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CHAPITRE IV
I
Les petites infirmités vulgaires ne sont malheureusement pas incompatibles avec
C'est un peu ce qui arriva au général Medd, une semaine après le retour de son fils. Incontestablement, le général était en proie à une grande souffrance et il y avait quelque chose de pathétique et d'imposant dans la façon dont il
Jimbo avait eu pour successeur un collie d'Ecosse qui, déjà mûr au moment de son adoption, s'acheminait maintenant vers la sénilité. Il n'était pas si vieux, cependant, qu'il ne tentât parfois de suivre ces cavaliers, bien qu'ayant pour habitude, dans ces cas-là, de rester discrètement en arrière dès qu'on avait parcouru un ou deux kilomètres et de rentrer au château sans se presser. Par un certain soir de juin, Laddie - c'était son nom - se sentant d'humeur joyeuse, accompagna ses maîtres, avec de grands aboiements et quelque raideur dans l'allure, le long de la lisière du bois, jusqu'à l'extrémité la plus éloignée du village, tout en se proposant de les quitter à un moment donné, sans qu'on s'en aperçût, et de s'en retourner par la ferme et les jardins. Il savait le général familiarisé avec ses petites habitudes et trop homme du monde pour les contrarier.
Ainsi donc, comme les trois cavaliers longeaient l'école pour traverser le village et gagner, au delà, les hauteurs boisées, Laddie, affectant un excès d'attention, se mit à flairer une palissade qu'il connaissait déjà jusqu'en ses moindres détails.
- Il commence sa manœuvre de retraite, dit May en souriant.
- Aie l'air de ne pas le voir. Il a fait assez d'exercice pour aujourd'hui, répondit le général.
Laddie flairait, flairait sans cesse, s'arrêtant pour étudier tous les points pouvant lui servir de repère pour son trajet de retour, et se laissait ainsi peu à peu distancer. Son intention était d'attendre ses maîtres, deux heures plus tard, devant le perron et de les accueillir par des bonds et des cris de contentement, d'amour et de reproche. Mais à peine s'étaient-ils engagés dans le sentier montant, qu'une clameur lamentable éclata derrière eux. May tourna bride ausitôt.
- C'est cet affreux épagneul des Palmer qui l'aura encore mordu ! s'écria-t-elle.
Le général, ce matin-là, s'était réveillé avec un goût amer dans la bouche, et, en s'examinant dans la glace, avait constaté dans le blanc de ses yeux, une teinte jaunâtre qui l'incita à ne pas manger de jambon à son breakfast et à faire, après ce repas, une promenade à pied, en marchant vite. Mais le foie, même contre-attaqué promptement, n'est pas toujours disposé à la soumission ; et, toute la journée, le vieillard avait cru devoir garder le silence sur diverses petites choses banales qui lui apparaissaient comme très importantes et contrariantes.
II tourna bride, lui aussi, d'un mouvement bref et irascible.
-Val, va tuer cette brute! s'écria-t-il.
Val, qui avait imité la volte-face de May, car il avait le cœur excessivement tendre envers les animaux, - observait déjà le combat de près quand son père et sa sœur arrivèrent.
C'était un spectacle peu agréable. Froissé, sans doute, de l'air soupçonneux dont Laddie explorait la palissade d'une demeure qui se trouvait être la sienne, le gros épagneul, en vrai butor, avait bondi violemment hors d'une barrière et, le poil hérissé, la gueule ouverte, les yeux flamboyants, s'était rué sur lui. Laddie avait riposté avec vaillance, mais trop tard, et son maître, en approchant, le trouva terrassé, hurlant, et luttant contre le grand monstre noir qui, en poussait des grognements effroyables, s'efforçait de lui enfoncer ses crocs dans
- Grands dieux ! il va l'étrangler ! s'écria le général. Val, sépare-les !
Val sauta de son cheval avant même que son père eût fini de parler ; mais ce n'était pas chose facile que de prendre un parti. L'épagneul sautait d'un côté et de l'autre, grognant comme un démon et rivé par les dents au cou de sa victime. Laddie criait comme peut seul crier un collie ; un nuage de poussière roulait et se gonflait autour des combattants, tantôt cachant et tantôt laissant voir leurs corps tordus et frénétique. Mrs. Palmer, sortie en courant de son cottage, gémissait devant ce spectable atroce en levant les mains au ciel. Le bruit et la confusion étaient ahurissants.
D'une voix où perçait très distinctement la colère, le général cria :
- Mais Val, vas-y donc !
Pourtant le jeune homme hésitait. Vraiment, honnêtement, il ne savait que faire. Saisir l'épagneul ? C'était presque impossible ; et par où le saisir ? Attraper Laddie ? cela ne pouvait qu'aggraver
- Damné poltron !
Et Val vit passer en trombe près de lui son père, nu-tête, levant en l'air son fouet de chasse qui s'abattit sur les deux chiens. Les coups se succédaient, vigoureux, précipités, tantôt sur la tête de l'épagneul, tantôt sur l'infortuné Laddie ; mais la fureur de l'assaut fut si terrible, son effet moral si stupéfiant, que l'épagneul soudain lâcha prise et se sauva en hurlant de douleur et de détresse. Laddie se remit sur ses pattes, et, la queue entre les jambes, détala du côté opposé, en poussant des aboiements hystériques, suraigus, qui se perdirent enfin sous le portail hospitalier de la ferme.
Le général, au paroxysme de la rage, se tourna vers son fils.
- Alors, tu as peur de deux malheureux chiens !
Val, blanc comme un linge, le regarda. S'il eût été conscient de véritable poltronnerie, l'injure l'aurait blessé moins vivement, mais, au contraire, en sautant de cheval il avait réprimé, par un acte de volonté, l'hésitation naturelle qu'eût éprouvée tout être humain à intervenir d'une façon trop subite ; il ne s'en était abstenu que parce qu'il doutait, très sincèrement, du meilleur parti à prendre.
D'autre part, le général, obsédé depuis deux mois par la couardise de son fils, était absolument convaincu qu'elle se manifestait à nouveau ; et son exaspération, aggravée par son état hépatique, l'avait poussé à exprimer sa pensée avec une force dont il se fût bien gardé sans cela.
Pendant quelques secondes, le père et le fils se dévisagèrent, hostiles, frémissants. May les regardait avec consternation ; Mrs. Palmer rentra discrètement chez elle.
Puis, Val enfourcha Quentin et partit sur les traces de Laddie, laissant derrière lui ses deux compagnons silencieux.
II
Un autre épisode relatif à l'histoire de Val eut lieu en juillet.
Le père et le fils s'étaient épargné mutuellement toute allusion à l'incident des chiens. Le général l'avait raconté à sa femme et reconnaissait s'être montré un peu inconsidéré en exprimant tout haut une vérité indéniable. (Car il repoussait entièrement la thèse maternelle qui voulait que peut-être Val n'eût réellement pas su comment s'y prendre.) Val n'en avait parlé à personne et May s'était bornée à risquer une tentative aussitôt réprimée par lui.
Sa mère lui avait transmis, comme venant d'elle-même, l'idée du père Maple, en lui certifiant, après beaucoup de circonlocutions, qu'une promesse de silence (elle ne spécifia pas davantage) impliquait des exceptions en faveur des conseillers spirituels (elle était étonnée, en disant cela, de son propre jésuitisme) et qu'en parlant de ses affaires à M. Arbuthnot ou., ou à quelque autre, Val ne pourrait se voir accuser de rompre ses engagements.
Il l'écouta d'un air poli, attentif, et ne répondit rien.
Donc, vers le milieu de juillet, survint un deuxième incident.
II y avait des invités à demeure. Cette année-là, les Medd n'étaient pas allés à Londres, le médecin ayant dit que le général ferait mieux de rester à la campagne et, pour remplacer ce petit voyage, ils recevaient, deux fois par mois, plusieurs personnes, du vendredi au mardi.
La réunion se composait, ce jour-là, de quelques vieux amis, parmi lesquels trônait, colosse intellectuel, le professeur Mac-Intosh. Les Meredith aussi étaient là ainsi qu'Austin et Miss Gertie Marjoribanks qui, ayant refusé toutes les invitations précédentes, sans donner ses raisons, avait enfin consenti à venir faire une visite à May, posant toutefois comme condition qu'elle serait entourée de beaucoup d'autres visiteurs. May, naturellement, attribuait ses hésitations au souvenir de l'affaire de Rome.
Le fumoir de Medhurst ouvrait sur le billard. Un soir, les dames étant montées se coucher, le professeur Mac-Intosh y entra, dans toute la gloire de ses velours, de ses jabots et de son bonnet Renaissance. Il y trouva les Meredith, père et fils ; le père, les mains derrière le dos, faisait lentement le tour de la pièce en regardant des gravures sportives aux nuances délicates, qui garnissaient les murs. Tom, assis sur une chaise longue, fumait gravement sa pipe en silence. (Tom était de ces gens qui ne font jamais qu'une chose à la fois et la font très sérieusement.)
Sir James Meredith tenait le professeur Macintosh pour un âne de bon rendement ; il prenait plaisir à lui faire dire des choses caractéristiques afin de les raconter ensuite à ses amis. Cette fois, le professeur n'eut pas besoin qu'on l'incitât.
- Triste histoire, n'est-ce pas, que celle de ce garçon, commença-t-il brusquement C'est un cas de ce que nous appelons, nous autres hommes de science, un caprice.
- Voilà un début qui promet, se dit l'avocat,
C'était toujours amusant d'entendre le professeur se faire le porte-parole de ses prétendus collègues. Mais sir James ne savait pas du tout de quoi il parlait et en profita pour plaisanter sur sa distraction. (Les faux génies répondent toujours à cela, comme les fleurs au soleil). Il se détourna donc des gravures coloriées et s'assit.
- Vous autres, penseurs et savants, vous commencez toujours par la fin, dit-il d'un air à la fois respectueux et enjoué. Puis-je vous demander de quoi il s'agit ?
Le professeur était radieux. (Ce genre de raillerie lui agréait infiniment.)
- Mais, du jeune Valentin ! Un des gardes m'en parlait avant le dîner ; - un nouveau, je crois, car je ne l'avais jamais vu.
- Qu'a-t-il donc fait, le jeune Valentin ? demanda l'avocat. (Il lança un regard, par simple précaution, vers la porte du billard ; il lui sembla que les battants étaient joints.)
Alors le professeur lui raconta, tout en emboîtant ses doigts les uns dans les autres, comme il l'avait vu faire au docteur Huxley et en prenant une physionomie scientifique, à la fois sérieuse et dégagée. Le cas offrait, disait-il, un intérêt tout particulier pour un sociologue tel que lui.
En effet, les Medd étaient une bonne et ancienne famille, d'instincts féodaux, de lignée très pure ; et soudain, se produisait un caprice, - surgissait un garçon au coeur de lièvre. Il se demandait si ces caractéristiques contraires étaient un apport maternel et se proposait d'examiner la généalogie de lady Béatrice. Il dit aussi, d'ailleurs, des choses bienveillantes, fit observer combien tout cela était pénible, - d'autant plus qu'on en jasait dans le village, vraisemblablement à la suite de bavardages d'office - un domestique informé de la blessure d'Austin avait peut-être surpris des conversations. En tous cas, le garde lui avait raconté une histoire qui s'enchaînait fort bien et concordait à merveille avec des détails qu'il avait lui-même observés. Bien entendu, le général ignorait que les gens du village fussent au courant et...
A ce moment, le général entra par la porte du corridor avec Austin. L'avocat prit la parole.
- Oui, dit-il, ces gravures sont probablement des originaux. - Je viens de regarder vos gravures, général, elles sont de premier ordre.
Le général répondit par quelques mots convenables, et sir James se leva :
- Pardon, puis-je fermer cette porte ?
Il alla jusqu'à la porte du billard et la ferma, mais non sans avoir jeté un regard rapide dans
Sir James se rassit, mais ne parla plus guère. Et Val ne parut point.
III
Le professeur, cela va sans dire, était bien trop émancipé pour aller à l'église. Lorsqu'on a conquis dans le monde scientifique une place à ce point prépondérante qu'on peut se permettre de porter un bonnet cramoisi et une chemise à jabot, on n'a plus à se soucier des conventions ; or, quelle raison y a-t-il, si ce n'est le respect des conventions, pour s'imposer cette fastidieuse formalité qui consiste à invoquer un Etre dont la forme la plus basse est une sorte de gélatine gisant sur le bord de la mer et dont le plus haut développement n'est autre chose que soi-même ! L'auto-communion devient, dès lors, la seule méthode intelligente d'adoration.
Néanmoins, le professeur observait le Sabbat. Il vantait l'instinct des anciens sémites nomades, disait que le corps et l'esprit se trouvaient bien d'un jour de repos sur sept et que, pour sa part, il déplorait l'agitation de la vie moderne et son manque de loisir.
Aussi profita-t-il de ce que tout le monde se rassemblait dans le hall, le dimanche matin, avant de se rendre à l'église, - sir James présentant comme d'habitude un parfait modèle du gentleman anglais bien pensant - pour apparaître, chaussé de pantoufles en cuir, un grand plaid gris sur le dos, en annonçant qu'il allait s'asseoir dans le kiosque au delà des cèdres, jusqu'à la fin de l'office. Il tenait à la main un gros livre relié en vert, traitant des parasites, et qu'il se proposait de compulser.
Vers midi, il ferma les yeux, afin de mieux méditer sur ce qu'il venait de lire. L'air était chaud, énervant, l'eau d'une fontaine toute proche faisait un bruit berceur ; le bourdonnement des mouches était somnifère : il se peut donc que le professeur sommeillât. Il n'avait pas lu grand-chose sur les parasites, ayant eu l'imprudence d'emporter aussi le dernier numéro du Pall Mall Magazine, dont il s'était muni dans le hall, après le départ des fidèles pour l'église, et qui, maintenant, gisait, retourné, sur ses genoux.
Soudain, il eut l'impression que l'entrée du kiosque s'était assombrie et, avec la logique intuitive du génie, conclut que quelqu'un s'y tenait debout. Aussitôt il ouvrit les yeux et couvrit de ses mains le Pall Mall Magazine.
C'était Val.
- Pouvez-vous m'accorder dix minutes ? demanda le jeune homme, essoufflé comme s'il eût couru. (Il semblait ne pas remarquer le Pall Mall Magazine.)
Le professeur se leva en hâte.
- Mais certainement, dit-il.
- Voulez-vous que nous allions dans le bois ? Je crains que les autres ne viennent de ce côté.
Le professeur enveloppa ingénieusement le Magazine dans les replis de son plaid, ne laissant en vue que le livre traitant des parasites ; et ils s'en allèrent tous deux vers le boqueteau qui bordait la clôture du jardin. Là, ils s'assirent, par une assez curieuse coïncidence, à l'endroit même où Val, quatre ans auparavant, s'était couché pour rêver à ses prouesses futures...
- Voilà, dit Val avec brusquerie ; il faut que je vous pose deux ou trois questions ; vous permettez ? Je ne crois plus à rien de tout ça (d'un mouvement de tête il indiqua le clocher de l'église) et je voudrais savoir ce qu'en pensent les savants.
- Mais, mon cher ami... commença le professeur d'un ton réprobateur.
Val se tourna vers lui, très pâle.
- Je vous en prie, ne protestez pas, dit-il ; je sais que vous n'y croyez pas non plus... C'est justement pour ça que je m'adresse à vous. Vous savez que j'ai entendu tout ce que vous disiez avant-hier soir dans le fumoir...
- Euh...
- J'étais dans le billard. J'ai entendu prononcer mon nom et alors, j'ai écouté.
- Vous avez eu grand tort, exclama le professeur énergiquement. Et je me demande si je ne devrais pas...
- Vous ne pouvez pas le dire à mon père, en tout cas, répliqua Val, puisqu'il croit que personne n'est au courant. Donc, ne parlons plus de ça. Voici ce que je veux savoir : est-ce de ma faute, et est-ce que je pourrais me corriger ?
Le professeur sentit son cerveau qui tourbillonnait. Il n'était pas accoutumé aux problèmes humains et n'y entendait goutte. Il avait l'habitude de ne voir dans l'humanité qu'un simple développement de protoplasme et considérait, pour ainsi dire, comme négligeable tout ce qui n'était pas protoplasmique. Mais c'était un vieux brave homme, bienveillant, positif et, voyant le jeune homme bouleversé, il entreprit de l'apaiser.
- Ecoutez mon enfant, dit-il, mieux vaut laisser de côté ces problèmes compliqués. Faites tout votre possible ; mais ne soyez pas trop sévère pour vous-même et ne pensez pas trop à tout cela. Chacun de nous a ses faiblesses et rien ne sert de s'y attaquer trop durement.
- Ainsi, vous pensez que ces faiblesses sont incurables ? Que nous ne pouvons pas nous modifier ? Voilà surtout ce que je voulais savoir. Si je suis né faible, je n'y puis rien changer ?
- Evidemment, on peut obtenir quelque chose par l'effort, dit le professeur d'un air judicieux, en supposant, toutefois, que les forces extérieures soient suffisantes. Mais chacun de nous a ses limites et il est sage de les reconnaître. Nul ne peut vous blâmer d'être ce que vous êtes - du moins nul esprit philosophique. Je vous assure, mon enfant, que je ne vous estime pas moins parce que vous... parce que vous avez moins de nerf que votre frère, par exemple. Nous sommes tous les créatures de notre ascendance, de notre éducation, etc... Les savants commencent à croire que nous sommes pratiquement formés dès l'âge de trois ans ; ensuite, chaque année qui passe nous rend plus ou moins plastiques. C'est là, du moins, ce que dit la science.
- Voilà exactement ce que je voulais savoir, dit Val avec flegme : ce que dit la science. Alors... alors, je dois me faire une raison ? On ne peut pas me reprocher mes actes ?
- Nul philosophe, du moins, ne s'en aviserait. Bien entendu, les personnes ignorantes...
Le jeune homme secoua la tête ; son regard devenait de plus en plus fixe.
- Je me moque de celles-là, dit-il. Je ne m'occupe que des faits... Et puis, il y a encore autre chose....
- Parlez, dit le professeur, encourageant.
(Il était enchanté de trouver un élève aussi soumis.)
- Il s'agit de l'autre vie. Qu'est-ce qu'elle en dit ; la science ?
Le professeur se recueillit un instant. Il tenait à se montrer absolument équitable.
- S'il y a une autre vie, dit-il enfin, elle échappe aux investigations de la science. La science traite des phénomènes physiques, du corps, du mécanisme cérébral. Elle ne sait rien de l'âme ; elle ne traite que de ce qui, s'il y a une âme, lui sert d'instrument.
- Elle ne sait rien de l'âme... répéta le jeune homme ; c'est donc qu'elle ne la reconnaît pas comme un fait ; que rien ne démontre son existence. Est-ce bien cela ?
Le professeur approuva de la tête.
- C'est ainsi, dit-il. Certes, il y a des circonstances, invoquées par des non-scientifiques et qui, si elles sont réelles, ne peuvent être expliquées actuellement par la science physique. Mais cela ne prouve point qu'on ne les expliquera pas - en admettant, je le répète, qu'elles soient bien réelles.
Val leva la tête avec impatience. Jusque-là il était demeuré très calme, les sourcils froncés, les lèvres serrées, regardant fixement le sol moussu et les feuilles mortes.
- Eh bien ! dit-il, en résumé la science dit que rien ne démontre l'existence de l'âme ni d'une seconde vie, n'est-ce pas ?
- Cette formule, dit solennellement le professeur, est, je crois, un peu sommaire.
Le jeune homme se leva avec effort, mais d'un air résolu et réfléchi, comme quelqu'un qui est arrivé à une conclusion définitive.
- Merci. Merci beaucoup, dit-il. C'est tout ce que je voulais savoir. Voilà les autres qui arrivent.
IV
Ces quelques jours furent singulièrement pénibles pour Gertie Marjoribanks. Mais, comprenant qu'il lui faudrait, un jour ou l'autre, affronter une première rencontre avec Val sur leur nouvelle base de relations, elle s'était décidée à franchir le saut. De plus longs atermoiements eussent fini par éveiller les soupçons ; et s'il y avait quelque chose au monde dont elle fût violemment, farouchement honteuse, c'étaient ces fiançailles puériles qu'elle avait si sentimentalement contractées à Noël, puis si courageusement rompues à Pâques. Elle s'était juré de n'en rien dire à personne, même pas à May.
Ses sentiments à l'égard de Val étaient extraordinairemnt aigus, et leur âpreté la surprit elle-même au moment où, en arrivant, elle aperçut le jeune homme pour la première fois. Sa seule vue lui était odieuse - elle se l'avoua en montant s'habiller pour le dîner, après avoir échangé une poignée de main avec lui dans le hall. Il faisait partie d'une période de sa vie à laquelle elle ne pouvait songer sans rancour et sans confusion. L'idée qu'ils s'étaient embrassés lui faisait horreur...
Car la réaction était totale. Elle s'était, sur la foi d'une certaine évaluation et dans l'enthousiasme du service qu'il lui avait rendu, abandonnée tout entière à ses sentiments. Elle le regardait comme son défenseur, son paladin, son roi. Il avait magnifiquement souffleté cet insolent sur l'escalier du Pincio, et la transfiguration atteignit son comble au moment où, après le dîner, aux sons joyeux de l'orchestre, on avait bu à la santé du héros. Tout son idéal de pensionnaire s'était embrasé au contact de l'amour et emplissait son univers d'une gloire de flamme... Il avoit été pour elle Lohengrin à la cuirasse d'argent, Caruso en justaucorps, - son doux et parfait chevalier. Puis, dans un grand fracas, ce bel univers s'était écroulé ; et, un peu théâtrale peut-être mais sincèrement passionnée, il lui semblait que la honte insoutenable de son ancien fiancé l'enveloppait elle-même tout entière. A l'instant précis où le ciel eût dû s'ouvrir, c'est la terre qui s'était entr'ouverte et ils gisaient maintenant côte à côte au fond d'un gouffre !
Durant ces deux mois, elle avait entrepris de se hisser au dehors. Evidemment, elle trouvait une consolation à se dire que quelqu'un s'était battu pour elle, mais il ne lui était pas permis de s'attarder à cette pensée avant d'avoir repris pied sur un sol ferme ; alors, seulement, quand elle aurait reconstruit son univers et chassé de son âme, à force de ressentiment et de fureur, jusqu'aux derniers vestiges de Val, alors, seulement, elle pourrait consentir à le revoir ou à causer avec son frère... Et quand elle l'eut revu dans le hall de Medhurst, se tenant un peu à l'écart et qu'ils se furent donné la main, il lui fallut toute sa volonté, toute son énergie, pour dissimuler l'aversion qu'il lui inspirait.
Elle éprouvait une joie terrible à constater son isolement ; elle voyait bien qu'il n'avait plus sa place parmi les siens ; que la gentillesse appliquée de sa mère rendait sa solitude plus notable encore ; que le silence dédaigneux de son père devait empêcher la blessure de se refermer.
Après qu'elle se fut remise du premier choc, elle prit même un certain plaisir - car il y avait en elle de légers instincts de tigresse - à lui parler avec quelque ostentation, d'une voix claire et distincte, afin de lui montrer et de se prouver à soi-même son irrévocable et suprême détachement. Cela dura quarante-huit heures ; puis, le dimanche soir, pour la première fois, la pitié se fît sentir - un petit semblant de pitié.
Le dimanche soir, en été, produit un effet sentimental tout particulier sur les jeunes personnes, surtout quand elles sont allées à l'église ; et Gertie, qui parfois était un peu dévote, non seulement y était allée avec May, mais encore avait mêlé sa voix au cantique Ecoute, ô mon âme, écoute.
Après quoi elle avait dîné en buvant un peu de vin de Moselle. Puis, la tête entourée d'une écharpe légère, elle était allée se promener avec Austin dans les jardins, derrière le château. (Austin, elle l'avait observé, se montrait toujours poli avec Val, mais, par moments, semblait ignorer sa présence.)
C'était une soirée délicieuse, odorante et chaude et un rossignol attardé - celui-là même peut-être qu'écoutaient trois semaines auparavant Val et le père Maple - se remémorait sa chanson printanière. Les étoiles, serties dans un velours gris-perle, formaient une immense voûte et, cette fois encore, brillaient d'une clarté trouble et lointaine. Les grands arbres étaient immobiles et les massifs exhalaient ce frais parfum qui sort des fleurs après une journée brûlante.
Ils traversèrent la pelouse, passèrent sous le cèdre, gagnèrent la première allée de la terrasse, celle qui conduisait au village et là se tinrent silencieux, appuyés à
Après quelques instants passés ainsi, elle souleva son bras de dessus la pierre froide et se mit à marcher lentement vers l'autre extrémité de la terrasse ; Austin l'imita. Leurs souliers fins ne faisaient presque pas de bruit sur le sol ; mais comme ils atteignaient le bout de l'allée, Austin prononça une phrase ; elle y répondit et à ce moment ils aperçurent Val, parfaitement reconnaissablc dans la pénombre, qui s'éloignait précipitamment d'un siège placé au-dessous de la balustrade. Il marchait vite, sur la pointe des pieds ; évidemment, il ne les savait pas aussi proches et comptait pouvoir disparaître derrière les bosquets avant d'être vu.
Ce fut alors que, pour la première fois, la pitié posa son doigt sur le cœur de Gertie : ainsi donc, tout de suite après le dîner, Val s'était glissé au dehors, il était venu s'asseoir là, tout seul avec son tourment. Il pensait avoir trouvé dans ce coin un sûr refuge ; et voilà qu'il s'enfuyait dans la nuit, par crainte d'être importun ou importuné.
Elle ne dit rien et Austin non plus, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés de nouveau à l'autre bout de
- C'était bien Val, n'est-ce pas ?
- Je crois, répondit-il avec indifférence.
- Est-ce que... est-ce qu'il est très affecté de tout cela ?
- Il faut qu'il le soit, dit Austin brièvement ; c'est le seul remède possible, pauvre diable !
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