je n'avais pas voulu attendre au 20, précisément pour ne pas laisser se décolorer ces impressions que vous deviez partager toutes palpitantes. - Que penser de cette perte? Comment poursuivre, en dépit de mes présomptions? Car, je n'en doute pas, la lettre a dû s'égarer ici.

" A quoi bon insister sur ces doléances ? Ne vaudrait-il pas mieux reconstituer la lettre perdue? Mais autant prétendre à recréer un tableau du Louvre, si ce musée, prenait feu. Car, je crois pouvoir l'affirmer, pour une fois : ma lettre était un chef-d'œuvre !... Dix pages doubles, sans compter les photographies, parmi lesquelles celles de notre maison qui, pour paraitre auprès de celle où se jura l'Indépendance, a voulu sortir dans le cliché !

" Enfin, cela pourrait se remplacer; mais ma prose !... Vous savez comme je suis ; une heure après avoir écrit, je ne sais plus rien de mes lettres. Ce que je sais seulement, c'est que m'arrachant des bras de cette bonne mère qui s'écriait en m'étreignant, ravie, " qu'elle ne pouvait pas croire qu'un aussi beau garçon fut à elle ! " je me suis jeté, éperdu, sur mon papier pour vous raconter cette étreinte. Je m'étais appliqué à ne rien omettre dans la confusion et le trouble que ces émotions nouvelles produisaient en moi. Je vous parlais de ma première journée, de mon frère ayant tout laissé pour venir la passer avec moi; de ma belle-sœur, que je n'avais jamais vue; de notre cousine Salomé, qui ne pouvait manquer de paraître, en la circonstance, et, enfin, du Père Angel, qui présidait la table, à ce repas où je me suis trouvé le plus heureux, mais le plus mal nourri du monde ! - Festin plus affreux que celui de Thyeste, et dont tous les éléments étaient du pays - pasteles en fuente, empanadas de Gallina, lamales en chala, chorizos et, enfin, paon emplumé avec des fleurs dans les yeux !...

" Tout cela se dressait curieusement; mais la joie nourrit aussi. C'est l'explication que je donnai à mon manque d'appétit pour ces lourdes choses auxquelles mon estomac se refusait. Et j'attendais le soir pour demander en catimini deux œufs et une côtelette.

" Enfin, je vous parlais de tout, des premières personnes vues, et qui m'avaient connu tout entant; des exclamations et des cris poussés par des négresses folles. Car, ce jour-là, !out le monde avait l'entrée libre dans notre maison.

" Je vous disais aussi la fin du repas, où je suis allé, silencieusement, chercher, pour ma mère, la boîte à musique tant désirée, et comment, alors, la chère femme, au son de je ne sais quelle mélodie, a versé des larmes de joie en me tenant les mains. Mais leur sincérité et leur simplicité rendaient ces choses pathétiques, dans l'instant; ces scènes, dont je comprends aujourd'hui qu'on puisse sourire, ne me semblaient alors que naturelles et touchantes. Peut-être, par miracle, ces pages ne seront pas perdues. Je l'espère, et je le voudrais. Elles étaient destinées à vous réjouir, non moins qu'à vous attendrir ; car, vous, je n'espérais pas d'aller jusqu'à vous faire pleurer ! "

" Vous avez raison, je ne vous ai pas assez fait le détail de notre demeure. La maison que j'habite tient de la masure Gorbeau, et de la rue Plumet. A la première, elle emprunte la distribution de ses pièces; à la seconde, son enclos inculte. Le principal décor de cette cour qui sépare la maison, de la rue, est l'arbre, qui a tant de vertus ; sans compter qu'il abrite le Kétupy, étrange oiseau doré, qui annonce les nouvelles, sans se tromper jamais. On ne l'entend chanter que les jours où il doit y avoir des lettres. Quand il gazouille, ma mère dit, comme la chose la plus naturelle du monde : " Nous aurons des lettres aujourd'hui. " Et cela n'a pas manqué une seule fois, depuis que je suis ici. Ne voilà-t-il pas des phénomènes qu'il vaut mieux ne pas essayer d'approfondir, puisqu'ils sont au seuil de la folie?

" Il y a aussi des orangers chargés de fruits mûrs, car c'est la saison. Nous entrons ici dans l'hiver triste et humide. Mon frère étant de retour, je suis revenu dans mes deux petites pièces, coquettes, isolées et paisibles. Je m'y suis entouré de tous les chers souvenirs que vous connaissez, et dont le prix se centuple, à cette distance.

" J'ai un petit neveu, nommé Nikanor; que j'aime, et qui m'aime, et dont tout le monde trouve qu'il me ressemble, quand j'étais petit. Il est d'une rare intelligence, pour son âge (six ans) ; il a des réponses et des réparties dignes des enfants de M. de Goncourt. Je m'amuse à lui apprendre quelques mots de français et il y montre des dispositions. Après ma mère, ce sera mon grand regret d'abandonner ce petit être charmant.

" Comme amis sérieux, quelques bons et honnêtes anglais. Et, pour compagnon, un jeune et agréable, grec d'Ithaque, patrie d'Ulysse. Sauf quelques rares exceptions, peu de relations avec les gens du pays dont des vues s'accordent peu aux miennes.

" Ils me témoignent la considération méritée par une personne qui revient de loin. Mais, ne devant pas demeurer parmi eux, je ne prends pas la peine de les apprivoiser.

" Je reçois votre précieux envoi, et vous suis bien reconnaissant d'avoir trouvé le temps de m'écrire dans le trouble de votre retour. Je vous croyais depuis longtemps réinstallé dans votre intérieur de rêve, où j'ai tant de joie à vous imaginer, le soir, quand je songe à vous, en fermant les yeux. " Je vois avec douleur que la fameuse lettre égarée ne vous est décidément pas parvenue. A quoi bon en reparler? Je la pleure, pour elle, pour vous et pour moi.

" Toutes vos bluettes me réjouissent. Vous avez l'art de rendre attrayant tout ce que vous effleurez.

" Ma mère, qui contemple souvent votre image, vous trouve beau. C'est qu'elle ne vous connaît pas assez encore, car, alors, elle vous trouverait grand. Très touchée de votre souvenir, elle veut y répondre elle-même. Je vous prie de lui tenir compte de son âge et du sacrifice qu'elle fait pour écrire. Les paroles qui émanent d'une âme aussi sincère que la sienne perdent un peu de leur force, dans la traduction que je joins cependant au texte. Mais ne le lisez qu'en Espagnol :

Toucouman, Juin de 1890.

Seigneur Comte,

Ma vieillesse, et tant d'émotions récemment traversées, m'ont empêchée de venir plus tôt vers vous, pour vous dire que je connais toute votre bienveillance à l'égard de mon fils, et tout ce que nous vous devons. Je ne vaux plus rien maintenant, et ne suis plus bonne à rien, qu'à prier Dieu pour la félicité et la prospérité de nos bienfaiteurs.

Veuillez donc croire que vous occupez le premier rang dans mes prières, et daignez accepter, de cette débitrice inconnue et lointaine, l'assurance de tous ses voux, avec sa gratitude infinie.

Geneviève Surita de Yturri.

" Qu'ajouter à cela ? Si ce n'est que, moi aussi, je pense à vous avec une affection infinie, et qu'une inquiétude me prend parfois : un accident, une maladie peuvent vous atteindre... et je serais loin ! - Enfin, à la grâce de Dieu, en laquelle j'ai besoin de croire plus que jamais, pour le prier de veiller sur vous et de m'accorder de vous revoir!... "

 

*

 

Il y a quelques années, considérant, avec moi, l'énorme gisement de souvenirs que composait notre double correspondance, mon ami, qui avait le souci de la figure que font les morts, après leur disparition, se mit à développer quelques réflexions du genre de celles qui ouvrent ce chapitre, à propos de la maladroite publication posthume des lettres qu'on n'eut pas le soin d'anéantir.

Par suite, il me conseillait de détruire ce reliquat épistolaire, et son important dépôt de passé. - Certes, cet homme avait des défauts. En tout cas, pas celui de la fausse modestie. Il ignorait que ses lettres étaient belles. Quand je le lui disais, il n'y croyait pas. Une seule fois, il crie au chef-d'œuvre, mais c'est avec une ironie enjouée à l'égard de soi-même. Il veut parler d'un chef-d'œuvre d'expansion. Et ce dut être vrai.

Pourtant, je le savais de si bon conseil, que je songeai, un moment, à suivre son avis. Puis, en présence de ce bloc de sentiments et de pensées, j'eus l'impression de commettre un sacrilège à y attenter sans en avoir fait saillir des filons, et jaillir des étincelles.

Je crus donc pouvoir, et, même, devoir surseoir. Je suis loin de le regretter; et plusieurs, je l'espère, en jugeront de même.

Mais il y a mieux. J'ai écrit naguère une strophe, assez indigente de forme, mais riche d'amativité et de rêverie :

 

Qu'un cœur garde votre pensée !
Ce sera le fervent levain
Par où votre àme est infusée,
Un jour, dans le concept divin.

 

Je voulais dire que l'Immortalité de l'âme pourrait bien être facultative, subordonnée à des conditions de souvenir, soumise à ce qui reste de nous dans un esprit ou dans un cœur, et proportionnée à la force de rejaillissement qui la projette vers l'au-delà, de par la force d'un attachement fidèle, d'une constante pensée. Faute de quoi, I'àme, incapable d'avoir créé, au cours de la vie, une telle réversibilité, une pareille réserve, qui lui assure de durer, en sera réduite à s'éteindre, et à s'effumer, comme un écho trop faible, un parfum trop vague, un chant trop distant pour parvenir aux supra-sensibles sens de Celui qui voit sans yeux, respire sans odorat, entend sans ouïe et parle sans lèvres.

La force de jaillissement que contenaient les lettres de mon Ami, qui étaient les feuillets de son cœur, et reprennent leur vol du fond du mien, projetteront, je l'espère, lui-même, à son tour, son esprit lumineux, dans le cœur de l'Invisible.

Quant à moi, j'ai fait mon devoir, envers cette mémoire vénérée. Je l'ai effectué avec application en même temps qu'avec ardeur. Mon allégresse en est grande. Elle seule était capable d'alléger un tel chagrin qui, sinon se dissipe, du moins s'éclaircit, quand, grâce à l'action que je viens d'accomplir, j'acquiers le droit de dire à l'Ombre qui la requérait

 

Tourne la tête et vois blanchir les ailes noires ! "

 

 

 

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