Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I - 247

[1895 ?]1

Mon bon petit Maitre,

Je n'ai pas pris votre médicament parce que le pharmacien était fermé et que mon père ennuyé de me voir si mal, au lieu de se coucher à 10 heures avait attendu jusqu'à minuit 1/2 que je fusse rentré pour m'examiner au lit. J'ai dormi 8 heures ! Si j'ai toujours mal à l'estomac ce matin c'est que j'ai dîné sans une goutte de boisson. A minuit 1/2 Maman qui m'avait aussi attendu m'a fait une demi-tasse de feuille d'oranger. Voilà tout ce que votre poney peut dire pour vous rassurer et vous montrer que vous ne serez sans doute pas obligé de l'envoyer au vétérinaire. Il vous coûte déjà assez de peine sans cela. Je viendrai à 1 heure 1/2 probablement, même peut-être une heure. Je suis bien anxieux aussi car j'ai rêvé plusieurs choses contradictoires sur l'lle des rêves 2 et en particulier que je m'étais évanoui sur la route de Versailles parce que j'avais appris qu'elle était déjà en répétition. Risler m'a dit hier soir qu'il n'y avait que vous pour avoir écrit une chose aussi exquise et que c'était autre chose que Phryné 3. Il m'en est plus sympatique encore. Je serre votre petite main (en passant le pouce) " assurément je tiens - la plus pure, la plus vaillante chose du vaste monde - et ni le lys, ni la rose, dont s'enorgueillit Cypris... " Nous finirons une autre fois. Je mets votre main sous mon nez, mon maître, c'est la seule fleur qui fasse frémir vraiment les narines passionnées de votre Poney.

MARCEL.

Note du Traducteur. Une tradition veut que la rose soit née du sang de Cypris. C'est par ces envolées poétiques que Shakespeare laisse loin derrière lui etc.


1. Hahn 29-31 (n° IX). Je date cette lettre d'après le papier à filigrane " Loyauté fait la Force ", que je retrouve à la lettre 218 au même que j'ai pu dater du 18 ou 19 janvier 1895, ainsi qu'à la lettre 241 à Suzette Lemaire que je date de mai 1895.

2. Cf. ci-dessus, la lettre 187 et la note 6.

3. Phryné, opéra en deux actes de Saint-Saëns, livret d'Augé de Lassus, dont la première eut lieu à l'Opéra-Comique le 24 mai 1893.