Robert de Montesquiou

Le Chancelier de Fleurs

DOUZE STATIONS D'AMITIE



IX

CHAPITRE NEUVIÈME

FINIS CORONAT


" Au revoir, Adieu. Ah ! qu'elle est curieuse, l'émotion de se confier à ces grands espaces inconnus ! "

GABRIEL DE YTURRI.

Et maintenant, " voici l'absinthe ! "

Qui de nous, à la suite d'Hamlet, n'eut, à son heure, le droit de proférer cette lamentation royale, dont la saveur est de lui sembler plus amère que pas une ?

Commençons par rechercher, parmi ce qui nous reste à parcourir de cette correspondance, les soupirs qui, de bonne heure, y résonnent avec un son mystérieux et grave, auquel se peut déjà reconnaître la prescience d'un glas qui se rapproche et d'une fin prématurée.

Sur la trame allègre et la vive tessiture de ces lettres, se détache tout d'un coup cette " note plaintive ", cette " note bizarre " dont parle Baudelaire, et qui surprend l'ouïe, en même temps qu'elle saisit le cœur, ainsi que le fait certaine lyre d'acier dans l'orchestration des Maîtres-Chanteurs.

Et pourtant, cetlte courte note, elle est bien simple, presque naive ; elle dit tout bonnement : " Que la vie est donc triste et cruelle ! " - Mais cette découverte, se faisant jour dans ce cerveau joyeux, y marque un douloureux progrès plein de signification et de résonnance. N'oublions pas qu'il s'agit du jeune homme que nous avons entendu s'écrier qu'il ne pouvait s'accoutumer aux subordinations de la vie. Ce faible lamento prédit au contraire que, non seulement il s'y habituera, mais qu'il les acceptera, qui sait ? peut-être même les appellera ; en un mot, annonce que le Chrétien croyant prélude en lui, et que nous admirerons sa foi quand il aura pris la place de ce jeune païen dont nous avons admiré la confiance.

D'autres généralités tristes reparaissent, de loin en loin, dans ses écrits, comme un leitmotiv de l'initiation au sacrifice :

" Ne vous forgez donc pas de malheurs imaginaires, on a bien assez de ceux qui existent ! "

Une mort dans notre entourage lui suggère cette réflexion, en laquelle il y a comme de la surprise douloureuse, encore :

" Décidément, tout le monde souffre ! "

Puis il parle de " tristes pressentiments qui l'obsèdent. " - Le jour dit " des Morts, " l'impressionne singulièrement. Quand, à cette date, il est loin de moi, son papier porte au sommet, avec régularité, le tracé de ce titre obscur. Au dessous, les mots qui s'alignent racontent qu'il subit " l'influence et la triste mélancolie de ce jour. " Une autre fois, la lugubre appellation du quantième ne suffit pas, il ajoute : " Memento quia pulvis ! " Et si le lendemain il commence joyeusement sa lettre par cette rubrique : " Jour des vivants ! " ce n'est qu'un signe de plus qu'il n'a pas oublié la veille, avec son cortège de pensées sombres. Aussi lui arrive-t-il de terminer une page datée du Mardi gras, par cette ligne grise :

" Mes souvenirs, où il y a plus de cendres que de confetti ! "

Une autre fois, il m'écrit :

" Que dites-vous de la fin si triste de Jeanne Samary ? - Vraiment, on ne sait plus que penser de la Mort, si elle ose s'attaquer à ces éternelles rieuses. "

Et, à la même époque, l'année suivante, je reçois ce récit :

" je me suis rendu tout seul, hier, au cimetière de Passy, pour voir le tombeau de Croizette, qu'on m'avait conseillé de visiter à cette saison de l'année. Je venais de satisfaire cette pieuse curiosité, quand je suis abordé par Marie Samary chargée de fleurs, et pareillement seule : " Je suis heureuse de vous rencontrer, me dit-elle ; je cherchais quelqu'un pour m'aider à placer mes bouquets sur la croix de la tombe où repose ma sœur. " Nous parlons ensemble de cette aimable morte, qu'elle ne s'habitue pas à considérer autrement que comme une absente, et qui lui paraît être, m'affirme-t-elle, " plus vivante que jamais. "

Et comme l'habitation actuelle de mon correspondant est située non loin de ce champ de repos, il ajoute :

" Je suis ici aux premières loges de ce triste spectacle mortuairement fleuri. Vous n'avez pas idée de ce va-et-vient obscur. "

Et cela me fait tristement ressouvenir qu'en 1904, le dernier Jour des Morts qu'il eût à vivre, nous l'avons passé ensemble dans cet Artagnan où j'écris ces lignes, à visiter les cimetières d'alentour.

Ceci encore :

" J'ouvre mon journal et j'y lis cette triste nouvelle : la mort de Rodenbach. Je l'ai vu, il y a quelques jours à peine, et je parlais de lui hier au soir. Que cette fin m'impressionne ! C'est un ami écouté et un allié fidèle que vous perdez en lui. "

Mais tous les jours ne sont pas si sombres. Je reçois des phrases de meilleur augure :

" Vos lettres me trouvent dans un très bon état moral et physique. Je suis plein de courage et d'espérance. " - "  Je me plais à constater que, sans aucun effort ma vitalité est admirable. " - " Les nouvelles reçues ce matin, au sujet de la dernière analyse, me comblent de joie. Je vous dois cela encore !... "

Mais ces éclaircies sont de courte durée. Le mal continue ses ravages, contre lesquels luttent insuffisamment des traitements observés sans assez de conscience, et que des imprudences accentuent.

Ce mal, c'est un diabète nerveux qui, sans doute, résulte, en partie, de l'expatriation, de la transplantation dans un milieu différent de celui de la race, parmi de fébriles agitations volontairement assumées, entre des troubles, fussent-ils heureux, néanmoins ennemis d'une paix que réclame un organisme surexcité, mais à laquelle attente incessamment un inquiet aiguillon.

Ces traitements (qu'il appelle quelquefois traitements hippiques, à cause de tant de remèdes dits " de cheval "), j'en remonte le calvaire douloureux, au cours de notre échange postal : Capvern, Vichy, La Bourboule, Francfort, Biskra, autant de noms qui datent les stations de cette voie douloureuse :

" Ici (je ne sais plus lequel de ces séjours), pas une figure humaine. Au reste, la mienne doit elle-même l'être bien peu ! " - " Je voudrais n'avoir que des choses agréables à vous annoncer ; sinon, à quoi bon écrire ? Mais, depuis mon arrivée, ici, je ne fais que souffrir. J'ai bien reçu toutes vos bonnes lettres ; je voudrais, en échange, que les miennes ne vous attristent pas. A bientôt donc, j'espère, de meilleures nouvelles. Excusez celles-ci, qui valent mieux que le silence. " - " Je voulais attendre que le bien attendu se produisît, pour vous écrire ; mais cet horrible temps, plus insupportable ici que partout ailleurs, est venu m'assombrir, et augmenter le trouble de ces premiers jours. Je renonce à vous décrire la tristesse profonde et l'ennui répandu, qui se sont fait sentir dès mon arrivée. Comment ferai-je pour résister jusqu'au bout ?... Venez donc à mon secours ! " - " La bonté de vos lettres dans lesquelles je lis votre touchant désir de me savoir bien, m'ôte tout pouvoir et tout droit de me plaindre. Il me serait du reste difficile de me prononcer sur mon état, dans le bouleversement physique où je me trouve. J'espère seulement que c'est bon signe. Oui, hélas ! le temps n'est pas pour nous ; et, depuis que je suis ici, je n'ai connu que le clapotement et le piétinement dans la plus horrible des mares boueuses. Je reste à peu près le seul, non seulement dans l'hôtel devenu vide et résonnant, mais dans ces limbes gris; car je ne compte pas quelques ombres encapuchonnées et larveuses qu'on voit errer par ci, par là. "

" Je vous prie bien de ne voir dans mon silence que le désir contenu de ne pas me laisser aller à d'inutiles et nuisibles imprécations ; et de ne pas ressentir deux fois, en les relatant, les tortures inconnues, et les épreuves plus que douloureuses, auxquelles ma pauvre humanité se trouve soumise à toutes les heures. - Sachez seulement que je suis résigné et prêt à tout. Mais, si jamais je sors vainqueur, je saurai à quel prix. " - " Vos deux missives sont venues à temps, pour me sortir du cruel marasme où me plonge tout cet inconnu. Je ne puis, pour le moment du moins, essayer de vous décrire tant de maux - Mais ce n'est pas pour cela que je vous écris ; plutôt pour vous renouveler mon ferme propos de me soumettre à cet essai loyal. - N'étant pas trop mal moralement, ce qui me pèse le plus, c'est la solitude, car je ne saurais compter pour rien les formes bilieuses et verdâtres qui m'entourent et qui toutes appartiennent à des femelles du Caucase et de Tiflis. Dieu m'est témoin que je voudrais vous écrire des choses plus réjouissantes ! Cela viendra-t-il ? hélas ! " - " Je suis plongé dans le plus cruel marasme et le plus noir découragement : je viens de me prêter, avec une docilité sans égale, à toutes sortes d'expériences, sur un organisme atteint, et miné, bien profondément. Et tout cela pour rien. je le crains. Les médecins, bien entendu, ne sont pas de cet avis, et disent, comme toujours : " Vous verrez plus tard. "

" Je viens de faire un effort surhumain pour vous écrire. J'ai la plus vive horreur de prendre la plume, et je ne puis pas réagir. "

Ce sentiment s'accentuera :

" Mon horreur d'écrire augmente tous les jours. " - " Je crois, hélas avoir perdu le ton descriptif et l'art épistolaire auxquels vous me faisiez jadis croire. Pardonnez-moi donc, et, si vous le regrettez, consolez-vous : je n'en aurai que plus de choses à vous conter de vive voix. "

Cette lente, partielle et successive agonie a duré sept ans. Du moins, c'est environ ce nombre d'années avant la fin que la maladie nous fut révélée par une première crise à laquelle mon ami paraissait devoir succomber.

Une connivence y aidant, les indifférents, ou même les proches, ne s'aperçoivent pas de ces choses. Aussi n'est-il pas rare d'entendre dire d'un malade " qu'il a été emporté vite ! " tandis qu'il serait plus exact de constater " qu'il a été conservé longtemps. " Tel fut le cas de mon pauvre ami, bien qu'il ait, comme il arrive d'ordinaire en ces sortes d'états, succombé à un accident greffé sur son mal chronique.

Sans doute, les désordres se préparaient de loin. En de ses lettres fort anciennes, il se plaint de " malaises plus forts que ceux dont il souffre habituellement. " - Des phrases comme celles qui suivent ont, pour ainsi dire, gradué mon initiation à l'inquiétude :

" J'ai été bien éprouvé par la vie que j'ai menée dernièrement, au point d'oublier parfois mon nom, et de ne pas me reconnaitre, devant un miroir ! " - " Je suis tombé comme une masse, avec des symptômes graves et nouveaux ! " - " Je sens, par moments, de grands troubles dans ma pauvre tête, qui me fuit... " - " Les miasmes d'une salle de spectacle font d'avance se contracter mes fibres renouvelées et trop sensibles ; je compte donc plutôt passer l'après-midi dans 1'11e du Bois, avec des livres. " - " Je me sens foncièrement atteint, usé physiquement ; et quand la chaleur qui me vient de mon enthousiasme pour vous me manque, je ne suis plus qu'une loque, et je me demande sincèrement ce que je fais de 1a vie. " - " C'est sans doute la maladie qui me fait voir les choses autrement qu'elles ne sont, et qui me rend si tristement ombrageux ! " - " Je ne saurais vous dire avec quelle impatience je vous attends. Il me semble, par moments, que je vais mourir avant votre arrivée ! D'où me vient cette angoisse inconnue, dont les affres me torturent nuit et jour ? Je me débats dans le plus effroyable abîme de douleur, sans solution et sans issue. Je puis dire que je sais ce que c'est que la souffrance. Mais ne craignez pas qu'elle me rende ni maussade, ni morose. Je suis seulement comme un chien battu qui ne demande qu'un coin où hurler de douleur. " - " Ne m'en voulez de rien, je suis au comble de la maladie énervée, et trop compréhensible hélas ! " (C'est le moment de la mort de sa mère.) - " Dès mon retour, il faut, si je veux vivre, que je commence le régime et le traitement sévère. Une analyse, faite ici par un homme compétent, donne des résultats terrifiants ; et Dieu sait que je n'ai fait, sciemment, aucune infraction aux ordonnances. Mais le chagrin, avec le fiel qu'il contient, équivaut sans doute aux plus graves imprudences. "

" J'en suis venu à demander à Dieu qu'il me permette d'arriver, et de mourir dans mon lit. "

Et après m'avoir adressé certaines recommandations au sujet de son retour, il ajoute que ces recommandations, il y insiste " de toutes ses forces... qui sont bien faibles ! " - et il signe : " Votre délabré. "

C'est vrai qu'il ne fait pas, sciemment, d'infractions aux ordonnances ; j'entends d'infractions matérielles. Seulement, il appartient à cette catégorie de malades qui ne se soumettent aux plus désagréables médicamentations, aux plus pénibles cures, que pour en rejeter les heureux effets et en compromettre les bienfaisants résultats, dans les milieux défendus et essentiellement hostiles aux convalescences. Cette irréductible façon d'agir fait, des dernières années de sa vie, une perpétuelle oscillation entre le mieux et le pire, avec, sans doute, après chaque nouvel assaut, un peu moins de résistance pour la lutte prochaine.

Cependant, il vit, il voyage, s'illusionne peut-être, et, avec lui, le témoin de ses combats, le faillible thaumaturge qui tire du moins, de sa croissante fermeté dans cette course à l'abime, le pouvoir de sourire encore et, quelquefois, le savoir de guérir.

Du temps s'écoule. Je suis en Touraine. Je reçois ceci :

" Je pars demain soir pour l'Algérie, Biskra, retour par la Sicile, pays que j'ai si mal et si tristement visités naguère, malade et malheureux. J'ai soif de soleil et de chaleur dans le sang, après ces longs mois de froidure. Je vous envoie toute ma pensée, et j'attends votre bénédiction. "

Le voyage se poursuit.

" J'arrive ici (Tunis), et je trouve votre bonne lettre, qui m'est une précieuse bienvenue. Vos reproches à propos de mon silence m'avaient attristé. N'oubliez pas que je suis un pauvre assemblage de maux, avec des hauts et des bas - ces derniers le plus souvent ! - dont je vous fais grâce. C'est pour cela que je continue mon voyage bocca chiusa. Souvent, je voudrais écrire, et décrire ; mais ce ne sont que des velléités. "

" Me voici devant vous, l'écritoire pleine de sentiment, mais vide de pensée. Je traverse de cruels moments de nostalgie. Mon caractère, qui s'accuse de plus en plus susceptible et ombrageux, me fait m'isoler de tout le monde. Moi, jadis, si communicatif ! Et cette solitude, involontaire et voulue, finit par me peser lourdement. Les souks, avec leurs personnages de Mille et une Nuits, m'amusent toujours un peu ; mais c'est vite vu et ce n'était pas de l'inconnu. Que c'est donc triste de constater qu'on vieillit !... Je revois avec mélancolie ce beau pays et ce beau ciel, en pensant que je suis plus vieux de quatre ans et que, même malade, jadis, j'avais plus d'enthousiasme. "

" Je suis profondément impressionné par la funèbre nouvelle qui m'attendait ici : le résultat terrifiant de la dernière analyse, qui me fait constater que je me trouve de nouveau comme aux plus forts moments de mon mal. Cela, joint à des troubles internes, à une incurable insomnie, à un amaigrissement progressif, me donne le frisson. Enfin, advienne que pourra ! Il était donc écrit que je ne pourrais jamais être complètement heureux ! " - " Un mot de cette chère ville (Florence), que je croyais revoir avec joie, et où je ne rencontre plus, comme partout ailleurs, que fatigue et ennui ; et surtout la hâte de m'enfuir vers un port de salut. Depuis longtemps, j'hésitais à vous attrister de ces récits ; ma maladie a pris des proportions effrayantes. Mon parti est donc arrêté. Je traverse Paris dans les premiers jours d'avril, et vais à Francfort, où je suivrai docilement le régime sévère. Cela seul peut me sauver, je crois. Je viens donc vous prier d'écrire un mot au docteur Robin, pour savoir si le docteur Noorden se trouve à Francfort, en ce moment. Il parait qu'on risque parfois de ne rencontrer que ses aides et je ne voudrais pas de cette déception. Comme je ne devrais pas m'arrêter à Paris, il y a urgence à se procurer ces renseignements. Faites encore cela pour moi, cher ami. Ce sera peut-être mon salut. Je vous reviendrai mieux, et avec des forces que je mettrai à votre service. "

D'heureux résultats sont obtenus ; hélas ! follement précipités dans de nouveaux errements. Les plus faibles émotions sont interdites - et la passion qui les contient toutes, le jeu, entraine le malheureux à sa perte.

Je voudrais retrouver une lettre que j'ai écrite à l'un des hommes admirables qui, séduits par la richesse de cette nature, mettaient de leurs cœurs, dans leurs soins. Cette lettre le suppliait d'obtenir du valétudinaire qu'il n'allât pas brûler aux lampes d'un casino, des espérances reconquises. Elle impressionna mon correspondant qui fit venir son client pour lui formuler avec solennité des interdictions, lesquelles, obtinrent d'ailleurs, pour toute réponse, cette réflexion formulée d'un ton malin :

" C'est curieux, docteur, on dirait que vous avez reçu une lettre de Monsieur de Montesquiou, ce matin. "

Et, huit jours après, dans ce lieu maudit, il jouait son argent et sa santé - et perdait les deux.

Qu'y avait-il de sincère dans la douloureuse phrase que je vais citer et qu'il m'avait, une fois, écrite ?

" Une profonde et sincère lassitude de vivre m'a orienté vers une fiévreuse et, je le reconnais, funeste passion, laquelle, faute de force physique pour la supporter, ne peut que m'acheminer plus vite vers le but ardemment souhaité qui me délivrera de cette pesante et aride existence. "

Chacun demeure un mystère pour soi-même et pour ses plus proches. Ou plutôt, nul n'est, tout le temps, le même ; chacun a ses jours blancs ou noirs, et surtout ces malades de nerfs et d'âmes, petits christs des crucifixions quotidiennes, incessantes et multipliées. Néanmoins, s'il y eut quelque chose de sincère dans ce vœu, le voilà qui s'accomplit avec une ponctualité cruelle :

" Je rentre contrit, humilié et mourant. Oui, je le crois vraiment, que je rentre pour mourir. Et ne pensez pas que je vous écrive cela pour vous apitoyer. D'ailleurs, pourquoi tenir tant à cette triste vie, quand on voit de belles existences, si précieuses, si nécessaires, ravies de la façon la plus inattendue et la plus imméritée ? "

Il se reprend néanmoins pour m'envoyer son clairvoyant avis sur un travail, au sujet duquel je l'avais consulté :

" Merci de me faire encore participer à ces belles choses de l'esprit dont j'espère n'avoir pas tout à fait démérité, malgré ma triste déchéance. "

Pauvre enfant ! il donne ce nom à quelques folies de jeu, regrettables mais innocentes. Et l'espoir le soulève encore :

" Un secret pressentiment me dit pourtant que de meilleurs jours sont proches, pour la réalisation desquels je m'emploierai de toute mon âme fervente et reconnaissante. " - " Ce dont vous pouvez être sûr, c'est que ces trois semaines m'ont mûri, et fait réfléchir plus que toutes les années qui me valent ma décrépitude. " - " Nous savons que nous avons besoin l'un de l'autre dans celle courte vie. Jamais je ne l'ai autant senti qu'en ces derniers jours où ma pauvre âme malade a besoin de se retremper dans votre affection. " - " Je vous en prie, encore, pas de reproches amers. Souvenez-vous, pour excuser paternellement mes écarts, qu'on s'en va tout nu, en laissant tout, et bien plus tôt qu'on ne pense ! "

" Et si l'assurance solennelle que cette maudite passion, la seule qui me restait, à tout jamais est sortie de moi, pour le temps que j'ai encore à vivre, si cette assurance peut prendre la forme d'un présent, je vous I'offre pour votre fête de ce jour. " - " Epuisé, découragé, puni, et ne voyant, pour riant avenir, que le lugubre hôpital de Francfort, excusez-moi, si je ne trouve ni ne cherche aucune phrase. Je quitte donc ce pays de malheur, en fermant les yeux, et sans regarder

en arrière. J'ai trop souffert, et mon pauvre corps, comme mon pauvre cœur ne peuvent plus retenir les sanglots qu'ils contiennent. Je vais donc retourner dans ce lieu, où, chaque lois, je prie Dieu que ce soit la dernière.

" Et, celte fois, il en sera ainsi, j'en ai la certitude.

" Le Docteur Noorden sort d'ici. Quand il a vu l'état dans lequel je me trouvais, il m'a beaucoup engagé à retourner chez lui, et c'était mon secret désir. Ma valise est prête, et je hâte le pas vers cette expérience salutaire à laquelle je me soumets, plutôt pour vous, que pour moi "

Il part. La savante médication, la sage thérapeutique, n'ont plus que peu d'effets sur ses forces débilitées. Cependant, au cours de ce dernier essai, il donne encore une preuve de ce pouvoir que toujours eut sur lui l'enthousiasme " craint des faibles âmes. " A ce moment même, Henry Bataille me demande de faire une conférence sur la Fin de Satan. Ylurri se passionne pour ce projet ; et comme je m'en remets à

lui de décider s'il peut se concilier avec son actuel état de maladie qui, pour moi, l'emporte sur tout, je reçois de Francfort, par dépêche, ces mots en lesquels se résument, comme en une dernière profession de foi, et en un suprême élan, toute cette âme, tout ce cœur, et tout ce caractère

" Impossibilité absolue écrire, mais enthousiasme guérit. "

*

Il revient. Il me demande de ne pas aller le chercher à la gare, parce qu'il a " la pudeur de ses ravages ". Quand je le revois, il m'apparait plus fragile, plus transparent, plus doux ; et, par-dessus tout, cette douceur m'inquiète, en cette nature emportée.

C'est la semaine sainte de 1905. La conférence projetée a lieu, le Vendredi Saint. Et, le soir, nous dînons chez Léon Bailby, en restreinte et précieuse compagnie. Ce rassurant malade, toujours aiguillonné par les circonstances favorables, m'a pressé d'accepter de redonner à Bruxelles une conférence sur l'Art Japonais, que j'avais faite, quelques mois auparavant, à la Galerie Petit. Et, comme je prends froid en route, c'est lui qui me soigne, assure, une fois de plus, le succès de la chose, et s'en montre si joyeux qu'il parait guéri.

Certes, il ne l'est pas ; mais il n'est pas, non plus, condamné. C'est du moins aujourd'hui la croyance de ceux qui l'ont soigné. Eût-on réussi encore à gagner l'été, sans accident, de nouvelles cures auraient, sans doute, agi, l'amenant à de nouvelles convalescences, pour d'autres rechutes... déplorable alternance à laquelle obéit, depuis longtemps, son existence vacillante.

Au retour de Bruxelles, il vit un mois (un dernier mois de Mai) vraiment presque heureux, assez calme. Dans la matinée, il passe une heure au Bois à causer avec Helleu qu'il aime extrêmement, qui l'apprécie, et dont, en déjeunant, il me conte, au retour, les piquantes réflexions sur des promeneurs. Le soir, il sort peu ; cependant, nous acceptons de dîner en ville, une fois avec Monsieur Camille Groult, dans une maison amie. Yturri professe, pour ce célèbre collectionneur, homme d'un esprit si original, d'un goût si varié, une admiration débordante. Chacune de ses rencontres avec lui, le met en joie. C'est dire que ce dîner le réjouit extrêmement, et moi de même. L'autre dîner se donne chez Madame Alphonse Daudet, et rien n'en vient troubler la spirituelle harmonie. Une soirée a encore lieu, chez notre aimable ami Marcel Proust, lui-même, à la veille du plus inattendu et du plus cruel des deuils. Rien, à ce moment, ne le fait prévoir. Je viens de publier un livre, et notre hôte, toujours sympathique à ma publication, a réuni quelques invités pour la lecture d'un chapitre du volume.

Il y a aussi quelques pages sur une œuvre de Mademoiselle Lemaire. Ces heures s'écoulent avec limpidité, avec rapidité. Je les revis en ce moment. Qu'on m'excuse de m'y attarder. J'écris ces lignes pour moi et pour un petit nombre, lequel ne peut s'étonner de me voir relever minutieusement les traces d'un passé qui m'est si cher.

Nous retrouverons, au chapitre suivant, quelques notes expressives sur la soirée dont je parle. Je voulais, tout d'abord, les citer ici. Mais leur caractère rétrospectif changerait le cours du récit. A cette heure, nous assistons aux dernières lueurs de ces deux vers :

" Un faible corps, qu'un esprit troublé ronge,
Résiste peu, mais ne vit pas longtemps... "

Et, cependant, une force, une élégance indomptable, habitent et soutiennent Celui qui ne va pas tarder à mourir. Un jour, en revenant de Paris, je l'aperçois à pied, ramenant de chez Mademoiselle Breslau, et promenant nos beaux lévriers de Russie. Il marche d'un pas si relevé que j'en suis rassuré et ravi, et je m'élance pour le lui dire. De tels sursauts sont fréquents dans ces sortes de maladies. J'en retrouve de semblables décrits par le Journal d'Auteuil :

" Aujourd'hui, Jules s'est trouvé bien, merveilleusement bien !... il allait, il marchait, la tête relevée de dessus cette épaule où elle penche fatiguée ; il allait gai... "

Une autre fois, une voisine m'écrit ces lignes :

" Je rouvre ma lettre pour vous dire que Monsieur de Yturri est venu me surprendre il y a un instant. Je lui ai trouvé une mine si reposée, si hâlée, que je doutais que ce fût lui. Il a l'air en parfaite santé, et présente, accompagné de ses deux beaux chiens, un type fort élégant de gentilhomme campagnard. ".

Et, cependant, la fin est proche.

Nous sommes aux derniers jours de Mai. Le printemps a été glacial.

Les feux ont dû rester allumés dans le Pavillon de Neuilly, jusqu'à cette époque tardive. Tout à coup, l'été éclate. Vers la fin d'une journée, à vrai dire torride, je rentre, et retrouve avec épouvante, ce frêle vivant étendu à l'ombre, légèrement vêtu, dans la vaste cour plantée ; et, comme je m'exclame, il m'affirme que c'est le seul lieu où l'air lui ait paru respirable. Un refroidissement se déclare. On le conjure. Nouvelle imprudence quelques jours après. Cette fois, les médecins sont appelés, et ce que je lis dans l'œil de l'un d'eux, que j'interrogeais anxieusement, ne se peut mieux exprimer pour moi que par cette petite phrase d'Edmond de Concourt, parlant de son frère :

" Pour la première fois, j'eus l'idée que je n'avais jamais eue jusqu'alors, j'eus l'idée qu'il pouvait mourir. "

L'angoisse m'étreint. Je remonte alors dans la petite chambre verte, plus fraîche que celle habituellement occupée par le malade, et qu'il a choisie, ces derniers temps, dans l'espoir d'y passer des nuits plus paisibles. Son regard m'interroge avec anxiété. Je tàche de sourire, de rassurer ; une immense émotion plane sur nos têtes, et comme une connivence s'établit dont, à l'heure qu'il est, je reviens à peine. Rien ne me semble, quand j'y réfléchis, mieux mériter le titre de grâce d'état que cette sorte d'harmonie préétablie, par laquelle des cœurs indissolublement unis s'entendent jusqu'en face du trépas, pour s'éviter, par l'aveu de leurs inquiétudes, à l'un, le découragement, à l'autre, la désespérance.

A partir de cette minute, c'est comme un mot d'ordre, entre nous, une convention tacite de ne pas sortir, l'un ni l'autre, de notre rôle : le mien qui est de ne pas affecter, en feignant de croire, le sien qui est de ne pas affliger, en paraissant ignorer.

Et, si puéril que puisse paraître ce jeu douloureux, il a sa raison d'être, il est sage de le pratiquer.

Il y a, dans les constatations formulées, quelque chose de corrosif et de délétère qu'il est bon d'épargner aux malades, même renseignés sur l'inexorabilité de leurs maux. Comme l'oiseau qui, naïvement, se croit invisible parce qu'il a mis la tète sous son aile, de même le pauvre oiseau douloureux qu'est devenu Celui qui souffre, s'abrite contre lui-même dans le mutisme qu'il observe à l'égard de son destin. Et il s'évade dans les propos étrangers, dont la gaîté brisée fait frémir ceux qui les écoutent, et pleurer ceux qui s'en souviennent. Tous ceux auxquels fut accordé le terrible sacre de pareils moments, reconnaîtront leurs inoubliables affres.

Entre nous, je le répète, il en fut ainsi. Une seule fois, et cela, de bonne heure, au début de ce mois de Juin, ce Juin d'agonie, je laissai paraître mon chagrin. aux regards de Celui qui en était l'involontaire cause. J'en reçus de lui un grave reproche, qui équivalait à m'avouer qu'il avait lui-même assez de peine à se contenir, pour que je ne vinsse pas lui ôter de son courage. Je me le tins pour dit, et celle consolation ne me fait du moins pas défaut de penser que j'ai, de mon mieux, obéi au veto tacite.

Le grand drame s'est joué, alors, un de ces désastres domestiques où les armées s'engloutissent invisiblement dans les esprits, où, silencieusement, les flottes sombrent dans les cœurs.

La grande préoccupation du patient, c'est de ne pas renoncer à la vie commune. On le lui concède. On s'ingénie à le lui faciliter. Les tables changent de place, les aliments circulent. De plus en plus faiblement il en prend sa part ; mais il lui reste cette satisfaction, très vive chez cet homme délicat, et chez cet organisateur méthodique - de se dire qu'il n'est pas un encombrant impedimentum et (sic) qu'il " ne dérange pas le service ! " - Ce goùt de l'ordre intérieur, dont il eut toujours la préoccupation, s'accentue avec la maladie. Il paraît avoir à cœur, et se faire une loi, de réagir contre les infractions qu'elle voudrait lui imposer à l'égard de cette règle. Aussi, la vie parait-elle se poursuivre, sous mon toit, aussi ponctuelle que par le passé.

La chaleur devient forte. Je supplie mon pauvre fiévreux, mon pauvre tourmenté, de consentir à habiter la vaste chambre qui est la mienne ; il hésite, avec cette fière discrétion qui le distingue ; mais il le désire. Et quand, à force d'instances, il y consent, c'est un soulagement mutuel.

C'est une habile grâce que de parer la maladie quand le malade s'y prête, il faut l'y inciter. Il en résulte un dérivatif qui reporte l'attention sur des objets étrangers, une distraction non négligeable.

Une très noble agonisante, dont Yturri a parlé au cours des lettres que j'ai citées, me disait, dans ses derniers jours, et d'un accent dont je n'oublierai jamais la suave amertume : " Quand la maladie cesse d'être décente, il n'y a plus qu'à disparaitre. "

Celui qui connaissait ce propos, le met en pratique. Je le revois sur le lit de repos, commode et bas, entouré d'objets qui lui sont chers.

Je retrouve ainsi la régulière division de son temps d'alors. Il se refuse obstinément à se laisser veiller la nuit. Et, de peur de l'irriter, on cède. Mais on sait qu'il souffre, qu'il soupire, qu'il tousse et lutte, et que le triste vers composé par Musset près de sa fin, peut lui être appliqué :

Jusqu'à mon repos, tout est un combat ! "

Le matin, à l'heure habituelle, deux coups de sonnette retentissent, qui me font tressaillir. Mais ils ne donnent pas, pour moi, le signal de paraître. Celui dont ils sont l'appel, a la pudeur de ses ravages, et ne veut pas que la maladie cesse d'être décente. On s'empresse autour de lui, on mi'apporle des nouvelles, qu'il faut deviner, car il n'en dit rien. Qu'elles m'affligent !

Cependant, il apparait au premier repas, auquel il prend plus ou moins de part. Puis il se repose. Alors, seulement, vers trois heures, il ressuscite, par je ne sais quel effort de volonté, ou quel mystère.

Les amis se présentent. Il les reçoit. Ce sont, entre beaucoup de noms à jamais chers, dans le passé, pour ma gratitude vigilante : Madame Albert Robin, Madame de Brantes, Mademoiselle Breslau, le Marquis et la Marquise de Clermont-Tonnerre, le Docteur Pozzi, Helleu, Lobre, Gandara, Hœntschell, et d'autres, que, pour ne point les nommer, je n'oublie pourtant pas. Emma Calvé vient, et module quelques notes de sa suave musette, qui charme et fait oublier. Lorrain aussi survient un soir, vers la fin du jour, et conte des fantaisies; on apporte des fleurs et des friandises ; et, au-devant de toutes ces douceurs, la bonne gràce, la courtoisie du malade font illusion.

Mais qud les minutes qui suivent sont enfiellées! Seul j'y assiste et j'en recueille l'amertume infinie. Le soleil descend sur les arbres des bois. Redevenu silencieux, Celui qu'il éclaire d'un dernier reflet, et qui, sur la chaise-longue d'osier, s'attarde au balcon, assiste au tomber du jour. Des larmes coulent de ses yeux. Elles roulent sur son visage, lentement, longuement ; je crains de les interrompre. Elles me semblent venir de très loin, et me remettent en mémoire ces pénétrants vers d'Henry Bataille, ces vers qu'Yturri aimait, et que je retrouve, aujourd'hui, copiés de sa main, dans un de ses livres :

Les larmes sont en nous. C'est la sécurité
Des peines de savoir qu'il y a des larmes toujours prêtes.
Les cœurs désabusés les savent bien fidèles ;
On apprend, dès l'enfance, à n'en jamais douter.
,Ma mère, à la première, a dit : " Combien sont-elles ? "
Des larmes sont en nous et c'est le grand mystère.
Cœur d'enfant, cœur d'enfant, que tu me fais de peine,
A les voir prodiguer ainsi et t'en défaire
A tout venant, sans peur de trahir la dernière.
Et celle-là, pourtant, vaut bien qu'on la retienne !
Non, ce n'est pas les fleurs, non, ce n'est pas l'été
Qui vous consoleront si tendrement, c'est elles !
Elles nous ont connus, petits et consolés,
Elles sont là, en nous, vigilantes, fidèles.
Et les larmes aussi pleurent de nous quitter.

A ces larmes, des paroles se mêlent ; celles-là sont des larmes de bruit, plus brûlantes, qui roulent, à jamais, dans mon souvenir. Les regards perdus dans le crépuscule, il murmure :

" Une immense détresse m'envahit ! "

Puis, il ajoute, en levant les yeux vers l'Arbitre invisible, qu'il interpelle, sans le nommer :

" Si je puis encore servir, laisse-moi la vie ! - Mais si c'est pour une existence de toux, et d'horribles pommettes, je ne veux pas, je ne veux pas !,

Et ces derniers mots, il les articule avec une résolution forte, sourde et sombre. - Parfois j'essaie de parler; et quand je ne puis que me taire, notre grande amitié palpite entre nous, comme un oiseau qu'on ne voit pas, mais dont le vol rafraichit et apaise.

Cependant, toute la détresse n'est pas venue tout de suite : cette agonie a duré un mois ; il a fallu ce temps pour désespérer, et encore, " le rayon qui part d'une immortelle main " s'éteint-il jamais tout à fait

Dans les premiers jours de cette suprême rechute, quand il est venu habiter la chambre spacieuse, l'air du soir ayant passé sur les bois, lui apportait, par les hautes et larges fenêtres, un souffle bienfaisant qui lui faisait croire à un mieux. " C'est encore à vous que je dois cela ! " me disait-il, dans son divin désir de trouver à me louer, jusque dans les plus humbles choses. Aux entours de la Fète-Dieu, comme une influence se répandit, que nous aimions à croire miraculeuse; et comme c'avait été, pour lui, un chagrin de ne pas entendre de charmantes mélodies composées sur des paroles de moi, au cours d'une soirée de Madame Lemaire, la cantatrice de grand talent qui les avait interprétées, s'offrit à venir les redire au Pavillon. Ce fut une dernière fête, des amis vinrent, virent Celui qui, tant de fois, dans ce beau lieu, les avait accueillis de sa communicative gaité, leur sourire encore, mais comme du lointain, leur parler, comme dans un songe.

Certes, " le violon qui frémit comme un cœur qu'on afflige ", vibra ce jour-là, tout entier, dans la belle voix qui chantait pour celui qui pleure. Une délicate, une pathétique relation de cet après-midi, me reste sous la forme d'une lettre que m'écrivit une personne qui se trouvait là. J'en parlerai à son tour.

Les temps étaient proches. - L'étaient-ils, dès lors, autant qu'un rapide avenir en fit preuve ? Ce n'était pas, ce n'est pas encore l'avis des médecins. Une aventure peut-être bénie, en sa rigueur, accéléra l'issue. A ce moment, on parlait de guérir plus ou moins partiellement de cette congestion venue compliquer un état déjà bien morbide.

Et la perspective qui m'est par eux offerte, qui me fait trembler, mais que je préfère au désastre, ce sont les hivernages au Caire, à Madère, à Biskra, près d'un poitrinaire grelottant jusque sous le soleil torride.

Pour le moment, l'idée fixe du mourant (on sait maintenant qu'il fallait le nommer ainsi !), c'est de ne rien entraver de mon existence. Et sous peine d'aggraver son mal, je dois me conformer à ce désir. Il le confie à Madame Robin. Je viens de publier un livre. " Il est bon, dit-il, de fréquenter tel ou tel milieu, dans ces circonstances, pour servir son Oeuvre dans la mesure qui convient. " Et si je ne m'y prètais pas, son trouble en serait plus grave.

Aussi, me cache-t-il de son mieux ce qui me mettrait hors d'état d'assister aux réunions où il souhaite que je me rende. Mais j'entends de ses paroles à tel ou tel visiteur, quand il me croit loin, occupé ailleurs, et dans l'impossibilité de l'entendre. Il dit à Helleu, avec une solennelle simplicité :

" Regardez-moi bien, mon ami, je n'en sortitrai pas ' "

Trois paroles me reviennent encore. Je les compterai. Y eu aura-t-il sept, dans cette humaine passion, comme dans la Passion du Bon Maître?

Un jour que je ne puis m'empêcher de me désespérer, en présence d'un serviteur, il me dit avec fermeté :

" J'aimerais mieux mourir que de vous voir donner, même la plus touchante marque de faiblesse, devant une personne incapable d'en comprendre la grandeur. "

Heureux ceux qui possèdent de tels amis !...

Une autre fois, il me dit encore :

" Je mourrai donc sans avoir connu le bonheur. "

Mais il se souvient d'une journée qui m'avait été grandement favorable, et il ajoute :

" Si, pourtant, ce jour-là, je puis dire que j'ai été vraiment heureux. "

Puis il reprend :

" Il me semble pourtant que j'aurais bien eu le droit de goûter un peu de paix, auprès de vous, après avoir pris beaucoup de peine !... "

Mais il conclut :

" Après tout, ce doit être bien doux d'abdiquer les responsabilités, d'entrer dans le repos, dans la paix et dans l'oubli. "

Et pourtant, ce mot-là le fait frissonner.

Un matin que j'entre chez lui, je le trouve hagard. Il me fixe, navré.

" Je viens de comprendre, me dit-il, ce que serait mon enfer, à moi. Ce sera d'habiter un lieu où je ne saurai rien de ce qui vous arrive !... "

Puis il jette ce reproche clément à qui l'a mal connu, mal compris, mal jugé :

" Peut-être qu'ils se décideront à me rendre justice, ceux qui m'accusaient de vous exploiter, quand ils sauront quee je suis parti les mains vides, sans rien réclamer que l'honneur de vous avoir prêté assistance ! "

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Il erre de chambre en chambre, se pose de place en place ; il suffoque sans gémir et tousse sans se plaindre. Son attitude est alors celle d'un pauvre fauve traqué et blessé qui cherche un coin de fraîcheur et d'ombre, pour s'isoler et se désoler à l'aise, pour soupirer et pour souffrir ; un pauvre fauve traqué et blessé qui se cache pour mourir.

Elle me fait penser à la Mort du Loup qui " souffre et meurt sans parler " - car il parle peu. Je l'imite, ou je ne lui dis que ce qu'il faut paraître penser et désirer dire. Les cœurs sont trop pleins; un mot ferait éclater les sanglots dont ils débordent; et il faut conserver, réserver son courage, pour ce qui se prépare, et qui va s'ouvrir.

Néanmoins, il suit, avec obéissance, les ordonnances et les prescriptions.

Cependant, ma clairvoyance m'abandonne. Peut-être un voile descend sur mes yeux afin de me faire participer à un acte qui doit brusquer le dénouement, pour éviter d'éterniser le drame. De telles circonstances n'ont que deux issues : la phtisie, ou le coma. La première, cruel morcellement. Le second, un coup de massue. Quoi qu'il en soit, la magnifique demeure, avec ses soins empressés, mais trop dociles, peut-être, apparait, tout d'un coup, comme insuffisamment appropriée aux soins d'un tel malade, à ses besoins de surveillance, de contrôle, presque de rigueur. Cette illusion nous emporte tous, que dis-je ? nous transporte. Un changement se décide qui sourit au condamné, et parait me sauver de responsabilités cruelles. Des retraites sont visitées, un choix est fait, le départ s'apprête.

La lucidité du cher douloureux, son énergie, non seulement ne faiblissent pas. mais redoublent. De son lit, il veille aux préparatifs. Ils sont spirituels aussi, car mon ami est chrétien, et, tous deux, nous nous sommes préoccupés des intérêts de son àme.

Au début de ce livre, j'ai parlé d'un saint prêtre, honneur du clergé français, et qui s'est fait une édifiante spécialité de réconcilier in extremis les pécheurs de bonne volonté qui se repentent. Je l'aborde, je le sollicite ; en dépit des maux qui, lui-même, le retiennent, il s'engage formellement et volontairement pour le lendemain. mais il ignore que ce lendemain est la date fixée pour se mettre en route et, quelques heures après, il remet d'un jour. - Hélas ! c'est l'anéantissement de toute ma combinaison pieuse. Quand j'annonce cette déception à Celui qui va devoir s'éloigner, sans avoir reçu cette visite souhaitée, il le déplore un instant, puis il ajoute avec douceur, et les larmes aux yeux :

" Après tout, le plus important, c'est de ne pas avoir causé de peine autour de soi ! "

Et il se fait ramener un chien, qu'il caresse, pour le dédommager des rebuffades du matin.

Toute la matinée est employée à préparer le transfert. De son lit, il y veille, il y vaque avec précision. On lui fait, d'une voix monotone, une longue lecture que j'entends mal. Je m'approche pour mieux distinguer. Ce sont des comptes de la maison, des prévoyances d'ordre privé, des ordonnances domestiques. Et comme je m'insurge contre la fatigue qui lui est infligée par ces préoccupations subalternes, il me répond :

" Jusqu'à la dernière minute, je tiens à vous donner l'exemple de vous occuper de vos intérêts. "

L'heure de partir est venue. Il est debout, bien faible, bien pâle, bien courageux. Il s'appuie à mon épaule pour descendre le grand escalier. Il ne parle de rien, ne fait aucune réflexion sentimentale, ne demande pas à revoir les objets qu'il a tant aimés ; je n'ose pas le regarder ; mais je sens que son regard à lui, se pose circulairement sur ces murs qui lui doivent de leur beauté, et qu'il sait ne plus revoir. Arrivé au seuil, il aperçoit des gens de service qui sont venus, avec leurs enfants, pour le saluer. Je l'entends qui murmure :

" Voilà précisément ce que je voulais éviter. "

Je lui dis : " c'est vrai ; mais vous le savez, ces gens ont leur amour-propre. Ce serait les offenser gravement que ne pas leur permettre de vous présenter leurs hommages. "

Il acquiesce, et quand il passe auprès d'eux, il effleure les cheveux d'une fillette avec sa main amaigrie.

Les voitures sont devant la grille; nous y montons. Il faut aller loin. Le docteur l'accompagne, ce qui me permet de suivre à distance. Je me méfie de moi. Visiblement, il ne faut pas s'émouvoir. Le trajet s'opère avec exactitude. Le temps est beau, l'air doux, propice au voyage. Il s'accomplit. Nous voici au seuil de l'établissement désigné, il faudrait dire choisi par erreur, s'il n'y avait, parfois, comme je l'ai dit, au fond de ces erreurs-là, des volontés providentielles.

Dans l'instant, tout semble favorable ; la demeure est somptueuse, l'ordre y règne; certes, on en peut tirer profit ; oui, mais à la condition d'être une flamme sur laquelle le vent puisse souffler en l'accélérant, et non pas une fragile clarté que le moindre souffle peut éteindre. Terrible malentendu ; on a cru bien faire, on a fait erreur - et quelle erreur ! - Les autres malades s'inquiètent de ce voisinage affligeant. La direction s'affecte d'avoir introduit dans la place, et sans suffisant examen, un sujet de trouble pour les pensionnaires. Et l'agonisant, parmi tous précieux, volontairement repris au séjour d'un royal palais, à la garde du cœur, aux soins de l'empressement et du zèle, se voit exposé au service mercenaire, à la froide indifférence d'un personnel, à la suspicion du voisinage, au bruit des cloches, au chant des coqs, au silence des âmes.

J'ignore tout cela. Je n'ai vu que les roses du début, les sourires de l'arrivée, après laquelle il m'a fallu tout de suite repartir, pour laisser s'opérer le changement d'habitudes, duquel doit résulter l'amélioration désirée.

Je m'éloigne, en proie aux sentiments qu'on imagine ; je rentre dans la demeure déserte et désolée.

Un homme, dont le nom m'est cher à jamais, sait et veut être le Bon Samaritain de ces heures uniques dans ma vie. Il vient me prendre, il m'emmène passer le soir clans son jardin fermé, parmi lequel les bruits se taisent, près des eaux secrètes où, sous le glissement des cygnes somnolents, se reflètent les astres réveillés, les fleurs endormies. Non loin de nous, les plus rares chefs-d'œuvre de l'art montent leur garde de beauté, poursuivent leur veillée d'honneur, dans les profondes galeries. On ne les visite pas, on n'en parle pas même ; mais le peuple de mythes et de portraits qu'elles tiennent en réserve, c'est comme autant de nobles amis qui, sans mots indiscrets, compatissent aux souffrances de l'absent, à ma présente détresse.

Nous sommes au samedi soir. Je dois attendre jusqu'au mardi, pour retourner à l'asile. Des nouvelles me parviennent, rassurantes, d'abord, puis, contradictoires. Cependant, je crois comprendre qu'il y a du mieux. On m'en donne les raisons, qui semblent plausibles.

Alors je reçois de Madame de Martel les lignes suivantes

" C'est par Madame Barrès que j'ai appris, dimanche, que Monsieur de Yturri etait gravement malade. Elle m'a dit : " Je l'apercevais sur le balcon, et, depuis hier, je ne l'ai pas vu... "

Les plus nobles, les plus touchantes paroles, on va le voir, ne m'ont pas manqué dans ce calvaire d'amitié. Je n'en sais pas qui m'émeuvent à relire, au degré de ces quelques mots. Ces deux femmes d'esprit et de cœur, qui se sont parlé, compatissantes..., un drame si poignant, et si fermé, où deux âmes sont engagées, et qui tient en ces quelques mots :

" Je l'apercevais sur le balcon, et, depuis hier, je ne le vois plus. "

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J'avais cru comprendre que la cure d'isolement exigeait aussi la suppression des lettres. Mais, sans doute - je ne l'ai su qu'après - un désintéressement du cas désespéré fait relàche de cette surveillance. L'exilé, quelqu'un me le fait savoir, se plaint de mon silence d'un jour. Vite, je récris ; mais, bien entendu, sans réponse.

Le mardi arrive. Je me mets en route. Le temps radieux mérite qu'on lui applique les deux ineffables vers de la touchante Valmore :

" C'était un jour de charité divine,
Où, dans l'air bleu, l'éternité chemine. "

Faut-il en conclure qu'il n'y a pas de pressentiments, que la nature se désaffectionne de nos maux, et ne sympathise avec eux ni des crêpes de ses brouillards, ni des pleurs de ses pluies? - Je m'en garderais bien, seulement, nous entendons mal (seuls les vieux mystiques y ont vu clair) ce qui doit s'appeler bonheur et malheur. Ce jour-là était vraiment, pour mon ami, et pour moi, un jour de charité divine, laquelle allait se manifester à nous par des moyens ensemble lumineux et obscurs.

J'arrive. Aussitôt, le drame s'accuse. Des docteurs amis m'ont devancé, les mêmes qui me rassuraient, la veille. Ils s'effarent, je le vois, s'excusent en rapides mots, de devoir s'éloigner vers d'autres offices, m'annoncent qu'on transporte le malade au jardin où je vais le retrouver.

Par les allées sablées et fleuries où se groupent les pensionnaires inquiets, j'arrive à une sorte de bosquet, presque en même temps qu'une litière, venue par un autre sentier, y dépose Celui vers qui je viens. Il est debout, je n'aperçois pas son visage; mais, à son attitude rigide, au flottement de ses vêtements sur sa maigreur, je comprends tout. Les minutes sont comptées. Si je veux, et je le veux, que s'accomplisse le devoir pieux que, peu de jours auparavant, un malentendu a retardé, il ne faut pas perdre un instant. Je reviens en hàte vers un fidèle employé qui m'accompagne ; les mesures sont prises. Un prêtre du voisinage a été désigné ; qu'on vole vers lui. Je retourne au triste " coin d'ombre ". Me voici près de mon malade, de mon mourant ; à présent, je vois ses traits. Ce qu'en ont fait ces trois jours d'isolement, loin de l'affection, dans le va-et-vient d'étrangers, est indicible. Cependant, je lui parle ; je lui dis ce qu'on peut dire quand le reste du monde disparaît, quand toute autre chose devient indifférente, quand l'univers se concentre en un point unique et menacé, que dis-je ? condamné, auquel il faut, au prix de notre propre vie, épargner une souffrance de plus. Alors, j'assiste à une chose inouïe ; sous l'effluve de paroles amies, je vois un visage changer, reprendre forme et couleur, une figure, qui était devenue un masque, se ranimer, se roser, comme, échapper à un toucher léthargique. J'en profite pour gagner du temps au profit de ma pieuse entreprise. Je comprends que tout est fini entre nous, dans le présent, et je vois se dessiner, avec une inexorable netteté, le tracé de mon devoir immédiat. Le soleil darde; je l'accuse du malaise dont souffrent même les mieux portants, j'obtiens de rentrer, et, quelques moments après, nous voici de retour, dans la chambre entrevue le samedi. Gabriel est devant moi, dans son lit ; j'explique tout, de mots volubiles. De sa voix, devenue sourde, il m'a dit, avec un ton de reproche :

" C'est moins triste, n'est-ce pas ? quand on n'a plus le spectacle sous les yeux... "

Je me suis défendu contre cette accusation. Il le sait bien, je ne pouvais revenir plus tôt, c'était interdit. Je n'ai pas cessé de m'occuper de lui durant cet intervalle.

" Et cependant, continue-t-il, vous auriez pu arriver à une heure ; à deux heures, vous n'étiez pas encore là ! "

Et cela lui ressemble encore ; il demeure impatient, jusque dans la mort. Il continue à parler de ce même ton bas. En effet, on s'est trompé sur le choix d'une maison de soins, celle-ci n'a rien de ce qu'il fallait. Je renchéris sur cette déclaration. Mais il est temps de se reprendre, et ce sera, s'il le veut, ce jour même, si le désir de revoir le Pavillon sourit à son souvenir. Il lève les yeux comme si je parlais du Ciel. - La nuit précédente, il a voulu me parler, il ne savait plus où il était, il m'a appelé...

" Quand j'ai compris que vous n'étiez pas là, que vous étiez très loin, que vous ne pouviez pas m'entendre !... "

Je comprends, moi, que j'ai perdu, avec cette minute, ce que je ne retrouverai plus jamais : le testament de son cœur. Et comme il était question d'un important article consacré à une mienne publication récente, il désigne des journaux qui sont sur la table :

" Tous les jours, murmure-t-il, je regarde si l'article paraît... "

Je réponds avec un élan : "  Que c'est bon à vous de penser encore à cela, quand vous êtes fatigué et souffrant !... "

Alors, ses prunelles se tournent vers moi, on dirait que ses regards rentrent sous son front, redescendent jusqu'au fond de sa pensée pour en ressortir avec plus d'intensité et de force, et, lentement, il me dit, scandant les mots, martelant les syllables comme pour les enfoncer dans mon cœur :

" Tant que je vivrai... ce sera... pour ces belles choses... qui... m'ont... tant... char... mé... "

......................

Et c'est tout. C'est son dernier adieu. En lui se résume et se résorbe toute notre amitié, toute sa vie.

Pendant ce temps, le prêtre est venu. Il est là. On me l'annonce discrètement, J'ai trouvé le moyen d'expliquer sa visite. Il vient de la part d'un tiers, offrir, non pas son ministère, mais ses offices d'amitié ; il arrive de loin, et l'on ne peut, sous peine de discourtoisie, ne pas le recevoir, ne fût-ce qu'un instant. Et, sans doute, " l'Éternité qui chemine dans l'air bleu ", confère une persuasion à mes paroles. Je suis écouté, je suis entendu.

Et le reste appartient à Dieu !

Son représentant mérite vraiment ce litre, et c'est avec sincérité que je puis ensuite, parlant de lui, à un haut dignitaire de l'Église, lequel peut beaucoup pour ses intérêts terrestres, m'exprimer, en ces termes à son propos :

" Il a donné à mon ami les consolations religieuses. La sensible compréhension de l'âme admirable qu'il était appelé à visiter, m'a désormais attaché fortement à sa cause. Les fidèles qu'il dirigera connaîtront le zèle, la présence d'esprit, et cette exactitude dans le ministère, cette opportunité dans les divins services, qui ne sont qu'une obéissance à de suréminentes prescriptions, à des commandements de la grâce. "

Ces mérites, l'homme de Dieu en a fait preuve depuis le moment où, sollicité par mon envoyé, il a tout quitté pour s'élancer vers nous, jusqu'à cette minute où, de longs instants, laissé seul avec le pêcheur, il me donne librement accès auprès du pénitent radieux. Une transformation s'est opérée. Un visage de lumière a fait place aux traits assombris. Comme une bénédiction est descendue, les cœurs sont desserres, ou, du moins, soulevés, hors du temps, ils acceptent avec résignation les étreintes qui les oppriment.

Mais la pauvre âme, déjà détachée, a, seule, permis à de dernières forces, de mener à bien ce suprême effort, elles succombent ; on ne saurait songer au départ, ce jour-là même. Il faut remettre au lendemain.

On me refuse la permission de demeurer là. Je m'éloigne. Tout est fini.

Ce qui reste à accomplir n'est plus que le prélude du trépas. Je veux espérer que le sommeil, succédant au céleste bienfait, a commencé d'entrainer plus haut et plus loin ce sentiment délivré, cette compréhension libérée. Mais ma veillée à moi, dans son accroissement de lucidité, est pleine d'angoisse. Il me semble qu'à chaque instant me parvient un dernier soupir. Il est gros de reproches. Et je ne suis pas là pour serrer cette main qui, tant de fois, m'a rendu l'espérance. Le remords m'agite. Un frisson me saisit quand je songe aux indignes traitements que cette mort lointaine peut infliger à l'être excellent qui m'a prodigué sa vie. Abandon de ses restes, panique d'un milieu où l'on vient pour revivre. Alors je me rappelle que Monsieur Dupont. de Tours, conseille au Chrétien fervent de ne pas seulement demander à Dieu, mais de le sommer de lui accorder les faveurs qu'il souhaite.

Je songe au droit acquis, par beaucoup de mérites, à Celui qui les exerça, de mourir près de moi, en ce lieu ami, d'y être visité et honoré, après son trépas, par ceux qu'il aimait, comme il le fut durant sa vie. Et, suivant le conseil de M. Dupont, je n'admets pas, je ne permets pas que le Ciel refuse à ma foi ces dévotieuses exigences. Sur ces réflexions, je goûte un peu de repos, et le lendemain, le message de l'aube vient me donner raison : je puis courir reprendre au lointain et à l'inconnu, le roseau pensant qui soupire, qui respire encore.

C'est tout, mais c'est tout ce que je veux, et dont la nouvelle me remplit de joie. Car je le sais, j'en ai eu cette preuve, qu'une grande allégresse peut s'associer à une grande douleur, et se tramer d'elle.

Il ne s'agit plus de se parler, de se répondre, de se reconnaître. Il s'agit d'un enlèvement, plus palpitant que celui des passions charnelles. Il s'accomplit, et vraiment, on peut le dire, dans un char de feu ; car ces modernes locomotions fulgurantes, sans plus de traction visible et dans une odeur de flamme, peuvent s'associer à une telle comparaison, quand nombrant, à chaque tour de roue, les battements d'un cœur qui se ralentit, les respirations qui s'affaiblissent, il s'agit véritablement de toucher le but ou de mourir. Je supporte, moi, cette chère tête aux yeux fermés, et sur laquelle le store de soie rouge palpite avec un reflet sanglant. Aux pieds, se tient un serviteur. Entre nous, un médecin s'assure des pulsations, et quand elles semblent s'éteindre, il les ranime d'un geste caché qui distille un ferment de vie.

Dieu soit loué ! Le gravier crie sous les roues de notre fardeau. La ceinture de l'une d'elles éclate avec une détonation, qui a l'air d'une salve. Le Pavillon a pris l'aspect d'une Église, aspect qui va s'accentuer durant les jours qui suivront, sous la lumière des cierges et l'avalanche des fleurs.

Dans cette vaste pièce du rez-de-chaussée, que j'ai baptisée : le parloir, et en laquelle bien des fois j'ai dit que, si j'expirais en cette demeure, je voulais être moi-même placé, un lit a été disposé. Le mourant y repose. Alors, d'une voix qui doit être de cuivre, mais de cuivre voilé, me penchant vers lui, je lui crie : " Nous voici de retour dans la maison que vous aimez, où nous allons vous soigner et vous guérir ! "

Alors, ses yeux s'ouvrent, s'agrandissent ; il promène d'abord ses regards autour de lui, avec incrédulité, avec égarement, puis c'est comme un voile qui en tombe, lui ôtant l'angoisse... Je le sens, il a compris, il peut mourir, il s'abandonne, il entre dans la paix!..

Cependant, ce qu'on appelle encore la vie ne l'a point quitté. Ces miracles thérapeutiques auxquels sont dues de ces prolongations plus animales qu'animiques, selon moi, et qui représentent le mécanisme brillant de la médication contemporaine, sont mis en œuvre avec cette sorte de succès qui consiste à faire vivre un cadavre. Ce cadavre vivant, je le veille, tout l'après-midi, et, seulement, la nuit suivante, il meurt réellement vers quatre heures du matin, après avoir reçu les Saintes Onctions, mais sans avoir recouvré connaissance.

J'éprouvai alors un de ces déchirements comme une existence n'en saurait offrir de semblable, et à la suite desquels notre mort elle-même peut nous apparaître sans nous émouvoir.

Je sors dans l'air frais dont je sens encore le piquant, pour donner des ordres, chercher des plantes, de l'eau bénite, et de ces religieuses aux béguins clairs et aux sombres voiles, qui remplacent, près de nos funèbres lits, les pleureuses de l'antiquité, plus bruyantes et moins discrètes. Cette pensée continue de tempérer mon chagrin que, ces doux devoirs, je puis les accomplir, au lieu d'être moi-même enfermé clans l'in-pace d'un sanatorium, auprès d'une dépouille exilée.

Ce jeune mort est maintenant étendu sur sa couche funéraire. Elle est belle, digne de lui, somptueuse et noble. Un velours semé de fleurs violettes la recouvre avec dignité ; des cordelières d'argent serpentent à ses angles, des fleurs s'étagent, puis s'amoncellent, à ses côtés, et à sa base. Les miroirs se creusent, avec des éclairs au fond de leurs ténèbres. Et les motifs des boiseries, des sphinx, des guirlandes, des attributs guerriers, parlent de mystère, de fierté et de douceur.

Ce sont bien les mots qui conviennent pour célébrer Celui qui dort là, dans ce grand silence. Chose singulière, il n'est plus semblable à lui-même. La Mort a fait jaillir de lui comme un autre moi qui l'explique et qui le commente. Ce n'est plus ce jeune homme d'apparence un peu frivole que l'on a connu et que l'on aimait ; c'est plutôt un jeune guerrier des dessins de la Renaissance, et dont une armure s'accuse sous les plis qui l'enveloppent. Jamais, à aucun vivant, je ne vis un aspect si fier. Tout son air semble dire : " J'ai bien combattu. Je pars les mains vides, sans autre salaire que l'honneur d'avoir servi sous les ordres d'un que j'aimais, auquel j'avais consacré ma vie. "

Et cette impression n'est pas seulement mienne. Tous ceux qui furent admis à rendre leur hommage à cette dépouille, ont été frappés, comme moi, de cette majesté d'outre-tombe.

Un crucifix est entre ses doigts. Il l'a dès longtemps désigné pour le presser sur son cœur, quand ce cœur aura cessé de battre. Un chapelet s'y mêle, un rosaire en jaspe sanguin aux grains alternés de médaille bénites. Et, parmi, ce qu'Edmond de Goncourt a bien observé  :

" Le violet des ongles au bout des mains pâles. "

La chapelle ardente succède au funèbre lit. J'en revois, j'en reverrai éternellement palpiter les lueurs dans ce mot que, peu de jours plus tard, je reçois de Barrés :

" Je ne pouvais supposer que ce malheur fut prochain. Quand j'ai quitté Neuilly, c'était un matin, vers dix heures, j'ai pourtant été frappé des petites flammes entrevues, devinées, livides de tristesse, dans un salon du rez de chaussée. "

Je n'invite personne, ni à la maison, ni aux funérailles. Des parents sont au loin, à l'autre bout du monde. Je ne les connais pas. Il ne m'en parlait que peu ; ses vrais proches, sa mère et son frère, je le sais, il les a perdus. Les amis qui m'ont assisté durant les dernières semaines continuent à m'entourer de leurs soins. Je laisse venir, je laisse faire. Je ne veux point de curieux. Une providence semble veiller sur la dignité, sur la beauté de tout ce qui s'accomplit en ces heures. Le matin des obsèques, dans une blanche chapelle du voisinage, autour de ces précieux restes, nous sommes réunis, le Général et Madame Mansilla, Édouard Garcia Mansilla, qui représentent avec dignité le pays du défunt, et les regrets de sa race ; La Duchesse de Rohan, la Princesse Lucien Murat, le Marquis et la Marquise de Clermont­Tonnerre, dont la présence rappelle la bienveillance et la sympathie que lui accordaient les porteurs de grands noms, comme de bons cœurs ; Madame de Brantes, qui mêle à ces noms un nom de ma parenté, et mérite bien ainsi de mon sentiment familial et de mon amitié ; Mademoiselle Breslau, Monsieur et Madame Gabriel Monrey, Maurice Lobre, Georges Hœntschell, desquels l'assistance émue dit assez la prédilection d'art et la sûreté du goût de Celui qui n'aimait que les belles choses. Et Joseph Renaud, duquel le nom mêle aux choses d'armes, les choses d'art, qui, depuis longtemps, est de nos amis, et complète, avec quelques témoins discrets, cette réunion privilégiée.

Notez qu'il m'a fallu pour ainsi dire ruser, afin de restreindre à ce groupe élu, l'affluence qui, pour le défunt, comme pour moi, demande à être nombreuse. Le chapitre suivant en fera foi. Bien vite, plusieurs, beaucoup me reprochent de ne pas les avoir avertis. Mais comme il n'y a pas eu d'exceptions, il ne saurait y avoir de froissements. Ma situation est délicate. Famille éloignée et inconnue. Mon amitié, certes, mieux que connue, célèbre, et je m'en vante ; mais trop éprouvée pour vouloir paraître en de tels moments, et, surtout, trop respectueuse pour déterminer ou même accepter, en ces circonstances, un concours, même affectueux, en dehors des usages habituels.

Oh ! que cette cérémonie, exempte d'indifférence et de compliments officiels, est plus conforme à ma couleur d'âme ! Qu'elle est plus digne et plus douce, en cette blanche chapelle, entre un groupe spontané et recueilli, et comme c'est bien, je le sais, le sentiment de ceux qui ont pris part, dans la ferveur d'un matin d'été, à cette pompe funèbre, délicate et claire !

Et quand elle a pris fin, le cercueil, pour un temps, est descendu dans une crypte. Ce temps dure un mois. Chaque jour, je descends près de Celui qui, certes, pour moi, aurait fait de même. De ces crépusculaires visites, une sensation me reste, toujours pareille : à mesure de la descente du petit escalier tournant, la fraîcheur qui monte d'en bas, et prolonge indéfiniment, dans une odeur de végétal étouffé, l'autre fraîcheur des couronnes.

Des notes discrètes ont paru en des quotidiens sympathiques. Ferrari inscrit, dans le Figaro, à la date du l0 juillet :

" Monsieur Gabriel de Yturri est décédé jeudi dernier, à la suite d'une longue maladie. - Le défunt était très répandu dans la société Parisienne, où l'agrément de son esprit, la bonté de son cœur, et la finesse de son goût lui avaient créé de nombreuses synmpathies.

" C'est un homme de mérite, un Parisien brillant et distingué qui disparait en laissant à ceux qui ont su l'apprécier, et qui l'ont bien connu, de vifs regrets et un durable souvenir. "

Un autre journal s'exprime ainsi :

" Après de longues souffrances, supportées courageusement, mais qui avaient altéré sa verve d'autrefois, et cette spirituelle bonne humeur dont on avait tant de plaisir à goûter la fantaisie, Gabriel de Yturri est mort, la semaine passée, à Neuilly. Ses amis le regretteront. Son ironie de parisien n'était qu'apparente. Elle cachait beaucoup de bonté naturelle et une grande délicatesse de cœur. "

Ces lignes enfin :

" Ses amis savaient quel cœur ouvert il possédait, et quelle délicatesse était la sienne ! Et sa mort récente a douloureusement ému plus d'un.

" Il était atteint d'un mal nerveux qui, s'aggravant, mit ses jours en danger. Monsieur de Montesquiou le fit d'abord conduire dans une maison de soins ; puis le ramena bientôt à Neuilly, dans le Pavillon des Muses.

" Le dévouement de Gabriet de Yturri pour Monsieur de Montesquiou, fut, sans cesse fraternel, et cette amitié s'est affirmée jusque dans la mort. Revenu dans l'hôtel du boulevard Maillot, Gabriel de Yturri rendit aussitôt le dernier soupir.

" Monsieur de Montesquiou voulut faire à ce cher compagnon de lettres, de touchantes obsèques. La chapelle ardente où le corps fut exposé, présentait un caractère d'art très pur et très impressionnant. "

Ces phrases, elles-mêmes, ne sont-elles pas impressionnantes, et d'un ton de respect funèbre, de déférence délicate, faisant honneur à celui qui les a tracées?

Après cela, comme je demandais au Directeur d'un journal qui eut son heure d'éclat, pourquoi il s'était exprimé laconiquement sur la disparition d'un tel parisien, brillant, aimable, apprécié de beaucoup, il me répondit qu'une réserve l'avait empêché d'insister, à cause des inimitiés qu'avait pu valoir au défunt mon amitié exclusive. - Jugez du sourire, même parmi les pleurs, que put amener une telle réponse sur les lèvres de celui qui se préparait à écrire le présent livre.

Décidément les gentlemen savent, seuls, ce que c'est qu'être correct. Les gentilhommes n'entendront jamais rien à cette chose anglaise.

Un peu plus tard, je fais imprimer, et adresser, à nos connaissances, à nos relations, une carte de deuil ainsi rédigée :

Priez pour le repos de l'âme de
GABRIEL DE YTURRI

décédé muni des Sacrements de l'Église
le 6 juillet 1905
à Neuilly-sur-Seine, Boulevard Maillot, 96.

De la part de sa famille et de ses amis.

*

La Fin couronne..., ai-je donné pour titre à ce chapitre angoissant. Alors, et pour le couronner lui-même, rappelons les nobles, les sensibles mains, qu'au début de notre travail nous avons vues fraternellement unies. Pour couronner, pour consoler aussi, car, à côté du vert laurier, elles portent le lotus bleu qui dissipe les noirs soucis.

Voici la main d'Edmond de Goncourt. Elle aussi, tient son livre de deuil. Mais ce livre s'est épuré, s'est éclairci dans la résignation de ces mots qu'il me tenait en réserve :

" Il monte en moi un apaisement doux et triste, produit par la pensée de le voir délivré de la vie. "

Voici la main de Montaigne. Celle-là n'a plus rien à m'apprendre. Elle m'a du premier coup livré tout son élixir ; mais c'est un baume dont veille la vertu, renouvelée incessamment, à jamais pleine de pouvoir. Répétons-en la formule ; ses mots contiennent des charmes réels qui cicatrisent... c'est à dessein que j'emploie ce mot. Les cicatrices, cc ne sont pas des blessures effacées, ce sont des blessures refermées. Il en reste ce blanc tracé qu'on ne voudrait pas voir disparaitre, puisqu'il nous rappelle des chagrins qui nous sont plus chers que nos joies.

A son tour, voici celle de ces mains qui, la première, nous est apparue. La figure à laquelle elle appartenait nous avait semblé rigide alors. Que s'est-il passé ? Je vois se desserrer le bronze de ses lèvres... il en sort des mots apaisants ; se soulever ses paupières métalliques. O miracle ! des prunelles se dessinent sur le globe tout à l'heure aveugle de ses yeux; nos souffrances ont passé devant eux; et la véracité de ces maux a doté du pouvoir de contempler, ces yeux qui ne savaient pas voir ; que dis-je ? du pouvoir de palpiter ce cœur qui ne semblait pas battre. Et, sous la tunique de cette Cicéronienne amitié qui nous avait paru glacée, j'entends circuler un sang généreux qui charrie un pouvoir d'éprouver, mieux que ne le font les statues.

Et de cette main aux doigts joints, que je vois lentement se desserrer, jaillit une flamme qui semble une fleur. Or, c'est la même que nous avons vu brûler et germer au début de ce livre, la flamme d'aimer, la fleur que nul ne peut cueillir.

Sur ses pétales lumineux, elle porte ces mots tracés :

" Je suis atteint par la perte d'un ami tel, je crois, que l'on n'en verra point ; et comme, je puis l'affirmer, il n'en fût jamais. Mais je ne manque pas de remède ; je me console moi-même, surtout à songer que je suis exempt d'une erreur dont la plupart sont angoissés en perdant ceux qui leur sont chers. Il n'est rien arrivé de mal à mon ami. Le malheur est pour moi, si c'est un malheur. Or, nous plaindre à l'excès de nos maux, ce n'est point aimer nos amis, mais plutôt nous-mêmes. "

" Le premier entré dans la vie, le premier j'en devais sortir. Et cependant, tel est le bonheur que je goûte au souvenir de notre amitié, que je puis passer pour heureux. "

" En cette amitié, je me reposais avec douceur ; notre demeure était la même ; la même, notre table ; notre existence, commune, en voyage comme aux champs. Que dire de cette ardeur d'apprendre et de connaître, à laquelle, loin de tous les yeux, s'employait tout notre loisir ? "

" Si le souvenir de ces choses était mort avec lui, certes, je ne pourrais supporter le regret d'un homme si ami et d'un cœur si proche. Mais ce regret, loin de s'éteindre, s'alimente et s'accroît bien plutôt par la pensée et par la mémoire.

" Au reste, devrais-je le perdre, l'âge me consolerait. Je n'ai plus à lui consacrer que bien peu de jours ; et nos plus grands maux s'adoucissent de s'abréger. "

Et voici encore deux mains, sur lesquelles n'est point encore descendue la consécration du temps, mais que peut-être leur fidélité n'en rend pas indignes. L'une de ces mains, peu avant de se refermer pour toujours, a tracé ces mots dont le sens m'apparaît :

" Un pressentiment me dit que, désormais, il faut nous séparer le moins possible. "

Et l'autre, il y a bien longtemps, lors d'une absence de l'ami, lui avait écrit :

" Je vous permets de m'oublier, mais je ne veux pas que vous soyez mort ! "

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