CHAPITRE PREMIER

La rue du village de Medhurst ressemble à celles de tous les villages moyens d'Angleterre, c'est-à-dire qu'elle contient des spécimens de huit cents ans d'architecture depuis l'église normande qui se dresse à mi-chemin, à gauche, jusqu'aux toits en tôle ondulée du vingtième siècle qui couvrent les hangars dans les faubourgs de droite. Aussi a-t-elle des aspects très beaux ou misérables, selon l'endroit où l'on se place.

Par cette matinée de juin, elle aurait dû sembler excessivement belle à lady Béatrice Medd, qui se tenait à l'entrée de la ferme du château, près de sa petite voiture attelée d'un âne égyptien. Mais elle pensait à autre chose.

Le village était situé dans le creux d'une vallée. Lady Béatrice avait derrière elle la cour de la ferme, les potagers, les serres, le parc, et, devant elle, l'auberge du village, à la porte de laquelle se balançait une enseigne accrochée à un tasseau de fer et portant le blason des Medd ; à travers les portes ouvertes, elle apercevait les fleurs d'un jardin et, à gauche, dans l'enfilade de la rue, une série de maisons datant des Tudor, puis une maison en briques, du temps de la reine Anne, placée un peu en retrait derrière une petite barrière de verdure, comme en un maintien noble et modeste, avec un toit semblable à celui d'une chapelle ; et, enfin, un rang de maisonnettes recouvertes de chaume, à moitié cachées par de hautes frondaisons. Tout cela se trouvait du côté opposé à celui où se tenait lady Béatrice ; le mur extérieur de la cour de l'église était attenant à la ferme et, derrière lui, pointait le clocher. La route, ensuite, faisait une courbe et s'éloignait dans la direction de l'école, du presbytère et de la maison du fermier.

Lady Béatrice, encore une fois, pensait à tout autre chose qu'à la vue. D'ailleurs, ne l'avait-elle pas contemplée mille fois ? C'était son habitude, une ou deux fois la semaine, quand il faisait beau, de descendre au village, dans sa charrette à âne, de causer avec le maire, d'inspecter la serre aux orchidées ou de visiter l'école, dont elle payait à elle seule presque tous les frais. Ces soins, ces calmes soucis qu'elle assumait à loisir lui fournissaient une agréable sensation de responsabilité, et, parfois, elle trouvait réellement à s'occuper. Ce matin-là, elle était indécise : elle avait dit à la maîtresse d'école qu'elle irait peut-être la voir ; mais elle n'en sentait nulle envie. Elle restait là, son ombrelle appuyée à son épaule, observant le drame infinitésimal de cette rue de village.

D'abord, ce fut un cycliste qui passa, accroupi comme un singe sur son guidon. Il jeta un regard à Lady Béatrice comme s'il se proposait de lui demander un renseignement ; puis se ravisa. Il descendit de bicyclette devant l'auberge, où il entra ; et quelques instants après, lady Béatrice le vit, par la fenêtre ouverte, portant un long verre à ses lèvres ; elle se complut à penser qu'il y trouvait du plaisir...

Puis, elle vit sortir de l'auberge un gros chien blanc ; il lui rappela son cher Jirnbo qui, depuis longtemps, reposait sous le cèdre du parc, recouvert d'une pierre tombale où se lisait une épitaphe en latin rédigée par le professeur Mac-Intosh. Le gros chien sortit de l'air important d'un propriétaire, adressa à lady Béatrice un aboiement maussade afin de lui notifier qu'il était là et se coucha sur le pavé, la surveillant d'un œil Elle entendit a travers la route le grognement de plaisir (ou bien était-ce du rhumatisme ?) qu'il exhala en se laissant choir. Sans doute avait-il été dérangé par le cycliste qui, maintenant, buvait et fumait assis dans un fauteuil.

Ensuite une procession de volailles apparut à l'angle de l'aubertge, sortant par une palissade laissée ouverte. Visiblement, elles faisaient là une chose défendue, car elles avançaient d'un air emprunté où perçaient la timidité, l'inquiétude et la méfiance. Un coq les précédait, l'œil en feu, steppant très haut ; parfois il se baissait vivement vers le sol pour y picorer quelque chose, puis se redressait soudain comme un grand homme qui, surpris dans un moment de faiblesse, prend les devants et lance un défi à la critique. Il était suivi de quatre poules vulgaires, qui picoraient avec plus d'abandon mais considéraient le monde avec moins d'assurance. Tout à coup, le coq s'arrêta, une patte en l'air, puis fit brusquement volte-face et rebroussa chemin à toutes jambes, suivi par les poules dans sa retraite précipitée : une jeune fille était sortie de l'auberge en brandissant un balai. Elle fit une petite révérence à lady Béatrice et alla clore la palissade.

-  Bonjour, Alice.

-  Bonjour, m'lady.

-  Papa et maman vont bien ?

-  Oui, m'lady, merci.

De nouveau, le chien aboya ; le vicaire parut sur le seuil de la cour de l'église et s'avança, les pans de sa redingote lui battant les jambes. Il venait de lire les prières et les litanies matinales et se rendait à l'école. (Lady Béatrice se rappela que la lecture des prières et des litanies matinales avaient lieu le mercredi et le vendredi à onze heures.) Il se découvrit.

-  Bonjour, M. Arbuthnot.

-  Bonjour, lady Béatrice.

C'était un homme simple et convaincu, qui travaillait beaucoup et qui n'éprouvait pour la Dame de Bonté qu'une sympathie relative. Il sortait d'Oxford et de Cuddesdon alors qu'elle était d'éducation fortement évangélique. Il dépensait une extrême activité, lisait Matines et Vêpres chaque jour, avait fondé une confrérie de Sainte-Marie pour les femmes, une confrérie de Saint-Georges pour les hommes et souffrait secrètement de la présence du père Maple dans le village.

Il avait fait graver sur cuivre une liste de tous les vicaires de Medhurst depuis Thomas de Hope (1493) jusqu'à James Arbuthnot (1891) et l'avait fait placer sur le porche de l'église peu après l'arrivée du père Maple, mais rien n'y indiquait qu'une interruption quelconque avait pu se produire vers les années 1540 à 1560. Il se servait, pour désigner son collègue, de cette appellation : " le prêtre Romain " ou, quand il ne se portait pas très bien, de cette autre : " le clergyman Papiste ". Mais c'était un homme bon et sincère, qui faisait de son mieux et ne manifestait jamais plus de malveillance ni d'amertume que n'en exigeait scrictement l'odium theologicum.

- Je me disais que le village avait un aspect charmant, ce matin, dit lady Béatrice (qui ne s'était rien dit de semblable). Vous allez à l'école, n'est-ce pas ?

- Oui !   j'y   vais   généralement   vers   cette heure-ci.

-  Voulez-vous me donner le bras jusque-là ?

Je me promettais justement d'y aller ce matin.

Ils descendirent lentement la rue en causant de choses et d'autres. Lady Béatrice dit qu'il était temps qu'Alice, la jeune fille de l'auberge, trouvât à se placer car il ne fallait pas que les jeunes filles, etc., etc. Le vicaire répondit qu'il en avait parlé au père d'Alice quelques jours auparavant, et que ce dernier avait accordé son consentement formel, mais que la mère opposait encore quelque résistance ; peut-être un mot, dit par lady Béatrice elle-même, etc., etc. Conversation agréable, bienveillante, paternelle, de deux Grandes Puissances qui commençaient à se demander si leur domination absolue durerait encore très longtemps.

Ils arrivèrent à la porte de l'école. Quand ils entrèrent, une forte voix de femme cria : " Debout ! Dites : bonjour milady, bonjour monsieur. " Et les Grandes Puissances furent ainsi saluées, et tout le monde fut content : les uns, parce qu'on leur témoignait du respect, les autres, parce qu'ils se trouvaient en présence de ces choses rassurantes : la Domination et l'Autorité représentées par des êtres humains.

II

En sortant, elle dit au vicaire qu'elle pouvait regagner seule sa voiture et, lentement, remonta la rue. Arrivée devant l'église, elle eut une courte hésitation, puis entra.

Les jours de semaine, l'intérieur des églises a souvent un aspect froid, irréel et même désagréable ; il y flotte une odeur étrange, des idées de contrainte, des réminiscences du dimanche matin, et les livres de prières qui gisent sur les bancs semblent y avoir été abandonnés. Je ne sais pourquoi, on se sent presque devenir profane ; on serait tenté de monter dans la chaire, de se mettre à gesticuler, de faire semblant de s'endormir dans une stalle ; en un mot, de se conduire comme un vulgaire garnement. (Cela vient sans doute de ce que les tables étant retournées, on a l'impression que la majesté du lieu est à votre disposition.)

Inutile de dire que lady Béatrice ne se livra à aucun de ces actes inconvenants. Elle suivit le bas côté jusqu'à la chapelle des Medd, où elle s'assit dans la splendeur obscure et odorante des bannières et des écussons. Elle n'était pas venue dans l'intention de prier ; elle espérait, simplement, être là plus à son aise que chez elle pour réfléchir de façon impartiale.

Dix minutes s'écoulèrent, puis le son d'un piano la fit tressaillir. Discrètement, délicatement, la musique pénétrait dans l'église - quelque gavotte d'un maître allemand, pleine à la fois de sérieux et d'humour, scholastique, mélancolique, académique, mais pourtant souriante. Des petites phrases s'affirmaient, solennelles, puis, soudain, faisaient la culbute, riaient et s'évaporaient. On eût dit une discussion légère, un échange de répliques spirituelles pendant un repas en plein air. Le vent se taisait dans le village, et la musique, venant de la maison de la reine Anne, située juste en face, parvenait à lady Béatrice aussi claire que si le musicien eût joué dans la cour de l'église.

Elle écoutait, subissait le charme, les yeux fixés sur la table de communion qu'ornaient gaiement des vases de cuivre, une croix et des candélabres multicolores fixés sur des boucliers au milieu d'emblèmes commémoratifs. Au-dessus, quelques morceaux de vitrail ancien - un crucifix brisé, deux saints sans tête et une inscription incomplète en lettres noires - pieusement juxtaposés par le moderne successeur de Thomas de Hope, laissaient entrer du soleil. Les autres fenêtres étaient moins bien partagées. En face de l'entrée, par exemple, un grand Elie trônant dans un char bleu montait, au milieu des flammes pareilles à des torrents de confiture, vers un ciel entièrement composé d'édifices gothiques.

Elle écoutait, et la musique poursuivait son cours. Machinalement, elle se mit à regarder les inscriptions qui chargeaient copieusement les murs de la chapelle. Ici, une urne, une colonne brisée et une liste de vertus - elle avait déjà souri parfois en lisant la phrase qui la terminait : " Bref, il fut doué de toutes les qualités qui peuvent orner un Homme et honorer un Chrétien. " (II s'agissait du vieux Christopher Medd, père de dix-sept enfants, morts en 1734.) Plus loin, une plaque de cuivre consacrée à Antony Medd, qui avait combattu et trouvé la mort à Naseby ; ailleurs encore, une simple plaquette de marbre rappelant la mémoire de John Valentin Medd... Elle les regardait, tout en écoutant. Puis, la musique ayant cessé, elle se leva, sortit, traversa la rue et alla sonner à la porte de la maison d'en face.

- Le père Maple est-il chez lui ? demanda-t-elle.

Pour tout dire, lady Béatrice, à part son grand air et le prestige de son nom, n'avait rien de fort intéressant. Elle était bonne, conciencieuse, familiale, plutôt religieuse, à sa façon, et absolument irréprochable. Mais son pire ennemi n'aurait pu dire qu'elle fût subtile, ni son meilleur ami qu'elle eût de l'imagination. Elle avait des instincts qu'elle suivait d'ordinaire et s'efforçait ensuite de justifier, à ses propres yeux, des joies dont elle jouissait paisiblement et des chagrins qu'elle supportait avec stoïcisme, comme un animal très intelligent, sans indignation ni rancour. En un mot, elle incarnait d'une façon parfaite le rôle qui lui était dévolu. Evidemment, il lui incombait parfois des devoirs un peu ennuyeux ; mais elle aussi était un peu ennuyeuse et cela rétablissait la balance.

En allant voir le père Maple, elle obéissait précisément à l'un de ces instincts et de ces chagrins... Elle n'y serait probablement pas allée si elle n'avait entendu le piano du prêtre. - bien qu'en descendant de voiture elle eût eu la pensée d'inviter celui-ci à dîner.

La femme de charge irlandaise la fit entrer dans une pièce très plaisante, vaste, haute de plafond et sans tapis, à l'exception d'une carpette étendue devant la cheminée. Des rayons chargés de livres garnissaient les murs ; le milieu de la pièce était occupé par un grand piano à queue et un casier rempli de musique.

- Je croyais trouver Sa Révérence ici m'lady... Il doit être dans le jardin ; je vais aller le chercher.

Lady Béatrice s'enfonça dans un fauteuil. A travers les fenêtres, elle apercevait un coin de la haute chapelle en briques rouges qui inspirait aux habitants du village une curiosité mystérieuse et au vicaire une aversion chrétienne : dans ses moments sarcastiques, il la dénommait " la boutique aux schismes ".

Une porte-fenêtre s'ouvrit et le petit prêtre entra, en soutane. Après un bonjour banal, elle lui dit qu'elle était venue le prier à dîner pour le jeudi suivant, tout à fait en famille, avec elle, son mari et son fils Val qui devait rentrer de Cambridge ce jour-là. Puis elle lui exprima le plaisir qu'elle avait eu à l'écouter de l'église et lui demanda le titre du morceau.

Il lui répondit qu'il serait charmé de se rendre à son invitation et lui montra le morceau de musique manuscrit qu'il venait de jouer : il l'avait copié récemment au British Muséum et croyait pouvoir l'attribuer à Sébastien Bach.

Il s'assit même au piano et en rejoua deux ou trois passages. Elle observait son visage sérieux, ses cheveux grisonnants ; il lui inspirait de la sympathie.

Et, tout à coup, elle révéla le véritable objet de sa visite.

- Père Maple, dit-elle, je vais sans doute vous étonner, mais, voici... Je serais très désireuse de vous consulter au sujet de mon fils Val.

Il fit entendre un petit murmure d'encouragement et tourna un peu vers elle le siège de son tabouret.

-  Je sais, continua-t-elle, que les prêtres catholiques passent pour savoir beaucoup de choses sur la nature humaine, sur la jeunesse... Eh bien ! avez-vous entendu parler de nos ennuis ? (Le pas était fait ; elle attaquait franchement la question.)

-  Oui, dit-il.

-  Ah...  Je pensais bien  qu'il  se  trouverait quelqu'un pour en parler. Je regrette de vous dire que la chose est exacte, et vous ne sauriez imaginer à quel point mon mari en est affecté. Voulez-vous que je vous raconte tout ?

-  Je vous en prie.

Elle relata donc l'histoire, en termes pleins de convenance, appelant Val, deux ou trois fois, " le pauvre petit ", expliquant la solution adoptée par son mari et, pour finir, s'avouant incapable de décider ce qu'il y aurait à faire par la suite. Car les lettres de Val avaient quelque chose d'étrange ; elles ne lui ressemblaient pas ; elles arrivaient régulièrement mais on n'y sentait ni regret ni, semblait-il, d'affection véritable. Elles se bornaient à retracer les épisodes les plus ordinaires de l'existence de Cambridge.

-  Je ne vois pas du tout quel parti prendre, dit-elle ; son père ne veut pas en parler, même avec moi. Jamais aucun événement ne l'a autant impressionné.

Le père Maple demeura un instant silencieux. Son expérience professionnelle lui avait enseigne deux choses : d'abord que les prêtres reçoivent des confidences qu'ils sont seuls à recevoir ici-bas ; et ensuite, que, neuf fois sur dix, les personnes qui se confient à eux ne recherchent pas les conseils et ne viennent que soulager leur cœur. Il attendit donc, en silence, afin de s'assurer qu'elle voulait qu'il parlât. Puis, il commença, très simplement.

-  Il me semble qu'on lui a imposé là un traitement bien sévère.

-  Sévère... Mais...

-  Vous lui défendez la seule chose qui pourrait alléger un peu son fardeau. En l'empêchant de parler de cette affaire, vous l'enfermez en lui-même et je ne vois pas quel bienfait il peut en tirer.

-  Peut-être avez-vous raison, murmura-t-elle.

-  Je ne dis pas, continua-t-il en souriant, que ce soit nécessairement le plus mauvais - mais c'est un traitement héroïque. (Il avait tourné entièrement le tabouret et se tenait un coude appuyé sur le clavier.) Je connais à peine votre fils. S'il  a l'âme   vraiment bien   trempée, cela réussira, sans doute. Mais sinon, eh bien ! on ne peut pas savoir.

- Ah !  oui ;  sinon !... Voilà justement ce qui me préoccupe. Il éluda.

-  Vraiment, il est impossible de prévoir ce qui pourrait arriver.

-  Voyons, tâchez de deviner... en mettant les choses au pis.

Il la regarda fixement et elle remarqua la vivacité pénétrante et douce de ses yeux.

- Eh bein ! s'il faut vous parler en toute sincérité, je crois qu'il pourrait entrer dans une mauvaise voie, ou s'abandonner au désespoir, ce qui serait plus grave.

Elle se rendit compte tout à coup de ce qu'il y avait d'étrange dans cette soudaine intimité. Mais cet homme était aussi impersonnel qu'un médecin ; il semblait trouver tout naturel d'être consulté et de donner son avis. Elle fit un effort pour répondre.

-  Je   comprends ;   merci. Alors vous tenez pour dangereux de ne pas le laisser parler ?

Il esquissa un mouvement des épaules et des sourcils, puis se remit à sourire.

-  Oui, cela me paraît dangereux ; mais non absolument fatal.

-  J'aimerais que vous l'observiez jeudi et me disiez ce que vous pensez de lui. Je voulais en parler au vicaire, mais je n'en ai pas eu l'occasion. Et puis, le vicaire le connaît trop pour pouvoir bien juger.

-  Certainement, je  tâcherai de causer  avec votre fils ; mais, vous comprenez, en une seule soirée...

Elle se leva ; il lui tendit sa canne.

-  Je vous remercie infiniment, père Maple. Je suis heureuse d'être venue... Alors, à jeudi...

En disant ces mots, elle sourit aimablement, spontanément, et lui tendit la main. Elle avait repris son air grande dame.

III

Dans sa charrette, traînée doucement à travers le parc par le petit âne dont un groom tenait la bride, elle repensait à tout ce que sa visite et sa conversation avaient eu d'étrange, d'anormal. Elle avait parlé au père Maple une douzaine de fois au plus dans toute son existence et jamais l'idée ne lui était venue qu'elle pourrait le consulter sur des questions intimes. Pourtant, comme elle s'était sentie à l'aise avec lui ! Cela tenait sans doute à ce qu'il n'avait témoigné aucune surprise, n'avait fait ni " hum  ! " ni " ho  ! ho ! ", n'avait pas pris un air doctoral, mais s'était montré aussi naturel qu'un médecin consulté sur un enfant rachitique. Et, à propos - cet enfant-là... Elle n'aurait pu dire de quand dataient ses inquiétudes, ni même pourquoi elle était inquiète. Mais au moment où, entrant à l'appel du général, elle avait vu son enfant debout devant elle, le visage pâle et triste, une source avait jailli dans son cœur, une source de compassion qu'elle ne soupçonnait pas. La lettre où May racontait l'affaire du duel avait anéanti d'un seul coup son orgueil ; elle ne pouvait plus prêter à son fils toutes les qualités que, par naissance et par habitude, elle associait à sa conception de ce que devait être un homme. Mais, au lieu de cet orgueil, elle éprouvait une émotion que ses autres enfants ne lui avaient jamais causée.

Parfaitement soumise au décret de son mari, - qu'elle approuvait d'ailleurs, - elle n'avait rien laissé percer de cette émotion dans ses lettres à Val ; elle se contentait d'y effleurer des sujets quelconques, lui parlant des jeunes faisans, d'une chute que May avait faite dans le parc ; et, au retour, elle recevait, avec une déconcertante promptitude, des lettres du même genre. S'il se fût avisé de rompre le contrat, elle l'eût sans doute réprimandé sévèrement, mais le fait qu'il s'y conformât lui causait un trouble inexplicable. Elle était, normalement, déraisonnable et inconséquente.

Ce malaise, la pitié seule l'avait rendu possible à son cœur étonné. Malaise irrémédiable et inexplicable. Irrémédiable : car elle ne pouvait s'en ouvrir au vieux général sans risquer d'aviver sa blessure. Durant ces deux derniers mois, il avait passé les soirées dans son fauteuil, immobile, feignant de s'absorber dans la lecture de livres sur l'Afghanistan ou autres sujets du même ordre, mais en réalité, sa femme le savait bien, pensant au fils qui l'avait si profondément humilié. Inexplicable : car les lettres de Val ne décelaient que la soumission et un état d'âme des plus ordinaires. Aussi, ce malaise, amollissant peu à peu sa réserve, l'avait-il conduite chez un homme qu'en d'autres circonstances elle n'eût jamais songé à consulter.

Et encore maintenant elle se demandait pourquoi elle l'avait choisi. Etait-ce à cause de son air discret et cultivé ? de son talent musical ? où bien encore de son regard brillant et doux ? Elle s'accusait d'une vague déloyauté envers le vicaire. Il fallait réparer cela. L'inviterait-ellc à dîner, lui aussi, pour jeudi ?... Non ; un autre jour... la semaine prochaine... plus tard...

May attendait sa mère près du bassin des poissons rouges, sous les cèdres.

-  Comme vous êtes restée longtemps !

-  Je suis allée visiter l'école avec M. Arbuthnot, répondit lady Béatrice.

 

 

 

 

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