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CHAPITRE VII
I
II régnait un grand silence dans la chambre où Val, accroupi sur une chaise, épiait les moindres bruits qui auraient pu lui apporter des nouvelles; mais c'était un silence dû à l'intensité d'un cerveau en travail plutôt qu'aux circonstances extérieures; car, à mesure que les minutes s'écoulaient, Rome s'éveillait de plus en plus dans le jour naissant.
Sous les fenêtres, les conversations se faisaient plus animées, plus nombreuses. Elles devinrent enfin générales. On entendait tantôt l'appel d'un cocher de fiacre, tantôt le cri d'un marchand, tantôt un bavardage amical. Les voitures ne faisaient plus, comme dans la nuit, un crescendo, un vacarme, puis un long diminuendo, mais un bruit continu et martelé.
L'hôtel aussi revenait à
Dans les moments d'anxiété suprême, la pensée ne procède pas de façon consécutive et coordonnée. Des visions vont et viennent, de petites scènes entrecoupées se présentent à l'esprit. Il en était ainsi pour Val. Cent images surgissaient devant ses yeux, et quelques-unes d'entre elles, à plusieurs reprises, avec, à peine, quelques différences de détail : Austin blessé ou mort ; un groupe de personnes dans un jardin ; Austin pâle et victorieux, tenant une épée tachée de sang ; Austin le menaçant ; des visages italiens, moqueurs et sardoniques ; des visages italiens terrifiés et consternés. Il voyait son père, aussi, tantôt calme et normal, tantôt transfiguré par la colère et le mépris ; sa mère perdant connaissance ou bien sa mère, gracieuse et noble, ignorant ce qui s'était passé. Et, sans cesse, Gertie dans toutes les attitudes, dans tous les états d'âme, indulgente, compatissante, furieuse, accablée, sarcastique, puis compatissante à nouveau... Deux ou trois filons de pensée seulement s'ouvraient devant lui, mais ils s'interrompaient l'un après l'autre ou se confondaient inextricablement, ou bien disparaissaient au moindre bruit venant du square, ou bien, encore, aboutissaient à une muraille de désespoir impossible à escalader.
En premier lieu, le rôle qu'il avait joué lui-même. D'abord, il se voyait repentant et humilié ; puis, succombant sous le poids de sa misère ; puis enfin, ulcéré, se justifiant, comme c'était son droit, se raccrochant, par instinct de la conservation, à une excuse : il était réellement malade... Quelle cruauté de lui imposer un pareil effort ! Austin, qui était à la fois son aîné et de beaucoup le plus fort aux armes, aurait dû insister dès le premier moment pour prendre sa place. Puis, de nouveau, il retombait dans l'accablement et le mépris de soi-même. Une ou deux fois, il envisagea la possibilité de se coucher par terre et de feindre un évanouissement afin de prouver son mauvais état physique ; mais de cela même il était incapable.
En second lieu, son incertitude quant à ce qui se passait. Austin avait couru au rendez-vous : mais était-ce pour récriminer? pour faire des excuses ? pour prendre un autre rendez-vous ? ou pour se battre ? Il n'en savait rien. Tantôt il ne doutait pas qu'Austin parvînt à éclaircir les choses, à arranger l'affaire, et tantôt qu'il se battît, tout simplement, à la place de son jeune frère... A quoi servaient les frères aînés, sinon à prendre quelques responsabilités aussi bien qu'à jouir de tous les privilèges ?
Enfin - et ceci avec une telle fréquence qu'il pensa en devenir fou - il préparait les explications, les arguments grâce auxquels il se maintiendrait en bonne posture vis-à-vis de Gertie et de May. Il lui faudrait, tout à l'heure, descendre et s'asseoir avec elles à déjeuner... Pourquoi Austin ne revenait-il pas ?... Au nom du ciel, pourquoi Austin ne revenait-il pas ?... Qu'est-ce qu'il leur dirait, aux jeunes filles ? Il n'en savait rien... Peut-être Austin était-il de retour. Peut-être, après tout, n'était-il pas allé au rendez-vous. Peut-être était-il en bas, déjeunant avec les autres - et parlant de lui...
Une horloge sonna. Il écouta éperdument. Deux coups seulement, séparés par une éternité. Puis un silence. Etait-il deux heures de l'après-midi ou bien huit heures et demie ? Il se leva d'un bond et courut à la tête de son lit ; les aiguilles de sa montre marquaient six heures trente. Il agita la montre, la porta à son oreille, puis regarda fixement le petit cadran des secondes : les aiguilles tournaient. Ainsi, vraiment, il n'était que six heures et demie ?
Il posa la montre, tout doucement, comme s'il eût craint de réveiller un enfant - car quelqu'un passait devant sa porle ; les pas continuèrent, s'arrêtèrent ; une porte se referma. Et, l'oreille collée à la cloison, il entendit quelqu'un qui remuait dans la chambre voisine.
Sur le seuil de la sienne, il s'arrêta, la bouche ouverte ; il sentait comme un tournoiement dans son cerveau...
Alors, il sortit et, sans regarder en arrière, marcha rapidement vers la porle d'Austin. Elle était fermée. Il frappa une fois, mais sans obtenir de réponse. Il l'ouvrit, entra. Austin, sans veston ni gilet, se penchait au-dessus de sa cuvette ; on entendait un bruit d'eau ; il ne se retourna pas.
Val se tint immobile un instant. Puis il toussa ; mais Austin ne sembla nullement l'avoir entendu : les manches de sa chemise étaient retroussées jusqu'au coude et il paraissait occupé à faire quelque chose avec une éponge.
- Austin...
- Ah ! zut ! dit Austin tout à coup. Viens m'aider.
Un éclair de joie traversa Val de part en part. Il s'approcha en hâte. Puis il recula en poussant une exclamation.
La cuvette était pleine de sang ; des bandages ensanglantés s'entremêlaient sur le marbre du lavabo ; et, le long du bras droit d'Austin, à la partie inférieure, courait une plaie longue et profonde d'où dégouttait du sang.
- Mais voyons, aide-moi donc ! s'écria Austin avec impatience ; tu vois bien que je saigne !
Par un violent effort de volonté, Val reprit possession de ses nerfs et les tint assujettis. Il se plaça derrière son frère, prit l'éponge teintée de rouge et gluante que ce dernier serrait dans sa main gauche, la pressa, la plongea dans l'eau et, tenant la main droite d'Austin, fit ruisseler sur le bras blessé un flot d'eau froide. Il vit alors qu'il n'y avait pas qu'une blessure : au-dessus de la saignée se produisait un suintement et, de derrière le coude, quelque chose tombait clans l'eau par gouttes régulières.
- Tout ça ne sert à rien, grogna Austin. Il faut un bandage. Prends des mouchoirs, vite, là, dans ce tiroir... et déchire-les.
Val courut, ouvrit violemment le meuble, happa les mouchoirs.
Il chercha du regard, avec angoisse, les ciseaux, les vit, les prit et fit une entaille à chaque mouchoir, qu'il déchira en deux...
II
Comme l'horloge sonnait sept heures et demie, Val, à genoux près du fauteuil où il avait fait asseoir Austin pour la lente opération du pansement, rabattit avec des mouvements doux et tendres la manche de la chemise sur le bras de son frère, déplia la manchette, y rattacha le bouton. Puis avant de poser doucement le long du fauteuil la main qu'il tenait dans les siennes, il la baisa.
- Allons, ne fais pas l'imbécile ! dit Austin hors de lui.
Ils ne s'étaient pas dit encore un seul mot, à part ceux qu'avait nécessités la manipulation du bras. Austin avait commencé par refuser de faire chercher un médecin. Val ne l'avait d'ailleurs pas proposé, mais l'autre s'était écrié spontanément qu'il ne voulait pas en entendre parler.
Val, pendant qu'il se hâtait d'aller prendre de la vaseline dans sa chambre, pendant qu'il s'habillait sommairement, qu'il dégringolait jusque chez le portier et l'envoyait acheter dans une pharmacie quelque chose pour arrêter le sang et, ensuite, pendant qu'il lavait et relavait la plaie, mettait le bandage, l'enlevait, le remettait, - pendant qu'il accomplissait tous ces actes extérieurs, Val sentait fondre son orgueil et disparaître l'amer ressentiment qu'il avait éprouvé envers soi-même, il lui semblait qu'il devenait simple et humble, - comme l'est une jeune fille envers un amoureux qui aurait souffert pour elle. Ce fut en arrivant au point supérieur de cette transformation, dans un excès d'amour et de douleur, qu'il avait baisé la main de son frère. Et voilà que ce dernier, par une phrase cinglante, lui faisait remonter les nerfs à fleur de peau. Au ton d'Austin, il comprit que les caresses seraient impuissantes à rien réparer. Il se leva, confus et vexé.
- Ecoute, dit Austin, il faut que nous causions. Assieds-toi. Mais d'abord donne-moi une cigarette et demande le café.
- Je vais le chercher, dit Val.
Cinq minutes après, il revint portant un plateau, emplit une tasse pour Austin, lui tendit une allumette et posa la cafetière à la gauche de son frère, afin qu'il pût se servir.
- Avant tout, dit Austin, je vais te mettre au courant de ce qui s'est passé. Après quoi, tu verras ce que tu dois dire à May et à Gertie. Bien entendu, je ne descendrai pas ce matin.
Ses lèvres se crispèrent en une espèce de sourire douloureux. Il finit de boire son café et se laissa aller sur le dossier du fauteuil, en fumant.
- Eh bien, dit-il, j'y suis allé. Les autres sont arrivés en même temps. Comme ils demandaient où tu étais, j'ai répondu que tu étais malade. J'ai menti sans broncher ; il n'y avait pas autre chose à faire. Ils avaient l'air de vouloir sourire, et Don Adriano Je-ne-sais-plus-quoi a pris un air insolent ; mais je lui ai clos le bec en lui disant que je ne comprenais pas son mécontentement, qu'il s'était conduit comme le dernier des goujats, et qu'on l'avait traité en conséquence ; que nous lui faisions beaucoup d'honneur en consentant à une rencontre ; que tu étais malade, que j'avais insisté pour que tu restes couché et que je venais me battre à ta place. Et j'ai ajouté : " Vous voudrez bien que nous commencions tout de suite, sinon je me verrai forcé de vous regifler. " J'ai pensé que c'était le seul moyen d'en finir... Alors, ils se sont décidés, et nous nous sommes battus. Et à la première reprise il m'a fait ce que tu vois. Je dois dire qu'après, ils se sont conduits convenablement, surtout le médecin qui m'avait servi de témoin et qui m'a pansé. Ils voulaient qu'on s'embrassât et qu'on fit
Il se tut. Puis :
- La tête me tourne, dit-il ; je crois que je vais m'évanouir. Val sauta de sa chaise, courut prendre l'éponge ; déboutonna le col d'Austin et lui baigna d'eau froide la figure, les oreilles et
- Ça va, dit-il. Assieds-toi. Qu'est-ce que nous allons faire maintenant ? Il faudra bien dire quelque chose aux deux filles.
Val entr'ouvrit la bouche pour parler - puis
- Je ne peux pas songer à sortir de ma chambre aujourd'hui ; et je doute beaucoup qu'il me soit possible de partir demain. Je ne vois pas le moyen de leur cacher
Il se tut de nouveau.
- Qu'est-ce que tu choisis ? C'est comme tu voudras. Seulement, quand ce sera décidé, il ne faudra plus en démordre, même à la maison.
- Je leur dirai la vérité, répondit Val à voix basse.
- Pas de bêtises, reprit Austin. A quoi ça servirait-il ? Il y aurait sûrement quelqu'un pour le répéter, et bientôt tout le monde le saurait. Je ne veux pas qu'on dise qu'il y a un poltron dans la famille... Ecoute ; tu étais vraiment malade, tu sais ! Tu avais une mine épouvantable.
Même alors, Val hésita un instant : une échappatoire s'offrait ; dans la tension exaspérée de toutes ses fibres mentales, il perçut une fois de plus la possibilité de " s'en tirer ", tout comme pour le pugilat d'Eton, l'affaire de Quentin, l'ascension du Matterhorn. Austin ne convenait-il pas lui-même qu'il avait vraiment l'air malade ? Mais il repoussa la tentation.
- C'était
Austin s'agita dans son fauteuil avec irritation.
- Tu ne penses jamais qu'à toi. Tu ne peux donc pas, pour changer, penser une minute à nous autres ? Est-ce que tu t'imagines que nous voulons que cette affaire s'ébruite ? Ce ne serait pas très agréable pour nous d'être montrés au doigt, et qu'on dise que tu es un capon. Tu sais bien que nous nous tenons tous ; il ne faut pas l'oublier.
Val se leva.
- Dis-moi, Austin, te sens-tu assez bien pour que je te laisse seul cinq minutes ?
- Oui. Pourquoi ?
- Je vais tout leur dire, à l'instant, répondit-iî. Et il sortit sans laisser à Austin le temps de
répondre.
III
May, dans son lit, commençait à se demander s'il était vrai qu'une femme de chambre fût entrée, eût ouvert les rideaux, lui eût annoncé qu'il était sept heures et demie. Sept heures et demie ? Impossible ! La femme de chambre avait dû se tromper. Sept heures vingt, tout au plus. En ce cas, on prétendait la frustrer de dix minutes de sommeil ; c'était presque un devoir de déjouer cette injustice. Ainsi raisonnait-elle, avec la logique singulière qui prévaut dans ces moments-là.
La chambre où elle sommeillait avait tous les signes distinctifs des chambres d'hôtel. Extrêmement confortable et même luxueuse, mais de physionomie déplaisante ; rien n'y donnait l'impression du " chez soi ". Les seuls objets familiers que rencontrât le regard de May étaient sa malle et une armoire ouverte, remplie de robes et de boîtes. Sur la table, un petit amoncellement disparate témoignait des efforts qu'elle avait faits, la veille au soir, pour réunir, avant de les emballer, ses achats " couleur locale " : un grand cadre à photographies, en cuir romain, une chasuble ancienne déchirée et roulée, quelques dentelles écrues, une statuette, un Antinous en bronze et une petite boîte pleine de pierres de lune.
Elle trouvait une raison de plus pour rester encore quelques instants couchée dans ce fait que nul bruit ne venait de la chambre de Gertie, voisine de
- Entrez... avanti ! cria May tout à coup, tirant ses couvertures jusqu'au menton. (Encore la femme de chambre ? Ainsi, vraiment, il était...)
Val apparut et ferma la porte derrière lui.
- Val !
Il resta quelques secondes sans parler. Elle lui trouva un drôle d'air. Sa mise était correcte, mais il avait les cheveux en désordre ; on eût dit qu'il avait couché tout habillé.
- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda May en s'asseyant dans son lit.
Il entr'ouvrit les lèvres, mais ne dit rien. Elle eut peur.
- Val ! qu'est-ce qu'il y a ? Es-tu malade ?
- Ecoute, May. Ne t'effraye pas. Il n'est rien arrivé ; - du moins rien de grave. Mais d'abord, voudras-tu demander à Gertie de venir me parler, ici, tout de suite ? C'est promis ? Bien. Alors, je vais te dire...
May, devenant toute pâle, se glissa hors du lit ; elle se tenait debout, enfantine et frêle, dans sa longue robe de nuit et pieds nus ; une torsade de cheveux pendait sur son épaule.
- Oui, dit-elle, haletante, je te le promets. Oh ! Val, dis-moi vite !
Il hésita encore ; son visage décelait une lutte intérieure.
- Eh bien ! voilà, dit-il presque brulalement. Austin veut te voir... Il ne va pas très bien. Il est... il est blessé... au bras. Non : ce n'est pas grave. II... il s'est battu en duel, à ma place, ce matin, il y a une heure. J'ai eu peur et n'ai pas voulu y aller... "
Elle chancelait. Il fit un pas vers elle.
- Tu me diras ce que tu voudras, plus tard. Mais...
La porte de Gertie s'ouvrit et celle-ci entra, vêtue des pieds à la tète, prête à descendre.
- Comment ! May...
Elle s'arrêta interdite, ouvrant de grands yeux.
- Val... May... qu'est-ce qui se passe ?
Le jeune homme fit un signe de tête à sa sœur.
- Va, dit-il, va, il est dans sa chambre. Elle passa vivement une robe de chambre, mit ses pantoufles. Il lui ouvrit la porte, puis la referma et se tourna vers Gertie.
- Gertie, dit-il, je suis venu pour vous dire que je suis un misérable poltron. J'ai été provoqué en duel, hier soir, par cet Italien. J'ai accepté ; c'est pourquoi je suis monté me coucher de bonne heure. Et ce matin, quand le moment est arrivé, je me suis conduit comme un pleutre. Je n'ai pas voulu y aller. Austin y est allé à ma place, et il est blessé au bras... Voilà. C'est tout.
II resta un moment à
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