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CHAPITRE II
Benty était dans un état de surexcitation intense et radieuse le jour fixé pour le retour de Val. A peine avait-elle fini son breakfast, qu'elle retirait les matelas du lit de Val afin de leur faire subir un chauffage supplémentaire et absolument superflu ; la porte capitonnée qui séparait son appartement de celui des deux frères ne cessa, durant toute la matinée, de s'ouvrir, puis de kg refermer sur elle avec un petit bruit sourd, tandis qu'elle allait et venait, chargée de draps, de couvertures, ou de paniers remplis de chemises et de chaussettes raccommodées.
Elle eût été incapable, certes, d'analyser ses sentiments avec précision ; elle était toujours ravie quand l'un de ses enfants rentrait à Medhurst, surtout Val ; mais, cette fois-ci, elle sentait, sans savoir pourquoi, qu'un effort particulier était nécessaire.
Depuis le départ de Val pour Cambridge, un silence sinistre s'était fait sur toute l'affaire ; le matin même de ce départ, " la maîtresse " avait fait à Benty une nouvelle visite et réussi à la persuader que plus un mot ne devait être prononcé sur ce sujet. Benty trouva cette décision fort sage ; et, pourtant, elle n'était pas satisfaite. Elle n'avait pas vu Val pendant les douze heures de son séjour, excepté au moment où il était passé en courant dans le couloir ; et la situation ne lui paraissait pas dépourvue d'amertume autant qu'elle l'aurait souhaité. Elle se disait que, par la suite, beaucoup de choses dépendraient de la façon dont Val serait accueilli à son retour ; et, pour sa part, elle était résolue à faire de son mieux.
Le coupé qui devait ramener Val de la gare ne pouvait arriver avant deux heures moins vingt ; mais, dès une heure et quart, Benty s'était excusée auprès de ses compagnons de table et s'appliquait à des besognes diverses dans une des chambres d'amis ayant vue sur l'allée. A deux heures moins vingt-cinq, elle avait renoncé même à faire semblant de s'occuper, et, les sourcils froncés, guettait au loin, par-dessus la colline, l'apparition de
- Hé ! hé ! hé ! s'écria-t-elle, les bras levés et la face rayonnante comme il atteignait le haut de l'escalier et s'avançait vers elle.
- Tiens, Benty ! dit Val. Et il l'embrassa à deux reprises.
Elle remarqua que son garçon n'avait pas bonne mine ; mais pour rien au monde elle ne le lui aurait dit.
- Master Val, il y a de l'eau chaude toute prête. Il faut vous laver les mains et vous brosser les cheveux avant d'aller voir votre maman.
Val répondit à ce vieux refrain par un sourire ; mais son visage redevint grave trop vite pour qu'elle fût contente. Et il ne dit rien sur sa maman, comme il le faisait d'habitude.
- Là, dit la vieille femme en poussant la porte ; j'ai sorti vos anciennes brosses en attendant que les neuves soient déballées.
Elle demeura dehors jusqu'à ce qu'il ressortît, car sa stratégie n'était pas épuisée ; et dès qu'il reparut, elle lui dit :
- Il y aura du monde pour le thé. Val changea brusquement de visage.
- Vraiment ? Dis donc, Benty, veux-tu que je vienne prendre le thé avec toi ?
Son vieux visage, à elle, se plissa de rides joyeuses.
- Si je le veux ! dit-elle. Mais peut-être votre maman...
De nouveau cette gravité brusque et anxieuse s'imprima sur la physionomie du jeune homme, et d'autant plus frappante qu'en même temps il souriait.
- Oh ! ça leur sera bien égal, dit-il. Ils aimeront mieux ça.
- Allons, allons, master Val... Il lui prit les mains et les serra.
- Il faut que je descende déjeuner, dit-il ; je monterai chez toi à cinq heures. Encore un baiser, Benty.
II
Elle réfléchit longuement à tout cela, en cousant, autant que le lui permettait le loyalisme auquel elle se soumettait avec une si rigoureuse conscience. Personne ne méritait de reproche - voilà qui était net et certain ; tous les Medd avaient toujours raison ; et, néanmoins, il était flagrant que quelque chose allait mal. Elle n'entrevoyait aucune solution, excepté celle, toute pratique, de descendre vers quatre heures et de faire polir, sous ses yeux, par le garçon d'office, sa théière en argent, son pot à lait et son sucrier - autre série de dons reçus à l'occasion de sa vingtième année de service. Après quoi, elle se rendit dans la chambre aux provisions, fit son choix et donna ses ordres. Vers cinq heures moins vingt, tout était en place et la théière attendait, en bas, le moment d'être remplie et montée sur-le-champ par une femme de chambre, ainsi que les galettes beurrées (qui chauffaient déjà dans le four) dès que le timbre de la nursery sonnerait deux fois.
Cette nursery était délicieuse, dans la belle saison, avec ses fenêtres garées par le rebord du toit et donnant sur la partie sud du jardin qu'ombrageait le grand cèdre et d'où montait déjà un bruit de conversations. La " société " qui prenait le thé se composait, comme de coutume, d'amis des propriétaires voisins, que ces derniers avaient amenés pour leur montrer Medhurst. Au delà, on voyait la prairie dont la pente descendait jusqu'au village et que l'été recouvrait d'un glorieux manteau vert et or. Et Benty aperçut, traversant cette prairie à pas lents, coiffé d'un chapeau de paille et les mains dans les poches, celui qu'elle attendait avec anxiété. Elle se sentit mal à l'aise en le voyant ainsi solitaire le jour de son retour... Mais bientôt il serait là, près d'elle. En entendant le bruit de la porte capitonnée qui se refermait, elle sonna deux fois ainsi qu'il avait été convenu.
Il paraissait singulièrement las et triste, bien qu'à peine entré il eût commencé les petites plaisanteries et taquineries habituelles qui réjouissaient le cœur de Benty, disant, par exemple, qu'il espérait qu'on ne le mettrait pas au pain sec pour le punir d'être arrivé cinq minutes en retard, qu'il ne changerait pas de chaussures, malgré tous les sermons de Benty, qu'il aimait à croire qu'elle avait été bien sage durant ces deux mois, loin de sa surveillance... Elle fit les réponses et les interjections d'usage, tout en lui versant le thé et plaça les galettes à portée de sa main ; mais plus que jamais elle sentait que quelque chose, vraiment, allait mal et que la situation n'était pas ce qu'elle aurait dû être.
Ayant vidé une dernière tasse et allumé une cigarette, il entama lui-même le sujet.
- Benty, dit-il, je suis un méchant garçon, et mon papa et ma maman ne sont pas contents de moi. Savais-tu ça ?
- Allons, voyons, il ne faut pas dire de ces choses-là...
- Mais c'est vrai, reprit Val. Et je n'ai pas de droit d'en parler. Ça m'est défendu. Alors, il faut être bien gentille avec moi, pour me dédommager.
-- Allons, voyons ! répéta-t-elle.
- Moins ils me verront, plus ils seront contents, continua Val avec une sorte d'énergie amère. Ils me l'ont déjà fait comprendre. Oh ! ils n'ont rien dit, bien entendu ; mais je sais à quoi m'en tenir. Je viendrai te voir très souvent, Benty ; et tu m'offriras du thé et tu seras bonne pour moi, n'est-ce pas ?... Si nous nous enfuyions ensemble, hein ? En voilà une bonne idée !
- Voyons, master Val... commença Benty, qui n'avait plus du tout envie de rire. Mais il l'interrompit :
- C'est absolument vrai, je t'assure. Je te parie un penny que personne ne me demandera si je veux monter à cheval. Jusqu'à présent ils ne l'ont pas fait ; ils ne le feront pas. Tu verras... Pour quelle heure a-t-on commandé les chevaux ?
- Masterman disait que c'était pour cinq heures et demie.
- Il ne manque plus que cinq minutes. Eh bien ! tu vas voir.
- Mais ils ne savent pas où vous êtes, dit la vieille d'un ton de reproche, en se levant à demi. Je vais aller...
- Non, tu n'iras pas, répliqua Val avec calme. Tu ne bougeras pas. S'ils veulent de moi, ils sauront bien me trouver ; d'ailleurs les chevaux doivent déjà être prêts et personne ne m'a parlé de rien.
- Qu'avez-vous fait toute l'après-midi ? demanda Benty, désireuse de changer de conversation.
Val sourit avec cette même ironie désagréable qu'il avait déjà manifestée.
- J'ai déjeuné comme un bon petit garçon, dit-il, et tout le monde m'a demandé si j'avais fait bon voyage et à quelle heure j'avais quitté Cambridge. Après quoi, nous sommes allés prendre le café dans le hall ; et puis maman a demandé à papa pour quelle heure il fallait commander les chevaux, et il a répondu " pour cinq heures " ; et puis il s'est rappelé que des gens devaient venir prendre le thé ; et puis, May a renversé le sucrier, et on n'a plus parlé des chevaux. Et puis je me suis mis à regarder les journaux illustrés, et tout le monde est parti ; alors, je suis parti aussi, et puis voyons... que s'est-il passé ensuite ? Ah ! je suis monté dans ma chambre remplir mon étui à cigarettes et je suis redescendu dans le hall, où il n'y avait personne. Alors, je suis sorti et je me suis mis à jouer au croquet tout seul et personne n'est venu. Alors, j'ai été jusqu'à la ferme voir les chiens et je les ai emmenés dans les bois pour les faire courir un peu ; et puis je suis rentré, et les visites prenaient le thé dans le jardin ; alors je me suis approché, et j'ai dit bonjour, comme un enfant bien sage ; et personne ne m'a rien dit, et je suis monté ici... Une bonne journée, n'est-ce pas, Benty ? Tout le monde était si content de me revoir !
Son ton fendit comme un couteau le cœur de la vieille femme. Il avait haussé un peu la voix en prononçant les derniers mots, et son amertume éclatait sans feinte.
Elle se mit à le gonrmander.
- Voyons, master Val, pourquoi n'etes-vous pas allé leur parler, vous, aux uns et aux autres ? Je suis sûre que miss May aurait été trop contente de...
- Oh ! oui, elle serait venue jouer au croquet si je le lui avais demandé. Mais c'était précisément ce que je ne voulais pas faire. Et ils trouveraient tous très bien que je commande Quentin pour sortir avec eux ; mais c'est précisément ce que je ne ferai pas. Puisqu'ils ne veulent pas m'en parler les premiers.
- Master Val.
Il s'interrompit.
- Ecoute, Benty ; il est juste
- Mais non, voyons...
- En avant !
Ils sortirent ainsi tous deux, elle protestant doucement, lui l'entraînant le long du couloir jusqu'à la pièce où, quelques heures plus tôt, elle guettait son retour. Il referma soigneusement la porte.
- Là, derrière les rideaux, dit-il ; qu'on ne vous voie pas.
- Tenez, vous voyez bien ! s'écria-t-elle dès qu'elle eut glissé un regard au dehors. Voilà Quentin qui vous attend, master Val. Soyez gentil et descendez.
- Non, répondit-il. Ah ! les voilà !
En effet, le général parut, suivi de May qui soulevait d'une main la traîne de son amazone ; ils s'arrêtèrent en haut du perron, devant lequel des grooms faisaient marcher de long en large les trois chevaux. Masterman s'y tenait et le général échangea avec lui quelques phrases que Benty et Val ne purent entendre à travers la fenêtre fermée. Mais ils virent le maître d'hôtel qui courait vers la maison pendant que le général descendait les degrés.
- Laissez-moi y aller, master Val, s'écria la vieille bonne. Le maître vous envoie chercher. Je vais dire à Masterman...
Il lui lâcha le bras.
- Ne te dérange pas, Benty. Je vais aller lui parler moi-même.
- Ecoute-moi...
- Reste là, dit Val. Et il sortit.
Elle le suivit et, le voyant se pencher au-dessus de la cage de l'escalier, s'arrêta pour écouter.
- Non, je ne suis pas prêt, disait-il. Dites au général que je ne savais pas qu'il comptait sur moi, et que je ne suis pas habillé.
Elle entendit le murmure d'une voix venant d'en bas.
- Non, répéta le jeune homme. Je ne suis pas habillé... ou bien... ou bien une seconde ; dites que je les rejoindrai, qu'ils ne m'attendent pas. E1 qu'on tienne Quentin devant le perron.
Il se redressa ; Benty était à côté de lui.
- Ça, c'est gentil, master Val, dit-elle. Et maintenant vous allez faire une belle promenade. Savez-vous de quel côté ils vont ?
Il sourit.
- Je vais me promener tout seul, répondit-il, et du côté opposé.
III
- Voilà qui est bien, mon enfant, lui dit sa mère, comme il arrivait à la porte du hall en culotte de cheval. Ils m'ont chargée de te dire qu'ils sont partis du côté de Hurst. Comment n'étais-tu pas prêt ?
Les visites, après avoir fait tout le tour de la maison étaient maintenant debout, en rang, devant les fameux portraits.
- J'ignorais qu'on sortirait à cheval, dit-il ; du moins, je l'ai su trop tard.
Elle le considéra, un peu gênée. Il paraissait extrêmement calme et maître de soi ; d'autre part, elle savait fort bien qu'on ne lui avait pas demandé, une fois les dispositions prises, s'il sortirait ou non. Elle s'était promis de le faire, puis n'y avait plus songé.
- Eh bien ! dépêche-toi de les rattraper. Val ne répondit pas ; il prit sa cravache au râtelier en allant vers la porte et, avant de partir, se retourna.
- Maman, vous m'avez bien dit du côté du Hurst, n'est-ce pas ?
- Oui, mon enfant ; dépêche-toi... Et bonne promenade.
Quelques instants plus tard, elle fut arrêtée dans ses explications sur le portrait d'Anthony Medd par le bruit d'un galop ; elle tourna vivement la tête et aperçut, par la fenêtre ouverte, Val partant à fond de train - comme il l'avait annoncé à Benty - dans une direction opposée à celle qu'avaient prise les autres cavaliers...
IV
Benty, on le devine, était de nouveau à la fenêtre un peu après sept heures. Depuis son entrevue avec Val, elle n'avait cessé d'aller de-ci de-là, rangeant le service à thé, entrant à maintes reprises dans la chambre du jeune homme pour s'assurer qu'il n'y manquait rien et qu'on avait tout préparé selon ses recommandations. Puis, elle s'était assise, pour coudre, à la fenêtre de la chambre d'amis, se donnant pour prétexte que la lumière y était meilleure que dans sa propre chambre.
Son attente ne fut guère longue. Elle entendit un cheval qui trottait d'abord sur le gazon, puis sur le gravier ; un groom surgit de derrière les buissons et bientôt Val mettait pied à terre. Pendant qu'il montait le perron, les deux autres cavaliers arrivaient, descendant
Benty, son ouvrage en rouleau sur le bras, sortit en hâte de
- Oui, maman, ils arrivent... Non, je les ai manqués... Mais si ; seulement, j'ai pris l'autre route, pensant les rencontrer, et je ne les ai pas vus.
Il y eut un silence, puis le bruit d'une porte refermée.
Benty se hâta vers la chambre de Val et rencontra celui-ci sur le palier.
Timidement, elle lui demanda s'il avait fait une bonne promenade.
- Charmante, répondit Val. Et tout seul. Viens chez moi ; je vais te raconter ça...
- Mais, vous n'avez pas pris la bonne route, master Val, dit-elle quand ils furent dans la chambre.
Il ferma
- Je suis allé à Hurst, comme je l'avais dit ; seulement, par un autre chemin. Et quand je les ai entendus venir, je me suis caché dans le bois et les ai laissés passer. Voilà pourquoi nous ne nous sommes pas rencontrés. C'est dommage, n'est-ce pas ?
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