Robert de Montesquiou

Le Chancelier de Fleurs

DOUZE STATIONS D'AMITIE



 

VI

 

CHAPITRE SIXIÈME

 

LA VASQUE

 


 

 

En 1900, à la veille de m'installer dans le Pavillon des Muses, je reçois de Gabriel de Yturri, le billet suivant :

Le cauchemar de marbre rose touche à sa fin ! - Le bloc, qui pèse douze mille kilos, et qui en pesait quarante mille, avant d'être creusé, se trouve déjà Boulevard Maillot, et, demain, sera en place. Il fait l'admiration de tous. Je vous assure que la volonté qui m'amène à cette réussite me fait égaler mon homonyme, l'architecte Gabriel qui, le 29 octobre 1749, transporta cette vasque, du Palais de Versailles, à l'Ermitage, où il l'installa devant la Marquise de Pompadour, entourée de nombreux courtisans, et en présence de Louis XV, qui déposa, dans les fondations, une cassette contenant des pièces de monnaie à son effigie. (Voir la Chronique Campardon). "

 

Ce " cauchemar de marbre rose ", ce n'est rien moins que la baignoire du Palais de Versailles.

Il n'est pas douteux que, dans ces vieux temps, les soins dits de propreté n'aient été fort succincts. L'exiguïté des cuvettes décorées de bergers, ou de dieux, et contournées de fleurettes, que nous ont léguées l'Empire et la Restauration, nous apprennent bien que nos grands parents se lavaient le bout du nez et le bout des doigts. Mais qu'est-ce qu'on se lavait au XVIIe siècle ? Le Roi Soleil, avec sa ruelle pleine de gens et de cérémonies, n'usait des eaux que pour ses fontaines. Certes, ce ne sont pas, la lettre ci-dessus en fait foi, les proportions du. bassin dont elle parle, qui s'expriment dans ce sens. C'est la plus belle baignoire du Monde. Mais n'oublions pas qu'elle représente la baignoire, l'unique baignoire du Palais de Versailles. A ce titre, elle n'y occupe véritablement qu'une place restreinte ; encore, cette place n'est-elle (c'est à dessein que j'emploie le mot représente), qu'une place de représentation. Louis, qui jouait les Rogers et les Apollons, veut aussi jouer les Scaurus, et y réussit avec ses bains rares. C'est donc au centre de l'Appartement des Bains (à savoir, au-rez-de-chaussée du Palais, au-dessous de la Galerie des Glaces, dans la pièce à gauche de celle de l'angle, quand on regarde le Parterre d'Eau) que se creusait la géante cuve, laquelle, je le répète, me semble avoir dû servir, en ce temps-là, d'objet de décor, beaucoup plus que d'objet d'usage. Il en était de même dans les chàteaux particuliers. Il n'y a guère qu'une trentaine d'années qu'on s'est décidé à se laver en France, et que l'ablution hygiénique y est venue d'Angleterre, avec le tub. Jusque-là, les meubles destinés au nettoyage extérieur du corps humain avaient des formes et portaient des noms symboliques et ridicules. Quant aux salles de bains, elles étaient considérées comme des lieux de pélerinage, où l'on se rendait à de rares intervalles, et presque exclusivement en cas de maladie, non sans une sorte de terreur. J'en ai connu que (pour ne pas laisser sans usage l'emplacement qu'elles occupaient, dans la maison) l'on avait transformées en fruitiers, et dans lesquelles, quand on y pénétrait, saisissait, dès l'entrée, une forte odeur de coings et de pommes.

L'appartement des bains du Palais de Versailles, ayant été, dès le début, et pendant toute la durée de sa faveur, attribué à Madame de Montespan, la cuve de Rance devint sa propriété et sa chose. En usa-t-elle beaucoup ? - J'aime à le croire, puisque c'est un titre de grâce et de gloire pour le royal objet, le gigantesque bibelot qui m'appartient. Mais je dois l'avouer, ce point reste obscur. Ce qui est certain, c'est qu'après la retraite de la Favorite, le magnifique ustensile apparait tellement desuet, et de si peu d'usage, qu'on se décide à le recouvrir et à l'oublier ; et il faut la chute d'un valet à travers les planches usées qui le revêtent, pour rappeler l'existence du monolithe creux où la naïade du bain pleura ses perles.

Alors, le Bien-Aimé est au pouvoir, et Celle qui joue, sous son règne, le rôle de l'altière Mortemart, réclame la vasque pour sa propriété voisine. Nous allons lire la description de ces intéressants fastes.

Quelques lignes auparavant, pour dire le sort et résumer les faits qui m'en ont rendu maître :

J'allais m'installer au Pavillon des Muses ; et Celui que je nomme le Chancelier de Fleurs, auquel je devais déjà la découverte de ce Palais, promenait par le monde son regard averti et son zèle chaleureux, pour peupler de merveilles et de raretés la demeure qui m'était destinée. Nous savions vaguement l'existence et l'histoire de la vasque d'amour. Yturri que j'avais, connaissant son autorité et son goùt, chargé d'une part de ce décor, se met en devoir de me faire cette surprise d'acquérir pour moi cette incroyable " antiquité ", et de la transporter par féerie.

Il y excelle, il y réussit. L'entreprise le passionne à tel point, il la mène à bien avec un si audacieux génie (et l'affaire est vraiment assez d'importance pour cela) que je crois devoir en faire le sujet d'un des chapitres de ce livre. Cette histoire, il m'avait souvent demandé de l'écrire. Je le lui avais promis. Cette promesse, je la tiens à la tombe.

A la suite des vicissitudes qui avaient fait, de la piscine d'Athénaïs, le bassin de jardin de l'autre Marquise, l'Ermitage, dont le nom, alors, était presque sacrilège, le porte désormais avec piété. Il appartient à de saintes âmes et, je l'écris dans le sonnet que je lui consacre, les linges de l'autel viennent recouvrer leur pureté dans le vaisseau voluptueux, sur les bords duquel se posa la ceinture de Vénus.

Ici se place une anecdote dont il convient, pour l'empècher de tourner à l'ana déformé, de préciser l'aimable contour. La malice qui mérite quelquefois, même à Paris, de s'appeler la malveillance, ôte avec soin des récits ce qui peut nous les rendre favorables, et pour leur donner volontiers un tour déplaisant et défectueux. On a conté que la propriétaire du Bain, personne pieuse, l'avait donné à mon ami en échange d'une relique vénérable. C'est faux, bien entendu. Elle l'a cédé, pour le prix, élevé, qu'elle en a demandé, et qui fut, de ma part, consenti. Quant à savoir si ce prix représente la valeur exacte du bassin, ceci rentre dans la question des achats d'œuvres anciennes, essentiellement variable et changeante.

Le vrai, c'est que si mon mandataire s'est montré propice à la personne distinguée et dévotieuse qui possédait le marbre profane, en lui offrant un cadeau bénit, il a bien mérité ainsi des Saintes et des Muses. Admirée, éternel sujet de rêverie et de réflexion, elle a pris part aux fêtes du Pavillon ; elle était, ces jours-là, parée et fleurie. L'eau jouait aux flancs veinés et roses de sa paroi, des guirlandes contournaient ses flancs, des pétales voguaient à sa surface.

Quel sera le sort de l'octogone récipient qui mira les formes nues des Grâces et le visage des nonnes enfermé dans l'étamine des cornettes comme des roses dans un pétiole ? Encore un mystère de l'avenir, mystère d'art et d'histoire, de mémoire et de beauté.

J'ai foi en l'étoile des choses. Quoi qu'il en soit, le présage sacré qu'ajoute pour moi au somptueux vestige du Grand Siècle, la pensée des forces qu'a mises à me le conquérir Celui qui fut mon entreprenant allié, me rend attentif à ce qui peut assurer le sort définitif de cette merveilleuse épave.

En attendant, une autre vasque, celle-là de pierre blanche, celle-là fermée et scellée, contient les restes de l'Ami qui se passionna pour la vasque de marbre rose.

Cette autre vasque, j'en parlerai plus loin. Un banc circulaire en garnit aussi la paroi plaintive, et les abluantes eaux qui jaillissent au long de ses flancs sont les pleurs du regret et les larmes du souvenir.

 

*

 

Suivent les principaux documents pour servir à l'histoire de la Vasque. Je les donne dans l'ordre de leur importance et de leur chronologie :

 

EXTRAIT

DES MÉMOIRES DU DUC DE LUYNES

 

ANNEE 1750

 

Du vendredi 2 janvier, Versailles.

L'arrangement de logements dont on parlait depuis quelque temps est enfin déterminé, et l'on commence déjà à travailler dans les appartements de Madame la Comtesse de Toulouse et de Monsieur et Madame de Penthièvre, qui contiennent tout le bas de la face du côté du Nord et sept croisées au-dessous du salon de la Guerre et de la Grande Galerie. Outre cet espace, on prend une pièce de l'appartement de quartier du capitaine des Gardes et l'on fait un très petit appartement pour Madame la Comtesse de Toulouse, un très commode pour Monsieur et Madame de Penthièvre, une salle à manger pour les soupers, des cabinets et un appartement pour Madame de Pompadour, qui sera du côté des voûtes de la Chapelle. Il a fallu pour cela démolir l'estrade faite du temps de Madame de Montespan, sur laquelle était une niche où l'on avait mis un lit pour Monsieur le Comte de Toulouse. Cette estrade, élevée de deux marches, avait été faite du temps de Louis XV, pour couvrir une cuve de marbre mise plus anciennement pour baigner plusieurs personnes ensemble, comme c'était alors l'usage. Cette cuve est admirablement découverte, et j'allai la voir ; elle est d'un marbre qu'on appelle du Rance, d'un seul morceau fort épais ; elle a huit pans qui ont chacun quatre pieds de long ; elle a de largeur dix pieds moins deux pouces, et de profondeur trois pieds trois pouces. On descend par trois marches sur une tablette qui règne tout autour et qui servait à s'asseoir pour se baigner. Comme il est impossible de la sortir du lieu où elle est sans la casser, on prend le parti de la descendre en bas, afin que le plancher de la chambre où elle est soit tout de plain-pied.

 

Du mardi 27 janvier, Versailles.

 

Ce que j'ai marqué ci-dessus de la cuve qui était dans l'appartement de Madame la Comtesse de Toulouse, ne s'est pas exécuté.

C'était en effet le premier projet de la descendre dans les souterrains au­dessous de l'endroit où elle était ; mais la fenêtre de la chambre s'étant trouvée assez grande pour la sortir, on a pris le parti de la tirer de sa place avec des cordes, des cabestans, et un bâtis de charpente. Cette opération ne s'est pas faite sans beaucoup de peine et un grand nombre d'ouvriers. Il y a actuellement vingt-deux hommes qui la conduisent sur des rouleaux au lieu où elle doit être placée. C'est dans la petite maison bâtie depuis peu entre les deux chemins de Versailles à Marly, celui de dehors et celui de dedans du parc. On l'appelle l'Ermitage. Cette cuve doit être employée à faire un bassin.

 

(Cette cuve se trouve encore clans l'ancien emplacement de l'Ermitage, rue de Maurepas, à. Versailles; elle sert en effet de bassin dans le jardin. Note de l'Editeur.)

 

 

EXTRAIT

DE LA NOUVELLE DESCRIPTION

DES CHATEAUX ET PARCS DE VERSAILLES ET DE MARLY

Par PIGANIOL DE LA FORCE

 

 

Dernier Salon de la Petite Galerie.
Appartement du Roi.

 

Après être descendu de ces petits appartements, on trouve une cour qui est coupée par un corridor qu'on a bâti, pour faire communiquer l'aile du vieux château avec celle du nouveau qui sont l'une et l'autre du côté du Nord. Sous ce corridor, au rez-de-chaussée, est la porte par laquelle on entre dans l'appartement où étaient autrefois les Bains. Ces bains furent construits en même temps que le château neuf de Versailles, c'est-à-dire lorsque Louis XIV quitta le château de Saint-Germain-en-Laye, pour fixer son séjour ordinaire au château de Versailles. C'est au mois de janvier 1750 que des ouvriers qui travaillaient dans cet appartement y découvrirent sous le parquet de la chambre même du bain, une magnifique baignoire de marbre très rare, artistement travaillée, et en un seul bloc ; elle est octogone, ayant trente pieds de circonférence et trois et demi de profondeur ; il règne tout autour en dedans une banquette ; l'on y descend par trois marches. On ignore précisément le temps auquel on y a mis cette baignoire qui a été transportée au petit bâtiment que le Roi a fait construire entre Versailles et un endroit nommé la porte Saint-Antoine.

 

 

 

EXTRAIT

DE LA CREATION DE VERSAILLES

 

Par Pierre DE NOLHAC

 

La chambre des bains suivait ce salon d'angle. Quatre colonnes de marbre violet, avec leurs pilastres et des bases et chapiteaux de bronze doré, étaient le long du mur opposé à la cheminée; deux autres, dans le fond, formaient une alcôve où se mettait le lit. Sur un buffet se plaçaient les objets de toilette servant au bain. Les sculptures étaient de Caffieri et de Temporite. Cucci appliqua des ouvrages d'orfèvrerie et de bronze doré sur un grand miroir de marbre dont je pense avoir retrouvé le dessin dans les papiers de Le Brun. On se baignait dans le cabinet voisin, dont le pavé était enrichi des plus beaux marbres ; ses dessus de portes avaient des bas-reliefs de bronze de Tubi et son plafond, des peintures de De Sève. Il était aussi en deux parties. Au fond, dans une espèce d'alcôve élevée de quelques degrés, on devait mettre deux petites baignoires de marbre ornées de bronzes par Cucci ; mais il y eut d'abord une grande piscine commandée dès 1673 aux marbriers des Bâtiments. Elle fut retrouvée sous une estrade en 1750. ainsi que le raconte le duc de Luynes. Cette cuve, qu'on eut beaucoup de peine à faire sortir par la fenètre, fut transportée dans la maison alors nouvellement bâtie de L'Ermitage ; elle y remplit encore l'usage de bassin de jardin, auquel Madame de Pompadour avait employé la piscine qui avait servi à Madame de Montespan.

 

Extrait du " Livre des Notes " de l'ouvrage ci-dessus :

 

La Grande Vasque de marbre de l'ancien appartement des bains a été transportée, en 1900, par les soins du Comte Robert de Montesquiou-Fezensac au Pavillon des Muses, à Neuilly.

 

Et en 1901, je reçois de Monsieur de Nolhac la lettre suivante :

 

" Cher Poète,

 

" Voici un document que je vais reproduire dans le supplément, que vous recevrez, au volume sur la première histoire de Versailles. C'est le fragment d'un plan du rez-de-chaussée du temps de Mansart. Vous devinerez aisément quel est le point, le tout petit point - unique, à mon avis, dans les plans de Versailles jusqu'à présent connus - qui me semble devoir vous intéresser. "

Et ce petit point octogone, nettement dessiné au centre de l'appartement des Bains, c'est la Vasque de marbre rose.

 

EXTRAIT

DE LA GAZETTE D'AMSTERDAM OU DE HOLLANDE.

ANNEE 1750

 

Vendredi 13 février.

 

 

France. - De Paris, le 6 février. - Des ouvriers qui travaillent dans l'appartement du feu Comte de Toulouse. y ont trouvé, ces jours-ci, sous le parquet d'une des pièces qui le composent, une magnifique baignoire de marbre très rare, artistement travaillée et d'un seul bloc. Elle est octogone, avant 32 piez de circonférence et 3 et demi de profondeur : il règne tout autour en dedans une espèce de banc et l'on y descend par trois marches ; on ignore en quel temps on y a mis cette baignoire qui vient d'être transportée au petit bâtiment que le Roi fait construire entre Versailles et un endroit nommé la Porte Saint-Antoine.

 

 

EXTRAIT

 

DE LA GAZETTE D'UTRECHT

 

Paris, le 6 février 1750.

 

Des ouvriers travaillant à Versailles dans l'appartement que le feu Conte de Toulouse y occupait, trouvèrent sous le parquet d'une des pièces qui le composent, une magnifique baignoire de marbre, très bien travaillée et faite d'un seul bloc. Elle est octogone, a 32 pieds de circonférence et trois et demi de profondeur. Il règne tout autour une espèce de banc en dedans, et l'on descend dans cette baignoire par trois marches qui y sont pratiquées très artistement. On ignore depuis quel temps elle était dans l'endroit où on l'a trouvée; et tout ce que l'on peut conjecturer c'est qu'elle y a été mise sous quelqu'un des règnes précédents.

 

 

LA VASQUE

 

EXTRAIT

DU CHATEAU DE VERSAILLES

 

Histoire et Description.

 

Par L. DUSSIEUX.

.

Tome Premier. - Chapitre II.
Rez-de-Chaussée. - Appartement des bains.

 

L'appartement des Bains se composait de cinq grandes pièces. Ces diverses salles étaient décorées avec luxe ; elles étaient revêtues des marbres les plus beaux et les plus rares, amenés de tous les points de la France. Félibien, qui a vu les restes de cet appartement, ne parle que de marbres, de colonnes à bases et à chapiteaux de bronze doré, ouvrages de Caffieri ; de dorures, de sculptures et de peintures. Les planchers étaient de marbre ou de marqueterie. Le cabinet des Bains renfermait une grande cuve octogone, en marbre, achetée en 1673 et d'autres cuves ou baignoires de marbre richement sculptées.

 

(Cette cuve, enfouie sous le parquet, fut retrouvée en 1750 et transportée à l'Ermitage chez Madame de Pompadour, où elle est encore et sert de bassin au jardin. - Note de l'auteur).

 

 

EXTRAIT
DU GRAND DICTIONNAIRE GÉOGRAPHIQUE ET CRITIQUE


Par BRUZEN DE LA MartinIERE.


Tome Neuvième. - Page 151.

 

Au delà de cette chambre est le " Cabinet des Bains " où est une grande baignoire de marbre, très spacieuse et d'une beauté extraordinaire.

 

 

EXTRAIT

DE " VERSAILLES IMMORTALISÉ "
Par le Sieur JEAN-BAPTISTE DE MONICART


LE CABINET DES BAINS

 

C'est dans ce riche cabinet
Où l'on prend le bain pur et net
Cette rare et grande baignoire
Te le donne aisément à croire ;
Elle est très spacieuse, et son marbre en beauté
Est aussi d'une chère espèce;
On estime enfin cette pièce,
Qu'on regarde en ce lieu comme une rareté ;
Cette façon d'alcôve en manière d'estrade,
Est une place de parade,
Pour poser, au besoin. de plus petits vaisseaux ;
Et derrière on a mis le réservoir des eaux ;
Et l'on peut prendre ici, mortel, toute l'année,
A toute heure de la journée,
Quand on veut, des bains froids ou chauds :
Ta vue a suppléé, sans doute, à mes paroles,
Qui bien loin de vanter ces lieux par hyperboles,
Commettent une obmission
Dans leur courte description.
Ce pavé propre, par exemple,
Ne m'était-il pas échappé ;
Mais l'esprit, au milieu de la magnificence,
De ce beau séjour de plaisance
Est d'objets rares si frappé
Et qui le tiennent occupé,
Que souvent il se trouve en faute, en défaillance :
Ce pavé donc d'ici comme des autres lieux,
Dont l'ordinaire soin se donne à mon génie
Est de marbres choisis et des plus précieux,
Et qui valent bien du moins ceux
Qu'on tirait de la Grèce et de la Campanie ;
La France en est si bien fournie,
Qu'à présent on se passe d'eux.
J'ai satisfait à fond, ce me semble, à tes vœux,
Et ma fonction est finie :
Mais J'en obmets le principal,
En passant, à tort, sous silence,
Que je jouis encor de l'honneur sans égal,
De loger le grand amiral (1),
Qui fait ici sa résidence,
Bon prince et généreux, humain et martial,
Et chéri de toute la France;
Il a le cœur noble et loyal,
Autant par ses vertus, comme par sa naissance.
Adieu, je te conduis sur ce riche escalier,
Passant, qui va te faire un récit singulier.

 

 

EXTRAIT

DU VERSAILLES ILLUSTRÉ

 

Septembre 1902.

 

QUELQUES NOTES SUR MADAME DE POMPADOUR ET L'ERMITAGE DE VERSAILLES

Par M. ALBERT TERRADE

 

La pièce la plus ancienne se rattachant à l'Ermitage de la rue Maurepas date du siècle de Louis XIV ; elle a trait à la baignoire en marbre transportée plus tard du Palais de Versailles à la propriété de Madame de Pompadour, et de là, en 1900, chez le Comte Robert de Montesquiou, dans son beau Pavillon des Muses, à Neuilly.

Nous remercions le Comte de Montesquiou de nous avoir autorisé à prendre des photographies de cette pièce unique.

Voici ce que nous en disent les Nouvelles Archives de l'Art Français :

" 1672 (24 juin) Quittance de Jean Legrue, Hubert Misson et Hierosme Dubet, marbriers ordinaires des Bastiments du Roi, d'une somme de mille livres à compte sur la grande cuve de marbre qu'ils font pour le cabinet des Bains au Château de Versailles ".

En une seule année 1673, nos trois marbriers touchent jusqu'à 9.000 livres en un seul paiement pour la cuve de marbre de l'appartement des Bains. En 1674, une somme de 15.000 livres est inscrite au budget de Versailles pour l'établissement de cette cuve.

 

*

 

Cette cuve, Yturri en était si amoureux, qu'il voulait ajouter à son pédigrée de passé un commentaire contemporain. C'est ainsi qu'il demanda successivement à des poètes de talent rare, des chants en l'honneur de l'objet aimé. Les vers qui suivent sont le résultat de cette conquète harmonieuse que, sans nul doute, il eût amenée à plus de développement si le temps le lui avait permis.

 

 

AU COMTE ROBERT DE MONTESQUIOU


Admiration et Amitié.


Sur la Vasque de marbre rose qui est dans le jardin de sa maison.

 

Vasque, ô rose de joie ouverte dans l'air tendre,
Cœur limpide et profond du fleurissant jardin,
Sois sans regret des jours, et du temps, ce matin,
Car l'aurore charmante en ton eau va descendre. 

Surprise dans sa force et dans ses jeux divins,
L'eau se blesse à tes bords et ne peut se répandre...
- Ah ! les bras qui venaient se débattre, et s'étendre
Dans l'onde plus troublante et chaude que le vin ! 

Revient-elle flotter, la merveilleuse histoire
A l'heure où le soleil s'effeuille à l'horizon,
Dans les flots plus subtils, et clairs, que la mémoire ? 

Ou bien préfères-tu, miroir d'or des saisons,
La grave, harmonieuse et demeurante gloire
De porter sur ton cœur l'ombre de la maison ?

 

ANNA DE NOAILLES.

 

 

VASQUE

 

Sur la Vasque de Madame de Montespan,
propriété actuelle du Comte Robert de Montesquiou.

 

La vasque d'autrefois, rare comme un camée,
Qui baigna mollement Montespan en moiteur,
Dans un marbre glacé conserve la fraîcheur
De la chair qui s'y tint délectée et pâmée. 

Ses degrés sont veinés, ainsi que le pied nu
Qui les descendit un à un pour la baignade,
Et l'on recherche l'empreinte ample de la Naïade
Sur le pourtour offert à son séant charnu. 

A pas de menuet, coquettes et pimbèches,
Quand la Vasque, plus tard, fut muée en bassin,
Derrière Pompadour y menèrent l'essaim
Des chefs sucrés de poudre et frais comme des pêches. 

Le cloitre la garda pour finir, et son eau
Palpitant du reflet ailé des béguinages,
Après la chair profane et le fard des visages,
Noya des mains de cire et du linge dévot. 

Aujourd'hui Montespan revit parmi les roses
Qu'y effeuillent vos doigts seigneuriaux au vent ;
Mais l'eau croit qu'elle mire et berce le couvent
En votre maison calme aux vitres souvent closes.

 

LUCIE  DELARUE MARDRUS.

 

 

LE BAIN DES FAVORITES


maintenant au Pavillon des Muses.


Sonnets dédiés à Robert de Montesquiou
et écrits pour lui.

 


I

 

C'est l'heure ou, bleu de lune et frissonnant de moire,
Le Bois retourne au calme après les lourds midis,
Le Pavillon dormant que hante encore jadis,
Agrandi de silence est rentré dans l'histoire. 

Des noms ont murmuré des noms : " Vatteau, Natoire,
Largillière.... " et, dans l'ombre aux souffles attiédis,
Des regards de portraits et des seins arrondis
Ont surgi, subissant le charme évocatoire. 

Sur les degrés fameux où, près du pied du Roy,
S'appuya le talon nacré des favorites,
La Lune, en se posant, a réveillé les rites 

D'un illustre passé qui songeait; et le froid
Du marbre a tressailli, comme celui des tombes,
Sous un flot remueur, et tassé, de colombes.

 

 

II

 

 

Tant d'orteils et de doigts délicats et rosés,
Doigts furtifs, hésitants et crispés dans les poses
Dont s'enivra Boucher, dans ses apothéoses,
Pieds peureux de l'eau claire et frileux des baisers 

D'un Bourbon !
O baisers à jamais apaisés
Et dont un cœur épris des larmes dans les choses
A prolongé le rêve en effeuillant des roses
Sur ces degrés de gloire et de honte arrosés ! 

Tes roses, Pompadour, la nuit qui se recueille
Mêle à leur frêle encens, l'encens du chèvrefeuille,
L'encens de Montespan et de l'abbé Sibour, 

Pour la messe effroyable où saigne un flux d'entrailles...
Et, dans Neuilly désert, plane un blême Versailles
Lentement exhumé des roses, par l'Amour.

 

JEAN LORRAIN.

 

 

SYMPHONIE EN ROUGE MAJEUR

 

AU COMTE ROBERT DE MONTESQUIOU

 

Tu me contais l'étrange et merveilleuse histoire,
De cette Vasque rose, et comment le Destin
L'avait fait, du couvent, passer dans ton jardin,
Et, pour le Paradis, quitter le Purgatoire ; 

Et, j'écoutais, ravi, ton verbe évocatoire
Quand, du couchant vermeil ayant jailli soudain,
Un rayon vint frôler le marbre incarnadin
Et briller sur ton front comme un nimbe de gloire. 

Parmi les lourds massifs teints d'un reflet sanglant,
Des gemmes scintillaient aux ramures, mêlant
Le corail des sorbiers au rubis des carouges ;  

Et le bassin que l'astre empourprait de splendeur
Pour te complaire, ô Maître, et pour te faire honneur,
Semblait un rouge écrin rempli de perles rouges !

 

PAUL MUSURUS.

 

 

Et, pour conclure, ce finale d'un Essai sur le Pavillon des Muses, écrit, par moi, dans mes Professionnelles Beautés :

 

Ceci, qui commence à faire parler de soi, et fera jaser haut et longuement, mérite plus ample commentaire. Je m'y appliquerai ailleurs, après Luynes, après Piganiol, Félibien et Monicart, dans le passé ; après l'historien Nolhac, dans le présent, et les poètes qu'inspirent, bien harmonieusement, la chair marmoréenne, le sang rose et le flanc veiné de la Cuve historique. Reprise à la Montespan, par la Pompadour, qui la fit conduire à son HERMITAGE, elle y reflétait encore, l'an dernier, transformée en bassin de jardin, en lavoir de couvent, de froids visages de recluses, occupées à y plonger les linges de l'Autel. Les Muses s'y mirent aujourd'hui ; les Muses dont s'orne, au Pavillon, la façade du côté du Bois, les Muses qui tracent ce sonnet sur l'eau parfumée de roses, l'eau qui se souvient, et qui pleure.

 

 

LA CUVE

 

 

Les larmes des objets sont dans ce bloc de Rance,
Vasque de Montespan, miroir de Pompadour,
Piscine qui mesure un incroyable tour,
Et, du faste des dieux, symbolise l'outrance. 

Les filons azurés, les veines de garance,
Du bleu sang de nos rois, du sang vif de l'amour,
Dans ce marbre immortel mêlent, encore un. jour,
Le souverain Éros aux monarques de France. 

Des linges de batiste out traîné sur ces bords;
Les uns glissant au long de voluptueux corps,
Les autres ablués aux doigts de mains pieuses. 

Car l'Hermitage, qui fut temple à Cupido,
Devient chapelle ; et des candeurs religieuses,
Frôlant l'impur bassin, le changent d'âme et d'eau.

 

ROBERT DE MONTESQUIOU .

 

 

 

(1) Le Comte de Toulouse, fils de Louis XIV.

 

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