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CHAPITRE III
I
Le père Maple, milady, annonça Masterman.
Le prêtre parut, frêle silhouette à la démarche peu imposante, dans le grand hall où le soleil couchant distribuait une lumière splendide sur les fines boiseries, les étendards et les vieux cadres dorés. Lady Béatrice se leva pour l'accueillir.
- Mon fils Valentin, dit-elle ; d'ailleurs je crois que vous l'avez déjà rencontré.
Derrière elle, dans l'ombre, un grand garçon pâle, paraissant plus jeune encore qu'il ne l'était, s'inclina doucement sans changer de place. Presque aussitôt le général entra.
- Et nous espérons bien, ajouta-t-elle aimablemcnt, que vous avez apporté un peu de musique.
Le prêtre observa qu'une contrainte singulière régnait pendant le dîner. Val ne parlait que lorsqu'on lui adressait la parole ; il répondait alors convenablement, mais brièvement, levant à peine les yeux. Le général semblait faire un effort pour causer. Le prêtre plaignait le père plus encore que le fils ; il le voyait accablé, humilié par la honte d'un autre ; sa joyeuse assurance avait disparu, il parlait comme un homme qui se sent enveloppé d'un nuage impossible à écarter. Ce fut à peine si une ou deux fois une lueur d'attention s'éveilla sous ses sourcils épais, quand, par exemple, on parla politique ; mais elle s'effaça vite et il se remit gravement à manger. Sa femme et sa fille ne se montraient pas plus animées que lui ; c'était - le prêtre se le rappelait - la première soirée passée par Val au milieu des siens depuis son ignominieux départ pour Cambridge. Lady Béatrice, bien que tout à fait maîtresse d'elle-même, éprouvait de la gène ; elle faisait des tentatives trop visibles pour attirer Val dans la conversation, et recevait de lui des réponses de plus en plus laconiques. May révélait sa nervosité par des expansions intermittentes ; quant à miss Devercll, elle gardait, comme de coutume, un maintien sévère et discret.
La fin du dîner fut une délivrance pour tous. Le général demanda au prêtre et à Val s'ils désiraient reprendre du porto, mais avec une inflexion telle qu'il était absolument impossible de répondre oui.
II leur proposa alors, avec une satisfaction non dissimulée, de suivre les dames
- Nous fumerons dans le hall, ajouta-t il
Comme ils traversaient le hall, le prêtre se tourna ver Val.
- Vous rentrez de Cambridge, n'est-ce pas ?
- Oui, répondit le jeune homme.
- Je suis moi-même élève du Trinity, dit le prêtre. Grande cour, bâtiment M.
Val acquiesça de la tête et sourit avec une affectation qui frisait l'insolence.
Et, quelques instants après, lady Béatrice demanda au père Maple de faire de la musique.
Il se dirigea vers le piano, l'esprit très sérieusement préoccupé. Il constatait la détresse qui pesait sur cette famille, mais ne voyait aucune façon d'y remédier. Il possédait, comme c'est le devoir de tout prêtre, une connaissance approfondie de la nature humaine et comprenait que la tragédie morale à laquelle il assistait contenait les éléments d'une véritable catastrophe. De par l'hérédité, l'instinct, l'éducation, les personnes qu'il avait sous les yeux étaient infiniment sensibles à certaines choses, parmi lesquelles l'honneur et le courage occupaient la première place. Et précisément, c'était en ces points essentiels qu'ils se trouvaient outragés par l'un des leurs. La dissipation, la prodigalité, l'amour du jeu, la fainéantise, l'égoïsme, la vanité, la tyrannie, tout cela pouvait se pardonner ; tout cela passait sans laisser de trace ineffaçable. Plusieurs d'entre les Medd illustres qui veillaient du haut de leurs cadres avaient fourni des exemples surprenants de tous ces vices aristocratiques : 1e jeune combattant de Naseby, dont l'image trônait dans la salle à manger, ne l'attestait que trop par sa physionomie ; ici même dans hall, ne voyait-on pas la célèbre Mrs. Anthony Medd, qui avait occupé une situation non équivoque à la cour de Charles II ? Et cependant leurs portraits étaient suspendus là, et l'on racontait leur histoire sans honte aucune. Si Val se fût ruiné aux cartes, s'il eût enlevé la femme d'un autre, c'eût été triste, mais non tragique ; tandis que s'être dérobé à un duel, quelque futile et disproportionnée qu'en fût la cause, cela le classait dans une catégorie complètement différente. Et, comme couronnement du drame, comme complication finale, le jeune homme, à n'en pas douter, ressentait aussi profondément que son père, le crime dont il s'était rendu coupable.
Le père Maple avait conscience de tout cela en allant s'asseoir au piano et, ainsi qu'il arrive toujours chez certains individus, ses nerfs, au lieu d'en être abattus, puisaient dans son état d'âme une vigueur nouvelle. Il s'en aperçut dès qu'il eut touché ces quelques accords préliminaires par lesquels un virtuose éminent se plaît à commencer, et résolut instantanément de s'en servir, de gagner la confiance de cet enfant par le moyen le plus subtil qui soit au monde. Il mit de côté sa musique et se disposa à jouer spécialement pour Val...
II
II jouait depuis dix minutes, quand il vit le jeune homme changer de place.
Jusque-là, il avait senti autour de lui cette atmosphère tendue, figée qu'il lui arrivait si rarement de vaincre, même au milieu d'un auditoire restreint. Sans quitter des yeux le clavier, il percevait la totale immobilité du mari, de la femme, de la fille et de leur compagne effacée ; ces trois dernières étaient assises d'un côté de la cheminée et le vieux gentleman de l'autre. Il ne savait pas où était assis Val. Mais il le voyait maintenant quitter une extrémité de la banquette placée devant la fenêtre pour s'asseoir à l'autre extrémité, plus proche du piano ; sa tête fit une tache noire sur le ciel crépusculaire ; le soleil avait disparu et le prêtre, s'apprêtant à improviser, avait soufflé les deux bougies.
Jusqu'au moment où il remarqua que Val changeait de place, il avait conservé des doutes sur l'ascendant qu'il pourrait acquérir et se demandait si son langage serait compris... Mais à présent, il ne doutait plus. Cette intuition étrange qui ne se manifeste que dans les régions de l'art et qui, dans ce domaine, est aussi infaillible que l'ouïe ou le toucher dans l'ordre physique, lui révéla qu'un contact s'était établi. Ce contact amènerait-il un résultat ? Sa prédication artistique susciterait-elle une réponse ? Il l'ignorait. Mais il décida de dire jusqu'au bout ce qu'il avait à dire. II se pouvait fort bien que cet enfant à l'âme dévastée par huit semaines d'un isolement lamentable et qui, rentrant dans son foyer, était encore bouleversé, déchiré par d'innombrables contingences, par la réalité de sa honte et de sa disgrâce, il se pouvait que cet enfant réagît en comprenant qu'une personne, du moins, l'avait pénétré.
Il rassembla donc ses forces.
Jusque-là, il avait joué d'une façon plaintive, caressante, infiniment pathétique, ne cherchant qu'à éveiller des émotions douces, qu'à tirer des larmes. C'était de la sentimentalité, il le savait bien, mais une sentimentalité voulue ; il la considérait comme le seul moyen de se creuser un chemin jusqu'à ces âmes qu'il devinait pétries dans un singulier mélange de raffinement et de banalité. Mais, rejetant soudain la douceur, il rechercha
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Quand il cessa de jouer, il y eut un assez long silence. Miss Deverell se moucha. Nul n'osait bouger, ni parler...
Une minute entière s'écoula. Puis, le père Maple crut entendre quelqu'un qui soupirait tout bas. Alors, il prit la parole avec une aisance calculée.
Maintenant, lady Béatrice, je vais vous jouer la gavotte qui vous a plu l'autre jour.
III
Ayant fini, il alla s'asseoir près des dames et prit son café, qui avait refroidi. Il ne prévoyait pas quelle pourrait être la suite des événements et, s'étant proposé de ne rien provoquer, se contenta de répondre aux questions qu'on lui adressait.
- Oui, dit-il, j'ai travaillé à Leipzig et à Dresde pendant dix ans... Liszt ? oh! oui, je l'ai beaucoup connu. Et, même, il s'en est fallu de peu que...
Il s'arrêta.
- Que quoi ? demanda May, haletante, en rapprochant son siège.
- Que je fisse de la musique ma véritable carrière.
- Pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?
- Je suis devenu catholique, puis prêtre, répondit-il simplement. Je ne suis entré dans les Ordres qu'à quarante ans.
- Et vous avez renoncé à la musique ! s'exclama la jeune fille.
- Comme profession, oui. Mais j'y trouve encore de grandes joies. Il ne se passe guère de jour sans que je reste au piano deux ou trois heures.
- Mais... - et elle se tut, au comble de l'étonnement.
Val n'avait rien manifesté ; il restait silencieux, dans son coin. Mais le prêtre, tout en parlant, ressentait sa présence bien plus que celle des quatre personnes qui l'entouraient. Les deux femmes étaient loquaces ; le général lui-même avait tiré un peu son fauteuil pour entendre le musicien raconter ses années de Leipzig. Mais le silence de Val dominait
- Et vous ne regrettez pas ? demanda May. Il sourit.
- Un prêtre ne peut pas regretter d'être prêtre. Et même en supposant que ce fût possible, n'est-il pas insensé de regretter les choses passées ? Il y a toujours moyen d'y puiser un bienfait.
(Cette phrase était sentencieuse, il le savait. Mais il la dit exprès.)
May ne répondit rien, il comprit pourquoi. Et ce fut lady Béatrice qui reprit la conversation.
Ce fut au moment où il se leva pour prendre congé que s'offrit à lui la première occasion de parler à Val. Il adressa un regard particulier à son hôtesse en lui serrant la main et cette dame eut l'esprit assez prompt pour comprendre ce qu'il signifiait.
- Val, dit-elle, accompagne le père Maple. Je ne veux pas que ton père sorte ; il est un peu enrhumé.
Et, comme le général protestait, elle ajouta :
- Non, non, j'insiste !
Vivement, silencieusement, le jeune homme sortit de l'embrasure - il n'avait pas prononcé un mot depuis que le prêtre s'était mis au piano - et tous les deux allèrent ensemble jusqu'au porche.
- Quelle nuit merveilleuse, dit le prêtre.
Il s'arrêta, humant les lourds parfums nocturnes de l'été. Le ciel était clair, mais l'air humide exhalait une vapeur qui brouillait l'atmosphère, tamisant la lumière des étoiles. Tout contre elles, de grands arbres se dressaient, noirs, au sommet de la côte. Un rossignol se mit à chanter.
- Voulez-vous m'accompagner jusqu'à la grille ? demanda le prêtre.
Mais certainement, répondit Val.
Tout le long du chemin, le prêtre parla de choses indifférentes, s'efforçant de mettre le jeune homme à son aise ; parfois, il faisait une pause pour l'inciter à parler, lui aussi. Mais Val ne répondait que par monosyllabes et dans la stricte proportion où l'exigeait
A la grille, il s'arrêta et prit congé.
- Venez me voir quand vous voudrez, dit-il ; je suis presque toujours chez moi.
- Merci beaucoup, dit Val impassible, d'un ton inexpressif.
Le prêtre, en s'éloignant, prêta l'oreille aux pas du jeune homme, mais n'entendit rien. Ou bien Val était resté près de la grille à regarder la nuit, ou bien il s'en allait à travers le gazon faire une promenade solitaire.
Rentré chez lui, le père Maple écrivit une petite lettre.
" Chère lady Béatrice,
" Je vous suis reconnaissant de votre charmante réception. Votre fils a fait avec moi un bout de chemin, mais il s'est loyalement conformé aux prescriptions imposées. Je continue à trouver (puisque vous avez la bonté de me permettre la franchise) qu'elles sont bien rigoureuses et je vous conseillerais fortement de faire entendre à votre fils qu'il peut, sans les enfreindre, causer de cette affaire avec une personne qui lui inspire confiance et qui n'y est pas directement mêlée - avec le vicaire, par exemple.
" II y a toujours du danger, ce me semble, à clore hermétiquement une soupape.
" Votre sincèrement dévoué,
" Arthur Maple. "
II écrivit cette lettre lentement, de sa petite écriture pointue, hésitant çà et là devant un mot, mais avec, néanmoins, une sorte de décision tranquille. Il la relut et la cacheta.
Puis il prit son livre de prières et s'assit dans son grand fauteuil près de la lampe.
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